GROBÉTY, ANNE-LISE



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Née en 1949 à La Chaux-de-Fonds, Anne-Lise Grobéty étudie à la Faculté des lettres de l’Université de Neuchâtel et effectue un stage de journalisme. Elle commence à écrire très tôt, et elle a dix-neuf ans lorsque paraît son premier roman. Après un deuxième roman, elle ralentit son activité littéraire pour s’occuper de ses enfants. Dans le même temps, elle s’engage politiquement et siège pendant neuf ans comme députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois. Son mandat achevé et ses filles devenant plus autonomes, elle renoue avec l’écriture dès 1984.
Anne-Lise Grobéty se fait connaître du grand public dès son premier roman, Pour mourir en février, couronné par le Prix Georges-Nicole. La suite de son œuvre remporte le même succès: le Prix Rambert et deux Prix Schiller lui ont notamment été décernés. Parmi ses publications les plus importantes, les romans Zéro positif et Infiniment plus, tous deux traduits en allemand, et les recueils de nouvelles La Fiancée d’hiver et Belle dame qui mord. Elle a reçu le Grand Prix C. F. Ramuz en 2000, et le Prix Saint-Exupéry-Valeurs Jeunesse de la Francophonie 2001 pour Le Temps des mots à voix basse. En 2006 paraît La Corde de mi, Prix Bibliomedia Suisse 2007 et Prix «Coup de cœur» Lettres frontière 2007, suivi, en 2007, de Jusqu’à pareil éclat.
Ses narratrices cherchent à affirmer leur identité féminine, à une époque où la présence des femmes en littérature commence à s’affirmer. Anne-Lise Grobéty est donc aussi fortement concernée par la condition de la femme écrivain, par les aspects historiques, formels et politiques de l’écriture féminine, mais elle poursuit surtout une exploration de la langue dans une tonalité bien à elle.
Anne-Lise Grobéty est décédée le 5 octobre 2010.

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Entretien avec Anne-Lise Grobéty

Bevaix, 17 Août 2007

Alice Mignemi. Voulez-vous me parler de votre adolescence et de comment vous avez découvert votre passion pour l’écriture?
Anne-Lise Grobéty. Oui, j’essaierai. Il faut dire que j’ai découvert ma passion pour l’écriture déjà bien dans l’adolescence. J’ai toujours aimé écrire et je me souviens qu’à l’âge de dix ans j’avais déjà écrit un premier livre. On peut dire que les choses étaient déjà mises en place avant l’adolescence, mais évidemment ce qui a été important, ça s’est passé à douze ans, treize ans. Dès douze ans parce que j’ai commencé à lire des choses qui m’ont ouvert des perspectives tout à fait énormes et magnifiques par rapport au trajet dans la langue. Je pouvais récrire un monde à travers ces petits mots, ces petits signes. Et puis j’ai fait des lectures qui m’ont émue profondément, qui m’ont bouleversée. Mais ce qui a été très intéressant, très important pour moi c’est la découverte du nouveau roman français. Des auteurs comme Robbe-Grillet ou Butor...Il y a des choses comme La Modification, L’Emploi du temps, ce sont des livres très importants. Nathalie Sarraute aussi qui a été pour moi la plus importante. J’ai commencé par lire un livre qui s’appelle Le Planétarium, mais il est seulement le premier. J’étais complètement étonnée, je me demandais qu’est-ce qu’il passe dans un livre comme ça. Le nouveau roman m’a passionnée, j’ai tous lu dans le genre du nouveau roman. Nathalie Sarraute, je me rappelle j’avais quatorze ans, elle avait fait paraître Les Fruits d’or et je l’ai lu tout de suite. Donc ça m’a marqué profondément sur le plan de la structure. Ça a été un choc je pense, par rapport à ce que j’avais lu jusque-là de traditionnel dans la narration. Mais là, il s’est passé quelque chose...des nouvelles perspectives, des perspectives différentes encore une fois, des rapports différents à l’écriture. Donc ça était passionnant. Alors je pense que ça avait déjà mis en place beaucoup de choses pour commencer à écrire de treize, quatorze ans. J’écrivais beaucoup. L’envie, le besoin d’écrire étaient là, sans que Je sache trop ce que j’allais en faire. Et après quinze, seize, dix-sept ans, écrire est devenu ma première préoccupation, ma préoccupation essentielle. Je n’écrivais pas tout le temps, j’allais encore à l’école, je faisais beaucoup de choses, mais l’écriture était importante. Il faut lire et après il faut commencer à chercher, à travailler, il faut commencer à mettre toute seule les choses sur la feuille. À un certain moment, assez vite, vers seize ans, je me suis dit “maintenant tu lis plus de ce que tu dois lire pour l’école, tu dois être perméable, maintenant tu cherches toi, tu travailles, tu cherches toi!” Et vers l’âge de dix-sept, dix-huit ans, j’ai écrit Pour mourir en février. Et ça a été la première fois où je suis allée jusqu’au but vraiment dans mon trajet. Parce que jusque-là j’avais écrit beaucoup de nouvelles, mais jamais vraiment un long trajet. Et le Prix Nicole que j’ai pris a été la pulsion pour moi pour dire “oui, je suis capable”, l’occasion extraordinaire pour montrer qu’est-ce que je peux faire. C’est vraiment comme ça, C’est sous l’effet d’une nécessité de lectrice, puis d’autres choses, que j’ai choisi l’écriture. Mais je ne peux pas expliquer pourquoi l’écriture, pourquoi le choix des mots. Ça ne s’explique pas vraiment pourquoi on privilégie un instrument parmi les autres, parce qu’il y a bien d’autres. Mais on a l’impression qu’on a plus de don pour ça, plus de facilité. Parce qu’on fait toujours les choses qui nous sont les plus faciles dans la vie. Donc, j’ai plus de facilité pour faire des choses avec les mots. Voilà!

Alice Mignemi. Donc vous aimez lire?
Anne-Lise Grobéty. Oui, j’aime beaucoup lire. Maintenant je lis moins. Je lisais beaucoup quand j’étais jeune, mais maintenant...un peu moins. Mais je trouve le temps pour lire quelque chose, je ne lâche pas.

Alice Mignemi. Quel est le rôle de votre biographie dans la rédaction des œuvres? C’est-à-dire, votre vie influence vos romans?
Anne-Lise Grobéty. Oui. C’est vraiment une bonne question, mais il est vraiment difficile d’y répondre. Parce que je crois qu’on travaille toujours à travers sa propre vie. On travaille à travers les événements de sa vie, à travers ses propres émotions, ses propres expériences, toutes les images qui nous traversent. L’essentiel de nous-mêmes, notre substance vitale, doit passer dans nos livres. Si nous ne travaillons pas avec ce matériau-là, le livre ne vaut pas la peine d’être écrit. Pratiquement, le seul passage autobiographique, vraiment autobiographique que j’ai écrit dans toute mon œuvre c’est dans La Fiancée d’hiver. C’est Mortes-plumes. C’est une nouvelle autobiographique. Et quand j’ai écrit Pour mourir en février j’ai utilisé le «je», je disais «je», j’avais dix-neuf ans et tout le monde disait «c’est son histoire». Mais aux gens qui me posaient des questions je disais “tout est vrai sauf l’histoire”, une formule qui me permettait d’être toute proche de la vérité. Je pense que tout ce que j’écris c’est comme ça. Dans La Corde de mi par exemple, il y a beaucoup de choses. L’émotion de départ du livre fait partie d’une chose très intime, très personnelle. J’ai eu une relation avec un homme de ce genre-là. C’est-à-dire ces hommes qui vous maltraitent si vous vous approchez trop d’eux, qui sont séduisants et qui ont toutes les qualités du monde, mais qui sont incapables d’aimer. Je me suis approchée d’un homme comme ça. J’ai eu très mal. J’ai dû partir à la fin. C’est l’unique solution. Et en fait c’est vrai que la première version…le départ du roman…J’ai travaillé à travers cette forme de blessure. Mais un écrivain est toute autre chose. Et à la fin, j’ai raconté l’histoire d’un homme qui n’est pas celui-là. Pourtant, il y a des choses qui sont tout à fait vraies. On écrit à travers soi. Jusqu’ici, je le répète, je n’ai pas écrit de textes autobiographiques au sens premier. J’ai toujours dit «je suis le passager clandestin de mes romans». Je suis toujours dans la cale du bateau, mais je suis là.

Alice Mignemi. Des critiques ont comparé votre écriture à celle d’Alice Rivaz et à la musicalité de Corinne Bille. Qu’est-ce que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. Moi, je suis alors extrêmement touchée si on me compare à des œuvres, à des femmes que j’ai admirées beaucoup. Elles sont très différentes dans leurs approches de l’écriture, dans leurs relations à la langue. Mais toutes les deux m’intéressent énormément. Alice Rivaz a été comme une plateforme pour la littérature féminine en Suisse Romande. C’est elle qui a commencé à parler des femmes au sens féministe, si on peut dire, faire avancer la voix des femmes, défendre les femmes, les montrer de l’intérieur. Alors, moi, avec Alice Rivaz, je me sens une proximité très forte dans sa relation avec l’écriture, sa façon d’écrire, les expériences qu’elle a faites à travers l’écriture. Elle a écrit aussi pas mal des petits textes qu’on pourrait appeler théoriques sur l’écriture, qui sont vraiment intéressants. Dans ces choses-là vous pouvez voir assez bien comment elle fonctionne, comment elle se place par rapport à l’écriture et quelles sont ses interrogations par rapport à l’écriture, comment elle construit les choses. Et très souvent, je me dis “mais c’est exactement ça ce que je pense. C’est exactement comme ça que j’aurais dit, j’aurais exprimé cette relation à la langue, à l’écriture. Je me sens à proximité d’elle par rapport à ça.

