La Vermine en résonnance
Écrivaine, journaliste, réalisatrice, militante de son temps. C’est avec un retour sur son ouvrage La Vermine
et par une rencontre avec Ada Marra, conseillère nationale, à laquelle
elle a dédicacé sa deuxième édition, que nous rendons hommage à Anne
Cuneo décédée le 11 février {2015} dernier.
Dès son plus jeune âge, elle s’est promise d’écrire, mais aussi d’être
«du côté des opprimés». Et beaucoup de ses mots visent à dénoncer la
lâcheté, à lutter contre la soumission, à se battre pour la liberté de
s’exprimer et d’être soi.
Quand elle en parlait dans les années 1970, Anne Cuneo considérait La Vermine
comme «un objet de consommation, comme un tract et non comme un objet
d’analyse littéraire». En effet, révolte horrifiée et navrée, le livre
repose sur l’atmosphère nauséabonde de la campagne pour la deuxième
initiative populaire «contre l’emprise étrangère» dite, du nom de son
auteur, initiative Schwarzenbach
– Schwarzwald, comme Anne Cuneo le renomme avec une ironie décapante.
Ce texte visait à limiter le nombre d’étrangers en Suisse, menaçant
toute une population – sauf les malades et les personnes trop utiles
comme les hommes de sciences {sic}, les fonctionnaires internationaux
ou le personnel d’hôpital – de devoir quitter le territoire. Il avait
été rejeté le 7 juin 1970, mais tout de même accepté par 46 % de
votants (masculins puisque les femmes n’ont pu voter en Suisse qu’en
1971).
Toutefois, La Vermine, cette fable,
comme l’indique le sous-titre, est un roman. Le récit imagine l’exode
volontaire de tous les Italiens de Suisse, laissant le pays exangue. Il
montre comment, moins sonné par le départ de sa femme d’origine
italienne que par l’arrêt du chantier dont il est ingénieur, le
personnage Jacques Bolomet s’approprie par à-coups la véhémence des
discours xénophobes. Il s’en satisfait, non sans tomber dans une forme
de délire paranoïaque, le tout sur fond de cauchemar kafkaïen.
À travers ce personnage, Anne Cuneo glisse au passage une généreuse
moquerie contre une certaine balourdise machiste. La voiture de ce
monsieur est une «Alfa». Celle de Laura, son épouse, est une petite
cylindrée de la marque moins prestigieuse
«FACT». Mais l’homme s’enorgueillit tout de même de la jolie
puissance de cette petite machine puisqu’il l’a achetée pour sa femme.
Dans son livre Une cuillerée de bleu,
l’auteur relate qu’enfant en Italie, elle a entendu lors d’une dispute
un mari dire à sa femme: «ici, c’est moi qui paie, c’est moi qui
commande». À partir de là, elle fera tout pour que «personne jamais ne
puisse {lui} dire quelque chose d’aussi humiliant. {Ainsi}, poésie et
politique se sont mêlés». Et, toujours, elle a lutté.
Étourdissante répétition
Comme beaucoup d’autres enfants d’immigrés, mais aussi avec les
souffrances qui ont été les siennes, Anne Cuneo a négocié sa vie
d’Italienne en Suisse. Elle jauge alors les différences culturelles,
surmonte les difficultés et bataille pour son indépendance.
Briser les frontières et les préjugés, lutter contre la méfiance, que
suscitent les autres est l’un des combars de Ada Marra. Elle nous a
convié dans le même café où elle a rencontré l’écrivain après la sortie
de la réédition de «La Vermine», en 2008.
Dans sa postface, Anne Cuneo affirme: «ce n’est pas avec plaisir que je
l’ai remis en forme, plus de trente-cinq ans après sa première
parution. J’aurais préféré que l’état du monde le rende inutile, et
même qu’il permette qu’on l’oublie». En effet, les clichés d’hier sur
les étrangers sont. si l’on change les nationalités d’origine
auxquelles ils s’adressent, les même que ceux d’aujourd’hui.
Les deux femmes ne se connaissaient pas. L’auteur n’avait rien demandé
à la politicienne, elle cherchait une figure contemporaine pouvant
incarner un combat, mais aussi un enfant des Italiens de l’époque de La Vermine. Et, peut-être, une femme? «Peut-être. En tout cas, j’étais très émue, très fière et très surprise».
