En 1947, Lausanne avait des couleurs vives
En
trente-cinq ans, les couleurs de Lausanne se sont défraîchies.
Imperceptiblement, elles ont viré du vert, bleu et ocre à la grisaille.
Mais les Lausannois ne le savent pas. Seul un écrivain – ou tout être
qui vit à l’affût de ses souvenirs – peut observer l’usure du temps sur
les villes. Dans un deuxième volet du récit de sa vie, Anne Cuneo nous
restitue les ombres et les lumières qui ont présidé aux dernières
années de son enfance. Tout le paysage du Lausanne des années cinquante
émerge ainsi d’un témoignage individuel, d’une confession secrète qu’au
départ l’auteur ne destinait à personne. Il s’agissait d’un exercice
privé, une façon, dit Anne Cuneo, de «réévaluer les choses par
moi-même». Nous l’avons rencontrée dans une petite chambre mansardée de
Zurich qui lui sert de bureau. — Lorsque je les rencontre, la
plupart des gens qui ont lu mon livre me disent: «Ah! c’est passionnant
de redécouvrir le Lausanne d’autrefois sous un éclairage différent…» Ce
n’est pas un éclairage différent! En 1947, tout le monde vivait comme
ça, tout le monde percevait Lausanne de la même manière que moi. Quand
bien même je débarquai tout ingénue d’Italie.
Elle avait onze ans, «Anna», ce jour d’automne où elle vit pour la
première fois cette ville faite de tuiles et de briques, de verdure
éclatante, et puis ce lac «bistre» couvert de nuages. C’était une
Milanaise de bonne famille qui avait perdu, trois ans auparavant, son
père dans des circonstances atroces, et qui rejoignait sa mère, devenue
femme de chambre dans une pension vaudoise.
Elle vécut longtemps dans une pension pour fillettes italiennes. Un bien
triste orphelinat que cette maison humide, exiguë, où l’on vous privait
de manger à cause de trois grains de poussière trouvés sous votre lit.
Elle était sise à la rue de la Rasude, à proximité des Imprimeries
Réunies, où Anne venait parfois bavarder, en cachette, avec un gentil
monsieur à cheveux gris qui lui remettait des feuilles blanches. Anne y
calligraphiait des poèmes.
Tous les matins, un douloureux cortège de petites gamines encerclées de
religieuses grimpait les rues de la ville, de la Rasude à la Grotte, de
Saint-François à la rue Pichard, de la rue Haldimand au Valentin. C’est
là, à l’École catholique, qu’Anne Cuneo trouva ses premiers germes
d’épanouissement. Elle apprit le français mieux que personne,
s’intéressa à la littérature, perdit la foi et découvrit le besoin de
voyager.
Depuis, son récit nous mène aux quatre coins des vieilles rues
lausannoises, dans le pater noster des Galeries du Commerce; au Café du
Philosophe, ou du Barbare, sur les bancs de l’École de commerce, puis
dans les corridors de la Faculté des lettres, dont elle avait tant rêvé
mais où elle dut se buter contre bien des illusions.
«C’est ça être universitaire ? écrit-elle. Ces corrigés pointilleux?
Ces exercices d’école secondaire? Ces notes (indicatives, certes, mais
non moins traumatisantes)? Ces “Ne nous égarons pas” aussitôt qu’on
sortait de l’ornière?» Mais l’Université, c’était aussi pour Anne un
fleuron de personnalités: Gilbert Guisan, Daniel Christoff, André
Bonnard, Constantin Regamey, un monde que tout étudiant lausannois de
sa génération a rencontré et perçu comme elle, et dont elle a su rendre
dans son livre le climat étrange où l’école s’apprêtait à se
«démocratiser».
Une écriture différente
Bien entendu, Le Temps des loups blancs c’est beaucoup plus qu’une caméra descriptive parcourant le fil des événements et l’évolution des quartiers.
— J’ai écrit ce livre, ainsi que Les Portes du jour
qui l’a précédé, un peu comme l’on suit une psychanalyse. C’est une
écriture différente que je voulais dédier à mon entourage immédiat, à
ma famille, à mes amis. Mais mon éditeur a jugé bon de la publier.