Alice Mignemi. Beaucoup de journalistes disent que vous êtes une écrivaine féministe. Vous vous reconnaissez dans ce rôle?
Anne-Lise Grobéty. Je dirais que oui. C’est vrai que je ne me suis jamais placée sous l’étiquette féministe au sens strict. Pour les femmes de notre génération ça a été très important. Pour nous ça a été la charnière de ces problématiques. Il fallait vraiment défendre la position de la femme, il fallait de lui donner une voix. Si vous regardez la littérature française des années septante, on a des livres qui commencent les étapes de l’écriture féminine, des livres comme Parole de femme d’Annie Leclerc ou Les Mots pour le dire de Marie Cardinal. C’est intéressant. Vous voyez, il fallait donner une voix aux femmes et j’ai commencé à publier en 1970. Je reconnais que Zéro positif par exemple, est un travail où je donne la parole aux femmes. Donc féministe ou sens étroit non, je n’écris pas de livres féministes parce que ce n’est pas ma première préoccupation, ma préoccupation n’est pas uniquement de défendre la position de la femme, mais de donner une voix aux personnages féminins. C’est important pour moi. Parce que pendant les siècles, les femmes ont été toujours vues à travers les hommes.

Alice Mignemi. L’amour est partout dans vos œuvres et dans toutes ses formes. Vous pensez que l’amour est l’élément le plus important dans la vie d’une femme?
Anne-Lise Grobéty. C’est un moteur évidemment, c’est une énergie extraordinaire l’amour. C’est une énergie renouvelable comme la langue. Je pense que l’amour est comme les mots. Et l’amour est partout...c’est vrai!

Alice Mignemi. Vous êtes connue comme la violoniste des mots. En effet c’est impossible de lire une des pages de vos œuvres et ne pas voir toutes les figures de style, les allitérations, les anaphores, les métaphores, les comparaisons. Combien de temps vous employez pour écrire un seul chapitre? Ou une seule phrase?
Anne-Lise Grobéty. Il y a des pages qui sont écrites cinq, six, sept, huit fois. Je travaille beaucoup effectivement par couches. Il y a d’abord un premier jet, alors il faut écrire, aller. Après je dis «c’est pas bon, c’est pas bien, ça va pas». Mais dans ce premier jet, il faut avoir seulement l’histoire. Mais après je dois atteindre la musicalité des mots, la tonalité, l’atmosphère. Il faut essayer, il faut avoir le courage d’essayer. Vous êtes un écrivain comme une souris dans l’obscurité, on est comme ça. Et en même temps, il faut qu’on atteigne déjà des musiques, un mouvement si non moi, je ne peux pas écrire. Après le premier jet, je dois tout reprendre. C’est comme des pistes, des pistes que la première fois je n’avais pas vues. Il faut aussi travailler avec le dictionnaire pour donner des nuances particulières aux mots. Et je dois trouver la place juste aux mots, leur accord. Parce qu’un mot est quelque chose qui vit, quelque chose de vivant. Il est quelque chose d’écrit, parce qu’il est un signe écrit; quelque chose qui chante, lorsqu'on le prononce; quelque chose qui a un sens. Il est à trois dimensions. Et le lecteur doit participer à la création de l’œuvre. J’aime cette idée que l’auteur ne sait pas tout. Il doit rester une part de mystère vis-à-vis de ce qu’il écrit. Je dis toujours que l’auteur doit tracer la forme de la demi-lune tout en faisant sentir, dans ce petit trait, la rondeur de la pleine lune.

Alice Mignemi. La musicalité de vos œuvres est comparable à celle de la poésie. Vous vous considérez une poétesse ou une romancière?
Anne-Lise Grobéty. Je me considère comme quelqu’un qui écrit, appliqué dans toutes les formes de l’écriture. La forme se défait. Il y a une chorégraphie, une architecture, des rythmes dans la page. La poésie, elle est partout dans mes œuvres. C’est une composante d’écriture. J’ai trouvé ça dans mon premier roman. J’avais écrit beaucoup de poèmes et avec Pour mourir en février j’ai introduit la poésie dans la prose. En réalité, j’avais déjà écrit un poème avec ce titre. Il m’a inspiré.

Alice Mignemi. Aujourd’hui vous êtes très célèbre, pourquoi alors vous continuez à travailler à la Bibliothèque?
Anne-Lise Grobéty. J’aime travailler avec les livres, avec les livres et les auteurs qui sont beaucoup plus célèbres que moi. On a des archives de Jean-Jacques Rousseau à la Bibliothèque que j’adore. Il y a des périodes où je supplierais le ciel d’avoir un an rien que pour moi. Mais d’autre part, j’ai besoin de travailler. Je travaille aussi pour...vivre! Pour être payée! Parce que j’ai beaucoup vendu avec La Corde de mi et Le Temps des mots à voix basse par exemple, mais je n’ai pas vu un franc. Tout le monde croit que les écrivains sont riches, mais en réalité c’est seulement l’éditeur {???- note de l'éditeur) qui gagne beaucoup. J’ai le 10% du livre. Donc sans mon travail en Bibliothèque je ne pourrais pas vivre.

Alice Mignemi. Une des questions qui aujourd'hui donnent bien à discussion les critiques de littérature c’est si la littérature suisse existe ou pas, s’il existe une littérature nationale comme dans les autres pays. Qu’est-ce que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. Je pense qu’il n’existe pas une littérature suisse. Il y a trop de différences culturelles et linguistiques. Il existe une littérature romande. Mais si une littérature suisse existe ou pas, ça… peu importe. Ce qui compte c’est d’avoir des écrivains qui écrivent et qui nourrissent la littérature, des écrivains qui permettent que la littérature existe. Mais aujourd’hui c’est la même chose dans les autres pays, il n’existe plus une littérature nationale comme dans le passé. On ne parle plus de Romantisme, Classicisme...il n’y a plus des éléments communs dans les œuvres, mais en Suisse le fait d’avoir quatre langues différentes ne donne pas la possibilité de parler d’une littérature Suisse. Il y trop d’écrivains différents, les critiques ne trouvent pas de caractéristiques communes. Et aujourd’hui on n’est pas arrivé à une conclusion intéressante.

Alice Mignemi. J’ai lu un article italien qui donnait une critique négative à vos œuvres. Comment vous acceptez les critiques négatives?
Anne-Lise Grobéty. Les critiques sont très importantes, elles représentent les passerelles entre l’écrivain et le lecteur. Il ne faut pas les prendre comme des attaques personnelles, si elles sont bien faites alors il faut les accepter, si elles ne sont pas des attaques qui ont seulement le but de te détruire. Vous voyez, chaque livre est toujours débutant. Il n’est pas dit que si un livre a eu du succès, aussi les autres en auront. Et en effet il y a eu des critiques qui ont dit que mon roman Le temps des mots à voix basse n’a pas été un grand roman comme les autres, mais J’ai vendu beaucoup! Et il y a aussi des critiques qui sont les auteurs même, et souvent les critiques se limitent à conter l’histoire du livre. En réalité, pour faire de la bonne critique, il faut situer l’œuvre dans le contexte littéraire. Mais la critique reste toujours très importante, parce que la vie d’un livre est de plus en plus brève. Certaines fois l’éditeur envoie tes livres dans les librairies, mais les librairies sont trop pleines et alors elles les renvoient en arrière. Alors c’est la critique qui nous donne la possibilité de ne pas laisser mourir le livre. Heureusement, il y a une autre possibilité pour moi de ne pas laisser mourir mes livres: les éditions “camPoche”!

Alice Mignemi. Vous avez gagnez le prix Bibliomedia Suisse pour La Corde de mi. Vous vous attendiez ce prix-là?
Ane-Lise Grobéty. Mon éditeur s’attendait ce prix. Il me disait toujours que j’obtiendrai un ou deux prix, mais moi non. J’ai été toujours nommée, mais j’ai été toujours deuxième. Mon éditeur me disait «Vous êtes le Poulidor de la littérature.» Raymond Poulidor était un cycliste français connu pour avoir été l'éternel second. Le prix Nicole et le Prix Ramuz que j’ai gagné dans le passé ont été importants aussi. Mais le prix Bibliomedia est important parce qu’une partie du montant du Prix est réservé à l’achat d’un nombre d’exemplaires qui sont donnés aux Bibliothèques publiques. Donc c’est un prix qui lie les lecteurs aux écrivains.

Alice Mignemi. Vous utilisez le «Je» dans vos œuvres. Quel est le rôle de ce narrateur (ou narratrice en réalité)?
Anne-Lise Grobéty. J’avais écrit une partie de La Corde de mi en utilisant le «il», après j’ai pensé que le récit était linéaire, que la simple histoire du père était trop linéaire. Je pensais «Il manque quelque chose». Et alors j’ai écrit avec le «je». «Je» est le plus exigeant de tous les pronoms. Il est le pronom le plus proche entre moi et la narratrice. Il se pose sur ma peau. Ce n’est pas la même chose si j’utilise le “je” ou un autre pronom. Les perspectives sont différentes.

