Gatti’s Variétés est
en quelque sorte le testament littéraire de cet immense écrivain qui a
enluminé la littérature française. Trop tôt disparue en ce mois de
février 2015, elle laisse une béance, dans les lettres romandes
notamment, puisqu’elle était l’auteur fétiche de Bernard Campiche.
Carlo Gatti est un géant balzaquien. Il mène sa maisonnée et ses
employés à la dure, mais il a un cœur vaste comme une cathédrale. Il ne
supporte pas de voir des gosses criant famine dans les venelles de
Londres. C’est que la misère cogne en ce mitan du XIXe siècle. Il en a
sauvé des dizaines. «Zichinin» est l’un d’eux.
Sa mère a été renversée ar les chevaux d’un fiacre. Elle en est morte.
Lui a six ans. Il faudra du temps pour que le petit se retape- Puis Zio
Carlo le prend au café à la caisse. Il a remarqué que le garçon a un
don pour les mathématiques. Il a de la chance parce que les enfants des
rues étaient recrutés par les éboueurs ou les ramoneurs qui les
envoyaient dans les cheminées où eux ne pouvaient pas passer. «Ils
avaient les bras et les jambes en sang et une femme affirmait qu’ils
mouraient comme des mouches.» C’est à l’école du dimanche que Nick
apprend à écrire. Et c’est lui qui rédigera la vie de ce visionnaire
qu’étai Carlo gatti. C’est grâce à ce dernier que Nick poursuivra de
brillantes études et deviendra un ingénieur réputé dans le domaine de
l’électricité.
L’ascension fulgurante des Gatti
Carlo est un self-made main. Dans son Tessin natal, l’émigration est un
mode de vie. L’institu{t}eur «enseignait à la cravache, punissait et
battait à tour de bras.» Un jour, il se fait ravager le dos par cet
homme cruel. Peu intéressé au départ par la chose scolaire, Carlo
décide de ne jamais remettre les pieds à l’école. Il rejoint son père à
Paris. Il est parti avec un groupe d’hommes, à pied. Ça leur a pris
trois mois. Il restera dix-huit ans dans la capitale, travaillant dans
des restaurants et s’imprégnant de ce style à la française qu’il
importera à Londres et qui fera son succès.
À Londres, il se procure une charrette et un chaudron et se met à
vendre des marrons. Il trouve une maison à retaper et avec l’aide de
Tessinois, il la remet en état. Criblé de dettes, il y ouvre une
pâtisserie et un restaurant à la française. Très vite, une clientèle
s’attache à eux. Un chocolatier renommé lui propose de s’associer. Il
souhaitait créer des cafés élégants qui attireraient des commerçants,
des artisans qui viendraient avec leur femme. Car les très selects
clubs londoniens ou les pubs ne sont réservés qu’aux hommes. L’argent
gagné est aussitôt réinvesti. Il ouvre les premiers salons de thé. Il
décide de se lancer dans la fabrication de glaces. Seulement il lui
faut s’assurer la matière première. Il entre en contact avec des
«moissonneurs» de glace norvégiens pour acheminer à Londres la
précieuse denrée. Jusqu’à l’ouverture du désormais incontournable
«Gatti’s Palace of Varieties» où sont organisés des spectacles pour les
familles.
Émigré tessinois sans le sou, Carlo est mort millionnaire. À la force du poignet et doué d’intuitions qui frisent le génie.
Dans cette vaste fresque, Anne Cuneo a brossé le tableau de la société
londonienne du XIXe siècle. Son récit passionnant est étayé par des
détails précis glanés dans un large panel de sources. Elle cite
également ses promenades dans la «Londres tessinoise<» en compagnie
de Peter Barber. Ce livre a la force du témoignage et dévoile un pan de
la vie de ces Tessinois qui tentaient leur chance du côté de Paris ou
de Londres.Son style presque cinématographique est inimitable.
Un livre à faire figurer dans les rayons de sa bibliothèque! Il est
l’ultime roman d’un auteur couronné par de très nombreux prix.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus
Raconter Londres en pleine époque victorienne, avec une documentation extrêmement riche, semble une gageure.
Et pourtant, en inventant une jolie histoire d’enfant perdu comme fil
conducteur, l’auteur évoque l’étonnante réussite de Carlo Gatti, qui
révolutionna la vie sociale de Londres en ouvrant des cafés aérés,
décorés, où les femmes pouvaient boire un chocolat ou manger une glace
sans être gênées.
Carlo Gatti était un Tessinois, d’une famille patricienne très pauvre,
qui avait vendu des marrons à Paris avant d’arriver en Angleterre où il
eut l’idée géniale (la première d’une longue série!) d’imiter les cafés
parisiens et leur ambiance. Ce fut lui aussi qui imagina de faire venir
des blocs de glace du nord et de les vendre, ce qui fit sa fortune.
Grâce aux récits alternés de Carlo Gatti et de l’enfant qu’il adopta,
la chronique de l’époque se lit avec un plaisir qu’accentue le style
aisé et joyeux de l’auteur.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Carlo
Gatti (1817-1878) est un entrepreneur tessinois du XIXe siècle qui a
émigré tout jeune à Paris, en 1830, puis, en 1847, à Londres, où il
s'est lancé dans des activités de grandes variétés. Dans les dernières
années de sa vie, tout en s'occupant de ses activités londoniennes, il
est devenu un homme politique tessinois conservateur atypique,
puisqu'il a tourné libéral.
Sur ce personnage fascinant, les sources historiques immédiates sont
ténues. Aussi Anne Cuneo s'est-elle beaucoup documentée sur l'époque et
sur le personnage pour écrire sa biographie. Mais, elle a dû tout de
même en combler un grand nombre de lacunes – notamment l'entière
période parisienne – par des épisodes probables, sinon avérés, d’où la
forme romanesque prise par son récit.
Une biographie de Carlo Gatti a existé, mais il n’en reste pas trace.
Elle a été interdite de publication, par voie judiciaire anonyme, pour
atteinte à la sphère de la vie privée, sans doute à la demande de
membres de la famille qui ne souhaitaient pas que soient révélées les
origines modestes de leur parent, alors que, grâce à fortune faite par
lui, ils tenaient le haut du pavé.
Dans Gatti’s variétés, le
narrateur s’appelle Nicolas Martin. Il a été recueilli dans une rue de
Londres par Carlo Gatti, alors qu’il n’avait que cinq-six ans. À ce
moment-là Zio Carlo ne connaît pas les parents de Nicolas. Il découvre
seulement que ce petit bonhomme sous-alimenté, qui a bien du mal à
s’exprimer, possède un don extraordinaire pour son âge: il sait
étonnamment compter, et juste.
Sans, donc, vraiment lui faire de faveur, Carlo Gatti va lui donner sa
chance et lui faire tenir la caisse d’un café français qu’il a ouvert à
Londres. En allant à l’école du dimanche, destinée aux enfants démunis,
le petit Nicolas va s’instruire et étonner des clients du café de son
père adoptif. Ce qui lui vaudra d’obtenir une bourse pour Christ’s
Hospital, école pour élèves désargentés, où il passera neuf années,
avant de poursuivre des études supérieures au Polytechnicum de Zürich.
Nicolas Martin raconte donc à la fois sa vie et celle de son
protecteur, qui sont très liées. Il va assister au développement des
affaires de Carlo Gatti, qui en a un sens inouï, prenant des risques
qu’il sait calculer et qui sont considérés comme fous par d’autres. Il
s’agit, comme on dit aujourd’hui, d’une incroyable success story. Parce
que, finalement, il surmonte des épreuves qui auraient mis d’autres à
terre et que tout lui réussit.
L’idée de départ de Carlo Gatti aura été de mettre à la portée de la
classe moyenne des établissements, qui n’existent alors que pour la
haute société, en y vendant du chocolat et des glaces en petites
portions. A partir de là, cet homme pressé va se diversifier et fera
preuve d’une créativité que seuls les grands entrepreneurs possèdent.
Au cours de sa vie dans la capitale anglaise, il aura ainsi créé, ou
aider à créer, des dizaines de restaurants, de cafés, de music-halls,
et autres entreprises, procurant du travail non seulement à la
population locale mais à des centaines de jeunes Tessinois de sa vallée
d’origine. Il n’aura pas omis pour autant de venir en aide aux plus
démunis et de faire bénéficier ses compatriotes exilés de mutuelles de
secours.
