Il y a quelques mois, le hasard a voulu qu’un exemplaire des Corbeaux sur nos plaines
(copie violette, pâle et jaunie, d’un stencil à alcool) de la version
originale, celle qu’avaient lue Françoise d’Eaubonne et Simone de
Beauvoir, celle que je ne possédais plus, refasse surface chez un de
mes amis. J’ai d’abord relu cette histoire presque oubliée par
simple curiosité. Enserrée dans une gangue de considérations inutiles,
elle était là, prête à être dégagée des scories qui l’étouffaient. J’ai
décidé d’essayer. Cette fois, aucune hésitation: j’ai enlevé le
prêchi-prêcha, les répétitions, les italianismes, j’ai ralenti un peu
le rythme des dialogues, pour, comme l’avait suggéré Michel Dentan,
obtenir «un roman, avec ses lenteurs, son relief propre…» Il ne fallait
surtout toucher ni au déroulement ni à l’action. Il fallait simplement
être encore plus rigoureux dans l’angle choisi; cela supprimait
aussitôt «le poids de trop d’événements» déploré par Michel Dentan.
C’était peu de chose : quelques heures de travail ont suffi.
J’ai appliqué de façon systématique une des « lois » du Nouveau roman,
qu’en d’autres termes les surréalistes ont également exprimées: finis le
regard omniscient de l’écrivain démiurge, l’œil qui voit dans la tête
de tous les personnages, l’affabulation psychologisante. Il faut un
point de vue unique, celui du narrateur. Je crois que c’est le seul
moyen d’atteindre l’authenticité, même en adoptant la forme romanesque
plutôt que l’autobiographie.
La seule chose qu’il a fallu récrire, c’était la fin, qui était confuse
et maladroite. C’était un travail délicat, qui s’est apparenté à une
restauration – je tenais à respecter l’esprit de l’intrigue originale.
Je ne voulais pas écrire un roman tel que je l’écrirais aujourd’hui. Je
tenais à me limiter au travail qu’un lecteur de maison d’édition aurait
pu faire ou m’aider à faire en 1965, s’il avait suffisamment cru aux
possibilités de ce texte.
Je n’ai rien changé au nom des personnages principaux. Je ne me
souviens plus de comment je les avais choisis, mais je tiens à dire que
toute coïncidence avec des personnes réelles ne saurait être que
fortuite.
Plusieurs choses m’ont frappée pendant ce travail de «nettoyage» et de remise en forme.
Il y a d’abord le caractère encore très répressif de la morale
sexuelle, implicite mais terriblement réel ; puis le pacifisme
caractéristique de l’après-guerre, rarement énoncé en tant que tel,
toujours présent, et dont le corollaire était la volonté de se
réconcilier avec une Allemagne devenue démocratique. Et puis on sent,
dans ce récit entièrement écrit avant Mai 68, la révolte qui se prépare
et qui allait, pour moi, exploser dans Gravé au diamant, écrit, lui,
juste avant Mai 68. On ne veut plus être victime soumise. Les
conventions ne sont pas immuables. L’avortement est un pis-aller, mais
il est des circonstances où il lève l’hypothèque qui pourrait peser sur
deux vies. Les femmes travaillent, et le fait que dans ce récit cela
aille de soi est per se une revendication.
Il y a enfin le constat qu’il est impossible d’oublier les plaies de
l’âme provoquées par la violence des guerres; on peut s’en accommoder,
on peut finir par les intégrer, mais les cicatrices n’en disparaissent
jamais.
Les corbeaux sur nos plaines
a enfin trouvé un éditeur à qui je l’ai soumis timidement, pour ainsi
dire symboliquement: j’aurais compris qu’il ne le publie pas. Pour moi,
le simple fait d’avoir donné à cette histoire la forme dont j’avais
rêvé sans être capable de la réaliser, c’était comme si une affaire
laissée en suspens aboutissait enfin. Le sac de regrets et de
frustrations que, comme chacun de nous, je porte sur mon dos s’en est
trouvé allégé.