Alice Mignemi. La «lutte» entre la forme et le fond ne se résout jamais chez les écrivains du XXe siècle. Qu’est-ce que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. J’ai toujours dit que la forme est la plus importante. Les thèmes sont toujours les mêmes, mais ce qui compte c’est de trouver des façons de les dire autrement. Les thèmes sont là, on peut les compter sur nos doigts. Il faut trouver des façons différentes d’en parler. Chaque livre doit avoir son propre style. Dans “La fiancée d’hiver” par exemple, il y a des nouvelles différentes avec des styles divers. L’histoire n’existe pas si elle ne trouve pas sa couleur, sa vibration, sa forme.

Alice Mignemi. Qu’est-ce que vous pensez d’une étudiante italienne qui est arrivée de la Sicile jusqu’ici pour vous rencontrer?
Anne-Lise Grobéty. Je suis vraiment heureuse. Je me suis demandé depuis votre coup de téléphone pourquoi une étudiante italienne a choisi mes œuvres, comment elle m’a connu...J’étais étonnée. Pourquoi une étudiante vient d’Italie jusqu’ici pour me parler. C’est fantastique!

ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty

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Entretien avec Anne-Lise Grobéty

La-Chaux-du-Milieu, 17 Août 2009

Alice Mignemi. Je voudrais commencer par l'analyse du roman Infiniment plus. Au départ, on ne sait pas quelle est l'identité de ces pronoms que vous utilisez.
Anne-Lise Grobéty. Il y a, autour d'elle, une multiplicité de personnages. Et, au départ, il y a peu de pistes. Tout est fait peu à peu, sans précision. Mais, c'est toujours comme ça que je travaille, vous le savez, vous avez lu d'autres choses. Au début, on arrive dans un train en marche et, puis, c'est peu à peu que les choses se mettent en place.

Alice Mignemi. En effet, j'ai dû relire le début du roman encore une fois, après l'avoir terminé.
Anne-Lise Grobéty. Mais ça c'est intéressant, parce que je vous dirais que moi aussi j'ai réécris le début à la fin, d'une certaine façon. Certaines choses, hein? Mais bien sûr, il faut faire attention, il ne faut pas justement déflorer le sujet. Mais, il y a deux ou trois choses que vous pouvez, peut-être même dans le sens opposé de préciser, les «dépréciser», les rendre plus floues au départ, en disant: «Ah oui, ça doit s'éclaircir par la suite». Très souvent, je reprends le début, vraiment, quand j'arrive pas tout à fait à la fin, mais dans la dernière partie. Je me dis qu'il faut reprendre le début un peu autrement. Infiniment plus je ne l'ai pas commencé, dans la première version, là où il commence, ça je l'ai écrit plus tard en disant: «Il faut entrer autrement». J'ai commencé à l'instant où cet hiver se défait et le véritable début je l'ai ajouté après, en me disant: «Il faut quand même quelque chose de plus, ou plutôt, de différent au départ». Et il y a tout ce travail de réflexion sur comment commencer une histoire, parce qu'on la commence par là. Je me suis dit, à la fin du roman, qu'il y avait des choses qu'il faudrait éclaircir. Et, en effet, j'ai écrit les douze premières pages à la fin. Et cette certitude que selon... où on commence l'histoire, elle peut être très différente. Ça c'est fascinant.

Alice Mignemi. Il y a, donc, dans ce cas, une sorte de correspondance entre la narratrice et l'autrice.
Anne-Lise Grobéty. Cette remarque est intéressante parce que, je crois peut-être que je vous ai déjà raconté ça il y a deux années, j'ai l'impression d'être parfois comme une clandestine de mon histoire. Je suis là, j'observe et je suis quand même tout le temps en train de me poser des questions. Et ça sort finalement à travers la narratrice, ou le narrateur peu importe, mais je suis constamment en train de me poser des questions sur la création. Un peu une passagère clandestine dans le roman.

Alice Mignemi. Dans l'analyse linguistique, on ne doit jamais mettre l'un sur l'autre le narrateur et l'écrivain. Mais, ici...
Anne-Lise Grobéty. C'est un peu ambigu là. On est vraiment entre les deux.

Alice Mignemi. Et dans l'histoire, y a-t-il des correspondances?
Anne-Lise Grobéty. Pas tellement. Je veux dire que c'est pas du tout une autobiographie. Je n'ai absolument jamais vécu cette histoire, ni de cette façon ni d'une autre. Je veux dire que c'est pas mon histoire. C'est une chose qui est sortie de moi. On peut, peut-être, trouver des choses de ma propre vie à l'intérieur, mais de petites choses. Comme la fresque et ma première vision d'elle.

Alice Mignemi. C'est le rapport entre la fiction et la réalité. Comme dans le roman, où Iona vit partagée entre les deux.
Anne-Lise Grobéty. Cette limite entre la fiction et la réalité, c'est, peut-être, le thème même du roman. Mais je voudrais juste souligner une petite, petite nuance sur le mot fiction. Je me demande s'il faut utiliser le mot fantasme dans ce cas-là. J'ai l'impression que le mot fiction soit un mot très connoté, utilisé uniquement quand on écrit, dans l'instant d'écriture. Là, c'est le combat entre le fantasme et le réel. Plus que la réalité et la fiction. Il est difficile de savoir jusqu'où elle est allée. C'est le fantasme. Oui, le rapport entre les deux c'est le thème du roman. Où est-ce qu'on peut encore rêver? Où est-ce qu'on ne peut plus? La place des fantasmes dans notre vie, parce que tout le monde a des fantasmes, sinon on ne peut pas vivre. Mais jusqu'où on peut vivre sans en devenir fous? Au début, nous ne comprenons pas s'il s'agit de réalité ou pas. Mais il faut ne pas comprendre, sinon le livre ne vaut pas la peine d'être lu.

Alice Mignemi. Plusieurs fois, au cours de ma lecture, je me suis demandée: «Mais ça c'est vrai ou pas?»
Anne-Lise Grobéty. Pour moi, il y a un endroit dans le roman où il y a un choc réel. C'est quand Iona se précipite sur le jeune homme. Ça c'est réel. C'est là qu'explose la boule du fantasme. C'est là que sa folie se manifeste, que les autres font face à sa folie. Il y a dans le roman des soupçons, mais elle ne comprend pas tout de suite.

Alice Mignemi. Mais, moi non plus.
Anne-Lise Grobéty. Il faut que le lecteur soit aussi dérouté. Lui-même doit se poser des questions, se demander à quel moment on est dans le réel et à quel moment dans l'imaginaire. C'est ça qui est pour moi l'enjeu du roman, c'est-à-dire arriver à tenir l'équilibre sur cette corde entre les deux, sans que les faits soient clairs ni d'un côté ni de l'autre. Il faut tenir le lecteur sur ce fil aussi, jusqu'au bout, parce que si on comprend très vite... En tout moment, on est entre les deux.

Alice Mignemi. Iona est à la recherche de cette parole à elle.
Anne-Lise Grobéty. Il y a toute cette envie d'avoir une parole à soi, de trouver sa propre parole. C'est vrai, il est toujours difficile de dire au fond quel est l'essentiel du roman. Mais la recherche de la parole à elle est un de ces éléments essentiels.

Alice Mignemi. Il y a encore des points qui sont ambigus pour moi, par exemple le rôle du père. Au début, j'ai eu l'impression que Iona a subi des violences de la part de son père.
Anne-Lise Grobéty. Je ne pense pas de violences. C'est vraiment difficile à dire, parce que comment elle a ressenti tout ça, elle l'exprime évidemment. Mais, je ne pense pas qu'il est arrivé jusque-là. Il est une façon de s'approprier un peu de sa fille. C'est son trésor. Mais, il n'y a rien de plus que ça. Mais, ça peut être pesant pour certaines filles, hein? C'est une violence morale, bien sûr. Sans doute, une violence psychologique.

Alice Mignemi. Mais, surtout de la part de sa mère.
Anne-Lise Grobéty. Oui, surtout. Dans la vie, soit elles sont trop présentes, soit elles sont absentes. C'est un rapport très différent avec la fille. C'est une sorte de rivalité: «Quelle est cette enfant qui commence à être une femme, une sorte de rivale dans l'espace, dans le regard des autres?». Á la fin, on est fier de la forger à son image. Il faut bien la forger. Je me pose plein de questions par rapport à mon rôle de mère. Mais Iona veut devenir autre, elle ne veut pas répliquer, refaire à l'identique ce que ses parents ont fait. Elle veut se défaire de ce modèle. C'est la reprise en main de son corps, c'est la parole à elle.

Alice Mignemi. Le théâtre a, dans le roman, un rôle fondamental. Il y a une scène, à la fin, où elle reprend directement les répliques d'une pièce de théâtre.
Anne-Lise Grobéty. Elle retrouve les mots. Elle reprend le Baron, le Marquis, la Comtesse... Elle tourne en rond dans cette pièce. Elle retrouve petit à petit des mots, des phrases. La pièce lui donne des pistes pour parler. Elle essaie de trouver les mots. C'est vraiment le désarroi qui fait qu'elle s'accroche à la pièce. La pièce, elle l'a étudiée attentivement. C'est vraiment l'actualité tout à fait directe. Et petit à petit elle reprend conscience. Elle devient indifférente. C'est comme si, au dernier moment, elle trouve la force de devenir autre, de sortir de son rôle. Elle va se défendre, parce qu'elle est démasquée. Elle est dans un moment de complet désarroi. Elle va être jugée par quelqu'un qui dit: « Votre comportement est totalement aberrant! ». Iona est tellement désorientée, qu'elle se raccroche à quelque chose de complètement extérieur, de solide, de concret.