Dans sa postface Anne Cuneo écrit:
«Carlo Gatti est de ces figures dont on fait les légendes.
J’ai écrit la légende de Carlo Gatti. Une des légendes possibles.
Certes, mais cette légende de Carlo Gatti a tous les accents de
l’authenticité. Elle est, en quelque sorte, un hymne à l’esprit
d’entreprise d’un homme d’exception, d’un homme foncièrement bon, d’un
homme qui travaille inlassablement et qui en récolte les fruits, d’un
homme qui ne renie pas ses origines et qui aime, de temps à autre,
renouer avec la terre, pour se les rappeler.
Blog de FRANCIS RICHARD
Un Tessinois de légende
«Ce qui paraît extraordinaire aujourd’hui, une fois qu’on a découvert
Carlo Gatti, c’est qu’il ait pu être oubli», note Anne Cuneo dans sa
postface à Gatti’s Variétés,
où elle met en lumière le rôle premier de ce Tessinois qui révolutionna
la vie vie sociale de la Londres du XIXe siècle en ouvrant des cafés
pour la classe comprise «entre l’extrême pauvreté et la richesse»,
écrit en 1925 le député anglais T. P. O’Connor. Inspirés des cafés
parisiens, ces établissements lumineux sont rapidement fréquentés par
les familles et les femmes, et se développeront dans toute la ville
sous l’impulsion de Gatti et des proches.
Meneur d’hommes, doté d’une foi inébranlable en ses idées, c’est aussi
Gatti qui a popularisé les crèmes glacées (ses glaces à un penny ont
fait fureur lors de l’Exposition universelle de 1851), organisant dans
la foulée l’importation du fragile ingrédient depuis la Norvège – une
industrie florissante jusqu’en 1981. Ses restaurants sont devenus des
lieux culturels prisés, qui proposaient concerts et spectacles. Enfin,
cet ex-«bon à rien» d’une famille patricienne mais désargentée de la
vallée de Blenio n’a jamais oublié ses origines: il a fait venir du
Tessin des centaines de jeunes hommes pour travailler dans ses cafés,
enrichissant sa terre d’origine et, à la fin de sa vie, a siégé au
Grand Conseil tessinois.
Pour donner vie à cette figure charismatique, Anne Cuneo signe un
ouvrage qui allie précision documentaire et plume romanesque, dans la
veine de ses précédents romans historiques – La Tempête des heures, Un monde de mots, Le maître de Garamond.
Haut en couleur, généreux, génial par ses intuitions, ce «bon géant»
prend ici des allures de légende. C’est qu’il a fallu combler les vides
d’une biographie fragmentaire, les sources consacrée au personnage
étant rares. L’auteure a ainsi imaginé un narrateur qui mêle sa propre
biographie à celle de «Gatton», auquel il doit sa réussite: Nick, l’un
des enfants des rues recueillis par le Tessinois. La destinée du garçon
s’avère elle aussi hors normes. Doué pour les chiffres et doté d’une
prodigieuse mémoire, il entre à l’école du Christ’s Hospital, ouverte
aux défavorisés, puis au Polytechnicum de Zurich. Jeune ingénieur, il
participera aux grands chantiers de la Londres moderne.
Anne Cuneo excelle dans ses descriptions du mon d’alors – les Halles de
Paris dans les années 1830, la Londres victorienne de la dernière
moitié du XIXe siècle, avec ses quartiers populaires et ses
transformations urbaines, le rocambolesque voyage jusqu’au Tessin en
dilligence via le col du Gothard… Elle dépeint une société en pleine
mutation, qui croit au progrès et à la connaissance. La figure de Carlo
Gatti incarne cette confiance. Volontariste, il semble ne jamais douter
et est tout entier dans l’action, à l’instar de Nick, le récit devenant
ainsi celui de leurs réalisations. Reflet de l’esprit victorien de
l’époque ou de la pudeur de son narrateur? Gatti’s Variétés
demeure dans le domaine des faits, évitant toute intériorité, et se
déroule tambour battant, mené par une écriture efficace qui semble
aller au plus rapide.
Comment Carlo Gatti a-t-il pu être oublié? Anne Cuneo suppose un
snobisme de la famille: tout en exploitant son nom, ses descendants
«aspiraient à grimper dans l’échelle sociale» et l’entrepreneur n’était
pas assez raffiné à leur goût. Avec son captivant Gatti’s Variétés, l’écrivaine et historienne répare ainsi une cruelle injustice.
ANNE PITTELOUP, Le Courrier
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Anne Cuneo nous raconte la saga des émigrés tessinois
L’écrivaine Anne Cuneo excelle dans l’évocation de vies riches et
originales, qu’elle replace très bien dans leur contexte historique,
économique, social, culturel, avec le souci d’exactitude qui habite
l’historienne qu’elle est aussi. Ces qualités expliquent le succès
mérité de ses livres auprès d’un large public.
C’est l’époque élisabéthaine et le monde de la musique avec Le trajet
d’une rivière, l’univers de l’imprimerie et de l’édition au XVIe siècle
avec Le maître de Garamond.
Dans son dernier opus, elle nous raconte, de manière vivante, le
parcours de Carlo Gatti. À travers lui, ce sont plusieurs décennies du
XIXe siècle qui prennent vie pour le lecteur.
Carlo Gatti (1817-1878) a réellement existé. Né dans la commune de
Dongo, dans le val Blenio au Tessin, il appartient à une famille de
petits notables locaux désargentés. À l’âge de 13 ans, comme des
milliers de ses compatriotes, il franchit le Gothard à pied et marche
jusqu’à Paris. Il y restera une quinzaine d’années, vendant des marrons
chauds (l’occupation principale des Tessinois exilés par la pauvreté
régnant dans leur canton arriéré et isolé). Puis il est engagé comme
serveur dans le fameux café Tortoni, où il apprend le métier.
En 1847, il gagne Londres. Là, avec un don des affaires surprenant, cet
homme parti de rien met sur pied une série d’entreprises: il popularise
la vente dans la rue de glaces à lécher (appelées penny-licks en
rapport avec leur prix), il importe en gros et redistribue de la glace
– dans l’autre sens du terme – venant de Norvège. Mais surtout, il
ouvre un, puis une série de restaurants. Ceux-ci sont à mi-chemin entre
les clubs réservés à la gentry et les pubs souvent mal famés et
fréquentés par des hommes alcoolisés. Ils sont accessibles à la classe
moyenne et plaisent surtout aux femmes, qui peuvent s’y rendre en toute
sécurité. Puis il met à la mode, dans la capitale londonienne, des
cafés-concerts à la française. Avec d’autres membres de sa famille –
car il y a une véritable tribu Gatti dans la capitale anglaise – il
crée un petit empire de restaurants et music-halls, qui perdurera bien
après sa mort. «Les membres de la famille Gatti ont réussi une
transformation totale de la vie sociale de Londres», n’hésitera pas à
écrire un député en 1925.
Carlo Gatti passera la fin de sa vie au Tessin, se fera élire au Grand
Conseil. Son dernier combat (un de plus en faveur de la modernité) sera
voué à l’ouverture d’une route par le col du Lukmanier pour désenclaver
sa vallée.
Mais de l’homme lui-même, on ne sait pas grand-chose. Là intervient la
romancière, qui remplit les vides. «J’ai écrit la légende de Carlo
Gatti. Une des légendes possibles», dit l’auteure dans sa postface. Si
rien de ce qu’elle avance n’est certain, tout est plausible. Elle le
fait avec un art consommé du récit, dans un texte où les dialogues
occupent une place importante.
Gatti, sensible au sort misérable de beaucoup d’enfants londoniens,
était réputé les secourir. Sa vie nous est donc racontée par un
personnage fictif, sorti du caniveau et recueilli par lui. En même
temps, le roman est une autobiographie de ce dernier, Nick. Ayant pu
fréquenter une école réservée aux enfants de milieux modestes, il fera
des études à L’Ecole polytechnique de Zurich et, en disciple du fameux
ingénieur George Stephenson, deviendra constructeur de viaducs pour les
chemins de fer alors en pleine expansion.