Lors de leur rencontre, entre elles, un peu de timidité. Ada Marra se
souvient avoir discuté, «ce n’est pas étonnant», des initiatives de
l’Union démocratique du centre contre la construction de minarets, pour
laquelle les signatures étaient alors en train d’être récoltées, et
pour la naturalisation par les urnes qui venait d’être «heureusement»
rejetée. Deux thèmes qui, indéniablement, visent ceux qui sont
considérés comme des autres.
Figurer à côté de la dédicace de la première édition, adressée à
«Attilo Tonola assassiné à Sankt-Moritz le 23 novembre 1968 par trois
ivrognes qui “n’aimaient pas les Italiens”» est ambivalent pour Ada
Marra. «Il y a un aspect positif, aujourd’hui on ne «tue» plus
l’Italien, il fait partie de la société, le temps fait l’intégration.
L’aspect négatif, Anne Cuneo le mentionne également, s’est que
d’identiques propos dégradants sont toujours tenus». Elle ajoute que
relire en annexe du roman le texte de l’initiative xénophobe «est
effrayant, on y retrouve les mêmes exceptions de pourcentage
d’étrangers plus élevé pour les cantons frontaliers que pour les autres
qui apparaissent dans les débats actuels sur les contingents. C’est
parfois désespérant de se battre contre cette répétition.»
Se battre est «un devoir quand on est enfant d’immigrés. Mais cela ne
nécessite pas forcément de l’agressivité» et la conseillère nationale
est admirative de la lutte par la littérature. Son combat politique
n’est naturellement pas concentré uniquement contre les dérives
xénophobes.
Mais dans ce registre, ce sont moins les questions identitaires qui
doivent être interrogées que, selon elle, les problèmes
socio-économiques qu’il faut résoudre. Ceux-ci peuvent concerner toutes
les personnes qui vivent en Suisse. «Cependant, il se trouve que dans
la plupart des situations de précarité, sur le plan sanitaire, des
salaires ou de la formation, ce sont des étrangers qui les subissent.
Ce n’est pas une question de passeport, l’intégration doit se
comprendre comme intégration dans la société et, en cela, le parcours
d’Anne Cuneo est vraiment étonnant. Elle a défendu son indépendance,
elle a vécu et travaillé entre Suisse romande et Suisse allemande, elle
était reconnue dans les trois régions linguistiques. Elle ne s’est pas
mise de barrière».
SOPHIE NEDJAR, Article 60
Paru
chez CEDIPS, en 1970. Revu et corrigé par l’auteur. Postface inédite.
Un roman inspiré par les initiatives xénophobes sur la limitation du
nombre d’étrangers en Suisse, qui a fait grand bruit lors de sa
parution.
La Vermine est un cri de colère. De colère et de douleur.
Ces sentiments ont fait surgir de l’inconscient une idée dont j’ai
découvert depuis lors que c’est un des grands archétypes des immigrés
du monde entier: «Ils nous maltraitent, ils nous insultent, ils nous
humilient, ils prétendent qu’on les vole – il faudrait qu’on parte
tous; ils s’apercevraient que sans nous, leur pays ne marche plus.»
On retrouve ce thème du départ massif dans la littérature, le plus
souvent orale, des immigrés de tous les continents. En 1964, l’écrivain
noir américain Warren Miller en avait fait, lui aussi, un roman. The Siege of Harlem
(McGraw-Hill, New York, 1964) raconte comment tous les Noirs américains
obtempèrent au vœu raciste : ils quittent les États-Unis. Tous. Après
eux, le chaos. On retrouve fréquemment ce même thème chez les
humoristes, et il fait souvent son apparition dans la correspondance
des émigrés, qu’il s’agisse de lettres privées ou de courrier des
lecteurs.
«Il faudrait qu’on parte tous…» – combien de fois n’a-t-on pas exprimé
cette idée dans les réunions des communautés immigrées en Suisses entre
1968 (lancement de l’initiative dite «Schwarzenbach», du nom de son
auteur, James Schwarzenbach) et juin 1970, où la Suisse l’a refusée ?