Alice Mignemi. Le dictionnaire nous dit qu'un roman est une œuvre en prose. Mais dans votre cas, nous ne pouvons pas parler de prose. On peut utiliser l'expression, peut-être, de prose poétique.
Anne-Lise Grobéty. Nous ne pouvons pas parler proprement de prose. Pour moi, il n'y a pas de prose et de poésie. Il faut qu'il y ait une sorte de langue qui intègre les deux. Je ne peux pas faire de limites. C'est comme un tissu humide, où la prose et la poésie s'étendent pas capillarités au fond. Je n'aime pas cette idée qu'on doit écrire ou de la prose ou de la poésie, pour moi c'est une langue. Mais, j'ai aussi une peu de peine à parler de prose-poétique, justement parce que c'est une étiquette que m'ont donnée les journalistes, les critiques. C'est seulement une langue qui est comme ça, qui intègre une notion poétique, cette forme architecturale sur la page qui intègre une forme de poésie.

Alice Mignemi. Exceptée Iona, les autres personnages n'existent pas.
Anne-Lise Grobéty. Oui, c'est vrai. Ils ne sont vus qu'à travers elle. Nous ne savons pas s'ils sont tels qu'elle nous les présents ou pas. Nous ne savons pas quelle est leur réalité. On ne les voit qu'à travers ce qu'elle ressent. S'il faut faire une sorte de hiérarchie... bof... Elle parle beaucoup de ses parents, de Lise et Clément. Mais, ils manquent d'une vraie présence. Maurizio, en particulier. C'est terrible! Mais, peut-être, il n'est pas comme ça! Nous ne le saurons jamais! Il n'existe pas. Elle est étrange, Iona, pour moi. Je ne la comprends pas toujours. Quand j'écrivais, il y avait des moments où je me disais: «Mais, pourquoi elle fait ça?»

Alice Mignemi. En outre, vous ne décrivez jamais vos personnages.
Anne-Lise Grobéty. Non, pas vraiment. Il y a juste quelques allusions, mais pas trop. C'est très rare, vous le savez, que je décrive mes personnages. Presque jamais. D'ailleurs, je me demande si je les vois. Je les sens, mais je peux pas dire... je peux pas voir un visage. Je les sens très bien, mais pourtant je ne les vois pas. Je n'impose rien. Je ne veux pas imposer trop de limites au lecteur. Je ne vois pas le visage de Iona.

Alice Mignemi. Moi, non plus.
Anne-Lise Grobéty. C'est pour la façon dans laquelle Iona écrit. On est tellement à l'intérieur d'elle, qu'on ne se voit pas. On est tellement au dedans. Mais, tous mes personnages sont comme ça. On ne les voit jamais. On est incapable de les imaginer, surtout les traits de leurs visages.

Alice Mignemi. Quelle est, à votre avis, la première «complication» du roman?
Anne-Lise Grobéty. Je pense que la décision de partir est déjà une première «complication». Elle parle de son choix, de sa décision. La «complication», à mon avis, est arrivée là. Il y avait déjà quelque chose au fond d'elle qui la préparait à cette séparation. Elle est déjà en train de casser quelque chose d'essentiel, elle n'est pas dans l'ordre des choses, elle va perturber déjà l'ordre des choses, elle le casse par sa décision.

Alice Mignemi. Quel est le rôle de la fresque dans le roman? Et pourquoi cette fresque?
Anne-Lise Grobéty. Une fois de plus, au lieu de prendre des points d'ancrage dans le réel, elle s'identifie à ces personnages. Pourquoi cette fresque? Et comment aurais-je fait autrement? Cette fresque était là, à l'époque, dans le bureau du directeur et moi-même je suis allée deux ou trois fois dans ce bureau, convoquée pour des petites choses, pas pour des choses aussi graves comme Iona. C'était pour des problèmes de santé. J'étais une adolescente assez malade et le directeur m'avait convoquée, parce que j'avais beaucoup d'absences une année et, pour lui, c'était vraiment dommage. Il m'a demandé si je voulais quand même essayer le baccalauréat, plutôt qu'attendre une année. J'aurais dû faire des travaux écrits et après me présenter au baccalauréat quand même. En plus, c'était quelques années avant Infiniment plus, j'avais un ami qui s'était intéressé à cette fresque et qui a donné une conférence dans cette salle. Il avait recherché l'ancien directeur dont je parle dans le livre, qui avait commencé à chercher qui étaient les personnages de la fresque. Cet ami a pratiquement trouvé, à la fin, presque tous les personnages. Puisque Charles Humbert travaillait avec des hommes ou des femmes réelles. Mon ami les a identifiés et sa conférence m'a passionnée. Ma première idée était d'écrire une histoire de La-Chaux-de-Fonds, pendant les années vingt ou vingt-cinq, avec ces personnages. La fascination de Iona pour la fresque, c'est ma propre fascination. Tout à coup, par hasard, la fresque s'est imposée à elle. C'est l'incroyable fourmillement de vie qu'il y a dedans ces personnages qui fascine Iona. Il y a une sorte de mimétisme entre Iona et cette forme de mise en vie de ces êtres autour d'elle.

Alice Mignemi. La ville aide Iona à découvrir sa véritable personnalité.
Anne-Lise Grobéty. Oui, toute la ville au fond devient, de plus en plus, presque le personnage principal du roman. Parce que toute la vie de Iona va se déterminer par rapport à ce qu'il y a dans cette ville, à ses rues, à l'école, aux paysages. Au départ, cette ville lui est complètement indifférente et, peu à peu, chaque lieu de la ville, chaque endroit est porteur d'un message pour elle. On a une fusion entre la ville et le personnage. À un certain moment, on est vraiment sur la peau du personnage, c'est-à-dire l'endroit le plus proche entre le dedans et le dehors, c'est une relation presque épidermique. Sans cette ville, je n'aurais pas pu écrire Infiniment plus.

Alice Mignemi. Une relation épidermique avec la ville, mais aussi avec la nature qui l'entoure.
Anne-Lise Grobéty. Ce qui est essentiel pour moi, c'est aussi que ce qu'elle ressent ne peut être ressenti qu'à travers ce qu'elle reçoit de la nature, comme impressions. Il y a une sorte de fusion, constamment, entre l'extérieur et l'intérieur. Ça donne une dynamique à ce qu'elle éprouve, ce qu'elle pense. La nature lui parle. C'est ce qui fait bouger les choses. Les oiseaux, par exemple, sont attachés à des images, des émotions, comme le paon qui est associé à l'image du désir. Tout est lié à des émotions. Je sais, rien n'est laissé au hasard. Il n'y a rien d'innocent. Tout est en place, parce qu'il doit être là. Il y a beaucoup de symboles.

Alice Mignemi. Parlons de la structure du roman.
Anne-Lise Grobéty. Premièrement, j'entre avec quelque chose. Une sorte de prologue qui est généralement en une ou deux pages et qui est différent de l'introduction. Effectivement, là, il y a ce choix de trouver cinq rythmes différents, cinq mouvements (on peut utiliser ce mot qui est propre du monde musical), inspirés aux trois dernières sonates de Schubert, qui sont faites de mouvements différents. Dans Infiniment plus, il y a l'épilogue en plus. J'ai nommé les cinq parties par une sorte de petit résumé. On a un rythme assez rapide au début, on peut dire allegro. Par contre, le deuxième chapitre est le chapitre de l'attente et de la lenteur. Le troisième chapitre a un mouvement un peu plus rapide et, après, il devient de plus en plus rapide. On va assez vite parce que la folie la domine. Mais, c'est en avançant qu'on sent que tout à coup on doit changer de rythme, qu'on va s'élancer dans quelque chose de différente. Et, enfin, le rythme redevient calme.

Alice Mignemi. À propos du prologue: quel est son rôle?
Anne-Lise Grobéty. Son rôle est de présenter l'histoire, de mettre en place l'idée centrale du roman, ce qu'on peut appeler l'essentiel de l'œuvre.

Alice Mignemi. Et quel est le sens du mot «nouer»?
Anne-Lise Grobéty. Ce terme a plusieurs sens. Il indique, principalement, l'action des fleurs. Il y a une évolution, un changement, parce que les fleurs nouent en fruits, mais il a aussi le sens de faire un nœud.

Alice Mignemi. Dans le texte, il y a beaucoup d'adverbes. Pourquoi?
Anne-Lise Grobéty. Il y en a peut-être trop. Il y a, par exemple, tout ce vocabulaire d'adverbes de l'à-peu-près, probablement, réellement, sans doute, peut-être, où elle cherche à se convaincre de certains mots. Elle veut préciser. Les choses sont très qualifiées. Elle recherche les mots, la parole. Cette parole, elle la qualifie le plus précisément possible. Elle va dans tous les contours de la parole, soigneusement. Rien n'est laissé au hasard. C'est comme si elle voulait bien faire le virage, le tour de tout l'encadrement, passer dans tous les angles.

Alice Mignemi. Certains adverbes, mais aussi des conjonctions, sont, parfois, mis en évidence.
Anne-Lise Grobéty. Ils sont les mots d'enchainement qui marquent une phrase différente, une autre étape qui commence. C'est pour bien caler le récit, bien marquer les temps, bien les poser. S'arrêter à poser les choses, à bien réfléchir. C'est une mise en évidence des choses. Ces éléments sont surtout dans la deuxième partie qui va ralentir. C'est comme si Iona prenait le souffle. Chaque fois, on met en évidence que quelque chose d'important se passe. On pose les choses. Elle pose les faits les uns sur les autres, mais en prenant chaque fois les précautions, pour en prendre soin de bien les mettre en place.