À travers ces deux destins, mais soulignons-le, sans que les
personnages du livre soient de simples prétextes à l’étalage de
connaissances historiques, c’est toute une époque qui prend couleur.
Londres vers le milieu du 19e siècle revit pour nous: les quartiers
misérables décrits par Dickens, avec leurs enfants des rues (quand ils
ne travaillent pas dans les usines); les «écoles du dimanche» qui ont
joué leur rôle pour alphabétiser les classes populaires; l’intense
activité du port où accostent voiliers et bateaux à vapeur;
l’Exposition universelle de 1851 et son fascinant Cristal Palace, tout
de fer et de verre, où sont exposées machines et locomotives,
illustrant la suprématie industrielle de l’Angleterre. Une puissante
nation que n’épargnent cependant pas de ravageuses épidémies de choléra.
Le roman est construit aussi sur des flash-backs: nous assistons, avec
Carlo Gatti à Paris, aux Trois Glorieuses de 1830. Un Paris qu’il
retraverse régulièrement, sous le Second Empire, pour ses visites au
Tessin. La ville est en pleine transformation, avec notamment les
nouvelles Halles de Victor Baltard, monument de fonte et de verre bâti
sur une idée de Napoléon III, et dont la destruction entre 1971 et 1973
fut un crime contre l’architecture!
Si ce roman est un hymne au progrès technique, il constitue aussi un
hommage à tous les émigrés tessinois qui franchirent les Alpes pour
chercher une vie meilleure. Sans doute tous n’ont-ils pas réussi dans
les affaires comme Carlo Gatti. Mais ils formèrent, à Paris, à Londres
et ailleurs, de véritables colonies habitées par un sens profond de la
fraternité.
PIERRE JEANNERET, Domaine public
Zoom ce matin, Geneviève, sur un roman historique intitulé Gatti’s Variétés. C’est le nouvel ouvrage d’Anne Cuneo, une spécialiste du genre, comme on le sait depuis Le Trajet d’une rivière, son best-seller…
Eh oui, qui lui avait valu le Prix des Auditeurs en 1994 et qui avait connu de nombreuses rééditions d’ailleurs… Avec Gatti’s Variétés,
on est aussi en Angleterre, mais au milieu du XIXe siècle, et non du
XVIe, et sur les traces d’un Tessinois, qui a vraiment existé et qui
fut le premier à introduire la glace comme friandise en Angleterre sous
forme de coupette de verre vendue à un ou plusieurs pennies selon la
quantité de glace qu’on y mettait et qu’on appelait les «pennies
leaks»… C’est l’histoire d’un self made man venu du val Blenio, si vous
voulez…
C’est lui qui raconte sa success-story, pour continuer à parler franglais…
Non, pas vraiment… Parce que disons que dans la deuxième partie du
livre, il confie ses souvenirs à celui qui l’on peut appeler son
filleul, un gamin des rues qu’il a recueilli, nourri, éduqué, tout en
le faisant travailler pour son affaire, et qui s’appelle Nicola Martin…
En fait, dans la première partie, on voit le gamin entrer dans cette
communauté de Tessinois de Londres, très soudés, dont Gatti est l’un
des piliers, tandis que dans la seconde, on fait des allers et retours
entre le Tessin, Zurich, où le jeune homme étudie à l’École
Polytechnique, et Londres, où Gatti continue de développer ses
affaires, tout en se faisant élire député au Grand Conseil de son
canton, ce qui n’était pas impossible à l’époque, même quand on vivait
à l’étranger, comme on l’apprend dans ce livre qui fourmille
d’informations originales…
Donc, finalement, c’est plus une biographie qu’un roman, qu’a écrit Anne Cuneo, alors?
Mais non, en fait, parce que c’est romancé et romanesque… Parce qu’il
existe très peu de choses écrites sur Gatti… Gatti dont l’auteure a
découvert l’existence par hasard en visitant le Musée des Canaux, à
Londres, construit, ce musée, dans un ancien entrepôt de glaces de
Gatti… Il faut dire que cet homme avait mis sur pied le commerce de
glaces depuis la Norvège, parce qu’il fallait bien refroidir sa crème
glacée… Ce type avait, semble-t-il, en tout cas à en croire Anne Cuneo,
une idée par seconde, et aussi le cœur sur la main parce qu’il a fait
beaucoup pour l’enfance démunie d’une part, mais aussi pour ses
compatriotes du Tessin à qui il a fourni du boulot, à Londres comme
chez lui… …Anne Cuneo explique d’ailleurs quelles parties de son livre
sont inventées et quelles parties sont absolument véridiques dans une
postface très intéressante…
Cette réussite d’un Tessinois à Londres, c’est aussi l’image d’une époque où l’on croyait au progrès…
Bien sûr, bien sûr, et le sort des gens, il faut le dire, s’est
amélioré dans cette Angleterre victorienne où l’on se croit dans un
livre de Dickens, où le travail des enfants est habituel, où
l’insalubrité est répandue et les écarts entre les classes sociales
effrayants. Avec ses personnages hauts en couleur, inventés ou
authentiques, encore une fois, Anne Cuneo nous raconte une nouvelle
histoire, mais, au final, c’est un peu toujours la même qu’elle
raconte, puisqu’elle parle dans tous ses livres de la soif d’apprendre,
du partage des connaissances, de l’immigration et de l’intégration, et
du désir de rendre le monde meilleur tout simplement… Des thèmes qu’on
retrouve vraiment dans toute son œuvre…
GENEVIÈVE BRIDEL, Quartier Livres, RTS La Première, Journal du samedi
Aller
prendre un café nous est si naturel que l’on peine à imaginer comment
c’était avant qu’un homme comme Carlo Gatti imagine le café-restaurant,
ce lieu animé et convivial où savourer des glaces ou un bon repas,
peut-être en musique. C’était à Londres vers 1830, et ce Tessinois
allait révolutionner la capitale, avec une énergie entrepreneuriale qui
fait frémir la plume endiablée d’Anne Cuneo.
Marie-Claire, édition suisse
Anne Cuneo retrouve un Suisse dans le Londres de Dickens
Dans la capitale britannique
des années 1850, l’écrivaine fait revivre Carlo Gatti, entrepreneur de
génie originaire du Tessin qui fit fortune grâce au commerce de crème
glacée. Un récit passionnant
Carlo Gatti, ça vous dit quelque chose? C’est peu probable. Méconnu
dans son pays natal, ce Tessinois est devenu célèbre à Londres, au
mitan du XIXe siècle, en y démocratisant le commerce de l’ice-cream (il
a été le premier à vendre des glaces un penny). C’est à ce génie du
commerce doté d’un grand cœur qu’Anne Cuneo consacre son nouveau roman,
dont l’atmosphère n’est pas sans rappeler l’œuvre du grand Charles
Dickens. À lire absolument.
Comment êtes-vous tombée sur l’histoire de ce Carlo Gatti?
Totalement par hasard. De passage à Londres afin de vérifier certains points historiques sur mon roman Un monde de mots, que j’avais déjà rendu à Bernard Campiche, j’étais sortie du bed & breakfast
un peu excentré dans lequel je logeais et, à la recherche d’un arrêt de
bus, je suis tombée sur le Musée londonien des Canaux, qui se trouvait
être un ancien entrepôt de glace de l’entreprise de Carlo Gatti. Dans
un coin du musée, j’ai été happée par le portrait de l’homme. C’est là
que j’ai appris avec surprise que Gatti était Suisse, qui plus est
Tessinois! C’est même lui qui avait favorisé la construction du col du
Lukmanier! J’ai donc voulu faire en sorte qu’on sache qui il était.
J’ai commencé à en parler autour de moi et me suis aperçue que même
cent cinquante ans après son décès, des bruits couraient encore à son
sujet. Qu’il était un ignare, un rustre analphabète à qui la chance
avait souri.
L’histoire de Gatti est déjà
tellement romanesque… Pourquoi avoir imaginé le personnage de Nicola,
votre narrateur, ce petit garçon chétif recueilli par le Tessinois
alors qu’il crevait de faim dans une rue?