Par ailleurs, Les corbeaux sur nos plaines
tombe peut-être à point pour commémorer à sa manière l’Armistice dont
c’est le soixantième anniversaire et la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, le plus grand carnage du XXe siècle. À sa modeste façon, il
rappelle que, de Verdun à Berlin, de l’Algérie au Vietnam, de
l’ex-Yougoslavie à l’Irak, ceux qui vivent les guerres n’en sortent
jamais indemnes. Quels que soient leur nationalité, leur situation,
leur âge, qu’ils appartiennent au camp des vainqueurs ou à celui des
vaincus, ils en portent à jamais les stigmates.
ANNE CUNEO
Anne Cuneo. Les Corbeaux sur nos plaines.
On croyait que Gravé au diamant,
paru en 1967 chez Rencontre, était le premier livre d’Anne Cuneo. Et
voilà que ressurgit ce récit écrit il y a quarante ans mais refusé par
tous les éditeurs, malgré les encouragements de Simone de Beauvoir.
Anne Cuneo explique en postface qu’elle tentait alors, en plein règne
du Nouveau Roman, de concilier pêle-mêle son besoin d’engagement, son
refus de la psychologie, son admiration pour André Breton et son souci
d’efficacité littéraire. La romancière à succès qu'elle est devenue a
repris sa copie pour offrir à ses lecteurs ce portrait de deux êtres
séparés par ce qui les unit: Elena, la très jeune Italienne violée par
des soldats allemands, et Friedrich, alias Max, l’officier nazi
courageusement passé à l’ennemi. Sous un titre emprunté au Chant des partisans,
cette histoire un peu démontrative de guerre et d'amour est racontée à
la troisième personne, avec une fraîcheur juvénile; à travers ses
personnages d’étudiants et son héroïne partagée entre Lausanne et
Florence, la narratrice y exprime ses idées généreuses dans un style
vivant et relâché. Curieusement, le portrait le plus réussi est celui,
à peine esquissé, de la doctoresse qui sauve Elena.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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Perdu et retrouvé, le premier roman d’Anne Cuneo sort de l’oubli
Les débuts émouvants d’Anne Cuneo
Écrivain et journaliste, Anne Cuneo est sans conteste l’auteur le plus
lu de Suisse romande, avec à son actif près d’une trentaine de récits,
tous de grands succès de librairie, sans compter ses essais, films et
pièces de théâtre. Elle offre aujourd’hui aux lecteurs son tout premier
roman: Les Corbeaux sur nos plaines. Un livre de jeunesse écrit il y a quarante ans qui prouve que l’écrivain est restée fidèle à elle-même.
« Un typique d’Anne Cuneo », au dire de son éditeur, Bernard
Campiche, qui souligne que la dame écrivait déjà avec ce matériau que
l’on retrouve dans Station Victoria (1989) ou dans Le Trajet d’une rivière (1993), à savoir elle, son vécu, sa crainte de la guerre aussi.
«Une réelle présence de sa vie à elle»
«Dans Les Corbeaux sur nos plaines,
il y a une réelle présence de sa vie à elle, qui fut victime de la
guerr », ajoute Bernard Campiche. C’est sans nul doute ce qui
donne aux romans d’Anne Cuneo cette force et cette authenticité qui ne
laissent pas indifférent. La particularité de ce tout premier Cuneo,
c’est qu’il y a deux histoires en un livre. Celle de son héroïne,
Elena, jeune Italienne, et de Max, ancien officier nazi. Mais également
celle de son édition, racontée en postface par l’auteur elle-même.
Revenons donc quarante ans en arrière. Anne Cuneo est décidée à écrire.
En français de surcroît, alors que sa langue maternelle est l’italien.
Saura-t-elle exprimer sa pensée dans une langue apprise? Quel sera le
style de son roman? Qu’attend le lecteur? C’est dans ces considérations
que naissent Les Corbeaux sur nos plaines, «synthèse de divers courants
entre lesquels (elle était) ballottée». Puis commence la course à
l’éditeur…
Si le roman a suscité l’attention de Simone de Beauvoir, qui s’est
montrée fort encourageante à l’égard de la jeune Anne, il n’a pas
convaincu les éditeurs. Trop de prêchi-prêcha, une fin boiteuse. Le
manuscrit doit être retravaillé.