Alice Mignemi. Pour terminer notre analyse: Iona, dans son récit, utilise beaucoup de métaphores et de comparaisons.
Anne-Lise Grobéty. Oui, Iona en a besoin. En se trouvant dans ce monde de fantasmes, cette fiction, cette imagination, c'est comme si elle avait besoin de quelque chose pour supporter ses idées. Quelque chose de matériel pour expliquer des choses complètement immatérielles. Elle se raccroche au matériel, au concret. Des comparaisons très banales, très simples, très concrètes pour définir, pour exprimer au plus près ce qu'elle ressent.

ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty

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Entretien avec Anne-Lise Grobéty

La-Chaux-du-Milieu, 18 août 2009

Au cours de cet entretien, nous avons fait référence au discours Voyage autour de ma langue, prononcé à l’Université de Zurich par Anne-Lise Grobéty, le 23 avril 2008.

Alice MIgnemi. Dans votre discours, vous dites «Malgré tout, je m’obstine à écrire». Pourquoi  Malgré tout»?
Anne-Lise Grobéty. Dans l’introduction du discours, j’ai expliqué toutes mes difficultés à écrire. Mais, aussi toute la difficulté, en général, qu’il y a à écrire, à être reçu. Le fait que, chaque année, paraissent trente mille livres en français, mais plus de la moitié sont des traductions de succès américains. Je décris toutes les raisons qu’il y a pour ne pas écrire. Mais, malgré tout ça, je m’obstine à écrire.

Alice Mignemi. Vous parlez aussi de perspectives d’écriture. Quelles sont ces perspectives?
Anne-Lise Grobéty. Il s’agit justement de ne pas écrire pour des gens pressés. C’est-à-dire des gens auxquels, il n’importe que lire des livres «tous prêts». Je travaille dans la perspective, justement, d’une langue soignée, d’une langue travaillée, d’une langue qui demande au lecteur de donner une partie de lui-même. Si on ne donne pas une partie de soi-même, de ses émotions, de ses expériences, on ne peut pas lire. Je crois qu’on ne peut pas lire un livre sans y entrer. Il faut être attentif, on doit peut-être y revenir, on doit sentir le livre. J’ai jamais écrit une histoire toute faite. Une autre perspective concerne, par exemple, que la forme soit plus importante que le fond et d’autres choses que vous savez déjà.

Alice Mignemi. Salah Stétié dit que la véritable richesse de la langue française est la francophonie.
Anne-Lise Grobéty. Mais j’en suis persuadée. Dans la conclusion de mon discours, j’écris: «La vraie chance du français, c’est peut-être bien la francophonie, la somme de toutes nos altérités!». Et on peut de même enlever le peut-être. C’est la francophonie qui alimente constamment le français, qui régénère la langue. Je ne connaissais pas l’avis de Salah Stétié, mais je crois c’est exactement mon idée.

Alice Mignemi. Mais, il dit que les Arabes, à différence des Québécois, des Suisses ou des Belges, font un choix d’amour, avec leurs décision d’écrire en français. En effet, ils possèdent leur langue arabe.
Anne-Lise Grobéty. Oui, c’est vrai. Mais, je vous dis que je rechoisit le français par amour. Dans tout mon travail, depuis La Corde de Mi, une de mes plus grandes envies, c’est de restituer aux français leur langue dans toute sa richesse expressive. J’ai l’impression qu’on est dans une période où on réduit tellement la langue. J’aimerais leur rendre leur langue. Et ça c’est un choix d’amour. On choisit le français, parce qu’on l’aime. Parce que sinon je pourrais écrire très bien au plus simple, écrire pour que beaucoup plus de gens puissent accéder à mes livres. Ce que je recherche de plus en plus, ce dont j’ai de plus en plus besoin, c’est de retravailler cette langue. Je crois qu’on doit, nous aussi, écrivains suisses, belges, québécois, faire un choix d’amour. Je rechoisit le français, la langue française dans toute sa richesse, par amour, comme les arabes et les créoles. Je veux dire la belle langue française.

Alice Mignemi. Avec quelle part de votre identité vous écrivez?
Anne-Lise Grobéty. Est-ce que j’écris, en effet, de ce lieu ci, disons, la vallée de la Brévine, ou bien j’écris dans une perspective plus marquée, en écrivant par mon appartenance à la Suisse Romande, ou, ce qui finalement m’intéresse plus, mon appartenance justement à la francophonie, qui est pour moi la plus importante, parce que j’écris de la langue française? Donc, d’où j’écris? Est-ce que j’écris très régionalement de ce lieu ci, je suis marquée uniquement et d’abord par le fait d’être née ici et d’écrire dans ce lieu ou est-ce que j’écris d’un autre lieu intérieur que celui-là? Est-ce que le fait d’avoir grandie ici influence ma langue ou plutôt ma langue fait partie de la vaste communauté de la langue française? Donc, je crois que j’écris d’abord du fait que j’appartiens à la grande communauté de la francophonie. Mais, plus on s’enfonce dans un lieu, plus on devrait trouver l’universel. Les plus grandes œuvres sont des œuvres qui sont très ancrées dans leurs terroirs. Il y a des écrivains qui ont travaillé dans un seul lieu, leurs romans se déroulent dans un seul lieu, et pourtant ils sont des romans universels. Donc, nous pouvons arriver à écrire et marquer nos œuvres très fortement par nos propres origines, par le fait d’être né dans ce paysage-ci. Mais, ce qui est important, c’est d’arriver à transformer tout ça en quelque chose que chacun porte en soi, des émotions que chacun porte en soi, quelque chose d’universel.

Alice Mignemi. Mais, alors, on peut parler d’un français de France, un français de Suisse, exceptera…
Anne-Lise Grobéty. Dans mon discours je dis: «Une langue est toujours queue et chemise avec la terre sur laquelle elle prend vocable». Forcément, elle marquée par ses paysages, le rythme des saisons, ses gens. Elle est quand même matinée, pour le fait qu’elle est parlée ici. Mais c’est ça la richesse de la francophonie. Je parle en français, j’écris en français, et pourtant il y a des inflexions, des intonations qui sont tout à fait personnelles, ma façon de mettre les mots les uns à côté des autres. Ma langue est marquée par le fait que je suis d’ici. Heureusement, la francophonie enrichit la langue française. Notre langue d’ici, aussi française qu’elle soit, avec ses petites différences, enrichit le français. Le premier qui avait compris à quel point la francophonie peut enrichir le français, qui avait compris l’importance et l’avantage de ça, a été Rousseau. Les altérités donnent à l’œuvre un petit goût, on ne peut pas dire exotique, mais une petite connotation différente, étrange, qui peut être quelque chose en plus. Un livre comme La Corde de mi, en France… il étonne. J’ai eu quelques critiques en France quand même, qui m’ont dit qu’il y a des moments où on ne sait plus si la langue que je parle est une langue d’ici ou pas. En réalité, il y a si peu de mots régionaux. C’est votre langue française que j’utilise, mais un petit peu différemment, avec une musicalité, un rythme diffèrent, une notion légèrement décalée. C’est votre langue française que j’utilise. Vous pouvez chercher, tous les mots sont dans le dictionnaire. Il y a quelque mot plus ou moins régionaux, de notre langue de Neuchâtel. Mais, très peu. Deux ou trois mots au maximum. Mais, certains disaient: «Mais ce mot, cette expression…». Mais non, mesdames et messieurs, c’est votre langue française que je vous restitue. La vôtre, la mienne.

Alice Mignemi. Vous dites: «Certains lieux attendent longtemps leur parole, comme celui où je suis née».
Anne-Lise Grobéty. C’est intéressant par rapport à Infiniment plus, parce que là on donne une parole à cette ville. Je cite Monique Saint-Hélier qui a écrit des livres qui se passent entièrement à La-Chaux-de-Fonds, même si elle les a écrits ailleurs. Elle a quitté son pays, elle est partie à l’âge de vingt ans. Elle était très malade et elle a passé une partie de sa vie à Paris. C’est là qu’elle a écrit ses livres. Tous se passent dans la région où elle a vécu sa jeunesse. Il y a des lieux qui attendent longtemps que quelqu’un leur donne une parole, une parole écrite surtout. Leur donne une identité de parole. Le lieu attend sa parole. Dans Infiniment plus, c’est le lieu qui a donné la parole à Iona. Quelqu’un disait que j’étais la nouvelle Monique Saint-Hélier, parce que je continuais de donner la parole à ce lieu.

Alice Mignemi. Dans le texte vous citez une phrase de Dürrenmatt: «Je n’ai pas de racines, j’ai des pieds».
Anne-Lise Grobéty. C’est pour bien montrer la stupidité de cette question des racines. J’écris d’ici, j’écris de partout, j’écris pour partout. Joyce qui a écrit à Dublin, Faulkner ou d’autres écrivains russes qui sont ancrés dans une ville, leur vie se passe là, mais leur œuvre est universelle. Elle touche à l’universel.

Alice Mignemi. Vous parlez aussi d’une parenté avec les autres écrivains suisses. Vous dites que votre parenté est «en creux». Qu’est-ce que ça veut dire?
Anne-Lise Grobéty. Ce rattachement à la langue, dû à un manque. Nous appartenons à une langue périphérique et on est tout le temps en train de faire le rapport, la comparaison entre notre langue et la langue normalisée. On passe tout le temps à nous dire: «Ça c’est français, ça c’est pas français». Nous ne parlons pas le français correct. Donc, ça finit par mettre un doute sur notre rapport à la langue.