C’est de là qu’a surgi l’idée de La Vermine. De là et du sentiment d’horreur, d’injustice, que la situation provoquait chez moi.
Cependant, le vrai coup de pouce est venu d’une autre source. Au moment
même où nous étions arrosés de propagande xénophobe, le Département de
Justice et police a fait distribuer gratuitement dans tous les ménages
une publication intitulée Zivilverteidigung ou Défense civile (Albert Bachmann et Georges Grosjean: Zivilverteidigung, Ed. Miles-Verlag, Aarau, pour le compte du Département fédéral de Justice et police, Berne, 1969. 320 pages).
Défense civile,
version française Maurice Zermatten, qui nous parlait longuement du mal
venu de l’étranger, de la guerre psychologique, et qui impliquait que
tous les étrangers et tous les intellectuels (avec accent sur les
journalistes) étaient des ennemis potentiels de la patrie suisse.
Comble de l’opprobre, la version française, adaptée par un écrivain
(par ailleurs officier supérieur de l’armée suisse), Maurice Zermatten,
aggravait encore le rôle de traîtres de l’intelligentzia et des médias.
Le scandale a été tel que cette publication a très vite disparu. Le
public avait été invité à en couper la couverture et à la renvoyer à
Berne en signe de protestation. Des centaines de milliers de
couvertures avaient ainsi été arrachées, et on ne saura jamais combien
de ces petits livres ont fini à la poubelle ou au vieux papier. Une
des protestations les plus bruyantes avait été celle des écrivains
suisses. Max Frisch, Friedrich Durrenmatt, Nicolas Bouvier, Frank
Jotterand, Pierre-Louis Junod, Jean-Pierre Monnier, Ludwig Hohl, Jörg
Steiner, Paul Nizon, etc., une trentaine d’auteurs connus avaient exigé
la démission de Maurice Zermatten, qui présidait la Société suisse des
écrivains.
Dans un premier temps, Maurice Zermatten avait refusé de se démettre.
Pour manifester leur désapprobation, les protestataires ont alors fait
sécession, ils ont quitté la société en bloc et ont donné naissance à
ce qui allait devenir le Groupe d’Olten.
J’avais demandé à me joindre à eux et parlé de mon projet. Plusieurs
d’entre eux ont promis de m’aider et leur avis m’a en effet été
précieux.
Le temps pressait. Je me suis lancée.
Dans La Vermine,
l’invention tient une place limitée. Ce petit roman est le fruit d’un
travail collectif de documentation qui m’a permis de l’écrire en
quelques semaines. Famille, amis et connaissances, écrivains, immigrés
de diverses nationalités, ont épluché pour moi la presse suisse, les
courriers des lecteurs, et la plupart des pensées de Jacques Bolomet
ont été prises dans ce qu’ils ont ramené. Quant aux discours officiels,
je les ai entièrement pris dans Défense civile, de même que l’intrigue
et que pas mal de situations. Avec un coup de pouce final (et décisif)
de Kafka, La Vermine est née.
ANNE CUNEO
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Lisez Anne Cuneo avant d’aller voter…
Éditée en 1970, La Vermine
– sous-titrée une fable – d’Anne Cuneo reparaît sans que l’auteur s’en
réjouisse particulièrement. Explication dans sa postface: «Ce n’est pas
avec plaisir que je l’ai remis en forme, plus de trente-cinq ans après
sa première parution. J’aurais préféré que l’état du monde le rende
inutile, et même qu’il permette qu’on l’oublie.» C’est que dans les
années 70, la Suisse s’agitait autour d’une certaine initiative
populaire fédérale «contre l’emprise étrangère», finalement rejetée par
54% des votants. Mais la méfiance, pour ne pas dire la défiance voire
la haine à l’égard de l’étranger provoquait déjà le malaise en
Helvétie. Aujourd’hui, constate Anne Cuneo, il suffit de remplacer les
Italiens de sa fable sur l’intolérance par les Albanais. Ça fonctionne
toujours… Un petit livre que beaucoup feraient bien de lire toutes
affaires cessantes avant une certaine votation en juin prochain.
JACQUES STERCHI, La Liberté
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