Manifestations, rencontres et signatures Index des auteurs
Née à Paris de parents italiens, Suissesse par mariage. Licenciée ès
lettres et ès sciences pédagogiques de l’Université de Lausanne, puis
formation de Conseil en publicité et de journaliste. Écrivain de
livres «littéraires» et «documentaires». Écrit et met en scène pour la
radio, la télévision et le théâtre. Depuis 1981 travaille aussi dans
les métiers du cinéma, comme assistante, scénariste, puis comme
journaliste et réalisatrice, soit de façon indépendante, soit à la
Télévision suisse.
Après une première phase autobiographique, Anne Cuneo découvre, à
travers l’expérience théâtrale et cinématographique, les potentialités
d’une forme de roman inspirée de la réalité mais susceptible de prendre
des libertés avec elle pour en mettre en valeur certains aspects.
Utilisée pour la première fois avec Station Victoria, elle a permis l’écriture d’œuvres basées sur des personnages réels. Dans Le Trajet d’une rivière, c’est la redécouverte d’un personnage oublié, et capital, de l’histoire de la musique. Dans Objets de splendeur, il s’agit d’un regard différent sur la vie amoureuse du jeune Shakespeare. Le Maître de Garamond
raconte l’histoire d’Antoine Augereau, imprimeur à qui l’on doit
maintes caractéristiques de l’orthographe moderne, et de ses rapports
avec le plus célèbre de ses apprentis, Claude Garamond. Un monde de mots
raconte l’histoire de John Florio, auteur du premier dictionnaire
italien-anglais de l’histoire et traducteur de Montaigne en anglais. Zaïda est l’itinéraire d’une femme née en 1860, qui, l’année de ses cent ans, entreprend le récit de sa vie.
Anne Cuneo est également l’auteur d’une série de romans policiers
(qu’elle qualifie plutôt de «romans sociaux») solidement enracinés dans
la réalité sociale contemporaine. Et enfın, La Tempête des heures
retrace la grande peur des Suisses en 1940, à travers les tensions du
Schauspielhaus de Zurich, et par la voix d’une jeune réfugiée juive.
Durant sa carrière, Anne Cuneo a obtenu de très nombreuses
distinctions: L’Anti-Prix de la Radio Suisse Romande, en 1968; Prix
Schiller pour l’ensemble de son œuvre. en 1979; Prix culturel du Canton
de Zurich, en 1989; Prix Bourse littéraire de la Ville de Zurich, en 1988; Prix Bibliothèques Pour Tous et Prix Alpes-Jura, pour Station Victoria, en 1990; Prix des Auditeurs de la Radio Suisse Romande, pour Le Trajet d'une rivière,
en 1990; Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture, pour
l’ensemble de son œuvre, en 1994; Prix des libraires et Prix Madame
Europe, pour Le Trajet d'une rivière,
en 1995; Nommée chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres, en 2008;
Nommée commandeur de l'ordre national du mérite, en 2013.
Anne Cuneo est décédée le 11 février 2015.
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À
l’occasion du Salon du Livre de Genève, «Le Temps», avec l’association
Autrices et auteurs de Suisse (AdS), invite des écrivains à raconter
leur salon. Aujourd’hui: Anne Cuneo
«On fait comment pour écrire un livre?»
La question est zézayante. Le garçonnet doit avoir cinq ou six ans, et il regarde avec attention les livres du stand.
«Euh…»
«Moi», explique-t-il d’un air important, «je veux être écrivain, mais on fait comment pour écrire un livre?»
Je sais que le Salon du livre est le lieu naturel pour une telle
question – mais comment répondre? Il me regarde avec de grands yeux
noirs et attend.
«D’abord, dis-je, il faut avoir une histoire à raconter.»
«Quelle histoire?»
«Une histoire que tu as envie de partager.»
Il fouille dans sa poche, en sort un minuscule chien en peluche tacheté blanc et noir, me le tend.
«Comme quand moi je raconte une histoire à Zig-Zag?»
«Par exemple. Qu’est-ce que tu lui racontes?»
«Je lui raconte les histoires que ma maman me lit quand je vais me
coucher.» Une pause. «Mais comme des fois elles ne me plaisent pas, je
les mélange.»