Alice Mignemi. Quelle est «la part belle de la littérature»?
Anne-Lise Grobéty. Elle comprend les choses qui viennent toute seule, qui sont valorisantes, vous voyez? Alors que nous, les Suisses romands, on a plutôt l’impression qu’on doit travailler dans des choses plus ingrates, plus difficiles, ces choses de l’intériorité. Et les français sont dans les choses les plus faciles, la légèreté. La part belle de la littérature est quelque chose de plus facile, mais aussi de gratifiant. Nous non, c’est la relation de l’être à lui-même, des choses plus compliquées, pas valorisantes.

Alice Mignemi. Mais, vous dites aussi qu’il y a des écrivains suisses qui écrivent simplement pour être aimés, acceptés, reconnus.
Anne-Lise Grobéty. C’est cette idée qu’on a notre langue, mais que pour être aimés, acceptés, reconnus, pour entrer dans la littérature française, il faut vraiment respecter la norme de la langue qui est parlée à Paris. Il y a aujourd’hui des écrivains suisses romands qui ont besoin de chasser complètement les particularités locales de la langue, pour essayer d’écrire comme à Paris. Mais, ce qui compte c’est le succès et l’argent, au lieu de mettre avant ce qui pour moi est très important : la responsabilité qu’on a face à la langue ou de s’interroger sur le monde. Mais, souvent, ça ne compte pas. On est dans une logique où ce qui compte est le succès. Pour eux, le vrai succès c’est d’être acceptés en France, donc être publiés en France. Mais, le vrai succès arrivera, une fois qu’on sera acceptés tels qu’on est, quand ce qu’on fait sera accepté. La langue est une énergie en elle, comme celle solaire ou éolienne, elle est renouvelable.

Alice Mignemi. Encore une fois, dans ce discours aussi, vous parlez de la primauté du «comment faire».
Anne-Lise Grobéty. La structure d’un roman, sa construction et surtout la langue… Quelle langue on utilise, quelle tonalité, pour moi ça c’est très important. La forme de l’histoire est plus importante que l’histoire elle-même. Infiniment plus n’existerait pas sans cette forme-là, sans cette mise en forme extrêmement soignée.

ALICE MIGNEMI
, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty

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Anne-Lise Grobéty cultive son bonheur sur les flancs du val d’Hérens

Retrouvailles
Grande marcheuse, l’écrivaine romande revient dans le village abandonné d’Ossona (VS), un coin de paradis qui se remet peu à peu à vivre.

Le Jura l’agrippe par les pieds, le val d’Hérens l’attire vers les cimes. Anne-Lise Grobéty choisit la hauteur. C’est donc dans la vallée d’Évolène (VS) que l’écrivaine neuchâteloise nous emmène. Un lieu dont elle s’est éprise follement il y a un quart de siècle. «Il s’agissait d’une vallée encore protégée, sans remonte-pente, épargnée par le tourisme de masse. Aujourd’hui encore, les gens y parlent patois, certaines femmes portent le costume. Une forme de permanence qui me plaît.» Vingt-cinq ans plus tard, la séduction opère toujours. «Ici, je me sens allégée de tout poids. Est-ce dû à la perception de l’air et de la lumière? Le Jura, d’où je viens, a quelque chose de plus pesant et de plus terne. Et puis, c’est si beau: regardez la Dent-Blanche et les Veisivis! Au fond de la vallée, on se croirait dans une cathédrale gothique!»
Nous sommes à Saint-Martin (1141 mètres), village accroché à la pente, pile en face d’Hérémence. En ce joli matin de mai, le soleil fait briller les sommets encore enneigés. Une invite à la balade.
Par la route, on rejoint le village voisin de Suen. Puis c’est contre le bas, dans la combe qui domine l’ancien village d’Ossona, qu’Anne-Lise Grobéty, cinquante-neuf ans, nous entraîne, en se faufilant entre les chalets tannés et les jardins en fleurs.

À Évolène depuis cinq ans

Du val d’Hérens, l’écrivaine, originaire de La Chaux-de-Fonds, connaît chaque caillou. Depuis cinq ans, un appartement à Évolène sert de résidence secondaire à toute la famille, et de retraite pour l’écriture. Auparavant, Anne-Lise Grobéty a occupé un chalet de vacances un peu plus haut, à Villa et à La Sage. Cette saison, pourtant, le temps pour le Valais lui a manqué. C’est qu’avec son compagnon, Alain, elle a emménagé à La Chaux-du-Milieu, dans la vallée de la Brévine (NE). Une haute maison du XIXe à retaper. «On fait des travaux et, du coup, moins de temps pour marcher…»
Et puis, son roman, La Corde de mi, n’arrête pas de la faire bouger. En Suisse romande et en France: lectures, conférences, rencontres… Sans compter son mi-temps à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, au département des manuscrits.

La nature, une évidence

Le pas léger, Anne-Lise Grobéty descend le sentier bordé de pierres moussues. Elle hume un sorbier, salue les grillons et, avec des étincelles dans les pupilles, évoque les sabots de Vénus, ces petites fleurs d’or aux ailes bordeaux, découvertes près d’Évolène. «Une pure merveille! On pourrait y glisser les pieds d’une fée.» La nature, si présente dans ses romans et ses poèmes, s’offre à la conteuse comme une évidence. «Je suis très sensible à mon environnement. Je ne pourrais pas habiter une grande ville. J’ai besoin de la nature pour me créer des pistes, comme les renards.»
Les promenades constituent sa meilleure thérapie. «Si je ne marche pas, au bout d’un moment, je disjoncte.» C’est aussi en mettant un pied devant l’autre qu’Anne-Lise Grobéty écrit. «Lorsque je me trouve face à un passage délicat, je pars. Dans le rythme de la marche me viennent des mots, des phrases, je trouve des solutions.» Écriture du corps et des sens. «Un texte avance dans un paysage de mots. Un peu comme vous passez un col, vous ne savez pas ce qui vient derrière. C’est la surprise.»
Au détour du sentier entre les graminées surgit la première ruine d’Ossona. Anne-Lise Grobéty passe la tête à l’intérieur, après avoir traversé la cuisine à ciel ouvert, envahie par les orties et les pétasites: le cadre d’un lit et une porte affaissée. «Il y a six ans, lorsque j’ai découvert Ossona, tous les chalets (ndlr: une vingtaine) ressemblaient à celui-ci: des ruines!» Le village érigé sur un plateau a été progressivement déserté. Dans les années 1960, il a été définitivement abandonné, faute d’habitants, et envahi par les moutons. «Dans les maisons, on tombait sur de vieilles chaussures, des tricots, des boîtes de conserve, des matelas éventrés. J’ai même trouvé un crâne de chèvre! C’était à la fois très émouvant et très excitant. Forcément, on se met à imaginer des histoires.»
Un peu plus bas, bref coup d’œil dans la maison de la famille de Maurice Zermatten. L’écrivain, aujourd’hui décédé, était de Saint-Martin. Sur le plancher vermoulu, un rouge-queue a élu domicile.

Comme à la maison

C’est à Ossona, où elle revient chaque année, qu’elle se rappelle avoir goûté au meilleur raisin de sa vie. Des grains noirs cueillis sur une treille sauvage. C’est que le plateau, situé à 940 mètres, bénéficie d’un microclimat. Pruniers, abricotiers, cerisiers, châtaigniers et ceps, tout y pousse. «À l’époque, la vie était rude, mais ce devait être un petit coin de paradis.» Nostalgique? Avant tout heureuse que le lieu se remette à vivre. Un projet d’agrotourisme est en effet en cours, cofinancé par la commune de Saint-Martin, le canton du Valais et la Confédération. Plusieurs chalets sont sur le point d’être restaurés. Une auberge et un gîte accueilleront bientôt les visiteurs. Et une ferme biologique a déjà pris du service. On est encore un peu tôt dans la saison pour le fromage. «À partir du 20 juin», promet Daniel Beuret, l’agriculteur, croisé dans un champ.
Pique-nique à l’ombre d’un fruitier, au pied de «la maison d’Anne-Lise Grobéty». Un mayen à deux étages aux fenêtres sans carreaux. À l’intérieur, on devine encore la place de l’âtre. Volubile, spontanée, chaleureuse, la romancière raconte: «J’ai eu un coup de cœur pour ce chalet, un peu à l’écart du hameau, je m’y sens tellement chez moi…» Elle sait que l’un de ses prochains livres commencera à l’une de ces fenêtres…
L’heure de la remontée a sonné. Sous le soleil de l’après-midi, la montagnarde, jeune grand-mère d’un petit garçon de cinq ans, grimpe tel le lièvre, sans effort. Le temps d’évoquer les siens: «Avec mes trois filles, nous avons une relation dynamique, il y a une envie d’échange et de partage. C’est toujours assez animé. Mais nous n’avons rien d’une famille clanique. Je suis affreusement indépendante.»

Plus exigeante avec l’âge

Ce week-end, dans la maison évolénarde où elle est montée seule, elle écrira un peu face à la Dent-Blanche. Depuis 2000 Anne-Lise a sorti trois livres. L’auteur reconnaît être dans une période de grande productivité. Son petit dernier, L’Abat-jour, un récit historique qui se déroule en partie durant la Seconde Guerre mondiale, a paru en avril. «Plus jeune, il m’importait de ne pas faire qu’écrire. Je n’ai d’ailleurs jamais fait de plan de carrière. Mais aujourd’hui, si je pouvais me le permettre financièrement, je m’arrêterais de travailler.» À cinquante-neuf ans, elle sent que le temps presse. «Avec l’âge, je deviens plus lente et plus exigeante. Je reprends mes textes. Et il y a encore tant d’histoires à raconter.»