J’écris toujours mes livres à la première personne, pour partir d’un
point de vue. En m’apercevant que le commerce de Gatti avait perduré
après sa mort grâce à ses neveux, je me suis donc dit qu’il ne fallait
pas écrire la vie de Gatti par Gatti, car il me fallait aller au-delà
de sa mort. J’ai donc longuement cherché un narrateur. Et, après avoir
hésité à donner un don d’écriture à un de ses garçons de café, j’ai
décidé de créer le personnage de Nicola, notamment pour que les
Tessinois de Londres soient regardés d’un point de vue extérieur. Les
journaux anglais ayant été intégralement numérisés, je me suis lancée
dans des recherches dans cette infinie base de données et ai découvert
dans un article qui était consacré à son succès que Carlo Gatti était
catastrophé de voir ces pauvres enfants errant dans les rues d’un
Londres qui, à l’époque, ne faisait pas de cadeau. Il affirmait en
avoir mis quelques-uns au travail mais désespérait de ne pouvoir tous
leur porter secours, tant ils pullulaient à cette époque. Mon
personnage était tout trouvé.
Ce qui traverse tout le livre,
c’est que Carlo Gatti a toujours su donner leur chance aux autres et à
ses produits. C’était, en somme, la raison de son succès.
Gatti avait à cœur d’être la chance des autres. Il repérait par
exemple certains garçons de café un peu plus doués que la moyenne et
leur proposait d’acheter pour eux un petit établissement à faire
fonctionner et fructifier, puis leur disait de le rembourser plus tard.
Il y a des dizaines, peut-être des centaines de cafés qui se sont
ouverts comme ça. La psychologie de Gatti m’est apparue dans ce
fonctionnement empli d’altruisme. Il avait une incroyable imagination
commerciale! Tout juste arrivé à Londres, il lui a fallu quelques coups
d’œil pour comprendre ce qui ferait marcher ses affaires. Il a commencé
par vendre des marrons à Paris, puis, arrivé à Londres, il a eu l’idée
de ces petits cafés à la parisienne, joliment décorés, et il a ainsi
fait sortir les femmes de chez elles. Il a dû quelque part se dire ce
que moi-même je me dis en écrivant: je n’écris pour faire plaisir à
personne; il faut juste que l’histoire fonctionne pour moi. Mais
ensuite, plus je fais plaisir aux autres, plus je suis heureuse.
Comment expliquez-vous qu’on connaisse si peu ce Carlo Gatti ou pratiquement pas en Suisse, malgré son incroyable destin?
Au Tessin, il faisait de la politique en tant que conservateur. Mais il
appartenait à ce parti par tradition familiale. Il a d’ailleurs été
député au Grand Conseil tessinois. La dernière fois qu’il s’est
présenté, il a fait campagne sous l’étiquette libérale. Il a été battu
et je pense qu’on ne lui a pas pardonné cette défaite. Nous sommes
plusieurs à nous être intéressés au destin de Carlo Gatti. À notre
avis, les filles de Carlo Gatti, qui sont restées à Londres, étaient
devenues très snobs et préféraient qu’on ne parle plus de leur père,
qu’elles prenaient pour un sauvage parce qu’il n’avait pas assimilé les
codes bourgeois dans lesquels elles sont nées et ont vécu grâce,
pourtant, à sa réussite.
La description que vous faites du destin de Nicola et de l’impitoyable Londres du XIXe siècle rappelle beaucoup Oliver Twist, de Charles Dickens. Comment avez-vous fait pour parvenir à un tel degré de réalisme?
Carlo Gatti avait son magasin au coin de la rue où Dickens avait placé son Oliver Twist.
J’ai d’ailleurs relu la moitié de l’œuvre de Dickens pour préparer ce
roman, car il était autant journaliste qu’écrivain et décrivait
minutieusement ces bas-fonds où de jeunes enfants dépérissaient. Je me
suis également rendue à Londres maintes fois et j’ai arpenté la ville.
J’ai écrit deux livres en même temps que mes recherches, qui sont
allées assez vite.
Il y a des similitudes entre ce petit Nicola et vous. Vous vous êtes notamment battue pour faire des études.
Je dirais que j’ai une certaine empathie pour le personnage de Nicola.
À un moment de ma vie, je me suis trouvée dans la même situation.
Arrivée à Londres à l’âge de qutorze ans, je n’avais rien ni personne.
En théorie, j’avais une mère, mais elle ne s’occupait pas de moi. Ce
qui m’a été salutaire, c’est que j’ai croisé la route de gens qui m’ont
tendu la main. Des gens qui comprennent quelque chose à l’enfance et
voient tout à coup un certain potentiel dans un enfant. À la fin du
premier chapitre, une fille dit à Nicola que Carlo s’en occupe car il
lui rappelle son fils mort. Nicola se désole de recevoir autant d’aide
et de ne rien pouvoir donner en retour. Quand j’ai pu donner quelque
chose à la vieille dame londonienne qui s’était occupée de moi,
lorsqu’un jour elle s’est trouvée aussi démunie que je l’étais quand
elle m’a prise en charge, je l’ai fait. C’était une façon de paye ma
dette.
Une œuvre de haute voltige pour un roi de l’ice-cream au grand cœur
C’est devenu la marque de fabrique d’Anne Cuneo: conter la vie de
personnages réels, plus ou moins connus, tout en prenant les libertés
qu’autorise la fiction. Dans ce Gatti’s Variétés,
elle fait le portrait de Carlo Gatti, Tessinois célèbre dans le Londres
des années 1850 pour avoir popularisé la crème glacée, qu’il proposait
de déguster dans d’élégants cafés où se pressaient les familles. Ours
mal léché d’apparence mais homme généreux en réalité, il recueille un
orphelin nommé Nicola (le narrateur), petit Oliver Twist qu’il met au
travail et qui va rapidement faire preuve de dons extraordinaires.
Impossible de le laisser travailler à la caisse, ses aptitudes à
mémoriser et à manier les chiffres sont trop éclatantes. Carlo Gatti
met donc tout en œuvre pour que le gamin puisse faire des études. Mais,
depuis la pension où il passe de nombreuses années, Nicola garde un œil
sur les avancées de son bienfaiteur. Il assiste à l’essor de son
commerce de glaces, au succès flamboyant que remporte sa machine à
fabriquer le chocolat à l’Exposition universelle et à l’expansion de
son empire: cafés, réfrigération alimentaire, music-hall… Ayant fait
venir à Londres plus de deux mille Tessinois afin qu’ils prennent part
à sa success story, Gatti aurait pu devenir un businessman
hautain et inaccessible. Mais Anne Cuneo – qui confirme son art du
roman historique – le dépeint, avec un réel souci de vérité, comme
l’être humain aux nobles valeurs qu’il fut. Le héros parfait d’un roman
de haute voltige.
LUCAS VUILLEUMIER, Le Matin Dimanche
Le
destin d’un modeste Tessinois à Londres remet à l’honneur le rêve de
l’entreprise. Anne Cuneo ressuscite avec passion le restaurateur Carlo
Gatti
À en croire Gatti’s Variétés,
l’industrialisation a amené aussi l’espérance. Peut-être bisuffirait
d’une conjoncture économique positive pour que les plus délaissés de la
société puissent eux aussi trouver un destin favorable en suivant la
route du progrès. Le XIXe siècle, avec ses constructions de machines,
de routes, d’installations sanitaires et électriques, mais aussi
d’écoles, a été propice aux rêves de chacun. Avec son dernier roman,
Anne Cuneo travaille au portrait d’un homme d’exception du XIXe siècle,
le Tessinois Carlo Gatti. Issu d’une famille patricienne mais pauvre de
la vallée de Blenio, né en 1817, il a commencé comme vendeur de marrons
à Paris, puis a fait carrière comme restaurateur à Londres, où il a
fait fortune avec l’importation de la glace. Très attaché à ses
origines, il a tout fait pour aider ses compatriotes. À la fin de sa
vie, il s’est essayé à la politique et a siégé au Grand Conseil
tessinois, où il n’a cependant pas été réélu. Carlo Gatti est mort à
Bellinzone à 61 ans.
«Il y avait quelque chose de chaleureux, de pittoresque, dans
l’amoncellement de vieilles maisons, avec ces marchands éparpillés un
peu partout. Aujourd’hui les maraîchers sont ici, les verduriers là,
les beurriers plus loin, tu veux des œufs, tu vas dans le pavillon qui
est là, tu les trouves tous, tu peux comparer rapidement, décider vite.
C’est mieux, bien sûr.»
