Hamlet, du Grütli au Sentier
Un spectacle, des pièces, un livre: feu d’artifice shakespearien signé Anne Cuneo. Sous l’influence de Benno Besson.
Tandis que la Compagnie du Clédar crée le 17 août au Sentier Naissance d’Hamlet, une pièce d’Anne Cuneo, celle-ci publie Rencontres avec Hamlet, recueil de textes inspirés par la pièce de Shakespeare.
Hamlet est un pays qu’on n’en finit pas d’explorer, et le trop célèbre «to be or not to be»
occulte la richesse de ses significations. Dépossession du pouvoir,
fidélité au père, amour impossible, certes: thèmes privilégiés par la
plupart des mises en scène. Mais bien d’autres sens coexistent dans ces
vers par conséquent si délicats à traduire; messages politique
(derniers sursauts de la féodalité), social (voire féministe) et bien
sûr philosophique (sens de la vie, engagement) et métaphysique (réalité
de l’au-delà). La seule lecture ne suffit pas à exprimer cette
multiplicité, c’est à la mise en scène de le faire, de façon
existentielle et non verbale.
L’alchimie d’un spectacle
Dans Benno Besson et Hamlet,
noyau central de son recueil, Anne Cuneo réussit à éclairer l’alchimie
qui transmue une pièce classique en un spectacle renouvelé. L’essai
montre à son meilleur la méthode qui a fait d’elle l’auteur de romans
historiques à succès, tels Le Trajet d’une rivière, Objets de splendeur (sur Shakespeare).
Car c’est à l’Yverdonnois d’origine Benno Besson qu’elle la doit, sa méthode: en suivant trois de ses mises en scène de Hamlet,
en trois langues, sur trois ans et de Genève à Helsinki en passant par
Zurich, la journaliste-écrivaine s’imprègne de la dialectique par
laquelle l’ancien assistant de Bertolt Brecht décortique les réalités à
forger pour aboutir au spectacle fini: texte, acteurs, décor. Du
premier, il extrait toutes les significations possibles, dans tous les
registres: vie quotidienne, psychologie, histoire (événementielle,
sociale, celle des idées). Des seconds, il exploite toutes les
ressources: aura, traits de caractère, traits physiques sont mis au
service d’une dramaturgie qui progresse en fonction de leur évolution,
tandis que le décor – sol bosselé, formes contraignantes – contribue à
stimuler encore les acteurs. Pourquoi Besson passe-t-il trois heures
sur quelques répliques anodines destinées à planter le décor? Justement
parce que cet échange détermine une atmosphère, qui imprégnera toute la
suite. Si quelque chose cloche au départ, les prouesses ultérieures
perdront de leur pertinence.
Limites du reportage
Le
récit d’Anne Cuneo se joue des limites du reportage; on est sur place,
on se glisse dans les pensées des acteurs, du metteur en scène… et de
l’auteur, on se passionne pour cette aventure (re)créatrice comme pour
un roman.
Il devrait en aller de même lors de la Naissance d’Hamlet,
mercredi 17 août à la Vallée de Joux. Nouvelle illustration de la
méthode Cuneo, la pièce reconstitue le chaînon manquant entre Le Fratricide puni,
c’est-à-dire l’Hamlet originel, et la tragédie définitive. Londres,
vers 1602, la troupe de Shakespeare répète en son théâtre du Globe sa
toute dernière œuvre… encore en cours d’écriture! Grâce à une
documentation béton, les personnages-acteurs sont historiques, les
lieux précisément restitués. L’imagination garde pourtant ses droits,
on n’est pas dans un cours ex cathedra mais dans une œuvre qui, tout en
vous éclairant, vous enchante, et vous emporte.
JACQUES POGET, 24 Heures
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Rencontres avec Hamlet regroupe
l’ensemble des textes écrits pour ou sur le théâtre par Anne Cuneo
entre 1987 et 2005. Leur point commun, Hamlet, qu’il s’agisse de la
pièce ou du personnage de Shakespeare qu’Anne Cuneo s’approprie en
trois pièces (Naissance d’Hamlet en 2005, Ophélie des bas quartiers en 1987, Les Enfants de Saxo
en 1991), du «reportage» (passionnant) sur Benno Besson grâce auquel
Anne Cuneo a «rencontré» Hamlet. L’ensemble étant complété d’une
traduction inédite du Fratricide puni, «Hamlet primitif» dont l’auteur retrace l’histoire en notice.
Il s’agit d’un volume documenté, qui propose appareil critique,
préfaces et notices pour chacun des textes. À conseiller aux étudiants
qui veulent «tout» apprendre sur l’histoire d’Hamlet, sur
l’authenticité ou non du Ur Hamlet ou encore sur Saxo Germanicus, père à la fois d’Hamlet et de Guillaume Tell.