Il le sera, maladroitement, avant d’être oublié, égaré même, jusqu’à la
redécouverte d’un exemplaire de la version originale. Un vieux stencil
jauni par le temps relu et retravaillé par son auteur quelques
décennies plus tard.
Il devient une histoire enfin «dégagée des scories qui
l’entouraien ». Seules les quelques pages de la fin furent
réécrites avec tout le soin nécessaire pour conserver l’esprit original
de l’œuvre.
L’histoire d’une rescapée de guerre
Grâce à ces quelques retouches surgit la version actuelle des Corbeaux sur nos plaines. Timidement présenté à son éditeur, le livre se révèle passionnant. Émouvant aussi.
Dès les premières lignes, le lecteur est embarqué dans l’histoire
touchante d’Elena, rescapée de guerre, rongée par le deuil et les
souvenirs douloureux. C’est à Lausanne, où elle est étudiante, que
l’héroïne est confrontée à ses anciens fantômes. À Lausanne encore
qu’elle raconte sa vie à une inconnue sur un banc du parc Mon-Repos.
Une jeunesse sur fond de seconde guerre mondiale, marquée par les
séquelles laissées à ces différents acteurs : blessures
psychologiques, meurtrissures du cœur et de l’âme, qui font que la vie
peine à prendre le dessus sur une existence de survivant délavée par
trop de sang.
Un récit poignant, parfois empreint de «naïveté». Une naïveté que
Bernard Campiche qualifie plus volontiers de «vraie fraîcheur» – une
façon de voir la vie comme un enfant – qui caractérise Anne Cuneo.
Un ton qui touche le lecteur et le rejoint assurément au plus profond de lui-même.
MURIEL RAMONI, Le Matin-Dimanche
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Les Corbeaux sur nos plaines
Il
est sans doute superflu de présenter, dans cette chronique des livres,
Anne Cuneo, dont les romans et les récits sont signalés régulièrement
ces colonnes. Le dernier paru, Les Corbeaux sur nos plaines, est édité - comme c’est le cas maintenant depuis plusieurs années - par Bernard Campiche, l’éditeur d’Orbe.
La
rédaction de ce récit présente un intérêt particulier, en ceci qu’Anne
Cuneo expose, dans une postface que l’on suggère de lire avant
d’aborder le texte lui-même, les circonstances dans lesquelles ce texte
fut «oublié» pendant plusieurs décennies: sa version initiale
date de 1965 et elle fut soumise sans succès à plusieurs
éditeurs; le manuscrit passa, notamment, entre les mains de
Simone de Beauvoir, qui lui trouva de belles qualités mais suggéra tout
de même à l’auteur de le retravailler. L’auteur n’entra pas dans ces
vues et choisit plutôt de se vouer à d’autres travaux
littéraires; elle préféra donc l’oublier, jusqu’à ce que, des
décennies plus tard, le hasard fît qu’elle en retrouva une copie.
Repris, remanié, notamment dans sa conclusion, cette version nouvelle
du texte original des Corbeaux sur nos plaines paraît donc
aujourd’hui. D’une certaine manière, ce récit peut être qualifié de
publication tardive d’une œuvre de jeunesse. Quant au fond, est-il
plausible, voire vraisemblable? Il appartient au lecteur de se forger
sa propre opinion à cet égard.
Les Corbeaux sur nos plaines
relate, au premier chef, un épisode tragique de la fin de la guerre en
Italie du Nord, comme il s’en est assurément déroulé des dizaines
d’autres – en France aussi, du reste. Sous l’angle de la technique
littéraire, ce récit commence et finit comme souvent, aussi, chez
Stefan Zweig: la narratrice rencontre fortuitement, sur un banc
du parc Mon-Repos, à Lausanne, une femme, une Italienne qui lui raconte
l’épisode de violence dont elle a été le témoin et la victime,
lorsque les troupes alliées et les résistants italiens (1) – il y en
eut, on n’aura garde de l’oublier! - chassaient les Allemands du Nord
de la
Péninsule.