Voilà comment Gatti évoque avec nostalgie les anciennes Halles de
Paris, tout en reconnaissant les avantages des nouvelles constructions.
Avec des descriptions qui mettent l’eau à la bouche, l’histoire du
restaurateur nous plonge dans les entrailles d’abord du Paris des
années 1830 et de la Restauration, puis de la Londres victorienne. La
métropole anglaise fourmille d’immigrés, d’inventeurs, d’incroyables
personnages qui semblent nés pour vivre dans la boue et dans la gloire,
le passage d’une extrémité à l’autre se produisant avec une rapidité
quelque peu déconcertante. Aux atmosphères citadines viennent s’ajouter
les traversées du Gothard amenant à l’inoubliable Tessin.
Sur fond de révolution politique, économique et sociale, la voix de
Carlo Gatti résonne au travers du temps et tout au long de ses
déplacements. C’est que ce génie de la restauration, doué du sens de
l’entreprise, qui a excellé par son art des glaces, des cafés, thés,
des sucettes, etc., a le souffle long. En outre, le «bon géant» a le
cœur sur la main, et n’hésite pas à recueillir les orphelins des
mauvais quartiers londoniens tels que Seven Dials et Hungerford,
lesquels finiraient à cette époque par devenir inéluctablement des
truands. Nick, un des protégés de Gatton, surnom affectueux de Carlo
Gatti, doit sa réussite à son sauveur. L’histoire du garçon recueilli
est à l’aune de celle de Gatton: l’enfant qui au décès de sa mère ne se
souvient même pas de son propre prénom suivra la remarquable école du
Christ’s Hospital, puis l’EPF de Zurich et sera ingénieur à vingt et un
ans. C’est ainsi que l’histoire de Gatton engendre un destin, celui de
Nick, tout aussi exceptionnel. Carlo raconte son parcours au jeune
homme doué d’une mémoire et d’une intelligence prodigieuses, pour que
celui-ci écrive sa biographie. La narration est construite en miroir,
conjuguant les deux voix de Gatton et de Nick, narrateurs à tour de
rôle.
Gatti’s Variétés se lit
comme un roman historique, riche, précis et engagé, mais surtout comme
un mythe. Bien plus qu’un personnage réel avec de l’épaisseur, Carlo
Gatti devient une figure légendaire. Il n’y a pas de doutes, pas
d’ombre chez cet homme, juste un mauvais départ et un génie qui surgit
d’un coup à trente ans. Le roman historique flirte parfois avec le
conte rocambolesque. Les situations s’enchaînent avec brio, les
personnages restent à distance. Ils sont pris dans un volontarisme
indémontable, trait de caractère aimé et choisi par leur auteure.
Hélas, ce trait de caractère fait qu’ils peinent à nous surprendre et
que la tension narrative s’estompe.
Comme tout conte qui se transmet dans le temps, ici porté par la voix
de Nick à plus de cinquante ans, il parviendra à des oreilles
attentives, habituées à un autre contexte de vie. Les nôtres, pleines
des bruits de la post-industrialisation, auront besoin de croire aux
hommes de cœur qui changent une époque, ne serait-ce qu’avec des glaces
à un penny.
LUISA CAMPANILE, Viceversalittérature.ch
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Anne Cuneo conte le roi de la glace
L’écrivaine vaudoise raconte Carlo Gatti, entrepreneur tessinois émigré à Londres à l’origine du commerce des crèmes glacées
Ses penny-lick faisaient fureur dans les années 1850 à Londres.
On lui doit l’expansion des crèmes glacées avant l’invention du frigo,
jusque-là connues uniquement des papilles de la haute société. Le nom
de cet entrepreneur de génie? Carlo Gatti, un Tessinois émigré à
Londres, qui est aussi devenu député au Grand Conseil tessinois.
L’homme est à l’origine de nombreuses petites révolutions. Le commerce
industriel de la glace, d’abord, qu’il faisait importer de Norvège par
blocs. Mais aussi l’implantation de cafés parisiens à Londres. Les
élégants cafés Gatti offraient leur premier lieu de divertissement aux
femmes, qui pouvaient siroter un chocolat chaud en toute tranquillité,
sans craindre d’être importunées par un habitué de pub aviné.
L’écrivaine vaudoise Anne Cuneo nous raconte par téléphone – une
mauvaise chute la maintenant alitée – pourquoi elle est tombée sous le
charme de cet homme dont elle nous brode la biographie dans Gatti’s Variétés, son dernier roman.
Comment avez-vous rencontré Carlo Gatti?
Par le plus complet des hasards: je suis tombée sur un portrait de lui
au musée des canaux à Londres. Ces derniers ont notamment servi à
transporter de la glace. J’ai ainsi appris que la cheville ouvrière de
ce commerce était un Suisse, et tessinois en plus!
Gatti a révolutionné la vie sociale de Londres avec ses cafés à la
française. Avant, les femmes ne sortaient pas de chez elles. Mais chez
Gatti, les bancs et les miroirs témoignaient d’un certain raffinement.
On ne servait pas d’alcool, les garçons à la porte surveillaient qu’il
n’y ait pas de loubards qui entrent, etc. Quant au commerce de glace,
il n’a pas seulement servi aux fameuses penny-lick: il a également
popularisé la réfrigération des aliments. Ce qui fait de Gatti un
personnage romanesque, c’est qu’il n’est parti de rien: il a quitté le
Tessin en 1830, a passé une quinzaine d’années en tant que vendeur de
marrons à Paris, avant d’ouvrir café sur café à Londres. Il est devenu
millionnaire.
Je suis tombée des nues en me rendant compte que presque personne, même
pas la plupart de mes amis au Tessin, ne connaissait cet homme.
Comment vous êtes-vous documentée sur sa vie?
J’ai déjà relu la moitié de Dickens, qui se situe exactement à cette
période. Il existe aussi beaucoup de littérature sur l’Angleterre
victorienne. Par ailleurs, comme la British Library numérise depuis
plusieurs années tous les journaux anglais existants depuis le début de
l’imprimerie, je m’y suis abonnée. J’ai demandé tous les journaux
londoniens mentionnant Carlo Gatti, et j’ai reçu quelque trois cents
pages en version électronique. En les lisant, vous ressentez déjà une
certaine ambiance, sutout quand vous tombez sur des articles signés
Dickens!
Vers la fin de sa vie, Carlo Gatti donnait des sortes d’interviews dans
les journaux. Il s’offusquait souvent du sort des enfants démunis à
Londres. Beaucoup d’enfants pauvres travaillaient alors depuis l’âge de
six ans, mais ceux qui n’avaient pas d’occupation étaient abandonnés
dans la rue, livrés à eux-mêmes, devenant mendiants ou voleurs quand
ils ne mouraient pas. Au Tessin, tous les enfants allaient
obligatoirement à l’école jusqu’à douze ans. Gatti a recueilli
plusieurs enfants, qu’il a fait travailler dans ses cafés.
Carlo Gatti, le vendeur de
marrons devenu millionnaire, son protégé Nicola, doté du don des
chiffres et d’une mémoire photographique… Votre livre est-il un hommage
aux hyperdébrouillards?
Ce ne sont pas des hyperdébrouillards, ma chère amie, mais des gens qui
sont restés au bord du chemin, à qui l’on a donné une chance et qui
l’ont prise! Par ailleurs, les émigrés sont souvent doués pour les
langues. Et la mémoire photographique, c’est une capacité commune à
beaucoup de gens à l’époque où les livres étaient rares. Ce don s’est
peu à peu perdu, on n’en a plus besoin. Ce livre est quelque part aussi
un hommage à l’enfance maltraitée. Quand vous vous occupez d’un enfant
perdu, vous voyez qu’à partir d’une chose misérable peut s’épanouir une
rose extraordinaire.
Avez-vous eu des retours d’éventuels descendants?
Oui, c’était mon super-cadeau de samedi soir dernier: un homme qui doit
être l’un des arrière-arrière-arrière-petit-fils de Carlo m’a appelée
pour me dire: «On a tout dit de notre ancêtre, mais vous avez tout
compris.» Ce descendant- là a racheté la maison que Carlo Gatti s’était
construite à Marogno {ndlr: sur la route du col de Lukmanier, au
Tessin}, qu’il a restaurée à l’identique: l’intérieur de la maison est
tapissé de peintures à même les murs.