L’air de Zurich
Aujourd’hui, Anne Cuneo vit à Zurich. Elle y fréquente les jeunes du
Mouvement, le Groupe d’Olten, le monde des comédiens avec qui elle suit
des expériences passionnantes. Là-bas, reconnaît-elle, la vie est
tellement plus chaleureuse qu’à Lausanne.
La semaine dernière, on l’a vue qui répétait avec une petite troupe de comédiens d’expression française Une fenêtre sur le 9 novembre,
une pièce qu’elle avait écrite il y a longtemps en hommage aux victimes
des manifestations genevoises de 1932. Le spectacle est rempli de
personnages fougueux et de situations cocasses. À la fin, on y sert une
bonne soupe. Et, surtout, on y respire l’air pétillant de Zurich, qui
n’a rien à voir avec la blême atmosphère du Lausanne d’aujourd’hui.
GILBERT SALEM, 24 Heures, 1982
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Cuneo, sœur et frère
Alors que Anne Cuneo réédite son épatant Portrait de l’auteur en femme ordinaire, son frère Roger livre une émouvante autobiographie.
En
1945, Anne a 13 ans, son frère Roger 9 alors que leur père Alberto
Cuneo meurt. Ils sont tous deux placés dans un orphelinat. Puis leur
mère part travailler en Suisse et les fait venir en 1947. Pas chez elle
– dans deux orphelinats de Lausanne. Leur fortune est diverse, leur
destin chahuté. Ils sont adultes lorsque leur mère leur livre un récit
de sa vie. Anne Cuneo, déjà écrivain, intègre les lignes de sa mère
dans Les Portes du jour, premier tome de son beau Portrait de l’auteur en femme ordinaire
paru en deux volumes chez Bertil Galland en 1980 et 1982. Roger, qui
hante depuis trente ans les scènes comme comédien et chansonnier, n’en
fait rien jusqu’à ce printemps, qui voit paraître son émouvante
autobiographie, Maman, je j’attendais. Une enfance au tapis. La réédition au même moment, par Bernard Campiche, des deux tomes de Portrait de l’auteur en femme ordinaire rassemble
publiquement, cinquante ans après leur arrivée en Suisse, le frère et
la sœur dans leur destin commun d’orphelins déracinés et opiniâtres.
Roger n’est pas écrivain mais son récit, celui d’une enfance résiliente
passée à attendre sa mère accro des casinos, parle vrai. Anne Cuneo
révèle, elle dans Portrait de l’auteur…,
le parcours passionné, tourmenté et volontaire qui a fait d’elle
l’écrivain talentueux que nous connaissons. Être femme, pauvre,
immigrée, orpheline et écrivain à Lausanne dans les années 60 n’avait
rien d’une sinécure, le combat pour la liberté d’agir et de penser une
affaire de chaque jour. Portrait de l’auteur en femme ordinaire s’achève
sur le départ pour Zurich, où Anne passera deux ans, et la rencontre de
Pierre, son futur mari. «L’adolescente vieillie qui est partie pour
Zurich n’était pas (…) si différente de la fillette arrivée en Suisse
dans une Simca grise. Le changement essentiel, c’était (…) d’avoir
compris que le monde n’est pas un lieu immuable où des formules
magiques font de nous des êtres fabuleux, où notre place – ciel ou
enfer – est inscrite à jamais.» La mémoire non comme regret, mais comme
arme.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
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Anne Cuneo écrit la solitude de l’enfance
Réédition. «Parfois, nos souvenirs ne concordent pas. Parfois, même,
ils se contredisent. Je serais tentée de dire: tant mieux.» L’éditeur
Bernard Campiche publie une nouvelle édition du Portrait de l’auteur en femme ordinaire
d’Anne Cuneo, paru pour la première fois en deux tomes en 1980 et 1982.
La romancière italo-suisse y raconte la solitude de son enfance
d’immigrée dans un orphelinat d’écrivain. Un récit entrecroisé avec les
carnets de sa mère, retrouvés après son décès.
AMO, La Liberté
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