«Je me réincarnerais volontiers en marmotte»

–     Le dernier livre lu?
–     Le Conservatoire d’amour, de Rose-Marie Pagnard, que je suis en train de lire. J’essaie, dans la mesure du possible, de me tenir au courant de ce qui s’écrit en Suisse romande.

–     Votre péché mignon?
–     La gourmandise. J’apprécie autant les desserts au chocolat qu’un vrai bon couscous, par exemple. J’adore savourer les mets du regard avant d’y goûter.

–     Un animal?
–     Je me réincarnerais volontiers en marmotte. C’est un animal de montagne, pacifique. Il dort l’hiver, il est joueur et c’est mignon! La marmotte mène toutefois une vie un peu dangereuse. Elle doit sans cesse guetter le ciel pour ne pas se laisser surprendre par un prédateur…

–     La mort?
–     Notre seule certitude. Il est bon que la mort existe, elle nous oblige à donner une orientation à notre vie, à nous faire naître à chaque pas.

CÉCILE FONTANNAZ, 24 Heures

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Écriture et légèreté

Figure incontournable de la littérature romande, adoubée dès ses débuts par l’attribution du Prix Georges-Nicole, encouragée par Bertil Galland et aujourd’hui pilier du catalogue de Bernard Campiche Éditeur, Anne-Lise Grobéty a connu la trajectoire d’une première de classe qui aligne les récompenses: à la suite du Prix Georges-Nicole (1969), elle reçoit un Prix Rambert, deux fois le Prix Schiller, le Grand Prix C. F. Ramuz 2000 pour l’ensemble de son œuvre et, comme si cela ne suffisait pas, son premier texte pour la jeunesse (Le Temps des mots à voix basse, 2001) lui vaut une double récompense – le Prix Saint-Exupéry-Valeurs Jeunesse de la Francophonie et le Prix Sorcières – tout comme son dernier roman, La Corde de mi (2006), avec les Prix Bibliomedia Suisse 2007 et «Coup de cœur» Lettres frontière 2007.
Derrière ce parcours d’auteur apparemment rectiligne, on trouve pourtant une femme perpétuellement ouverte sur la vie, voire débordée par elle. Une fois son talent reconnu, Anne-Lise Grobéty n’a pas vraiment tout fait pour cultiver sa vocation littéraire. Loin d’orienter sa vie en fonction de l’écriture, elle a fait coexister celle-ci avec les exigences d’une vie personnelle bien remplie, et avec un engagement politique et professionnel. C’est après bien des années passées à se déployer dans de multiples domaines qu’elle tente aujourd’hui de s’organiser pour, peu à peu, laisser plus de place à l’écriture: elle aménage son temps de travail au département des manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, partage sa vie entre La Chaux-du-Milieu dans la vallée de la Brévine et sa retraite d’Évolène dans le val d’Hérens. Alors qu’elle vient de fêter ses 60 ans, Anne-Lise Grobéty commence enfin à s’imaginer en «écrivain à plein temps»… et à rêver au mécène providentiel qui rendrait la chose possible. Elle admet facilement, au détour de la conversation, n’avoir jamais aménagé réellement sa vie pour donner la priorité à l’écriture. Les mots, les livres, l’écrit ont été simplement, dit-elle, imbriqués dans son quotidien: de journaliste, de politicienne, de mère et de grand-mère, d’amoureuse, de conservatrice et de marcheuse dans les Alpes. Anne-Lise Grobéty connaît bien sûr ces moments d’intense bonheur que procure la création d’une œuvre, et l’intense frustration d’en être éloignée par les obligations de la vie, mais, dit-elle, c’est comme être séparée de son amant.

La parole enfouie, la filiation, l’histoire

L’écriture serait-elle une expérience comme une autre?
À lire ses romans et nouvelles, à l’écouter nous parler, nul doute que, d’une manière bien à elle, insaisissable, elle prenne pourtant l’écriture très au sérieux. Quand il est question d’écrire, les mots se font maîtres du jeu et le vécu est tenu à bonne distance. L’autofiction, ce n’est pas son genre. Anne-Lise Grobéty conçoit les mots tantôt comme une source d’énergie renouvelable permettant de cheminer vers l’autre, tantôt comme des ennemis qui se dérobent aux pires moments de doute, menaçant de rendre irrecevable ce que ses narratrices ont si désespérément besoin d’exprimer. L’indicible et l’inédit, la parole enfouie ou celée, la douleur provoquée par ces mots qu’on ne sait pas trouver quand il le faudrait, voilà un des grands thèmes de ses romans. Les narratrices de Zéro positif (1975) et Infiniment plus (1989) sont emblématiques d’une quête en expression due à leur lucidité sur les représentations et mises en récits existants, qui menacent de les enfermer ou de les réduire au silence. Les mots des femmes, ceux qu’elles doivent absolument trouver pour pouvoir se dire, sont au cœur de ces deux romans qui ont largement contribué à la réputation d’Anne-Lise Grobéty. L’indicible est aussi indissociable du thème de la filiation père-fille qu’elle aborde dans La Corde de mi. Et, considéré à l’aune de l’histoire, l’indicible hante également Le Temps des mots à voix basse (2001) et L’Abat-Jour (2008), dans lesquels l’auteure évoque les traumatismes de la Deuxième Guerre mondiale au cœur desquels se confondent l’intime et le collectif.
Mais elle révèle également à ses lecteurs, surtout dans ses pièces brèves – dans les contes et les épigrammes poétiques qui les accompagnent –, le pur bonheur du mot qui a trouvé sa juste place: une place nouvelle ou apparemment incongrue qui ouvre en nous une image, un paysage, une nouvelle vision poétique, une façon de passer outre la souffrance ou la bêtise. Les nouvelles de La Fiancée d’hiver (1984) et les Contes-gouttes (1986) permettent à Anne-Lise Grobéty de donner libre cours à une veine personnelle alliant humour et poésie, absurde et subversion. Et, plaisir élémentaire et vital, la forme brève des Contes-gouttes ou d’Amour mode majeur (2003) nous donne tout simplement envie de faire claquer sous la langue la belle sonorité de ces mots en toute légèreté sur fond de gravité.

Une œuvre ouverte

Quelle est donc la manière d’Anne-Lise Grobéty de se prendre au sérieux au point de nous procurer tant de satisfaction? La légèreté, nous répond-elle, est sa façon de prendre ses lecteurs au sérieux: ce qu’elle appelle «l’évasement du sourire» doit leur permettre de se glisser dans le texte et de devenir, comme elle le souhaite, «pleinement recréateurs». La légèreté est ainsi la meilleure façon de promouvoir les valeurs que doit porter la littérature à ses yeux: donner envie aux lecteurs «d’avancer vers un peu plus d’autonomie, de liberté, en projetant leurs propres interrogations à travers certains éléments du récit».
Jamais vous n’entendrez Anne-Lise Grobéty évoquer son travail de création sur le mode de l’emphase romantique, du travail solitaire, de la séparation d’avec le monde. L’humour et l’impulsion comique sont les conditions nécessaires d’une œuvre qui se veut ouverte sur des êtres en mouvements: personnages blessés, lecteurs aux aguets. La légèreté est en somme l’ingrédient très sérieux de sa musique personnelle: «Bien sûr, quand j’écris, je me tiens d’abord dans la pente de la gravité. Mais justement, être grave n’empêche ni la douceur ni la gaieté. On est là en pleine musique baroque, non?»

VALÉRIE COSSY, Viceversa littérature ; 4

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Entretien

«J’aime me sentir comme la passagère clandestine du texte en train de se faire»


Dans vos romans, l’écriture est mise en abyme avec la question de l’origine: «D’où écrire?» demande Iona dans Infiniment plus. Pour vous, est-il indispensable que cette question de l’origine figure dans le texte? Pensez-vous que l’écriture est une activité qui ne va pas de soi?

Plutôt nécessaire qu’indispensable pour moi. La plupart du temps, en tout cas dans les textes de longue distance, je ne me sens capable d’établir un itinéraire narratif que s’il court en filigrane des questionnements qui vont au-delà de la narration et de l’histoire, qui font partie des fondements des mécanismes créatifs. J’aime bien me sentir en tant qu’auteure comme la passagère clandestine du texte en train de se faire. J’ai besoin de rester présente, en alerte, en arrière-plan, dans une sorte de jeu sur le fil entre la peau de la narratrice, par exemple, et la mienne. Indéniablement, cette manière de faire, ce va-et-vient entre ces deux discours évase le propos et ouvre constamment de nouvelles pistes dans la narration. J’exerce constamment en même temps cette double responsabilité – celle de l’écrivaine au travail et celle des personnages en exil dans l’histoire… La refonte du réel en fiction (Gide parlait de refondement), en texte littéraire, exige une constante vigilance, une intelligence dans son sens premier pour relier le particulier d’une histoire à l’immense caisse de résonance du monde et des blessures communes. C’est ce que je ne voudrais jamais perdre de vue quand j’écris. De toute façon, c’est la conjonction de trois mouvements, un travail en triangle – de l’auteur aux personnages, de l’auteur au lecteur par ces réflexions évasées et du lecteur au texte – qui donne sa texture à l’écrit. Tout cela est bien la preuve qu’effectivement l’écriture ne va pas de soi!
Le malheur, c’est qu’on a réussi à faire croire à beaucoup qu’elle va de soi… Loin de moi de défendre une littérature élitiste, je défends juste la littérature au milieu de cette foire d’empoigne qu’est devenu le marché du livre. Je déplore seulement qu’on érige en modèle une littérature qui n’a plus rien de spécifique et de puissant, une littérature du consensuel. Le travail de refondement de la réalité exige d’abord de la patience, de la passion, de la sensibilité, de l’intelligence bien sûr et justement le refus des consensus. Donc la littérature ne va pas de soi… et en même temps plus j’avance et plus je constate qu’elle va tellement de soi – que si justement on ne puise pas suffisamment en soi, jusqu’au point où l’on retrouve nos communes mesures, le jeu n’en vaut pas la chandelle.