Vous êtes entrée dans la maison de Carlo Gatti au Tessin?
Euh, non, pas exactement… Disons que je m’y suis rendue quand elle
était en train d’être rénovée au mois d’août 2012. Je ne savais pas
encore à qui elle appartenait, le propriétaire était apparemment en
vacances. Alors avec un ami, on est montés sur les échafaudages et on a
guigné dedans. C’était magnifique.
L’art des dialogues
Carlo Gatti, jamais entendu parler? Le fabuleux destin d’un bambin
londonien abandonné qui finit par étudier à l’EPFZ, ça vous laisse de
marbre? Comment marchait le commerce des glaces au XIXe siècle, vous
vivez déjà très bien sans le savoir? Hausseurs de sourcils et autres
sceptiques, réjouissezvous, ce livre est aussi pour vous.
Par la maîtrise des dialogues, son art de la narration, des anecdotes
et surtout sa grande connaissance de la ville, Anne Cuneo vous entraîne
sans peine et dès les premières pages dans le Londres foisonnant du
XIXe siècle. Ce récit librement inspiré de la vie de l’entrepreneur
Carlo Gatti se laisse lire à la manière d’un polar. L’écrivaine brode
la réalité à partir d’événements attestés, telle l’Exposition
universelle de 1851 où Carlo Gatti a présenté une machine à fabriquer
le chocolat, ou tel cet incendie ravageant son établissement. «J’ai
bien fait mes devoirs», nous confie-t-elle, précisant qu’il n’y a pas
un mètre carré du Londres qu’elle décrit où elle n’a pas, dit-elle,
posé les pieds, en réinterprétant le quotidien de l’époque. On se prend
de passion pour le surnommé «Zichinin» qui assume la narration, cet
enfant abandonné qu’Anne Cuneo imagine recueilli par Carlo Gatti. Une
belle histoire de plus dans la riche bibliographie de l’écrivaine
vaudoise.
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève et 24 Heures {sans la critique du livre}
Carlo Gatti marche à Londres avec Anne Cuneo
L’écrivaine suisse retrace dans Gatti’s Variétés
le parcours incroyable et méconnu du Tessinois Carlo Gatti, devenu roi
des glaciers, des restaurants et de dans le Londres des années 1850. L’Hebdo l’a suivie
«C’est ici! C’est là que cet homme m’a eue!» Nous sommes au Canal
Museum de Londres, au bord de Regent’s Canal, dans une vaste glacière
en brique du XIXe siècle transformée en musée. Dans le hall, le
portrait d’un homme au regard viril et impatient, les sourcils
bouillonnants. En dessous, le cœur sur les lèvres, une midinette de
quasi quatre-vingts printemps le regarde, Anne Cuneo.
Elle était venue à Londres faire ses adieux à John Florio,
traducteur et lexicographe italo-anglais du XVIe siècle, héros de son
roman Un monde de mots, lorsqu’un matin de 2011 elle entre dans ce Canal Museum, la tête encore pleine de La Quinzaine prodigieuse,
la pièce écrite pour la Compagnie du Clédar à la vallée de Joux
racontant l’exploitation de la glace sur le lac Brenet. «J’ai été
interpellée. Qui pouvait bien être ce type, ce Suisse, qui avait connu
un destin londonien incroyable et que personne ne connaissait?»
Elle dévore la seule et modeste publication existante sur Carlo Gatti,
signée d’une bibliothécaire anglaise, écrit à l’Unione Ticinese London,
rencontre son président, Peter Barber, un historien anglo-tessinois qui
dirige le département des cartes de la British Library, et prend la
route: direction Marogno dans le Val Blenio au Tessin, village natal de
Gatti, où elle tire les vers du nez des vieux du village, Bellinzone où
il a été enterré avec les honneurs dus au notable qu’il était devenu,
Hull dans le nord de l’Angleterre, où arrivaient les bateaux chargés de
la glace de Norvège qui ensuite alimentait les glacières de Gatti, ses
restaurants et ceux du Tout-Londres, retrouve un film en noir et blanc
de 1944 oublié, Champagne Charlie, du nom d’une star de music-hall qui jouait dans les théâtres de Gatti.
Elle se lance dans le roman début 2012, le termine le 31 décembre 2013
avec, le pensait-elle alors, ses «dernières forces». Son cancer du
sein, vaincu il y a trente ans, avait récidivé. «Mais je ne voulais pas
mourir en laissant un manuscrit inachevé!» Elle n’est pas morte,
résistante d’entre les résistantes depuis sa prime enfance entre un
père tôt disparu, un orphelinat de bonnes sœurs lausannoises pas
tendres avec les Italiens pauvres et une mère préférant le casino à sa
progéniture. La chimio l’épuise, mais pour rien au monde elle ne
perdrait l’occasion d’une balade dans les pas de Gatti, qui lui
donne des ailes.
Flâner en compagnie d’Anne Cuneo, volubile raconteuse d’histoires,
revient à voyager avec sa machine à réalité augmentée personnelle. Là
où nous voyons une gare traversée par une foule pressée, elle voit les
cafés enfouis sous nos pas, entend les conversations des hommes et des
femmes qui hantent la mémoire des lieux, évolue parmi les personnages
sortis de son imagination. «Quand je suis dans un livre, je suis une
autre personne. Je navigue dans le temps avec mon esprit. Je vois mes
personnages évoluer autour de moi. Je suis un vrai écrivain-cinéaste.»
Tout comme elle l’avait fait avec John Florio ou Francis Tregian, héros
du Trajet d’une rivière, elle
communique avec Gatti. «Je le distingue clairement. Grand, vigoureux,
solaire. Il faut que ça passe après un temps, cet affect, sinon c’est
trop lourd.»
Le cœur de l’empire Gatti, arrivé à Londres en 1847 après une dizaine
d’années passées dans le commerce familial à Paris, c’est Charing
Cross. En passant sous la gare, on distingue les arches voûtées de
l’ancien marché de Hungerford, où le Tessinois vendait ses pâtisseries
et chocolats, ouvrait le premier café à la parisienne de Londres –
nappes, miroirs, musique pour un public non plus d’ivrognes mâles mais
de familles et d’élégantes – et, surtout, popularisait sa Penny Ice Cream, la portion de glace à lécher sur place, démocratisant la crème glacée, alors réservée aux riches, de manière spectaculaire.
Les prémices d’un empire
Gatti n’est alors pas un inconnu: en 1849, il a ouvert un
café-restaurant au numéro 129 de Holborn Hill, plus au nord, faisant
sensation à l’Exposition universelle de 1851 de Londres avec sa machine
à fabriquer le chocolat. Son entreprise fleurit, essaime dans toute la
ville, ses frères le rejoignent, créant les prémices d’un empire Gatti
qui donnera autant dans la restauration, les salles de spectacles, le
commerce international de la glace que l’électricité. Hungerford Market
brûle, la gare se construit pardessus, et Gatti voit de suite le
potentiel du quartier, par ailleurs non loin du pimpant Trafalgar
Square, symbole du patriotisme anglais. À Charing Cross, sur Villiers
Street, il crée un des premiers music-halls de Londres, Gatti’s under the Arches. Une plaque bleue l’indique sur la façade: Kipling, qui habitait la rue, raconte dans Abaft the Funnel comment il regardait les gens entrer et sortir de ce haut lieu de la vie nocturne londonienne. The Archer Shopping, Champagne Charlie: les enseignes d’aujourd’hui ont de la mémoire. Les actuels Charing Cross Theater ou le kitschissime The Playhouse Theatre occupent les espaces naguère occupés par Gatti.
Café de la Confédération
Sur Embankment, en bas de Charing Cross, un Starbucks
a pris la place de l’ancien Café de la Confédération fondé par Gatti.
«Il était très patriote! Il a beaucoup fait pour le Tessin, ne
travaillait qu’avec des Tessinois à Londres, a construit une usine de
chocolat et des maisons dans sa vallée, s’est engagé en politique dans
son canton, a fait du lobbying pour la route du Lukmanier au moment du
projet de liaison ferroviaire entre la Suisse alémanique et le Tessin.
Je pense qu’il aurait eu un destin national s’il n’était pas tombé
d’une échelle stupidement à l’âge de soixante et un ans!»