«Et de beaucoup d’histoires t’en fais une seule?»
Je connais le coup d’œil dont il me gratifie: ma maîtresse primaire me
regardait ainsi lorsque je réussissais une addition difficile.
«Voui!»
«Eh bien, un livre, c’est ça. On entend des histoires, on s’en
souvient, et pour finir on en fait une seule histoire qui mélange les
choses vues, entendues, lues. Tu sais écrire?»
Encore un regard d’instit.
«Bien entendu!»
Il attrape mon stylo-bille, un bout de papier et, laborieusement, trace quelques lettres.
«Bravo, que je lui fais. Tu as les histoires, tu sais écrire, tu peux y
aller. Quand tu auras fini, tu viendras te renseigner pour savoir
comment publier ton livre.»
«Et en faire mille livres?»
«En faire mille exemplaires, comme ceux qui sont ici.»
«Ah, c’est là que tu étais! Viens, bonhomme, il faut qu’on y aille.» La
blonde soudain surgie au stand lui tend une main impérieuse.
Il remballe son chien, me fait un dernier sourire, s’éloigne la main
dans celle de sa maman. Qui sait? Je viens peut-être de faire la
connaissance du prochain Albert Camus. On est au Salon du livre, après
tout.
«Bernard Campiche est un homme d’utilité publique»
Le
18 juin 2011, à La Chaux-sur-Cossonay, les auteurs romands fêteront en
public les vingt-cinq ans de métier de l’éditeur. Anne Cuneo salue son
travail et lui dit sa fidélité au livre.
Dans ce café qu’elle fréquente volontiers, au cœur du vieux Zurich où
elle habite, Anne Cuneo prend un évident plaisir à saluer le travail de
son éditeur, Bernard Campiche. Elle lui doit beaucoup, mais lui aussi:
certains de ses livres comme Le Maître de Garamond ou Le Trajet d’une rivière
ont atteint des tirages impressionnants. Et assuré en quelque sorte la
vie et la survie de la maison urbigène. Anne Cuneo est donc bien placée
pour livrer, en quelques thèmes, sa vision de l’édition, de l’éditeur,
du livre, de la passion d’écrire.
— Un éditeur, c’est?…
— Quelqu’un qui a un sens du texte et qui est capable de découvrir ceux
qui ne sont pas évidents! Bernard Campiche est aussi d’une grande
fidélité à ses auteurs, il fait confiance, il prend des risques. Il y a
beaucoup d’auteurs, et peu d’éditeurs, la fidélité de l’éditeur est
donc essentielle. Si je n’ai pas, personnellement, un éditeur dont j’ai
bon espoir qu’il me publie, je n’arrive pas à écrire. Quant au
caractère de Bernard Campiche, oui il peut avoir une sale tronche,
comme on dit, mais moi, je ne me fâche pas avec lui. Il n’y a pas de
raison de se fâcher avec l’éditeur Campiche. C’est un écorché vif, il
ne faut pas donner dans ses plaies, c’est la moindre des choses. Si des
gens le blessent où il ne faut pas, il explose, mais il ne fait pas
semblant, il ne fait jamais semblant.
— Un premier livre, c’est?…
— Pour moi, ce fut Gravé au diamant,
qui est réédité maintenant. Ce dont je me souviens, c’est la seconde
dans la rue où tout à coup je me suis dit: «C’est comme ça qu’il faut
que je l’écrive.» La question tournait dans ma tête depuis une année,
et tout à coup… En six semaines il était écrit. Il avait, il y a
quarante-quatre ans, été refusé par une cinquantaine d’éditeurs
parisiens. Mais quelqu’un l’a lu ici et m’a dit qu’il conviendrait bien
à une nouvelle collection consacrée aux auteurs suisses qui se créait à
l’Aire Rencontre. Ce livre a très bien marché, à Paris aussi, et
quelques éditeurs qui l’avaient refusé m’ont dit leurs regrets…
— Écrire, c’est?…
— Je suis née en me disant: «Je vais écrire.» J’étais fascinée de voir
que les adultes étaient plongés dans cela – les livres, donc – à tel
point qu’ils ne m’entendaient pas quand je les appelais. Alors je me
suis dit: «Moi aussi, je veux écrire et être lue.» Mon premier roman
d’aventure, j’avais sept ans. Malheureusement, je l’ai jeté. Je ne m’en
félicite pas. Écrire n’est jamais une souffrance. Si c’en était une,
j’arrêterais tout de suite. Mais il y a des moments plus compliqués, où
je n’avance pas, je deviens insupportable, mais ce sont les meilleurs
moments. J’aime tellement être concentrée sur le prochain livre.