À partir de là, le récit est bien lancé, il est d’une lecture aisée, et
il serait peu opportun, pour le chroniqueur, d’en dévoiler certaines
circonstances que, au demeurant, le lecteur éprouvera certainement
quelque peine à admettre: à lui de les découvrir, d’autant plus
que ces faits, à défaut probablement d’être strictement réels (mais qui
sait?), sont hélas fort vraisemblables.
Il nous reste à expliquer le titre de ce récit bien réussi. Il est tiré – et pour cause – du Chant des Partisans français, dont les paroles sont dues à Maurice Druon et à Joseph Kessel:
Ami, entends-tu le vol noir
Des corbeaux sur nos plaines?
Ami, entends-tu ces cris sourds
Du pays qu’on enchaîne?
BERNARD VIRET, Journal de Sainte-Croix et Environs
(1) Ce sont eux, du reste qui «interceptèrent» un Mussolini en fuite, et qui se vit refuser l’entrée en Suisse.
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Blessure tenace
Elena
a connu la guerre et la violence des hommes. Elle a fui en même temps
l’Italie et ses souvenirs pour venir étudier à Lausanne. Mais est-ce si
facile, au cœur des années cinquante, de jouer les femmes émancipées
quand l’ancienne blessure est là, si forte et si floue à la fois? Ce
n’est pas un roman de plus sur la guerre. C’est le récit recueilli par
l’auteure alors débutante qui rencontra son héroïne en terre vaudoise.
C’est un curieux destin, un hommage à ceux qui ont su résister au mal.
C’est la preuve que l’on peut renaître de tout. C’est peut-être même
une histoire d’amour avec un «s» à la fin.
CORINNE JAQUET, Journal de Veyrier
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Agir, penser, rêver peut-être
Coïncidences éditoriales, Anne Cuneo et François Weyergans ont tous
deux publié leur premier roman à la fin de l’année dernière. Plus de
trente ans après leur début en littérature. Deux auteurs importants,
qui semblaient avoir une œuvre «derrière eux», comme dit tristement
Simone de Beauvoir dans La force de l’âge, rajeunissent soudain sous
nos yeux, nous donnant le bonheur de les redécouvrir à neuf.
Anne Cuneo est en effet un écrivain reconnu, dont l’œuvre entière est
caractéristique de la littérature d’aujourd’hui, héritière critique et
soupçonneuse de la génération des Modernes. «Toute ma vie scolaire
suisse a été vécue au milieu des interdits du Nouveau Roman. Finis les
personnages, finie la psychologie, sus à l’action!», écrit-elle dans la
postface des Corbeaux sur nos plaines
où elle raconte ses débuts d’apprentie romancière. Les injonctions de
Jean Ricardou – théoricien d’une école dont on sait aujourd’hui qu’elle
fut en grande partie un leurre – renouvelaient celles, plus radicales
encore, du surréalisme et de Breton en particulier. Ce dernier ne
proclamait-il pas dans le Manifeste de 1924 la mort du roman et
de «la littérature psychologique à affabulation romanesque»? Breton
voyait loin, puisqu’il fallut attendre les années quatre-vingt pour que
la prophétie en partie se réalise, précisément parmi les écrivains de
la génération d’Anne Cuneo. Dans les années soixante, pour un
écrivain débutant, la barre était placée à la fois trop haut et trop
bas. À une littérature se prenant pour objet, parlant d’elle-même, Anne
Cuneo, jeune lectrice, préfère "l’Américain Rex Stout, qui avait réussi
à exprimer dans un polar (The Doorbell Rang,
On sonne à la porte), vendu à des centaines de milliers d’exemplaires,
une condamnation sans appel du maccarthysme, plus efficace et plus
généreuse, parce que compréhensible par le plus naïf des lecteurs, que
bien des textes politiques ou des «nouveaux romans»". Elle préfère une
littérature engagée dans son temps, comme celle qu’elle écrira
elle-même plus tard. Avec par exemple Prague aux doigts de feu paru en 1990 et qui nous plonge dans l’histoire de l’écrasement du printemps de Prague.