Lorsqu’il meurt, en 1878 à Dongio, l’entreprise familiale compte des
dizaines de cafés, restaurants et théâtres de music-hall. Son enseigne
de livraison de glace perdurera jusqu’en 1982. Son restaurant de
Charing Cross sera le premier à être éclairé à l’électricité à Londres.
«Il a été novateur dans tant de domaines! Il a lancé la mode des
billards, ouvert les cafés aux femmes, fait manger aux Anglais du
chocolat et des glaces, toujours en prenant des risques incroyables ou
en résolvant des problèmes énormes comme la livraison de glace toute
l’année en quantité industrielle. C’est un personnage de roman
magnifique! Le genre de figure mythique sur laquelle circulent des
rumeurs, comme celle qu’il aurait été assassiné parce qu’il était
devenu trop à gauche, qu’il avait trahi le parti de ses ancêtres…»
Il est vrai que, élu deux fois au Conseil d’État pour le parti
conservateur, il s’est présenté une troisième fois pour le parti
libéral d’alors, n’a pas été réélu. Il serait parti à Bellinzone, dit
la légende, en lançant: «Dongio, tu as eu mon fric, tu n’auras pas mes
os!»
À Londres, Anne Cuneo a semé partout ses petits cailloux. Elle est ici
chez elle, entame la conversation avec le chauffeur de taxi, les
voisins de tablée au pub, les vendeuses. «Je suis une gentille,
contrairement à la réputation que l’on m’a faite…» Pour ses romans,
notamment ses récits plongeant dans le siècle de Shakespeare, Objets de splendeur, Un monde de mots ou Le Trajet d’une rivière,
elle a hanté Covent Garden ou Fulham. À l’église St Martin in the
Fields, en face de Charing Cross, elle montre avec fierté les stucs de
la voûte créés par les stuccatori tessinois du XVIIIe
siècle, la première vague d’immigrés tessinois. En remontant Monmouth
Street, elle contemple avec nostalgie la rue des bouquinistes, où elle
a passé des heures à écrire Le Trajet d’une rivière.
Le populaire Salisbury Pub, ses pies et son fameux Sunday Roast,
était tenu au XIXe siècle par un des neveux de Gatti, au temps où
la famille possédait quelque soixante restaurants et pubs et entre
soixante et quatre-vingts théâtres dans la ville. Anne commande un
gingerale, tout comme il y a soixante-six ans: le Salisbury, Anne y est venue à l’âge de quatorze ans avec Miss Brown, personnage de son roman Station Victoria
mais vraie vieille dame anglaise qui, un soir du début des années
cinquante, s’était approchée d’une petite jeune fille de quatorze ans
en pleurs dans la rue devant Victoria Station et l’avait hébergée,
nourrie, habillée pendant un mois. Au Salisbury,
Miss Brown retrouvait ses amis et amies de l’administration coloniale
en buvant du ginger-ale. Depuis, c’est juré, Anne n’y boit aussi que du
ginger-ale.
Fugue à Londres
Ce soir du tout début des années cinquante, Anne Cuneo, gamine
surdouée, solitaire, aventureuse et immature, avait fugué de Suisse à
cause de Gene Kelly. «À treize ans, à Lausanne, je vois Chantons sous la pluie.
Illico, il faut que je me marie avec Gene Kelly! Pour cela, je dois
savoir danser et parler anglais! Je commence à comploter pour aller en
Amérique. Une des maîtresses de mon horrible école de bonnes sœurs à
Lausanne me trouve douée pour les langues et me conseille d’aller
apprendre l’anglais dans une des écoles qu’elles ont, à Plymouth. Ma
mère refuse. Alors je mens, j’imite sa signature, je vole mon passeport
et pars sans rien lui dire. Elle mettra des semaines à se rendre compte
de mon absence. J’arrive à Londres un mois avant le début des
cours. Je ne parle pas un mot d’anglais et ne sais pas où dormir. C’est
là qu’intervient Miss Brown. Elle est la première personne à qui je
raconte tout, même mes rêves américains. Du coup, elle m’achète des
chaussons et m’inscrit à un cours de danse…» La découverte de l’anglais
change sa vie. En six semaines, elle peut lire Jack London – «Un choc»
–, se plonge avec ravissement dans The Forsyte Saga de John Galsworthy et le vaste univers romanesque de la littérature anglo-saxonne.
Carlo Gatti est un immigré italophone, comme elle, comme le préféré de
ses héros, John Florio. «Il y a des choses à son propos que je
comprends mieux que les autres. Quand les journaux font remarquer de
Gatti qu’il parle fort, est exubérant, s’énerve, je sais que ce n’est
pas le cas. On m’a fait le même coup, on m’a aussi dit que je riais
trop fort, que je parlais trop!» Tous ses livres racontent la vie
d’immigrés, intellectuels ou pas. Même Marie Machiavelli, son
enquêtrice lausannoise, l’est. On a dû le lui faire remarquer, un
jour. Elle n’avait rien vu. «Je fais ce que je dois faire, je suppose. »
Tout est vrai
Quand Gatti est mort, il possédait une ferme modèle près de Londres où
il travaillait avec un ingénieur pour trouver comment enrichir le sol
au Tessin. Il y avait d’ailleurs aussi acheté une ferme, et non des
bistrots comme les autres Tessinois de Londres. «Il voulait rendre le
Tessin plus fertile, que les jeunes n’aient pas besoin d’aller chercher
ailleurs…»
Elle est vite essoufflée, Anne, dans les rues de Londres. À trente-huit
ans, lors de son premier cancer, elle a cru mourir, au point de se
lancer dans une autobiographie pour que sa fillette sache qui elle
était, Portrait de l’auteur en femme ordinaire. Cet hiver, elle a failli mourir, de nouveau. Cet été, ses cheveux repoussent.
À Genève, elle habite dans le même immeuble que son frère Roger, dont
elle a appris en lisant le livre qu’il a publié en 2009 qu’il s’était
fait violer, enfant, de l’orphelinat où il avait été placé. Ils ont
mis du temps à s’entendre. «Ma mère, pourtant quasi absente de nos
vies, avait réussi à nous diviser pour mieux régner.» Il a jeté Station Victoria
par la fenêtre en découvrant le portrait au vitriol de la mère de
l’héroïne. Sa femme est allée rechercher le livre, le lui a tendu en
disant: «Tout est vrai.»
Miss Brown aura été une des nombreuses bonnes fées qui ont adouci le
destin d’Anne. Il y aura aussi ce patron de banque suisse qui l’avait
engagée comme assistante avant de l’aider à payer ses dettes et de lui
trouver un travail de rédactrice dans une agence de publicité à Zurich.
Ou le père de la famille bernoise où sa mère l’avait envoyée comme
jeune fille au pair après son retour d’Angleterre, qui l’inscrit à la
bibliothèque et lui paie le premier semestre de l’École de commerce à
Lausanne, sésame pour les études, l’écriture, la vie.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
L’homme des glaces
Anne Cuneo part à la poursuite
de Carlo Gatti, Tessinois qui changea la vie des Londoniens au milieu
du XIXe siècle. Un récit romanesque formidable
Voilà sans doute l’un des entrepreneurs les plus miraculeux. Un
Tessinois transforma la vie des Londoniens, qui lui en gardent encore
reconnaissance, alors qu’en Suisse il est aujourd’hui encore demeuré
quasi inconnu: Carlo Gatti s’avance enfin. Anne Cuneo adore ce genre
d’histoire: partir d’un destin laissé dans l’ombre, en saisir
l’incroyable et la pâte humaine, et redonner vie à l’affaire par son
merveilleux talent de romancière. Il y a quelques années, elle avait
par exemple traversé l’époque de l’Angleterre élisabéthaine en se
penchant sur les destinées de Francis Tregian (Le Trajet d’une rivière, Campiche, 1993) ou de John Florio (Un monde de mots, Campiche, 2011).
Son nouveau Gatti’s Variétés,
toujours chez Campiche, raconte une fois encore une destinée passant
par Londres. Mais, cette fois, c’est au mitan du XIXe siècle, en pleine
époque victorienne, que l’aventure se déroule. Car c’est bien d’une
stupéfiante aventure qu’il s’agit. Carlo Gatti, Tessinois modeste, eut
du flair et sans doute du génie. Celui de produire dans la bonne ville
de Londres du chocolat et surtout des glaces, des ice-creams vendus à
la criée, en des boutiques, cafés ou étals qui, pour la première fois
dans la capitale britannique, ne s’adressaient pas qu’aux gens aisés.