— Être une femme qui écrit, c’est?…
— Ni un avantage ni un désavantage. Parce que trois quarts des lecteurs
sont des lectrices. Cela donne une couleur au marché et à ceux qui ont
accès à l’édition. Par contre, qu’on soit homme ou femme, la
discrimination est réelle de la part des éditeurs parisiens envers les
auteurs suisses. S’ils ne vivent pas à Paris, on ne les édite pas, ou
exceptionnellement. Mon regret, avec ça, c’est qu’une partie de mes
lecteurs m’est niée.
— Écrire des romans à succès, c’est?…
— Une seule fois j’ai gagné de l’argent avec un livre, c’est avec Le Trajet d’une rivière.
Mais pendant les cinq ans qui ont précédé sa sortie, j’ai dépensé une
fortune à parcourir l’Angleterre pour mes recherches. Aucune édition ne
paiera jamais mon temps. Je suis donc reconnaissante au journalisme qui
m’a nourrie, et qui m’a appris à écrire pour être lue, à écrire
efficacement. À raconter aux gens leur propre histoire.
— Le souhait de l’auteur Anne Cuneo à son éditeur Campiche c’est?…
— Encore vingt-cinq ans comme ça! S’il fermait ce serait un drame. Il
est d’utilité publique, et il y a longtemps que personne n’avait fait
des aussi beaux livres…
PHILIPPE DUBATH, 24 Heures
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Anne Cuneo, la page blanche
Carnet noir. La romancière
vaudoise, d’origine italienne s’est éteinte cette semaine, à l’age de
78 ans. Hommage à une formidable conteuse, qui savait «galoper à
travers les faits» en cultivant l’élégance de la simplicité
Une plume s’est envolée. De celles, foisonnantes et légères, auxquelles
on s’attache. De celles aussi dont on n’hésite pas à suivre
les empreintes sur les pages tournées de l’histoire du monde ou de
l’histoire du sol. Une plume qui, à force de n’oser que l’intimité
chaleureuse du «je» pour habiter le passé, était devenue familière à de
nombreux lecteurs.
Cette semaine, Anne Cuneo a franchi les portes du jour. Une dernière
fois. Poussée sur ce seuil par une maladie qu’elle avait déjà défiée
quatre décennies plus tôt, à coup de plume, rédigeant alors pour sa
fille qu’elle ne pensait plus revoir ce vibrant Portrait de l’auteur en femme ordinaire.
Secrètement consciente que sa vie de femme, de journaliste,
d’écrivaine, de scénariste mais aussi de poète avait plutôt tutoyé
l’extraordinaire.
En 1945, son père Alberto, cet «ingénieur-conseil, athée et
antifasciste» est assassiné à Milan. Commence alors une jeunesse
trimballée d’orphelinats en pensions. À 11 ans, la jeune Anne quitte
l’Italie pour rejoindre Lausanne où sa mère Lydia travaille comme femme
de chambre. Nouvel orphelinat, lémanique cette fois-ci, où s’égrènent
des années maigres, tenaillées par la faim. Mais illuminée par cette
langue, le français, que la jeune Milanaise apprends avec le désir
acharné de ne pas se faire remarquer.
Au puits des douleurs
Elle en dévore les classiques, avant de mûrir cette audace sur les
bancs de l’université: elle sera écrivaine. Et cette langue apprise, le
français, se transformera en ce coup d’essai: Les Corbeaux sur nos plaines.
Un manuscrit refusé partout malgré le soutien chaleureux de Simone de
Beauvoir. «Lorsqu’on émergeait, décidée à écrire, dans le monde
francophone des années 1963-1965, les choses n’étaient pas simples»,
expliquera Anne Cuneo quarante années plus tard, dans sa postface à la
première édition du texte. À l’époque, le nouveau roman érigeait en
dogme son artificialité conceptuelle, dédaignant les authentiques
conteurs. Elle leur restera pourtant fidèle: «Mes dieux, c’étaient
Stendhal ou Dumas, c’étaient les Anglais ou les Américains que
j’avalais à longueur de journées et de nuits.»
