Paola Rouge,
journaliste lausannoise, se trouve prise un peu par hasard, à Prague le
jour de l’invasion russe. Des années plus tard, elle raconte les chars
qui bloquent toutes les rues et les ponts, les soldats russes dont
quelques-uns s’étonnent du rôle qu’on leur fait jouer alors que
d’autres tirent sur les passants. Elle ressent la déception des Pragois
qui voient leurs anciens libérateurs se transformer en occupants et
leurs dirigeants obligés d’accepter une alliance qui est une forme de
soumission. Le peuple lutte, à grand renfort de tracts et en
s’efforçant d’ignorer les envahisseurs.
La journaliste décrit, d’un style bref, les journées fébriles,
intenses, que vit la résistance, persuadée que cette invasion sera, à
plus ou moins longue échéance, une des causes de la chute de l’empire
russe et de ses satellites. En filigrane, elle vit une belle histoire
d’amour dans ce monde où la présence de la mort à tout instant a fait
tomber tous les tabous.
Et «revenue au temps ordinaire, celui du commun des humains», elle
gardera tout au fond d’elle-même un souvenir qui, un jour, refera
surface. La vie a quelquefois de ces surprises!
JULIETTE DAVID, Le Messager suisse
L’Histoire et l’histoire
La réédition d’un roman est une surprise qui peut inspirer méfiance.
Besoin de l’éditeur de rentrer dans ses frais, en ressortant un de ses
livres à succès, ou celui de l’auteur, ergotant sur des corrections
faussement nécessaires (mais qui l’arrangent: s’épargnant la rédaction
d’un nouveau livre, il rassure sa maison d’éditions au passage)?
Pourtant la sortie d’un ancien Cuneo aux Éditions Campiche est une idée
que l’on salue, d’autant plus que l’histoire est aussi plaisante que la
couverture, puisque la mise en pages des petits formats est aussi
soignée que celle des grands. Les habitués auront donc l’occasion de
relire une grande dame des lettres romandes, les nouveaux venus dans
son œuvre y entreront tout en douceur avant de s’attaquer aux ouvrages
plus importants comme «Le Maître de Garamond» ou plus récemment «Un
monde de mots».
Paru d’abord en 1990, le récit fait écho aux événements d’alors: Anne
Cuneo rebondit avec une certaine élégance sur l’élection du
président-écrivain Havel à la tête de la Tchécoslovaquie. Elle aurait
pu se contenter de broder autour de cet épisode majeur une sympathique
histoire d’amour, et se fondre ainsi dans la masse des romans
historiques qui privilégient l’anecdote plutôt qu’une vision globale
perspicace. Au contraire, une révolution en appelle une autre, c’est le
Printemps de Prague qui ressurgit et non pas en fantôme blême mais en
alerte ressuscité. Le lien est fait: l’histoire éclaire l’actualité de
l’époque.
Vingt ans après, cet épisode reflue dans les souvenirs de la célèbre
journaliste globe-trotteur Paola Rouge. À la demande d’un confrère
rencontré dans la ville mythique, elle se replonge dans un monde
qu’elle croyait avoir réussi à oublier (et rédige ainsi ce que le
lecteur a dans ses mains, procédé littéraire usé mais efficace).
Prague, en 1968, est touristique, puis guerrière; paisible, puis
révolutionnaire. Consciente du symbole de la liberté bafouée qu’elle
représente, la ville tente de chasser les troupes russes par une
résistance pacifique; leur départ signe la mise en place d’un régime
d’oppression qui durera jusqu’à l’annonce de la perestroïka.
L’histoire individuelle dépend de l’histoire des hommes: la pression
politique, qui amplifie la passion amoureuse entre Paola et un étudiant
tchèque, l’étouffera, forçant la jeune fille à quitter un pays qui
menace de se refermer sur elle. Mais la Suisse est aussi une prison,
insidieuse et douce. Après avoir retrouvé son mari et accouché du fruit
de ses amours pragoises, Paola retombe dans une vie si calme qu’elle
n’en est plus vraiment une, jusqu’à ce qu’un coup du sort lui fasse
retrouver son amour perdu.
Sommes-nous face à un reportage journalistique, une confidence
sentimentale, ou un récit autobiographique? Le mélange de genres est si
bien réussi que très vite on ne les distingue plus. Si la trame
narrative progresse, c’est bien grâce à ce style efficace et nerveux,
qui retrace au jour le jour les évènements (extérieurs et personnels),
tenant ainsi le lecteur en haleine. La banalité de l’histoire, qui est
d’un romanesque tout classique, n’empêche pas le plaisir de la lecture.
Le langage à la limite de l’oralité équilibre habilement dialogues et
descriptions: l’humour bien dosé et poétique allège un récit qui sans
cela pourrait tomber dans le tragique. L’instinct à l’œuvre sait éviter
les écueils du sentimentalisme et de la grandiloquence pour ne se
concentrer que sur la narration, qui se traduit par une sobriété sans
fioritures.
Prague est pourtant bien un conte, et si l’on n’y retrouve pas les
charmes pittoresques de l’Europe centrale, on peut cependant dresser
l’oreille aux échos kafkaïens qui parcourent les lignes, être ému par
l’élan qui se dégage de ce fervent combat pour la liberté partagée par
chacun, qu’il soit ouvrier ou poète. Anne Cuneo touche là une fibre
sensible.
CHARLOTTE COURDESSE, Les Lettres et les arts
C’est l’histoire d’une vie
bouleversée par une rencontre inattendue dans une Prague bouleversée
par l’arrivée des tanks russes. Elle, journaliste, est venue passer
quelques jours de vacances avec son juriste de mari dans la ville
tchèque. Le temps d’aller chercher un disque et la voilà emportée,
seule et malgré elle, dans la résistance non-violente d’un peuple qui
avait cru à un «printemps» pacifique. Elle vit la violence des journées
d’août 68 avec un jeune homme qui devient son amant et qu’elle ne
retrouvera que bien des années plus tard. On suit heure par heure, jour
par jour, les événements qu’elle va relater pour son journal. Ce roman
émouvant et passionnant est à la fois un document historique et
l’histoire d’un fol amour.
MYRIAM TÉTAZ, Courrier de l’Avivo
Nulle
part Anne Cuneo n’avait encore trouvé ce ton qui tient en même temps du
reportage et de la confidence pathétique – ce qui ne veut pas dire
larmoyante, car sa narratrice, Paola, introduit une distanciation aussi
efficace entre elle qui raconte et la passion vécue d’Ernest Hemingway.
J’ignore si cette référence (toute flatteuse qu’elle soit) plaira à Anne
Cuneo. Les écrivains sous les auspices de qui elle inscrit l’aventure
de ses personnages appartiennent à la famille surréaliste, tel Nezval,
ou au mouvement beat. […]
Elle accumule les difficultés, non par malice, mais parce que tout
romancier, au fur et à mesure que son travail progresse, doit choisir
une manière de résoudre les problèmes posés par l’avance de la
narration et la croissance des personnages; il peut recourir à des «
trucs », et tricher, ou, comme les meilleurs et parmi eux Anne Cuneo,
affronter la difficulté (technique ou formelle) jusqu’à ce que la
solution, la seule qui puisse convenir à l’oeuvre, soit enfin trouvée.
ROGER-LOUIS JUNOD, Coopération
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