Ce clivage entre l’héritage moderne, le legs des avant-gardes, et une
aspiration à écrire une littérature qui renoue avec le monde, on peut
en voir la marque dans ces Corbeaux sur nos plaines
dont le titre signale l’époque. Le goût de l’histoire (tout commence
pour l’héroïne pendant le seconde guerre mondiale), les valeurs et les
interrogations qu’elle suscite, n’effacent pas le souci de construction
formelle dans ce premier roman donné à lire, selon son auteur même,
sans tricherie, à peine toiletté, nettoyé du «préchi-précha». Le
souci formel ne gâte d’ailleurs en rien le plaisir que l’on éprouve à
lire l’histoire d’une jeune fille racontée par une autre. Le livre ne
s’ouvre pas sur l’histoire d’Elena, son héroïne. Tout commence bien par
l’aventure de l’écriture. Par ces mots, cette première phrase étonnante
: «C’est un peu une autopsie. Je sursaute.» Qui parle ainsi? Une
inconnue, une étrangère. Italienne comme la narratrice. Leur rencontre
sur un banc à Lausanne scelle le pacte romanesque. «Voici donc son
histoire. À la troisième personne, comme elle l’a voulu.»
Le jeu formel se poursuit au chapitre un. Le dédoublement est cette
fois temporel. Il suffit d’une autre rencontre («Max. Ce n’est pas
possible.») pour qu’Elena bascule, oublie où elle est, sur le banc
cette fois d’un amphithéâtre à la fac de lettres de Lausanne; «Combien
d’années qu’elle ne l’avait pas vu? Six… Sept… Elle se souvenait de sa
peur la première fois, lorsqu’elle l’avait vu en uniforme. 1944» . De
quel uniforme s’agit-il? Nous le saurons plus tard. Ici commence le
flash back: la guerre efface l’après-guerre et le nord de Italie,
occupée par les Allemands, la Suisse. La mort d’Elena ou son autopsie
commence ici: par la mort de ses parents, résistants italiens, fusillés
par les Allemands, par son propre calvaire, les Résistants qui la
sauvent, la soignent et la transforment en infirmière à l’abri des
brutalités nazies. Désormais c’est son tour de recueillir et de soigner
les blessés que le groupe lui amène; un jour surgit Max, une balle près
du poumon.
«— Pourquoi vous occupez-vous de lui? il est allemand.
— Tu sais quoi ? Des Allemands comme celui-là, il y en a peut-être un
sur mille, un sur dix mille. Mais ce sont eux qui nous font croire en
l’honneur de ce peuple déshonoré.
Elle était restée sceptique.
— Comment êtes-vous si sûrs que c’est un bon Allemand? »
On le devine, c’est l’une des questions du livre. Max est un ancien
officier nazi qui a déserté et rejoint les résistants italiens. Cela
suffit-il pour faire de lui «un bon Allemand»? Aux yeux d’Elena? À ses
propres yeux, c’est peut-être le moins sûr.
Le roman n’est pas seulement celui de la lente évolution «politique» ou
morale d’Elena, de son éventuel retour vers la vie, la guérison, les
autres, de la possibilité ou non d’aimer, Max peut-être, mais aussi
celui de son évolution à lui. Comment peut-on devenir nazi? Comment
fait-on pour cesser de l’être? Eléna finit par s’interroger sur le rôle
de victime derrière lequel elle s’est réfugiée, Max parallèlement
refuse le rôle de héros dont tout le monde le crédite, plus ou moins
vite. La question du Mal dans l’Histoire, de la responsabilité
individuelle sont ainsi posées, sans «préchi-précha»; la jeune
romancière se demande aussi, plus simplement, comment on s’en sort,
quand on a vécu une guerre. La question n’a rien perdu de son
actualité, Anne Cuneo y insiste dans les dernières lignes de sa
postface: «de Verdun à Berlin, de l’Algérie au Vietnam, de
l’ex-Yougoslavie à l’Irak, ceux qui vivent les guerres n’en sortent
jamais indemnes. Quels que soient leur nationalité, leur situation,
leur âge, qu’ils appartiennent au camp des vainqueurs ou à celui des
vaincus, ils en portent à jamais les stigmates.» Ces lignes sont datées
de mai 2005, elles n’ont pas cessé de résonner en mars 2006.
MIREILLE HILSUM, www.sitartmag.com
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