Acharnée, tenace, courageuse, elle aussi se fera conteuse, allant
remonter la matière vive au puits de ses propres douleurs. Deux ans
plus tard paraît sa première publication, Gravé au diamant,
taillée sur les pas surréalistes d’André Breton. L’éditeur vaudois
Bertil Galland y découvre la trace d’un burin vif et aiguisé. «Vous
avez mis en ces pages un tel concentré de vous-même que je me demande
si, après ce livre-là, vous pourrez jamais écrire autre chose», lui
glissera-t-il, taquin comme un accoucheur de génies. Prise aux mots,
elle lui répond avec cette remarquable série de romans
autobiographiques, dont Une cuillerée de bleu, en 1979, journal de l’angoisse face à la morsure du cancer.
Pavés dans la mare
Mais l’écriture, résilience suprême, éloigne les tempêtes. Et le «je»
doit se glisser alors dans d’autres habits, purement romanesques
ceux-là. En 1989, Station Victoria
voit le jour, premier jalon d’une série de chefs-d’œuvre qui, pour la
plupart, marqueront durablement le paysage littéraire romand. Des pavés
lancés dans la mare de l’histoire avec un panache certain. Anne Cuneo
n’hésite pas a y moissonner le champ du vraisemblable, par-delà ces
monceaux d’archives qu’elle compulse avec une ténacité méticuleuse. Ce
sera Le Trajet d’une rivière en 1993, son opus magnum, immense succès de librairie et éblouissante plongée dans le XVIe siècle du musicien Francis Tregian.
Remarquée pour sa propension à dessiner de virtuoses claire-voies dans
les monuments de l’histoire culturelle, elle restera fidèle aux
monologues intérieurs, cultivant l’élégance de la simplicité, «galopant
à travers les faits» en contournant les pesanteurs du passé simple. Car
le passé n’est jamais une évidence, toujours ouvert aux possibles, dans
ses Objets de splendeur consacrés à Shakespeare aussi bien que dans le magnifique Maître de Garamond, hommage à ce temps où la typographie naissait de la forge.
Une femme de caractère, Anne Cuneo. Elle qui avait le verbe haut, au
point de s’intituler écrivain «pour emmerder le monde». «On m’avait
prédit un fort caractère, mais on a eu un très bon contact!», se
remémore Quentin Mouron, jeune homme de plume choisi par la romancière
pour être son «poulain» une année durant, dans le cadre d’un
partenariat proposé par le Salon du livre de Genève. «Elle ne se
voulait pas donneuse de leçons, mais elle m’aura tout de même appris
cela: ne jamais la boucler si on a des choses à dire!»
Forte gueule donc, mais surtout une formidable passeuse, surmontant de
son bureau zurichois de la TSR, les fossés linguistiques où s’entassent
les clichés, épanchant son goût du récit de pièces de théâtre en films
documentaires. «Vos personnages sont forts, faites-leur confiance»,
écrivait Nicolas Bouvier à la jeune Anne Cuneo. Elle les quitte
aujourd’hui, et l’enquêtrice Marie Machiavelli, personnage de sa série
restée inachevée, demeure suspendue au bord d’une immense page blanche.
Qui éclate aujourd’hui ainsi qu’une invitation à relire toutes celles
qui les ont précédées.
Quatre livres à (re)lire
Autobiographie
Portrait de l’auteur en femme ordinaire (1980/1982).
Dans ce texte intime écrit pour les siens alors qu’elle pensait mourir, Anne Cuneo dénoue les fils tortueux de l’enfance.
Une cuillerée de bleu (1979)
Sous-titré «Chronique d’une ablation», ce texte poignant est le journal d’un combat contre le cancer.
Roman
Le Trajet d’une rivière (1993)
Chef-d’œuvre de la romancière vaudoise, aussi précisément documenté qu’élégamment rédigé.
Le maître de Garamond (2002)
Retrace brillamment la vie d’Antoine Augereau dans le regard de son célèbre apprenti Claude Garamond.
THIERRY RABOUD, La Liberté
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