En mettant ces portions de glace à portée de tous, en inventant des
cafés populaires, Carlo Gatti changea Londres et sa vie sociale. Et il
le fit de nouveau en développant petit à petit des salles de music-hall
où les foules se pressaient.
Anne Cuneo ne se contente pourtant pas d’une biographie, même si tous
les éléments historiques sont le fruit d’un intense travail de
recherche. Elle en fait une légende fascinante, inventant comme point
de départ et conteur la voix d’un enfant recueilli par Gatti, et dont
l’existence accompagne dans ce récit romanesque le développement des
affaires familiales. C’est merveilleux d’émotion, léger de style,
incisif par le regard et cette façon de faire revivre l’époque, la
construction de l’étonnant Crystal Palace pour l’exposition de 1851, ou
les lieux de spectacles, les cafés, les affaires et les drames.
Surtout, Anne Cuneo ressuscite Carlo Gatti, grand oublié de la geste
entrepreneuriale suisse: un Tessinois jovial et bourru, humble et
habile, qui émigra et changea une cité avec des ice-creams. C’est une
belle histoire que celle de l’homme de la vallée de Blenio devenu
prince de Londres. Et c’est un livre formidable que l’on dévore,
évidemment, en rêvant qu’au coin de la rue un enfant vous propose une
glace.
CHRISTOPHE PASSER, L’Hebdo, Sélection: le meilleur de la rentrée littéraire
«Raconter? C’est faire plaisir!»
Auteur de nombreuses fresques historiques, conteuse dans la veine de
Stendhal, de Balzac ou d’Alexandre Dumas, Anne Cuneo nous a quittés le
11 février. Dans son dernier roman, elle rendait hommage aux émigrés
tessinois
La disparition d’Anne Cuneo attriste ses proches, ses amis et ses très
nombreux lecteurs et lectrices. Nous ne retracerons pas ici sa
biographie, ce qu’ont fait tous les quotidiens romands à l’annonce de
son décès. Rappelons néanmoins, en bref, quelques facettes de cette vie
riche et remplie: la petite Italienne qui perd son père assassiné dans
des circonstances troubles à la Libération; l’exil en Suisse, l’enfance
difficile dans des orphelinats, l’apprentissage de la langue française
qu’elle saura ciseler dans ses écrits; les études en littérature et en
histoire; la jeune militante féministe d’extrême gauche; l’enseignante;
la journaliste à la TSR, la scénariste de films, la chroniqueuse vivant
à Zurich qui faisait mieux comprendre la Suisse alémanique aux Romands…
et la liste n’est pas exhaustive! Malgré une santé très fragile, Anne
Cuneo avait en effet une puissance de travail stupéfiante.
Mais c’est surtout l’écrivaine qui aura imprimé sa marque. Malgré
l’indifférence, voire le dédain injustes d’une certaine critique
élitaire, ce dont elle souffrit, elle avait trouvé un large public
fidèle. Sa production littéraire peut être divisée en trois parties:
une œuvre de jeunesse à la fois inspirée par le surréalisme,
autobiographique et intimiste (Gravé au diamant ou Mortelle Maladie);
une série policière et sociale où s’affirmait l’enquêtrice féminine
Marie Machiavelli; enfin ce qui constitue à nos yeux le meilleur de sa
création, une succession de fresques historiques inspirées. Elle
excellait en effet dans l’évocation de vies riches et originales,
qu’elle replaçait de façon très vivante dans le contexte
politique, économique, social et culturel de leur époque. Avec Le Trajet d’une rivière
(probablement son chef-d’œuvre), c’était le musicien Francis Tregian
dans l’Angleterre élisabéthaine: combien de lecteurs auront appris
grâce à ce livre ce qu’est un virginal, la forme anglaise du clavecin!
Avec Le maître de Garamond,
nous voilà plongés dans l’univers de l’imprimerie et de l’édition – qui
est aussi l’époque de la Réforme – dans la France du XVIe siècle. La Tempête des heures
évoque le Schauspielhaus de Zurich en 1940, accueillant les acteurs et
actrices allemands, souvent juifs, persécutés dans l’Allemagne nazie et
réfugiés en Suisse. Ce ne sont là que quelques exemples. Ces romans
valurent à l’auteure une série de prix littéraires mérités. Mais
surtout, ils remportèrent tous un grand succès auprès du public. Car
Anne Cuneo était une conteuse, dans la veine de Stendhal, de Balzac ou
d’Alexandre Dumas. Elle aimait à dire: «Raconter? Mais c’est faire
plaisir?»
La saga d’un émigré tessinois à Londres au XIXe siècle
Son dernier opus, Gatti’s Variétés,
a paru en 2014 chez Bernard Campiche, son éditeur depuis de nombreuses
années. Anne Cuneo y raconte la vie de Carlo Gatti (1817-1878).
Celui-ci a réellement existé, même si l’on sait assez peu de chose sur
lui. L’auteure a donc suppléé à ces vides par des faits qui, s’ils ne
sont pas certains, sont en tout cas plausibles: ainsi de la rencontre
du jeune Tessinois avec le poète romantique Victor Hugo sur les
barricades de Paris, lors des Trois Glorieuses en 1830. Gatti est né à
Dongio, dans le Val Blenio. À l’âge de treize ans, il franchit le
Gothard à pied et marche jusqu’à Paris pour y vendre des marrons
chauds. C’est alors l’occupation principale des nombreux Tessinois
poussés à l’émigration par la pauvreté. Là, il est engagé comme
serveur dans le fameux café Tortoni, où il apprend le métier.
L’occasion pour l’auteure d’évoquer la Ville Lumière, que traversera
Gatti à chacun de ses voyages de Londres vers son canton d’origine, et
notamment les grandes transformations hausmanniennes sous Napoléon III.
En 1847, Gatti gagne Londres. Là, cet homme parti de rien va mettre sur
pied une série d’entreprises: de la vente dans la rue de glaces à sucer
à un penny à l’achat en gros de glace (dans l’autre sens du terme) en
Norvège, puis à l’ouverture de restaurants. Ceux-ci, qui se situent
entre les clubs réservés à l’aristocratie et les pubs trop souvent
fréquentés par des hommes avinés, plaisent aux femmes. Puis Gatti, avec
d’autres membres de la tribu familiale, met à la mode des
cafés-concerts et un petit empire de musics-halls, qui donnent leur
sens au titre du roman. Il contribuera ainsi de façon importante à la
transformation de la vie sociale à Londres. Il finira ses jours au
Tessin où il sera membre du Grand Conseil et luttera pour l’ouverture
de la route du col du Lukmanier.
Mais le livre n’est pas un plat récit de vie. Avec Anne Cuneo, l’expression «faire revivre
une époque» prend tout son sens. Elle captive le lecteur par des
artifices littéraires. Ici, l’histoire nous est contée par un
personnage fictif, Nick, sorti du caniveau et élevé par Gatti. C’est
l’occasion d’une description à la Dickens du Londres populaire et
misérable, ravagé régulièrement par des épidémies de choléra. Mais
aussi de l’extraordinaire Cristal Palace érigé pour l’Exposition
universelle de 1851. Nick accédera à l’éducation et fera des études
d’ingénieur au Polytechnicum de Zurich qui vient de s’ouvrir. Il sera
un disciple du fameux George Stephenson, le pionnier des chemins de fer
et des viaducs en métal. Anne Cuneo aimait dépeindre les hommes de
science et d’avenir, comme l’imprimeur Garamond. Gatti’s Variétés
constitue aussi un hymne au progrès technique et humain. Le roman est
enfin un hommage à ces émigrés tessinois qui traversèrent les Alpes
pour chercher une vie meilleure. Tous, bien sûr, ne sont pas devenus
des hommes d’affaires fortunés comme Carlo Gatti. Mais il régnait entre
ces exilés, formant à Paris ou à Londres de véritables colonies, un
sens profond de l’union et de la fraternité. C’est l’un des messages
qu’Anne Cuneo a voulu nous communiquer à travers ses livres.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
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