Mais le volume réserve d’autres surprises. Son organisation en miroir
rappelle encore les constructions savantes du Nouveau Roman. Le livre
s’ouvre sur La Naissance d’Hamlet qui raconte la genèse de la pièce, sa ré-invention par Shakespeare, à partir de cette première version (Ur Hamlet ou Fratricide puni) qui boucle le livre. Naissance d’Hamlet
est de plus redoublé par le récit d’une autre création, celle de Benno
Besson, où l’on voit se dessiner progressivement, non pas Hamlet tel que Shakespeare (à en croire la pièce d’Anne Cuneo) est en train de l’inventer mais Hamlet
tel que Benno Besson est en train de la monter. Les deux genèses se
font écho, brouillant la différence du réel et de l’inventé. Qu’est-ce
ici qui relève de la fiction? La pièce d’Anne Cuneo qui raconte la
naissance d’Hamlet ou le récit qui raconte la naissance d’une
mise en scène ? Des deux côtés, l’essentiel tient au désir d’interroger
le sens profond de l’œuvre, tel qu’en son temps Shakespeare la voulut
peut-être, telle qu’au XXe siècle un Benno Besson peut la lire à son
tour. C’est dans ce battement entre sens anciens et sens contemporains
que tout le livre est construit.
Les personnages dans Naissance d’Hamlet
ne cessent de se raconter la pièce les uns aux autres, ce qu’ils en ont
compris, ce qu’ils croient savoir du stade où en est Shakespeare, ce
qu’ils s’imaginent de la fin qu’il va écrire. On oscille ainsi entre
une nette volonté de vulgarisation, le désir de rendre Hamlet
accessible à un public populaire, d’ailleurs représenté sur scène par
les femmes qui assurent la matérielle (nourriture, couture etc); et des
reprises, des variations sur le texte shakespearien, comme si Anne
Cuneo faisait sienne l’idée borgesienne selon laquelle tout est déjà
écrit.
Les deux autres pièces relèvent de part en part de l’art de la réécriture. Dans Ophélie des bas quartiers comme dans Les Enfants de Saxo, l’un des (deux) personnages est amené à raconter à l’autre l’histoire d’Hamlet.
Ophélie, dite Lili, est une fille du peuple, elle fait le ménage dans
un théâtre où elle finit par découvrir l’histoire de celle dont elle
porte le nom. À son tour de la raconter à un autre enfant du peuple,
Amleto: «Un paysan du sud de l’Europe, ou nord-africain, timide, perdu,
totalement étranger, ne comprend pas un mot et préfère se taire.»
Personnage muet, il ignore tout de son nom et ne comprend rien à
l’histoire que lui raconte Lili-Ophélie… Rêverie ressassante sur une
histoire qui hante l’auteur? Oui et non, il s’agit bien de tenter de
comprendre Hamlet dans le monde d’aujourd’hui. La parodie est amusante,
Hamlet le beau parleur est réduit au silence tandis qu’Ophélie est
intarissable. Revanche de la femme. C’est son histoire à elle (qu’elle
se met à raconter à travers celle d’Ophélie) qui nous occupe, de son
point de vue qu’on se demande si dans ce monde encore il faut envoyer
les filles au couvent…
Ce n’est plus la question féminine qui agite Les Enfants de Saxo.
Dans sa notice, Anne Cuneo propose de voir en Saxo Grammaticus, « un
lettré danois du XIIe siècle», le père de deux héros, Hamlet et
Guillaume Tell. L’auteur imagine leur rencontre, quand c’est leur tour
d’être devenus des fantômes, hantant la Suisse le jour de la Fête
nationale. Hamlet et Tell se racontent leurs histoires respectives,
l’homme de la pensée, de la conscience individuelle, s’oppose à l’homme
d’action, «dont le destin est essentiellement collectif et toujours
représenté comme tel». Chacun défend « sa » version, qui rejoint celle
de la vulgate, «sa» version de sa propre histoire contre celle de
l’autre. Débat à peine voilé sur les valeurs de notre temps. Qui
finit par l’être explicitement, lorsque surgit Helvitica les rappelant
à l’ordre, à leur nécessaire participation aux cérémonies de la Fête
nationale. Leur dialogue à trois est l’occasion d’une courte et sévère
satire de la Suisse que l’auteur ne prête pas au seul Hamlet mais aux
deux compères pour une fois d’accord. Ils finiront d’ailleurs,
réconciliés, par inventer le nouveau héros dont la Suisse a besoin:
Superman? James Bond? Non, «Hamlettell, le héros mythique de demain.
Celui dont on parlera au coin du radiateur, celui qui fera battre les
cœurs et courir les foules.» Hamlet lui prêtera «Charme, intelligence»,
Tell « force tranquille et amour de la patrie…» Il sera «le héros
d’hier et de demain, pour grands et petits.» Héros télévisuel, à la
mesure de notre temps? Dans le théâtre d’Anne Cuneo, le pessimisme
n’est pas de rigueur. Mais la drôlerie si.
MIREILLE HILSUM, www.sitartmag.com
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