Est-ce que, pour vous, écrire, c’est donner sa version du sens des choses pour ne pas s’en laisser d’autres? Il me semble que c’est ce que vous suggérez à travers votre mise en abyme de l’écriture.

Oui, écrire – créer, de toutes les manières! –, travailler dans la fiction, c’est évidemment d’abord proposer sa vision, sa version du sens des choses. C’est une affaire de revendication de totale subjectivité, sinon je ne vois pas à quoi ça sert. Je ne suis jamais sûre de rien, mais je fais ma traversée d’une portion de réalité à ma façon. Proposer une vision ne veut pas dire refuser celle que vous offrent les autres (et d’abord celle des lecteurs!) pour enrichir la vôtre. Mais il faut d’abord passer par une phase d’affirmation, d’exclusion peut-être – comme le font certains de mes personnages, les femmes de mes romans surtout.


Avec La Corde de mi, mais aussi avec Le Temps des mots à voix basse et L’Abat-Jour, vous vous intéressez de plus en plus non seulement à l’écriture en train de se faire, mais aussi à la trace écrite, à l’écriture en tant que vestige menacé de disparition, et dont l’existence ou l’absence peut changer notre compréhension du monde, notre rapport à la vérité. Pourquoi cet intérêt grandissant pour l’écriture en tant que trace ou vestige de l’histoire?

Maturation sans doute bien naturelle! Plus ma vie s’allonge, comme le nez de Pinocchio, plus j’ai envie de m’amender face aux réponses toutes faites qui, forcément, biaisent la vérité. L’écriture est forcément un des outils privilégiés pour lancer la mémoire aux trousses de la conscience collective et individuelle. Dans cette optique, l’auteur n’est parfois qu’une courroie de transmission d’une longue chaîne de choses qui ont été dites avant lui et qui malheureusement devront encore être redites après lui. Les mots sont là d’abord pour empêcher de casser certaines chaînes. Tout traumatisme collectif passé est un avertissement, alors c’est aussi une des responsabilités de celui qui écrit: opposer à l’injustice, à l’affaiblissement des consciences, les bulles fragiles des mots, parler contre la dérive du monde. Mais en ne lâchant jamais sur le soin de la mise en forme. Ne pas asséner, mais offrir pleinement au lecteur le temps du trajet à travers les phrases et les mots pour lui donner une chance d’engager sa propre subjectivité dans la lecture, sa propre intériorisation. L’écriture pour tracer devrait justement aller à l’encontre, en quelque sorte, de la tendance actuellement en vogue dans le cinéma d’empêcher la projection du spectateur vers le film en accélérant le rythme des montages avec des plans qui changent toutes les deux ou trois secondes… J’ai souvent privilégié, c’est vrai, le microcosme de l’intime dans mes écrits mais n’ai jamais perdu de vue, je crois, dans quels rebondissements sociaux ou dans quels événements les ressauts intérieurs des personnages s’inscrivent. Avec Le Temps des mots à voix basse ou L’Abat-Jour, j’accoste enfin plus clairement dans une période de l’histoire qui n’a cessé de me tourmenter depuis mon adolescence, l’avènement du national-socialisme en Allemagne et de la Seconde Guerre mondiale. Curieusement, un des rares textes qui a survécu de mon adolescence (écrit en 1964 peut-être) parle déjà d’une cohorte de déportés et d’un soldat allemand qui se fout de la gueule d’un Juif bègue en lui promettant de le laisser filer s’il arrive à dire «Heil Hitler!» sans bégayer… Et le malheureux s’exerce à le dire en marchant au bord de l’épuisement… Je pense que tous ceux qui écrivent tournent toujours autour de quelques mêmes obsessions. Je ne peux m’étendre ici sur les raisons qui m’ont fait arriver à la version définitive du Temps des mots à voix basse mais je suis reconnaissante à ma petite main droite d’avoir écrit cette histoire où l’amitié est capable d’offrir une toute petite réponse individuelle (mais c’en est une) à une catastrophe collective d’une telle ampleur. Quant à L’Abat-Jour, c’est encore une autre histoire qui continue de m’habiter, qui comporte encore pour moi tant de mystères, où toute la tension de l’histoire est branchée sur le fil du présent et tout au long de la distance qui va de celui-ci jusqu’aux événements survenus au début des années quarante.


Avec votre deuxième roman, Zéro positif, vous étiez dans la ligne de l’écriture féminine avec une écriture à la première personne, au présent, qui se concevait comme spontanée, sans attache «littéraire», soumise aux rythmes du corps. Qu’a représenté pour vous cette «étape» dans le développement de votre écriture et comment voyez-vous vos liens avec les écrivaines des années septante qui ont pu se réclamer d’une «écriture féminine» (Cixous, Leclerc, Cardinal…)?

Ce qui est intéressant pour moi, c’est que j’ai travaillé d’instinct dans cette optique de spontanéité, sans faire allégeance à aucune injonction littéraire, avec cette apparente déconstruction née d’une seule nécessité intérieure… J’étais dans l’air du temps, tout simplement, mais sans attaches particulières. Puisque Annie Leclerc ou Marie Cardinal, par exemple, je ne pouvais les avoir lues en écrivant Zéro positif en 1973 (le livre, terminé en janvier 1974, n’a paru que bien des mois plus tard, en été 1975). Je n’ai, en fait, jamais travaillé autrement qu’en étant concentrée sur cette forme de nécessité intérieure. Même dans cette étape d’«écriture-femme» en francophonie, je me suis senti peu de liens évidents, à part la certitude d’une marche en commun dans une exploration de champs nouveaux… Avec des curiosités, certes, et des lectures intrigantes. Mais c’était comme un filet de sécurité autour de moi, une caisse de résonance immense, je ne sais pas, disons: un enveloppement, un réchauffement. Une étape indispensable de resserrement les unes contre les autres qui a permis à des femmes, qui sans cela n’auraient probablement guère osé prendre conscience de leur capacité à s’exprimer, de contribuer à l’élargissement de la vision du monde et à l’enrichissement des idées. Un grand remue-ménage, un jaillissement dans la langue aussi, et ça, ce n’était vraiment pas pour me déplaire!


Tout au long de votre œuvre, et parfois au sein d’un même roman, vous alternez formes longues et formes brèves: c’est comme s’il y avait des mouvements avec un tempo pour chaque texte. Cette analogie avec la composition musicale a-t-elle un sens pour vous dans votre travail d’écriture?

Il y a un tempo effectivement pour chaque morceau de texte et la comparaison avec la composition musicale me comble pleinement. La base du travail se fait toujours à partir d’un rythme, d’un mouvement. Et d’une tonalité! Si je n’ai pas ça au départ, je suis incapable d’avancer. J’entends d’abord ce qu’il faut traverser. Et puis je vois quelques images, un paysage, un champ, une lumière… Pour La Corde de mi, je me rappelle qu’il y avait une journée d’hiver, blanche et bleue à en faire éclater les yeux, glaciale, je savais que je devais obligatoirement passer par là – mais pourquoi, comment?… Avec Infiniment plus, assez vite, j’ai fini par comprendre que j’étais (excusez du peu!) dans une des dernières grandes sonates de Schubert, cinq parties avec chacune son tempo particulier. Pour Zéro positif, j’ai brusquement démarré après avoir écouté un mouvement d’un quatuor de Schubert, inachevé d’ailleurs. Un mouvement fait de grandes avancées lentes entrecoupées de turbulences, cela s’est mis très exactement en contact avec ce que je portais au fond de moi sans le savoir depuis plusieurs mois. C’est cette musique qui a permis le déverrouillage du texte. Mais pour chaque instant de l’écriture il y a un geste d’artisane – déjà lors du premier jaillissement, affiné encore lors de reprises suivantes du texte – pour que tout le «corps» des mots agencés soit le plus proche possible – visuellement sur la page et dans le rythme – de ce qui est en train de se dérouler soit à l’intérieur du personnage, soit autour de lui.
Pour en rester au langage musical, il y a aussi tout le travail essentiel de «l’intervalle», ce qui donne la mélodie en fin de compte, tout ce doigté qu’il faut pour bien équilibrer ce qui doit être dit et ce qui doit rester allusif. Bien entendu, c’est la grande responsabilité des mots eux-mêmes de se placer à la bonne distance entre l’écrit et le lecteur, d’allumer entre eux des reflets qui permettent d’évaser le propos, les glissements de sens, les résonances et les ouvertures de perspectives nouvelles.
Quant aux formes longues et brèves, il est vrai que je n’ai cessé de passer du trajet au long cours au petit cabotage. Je n’arrive pas bien à expliquer ce phénomène, mais alors même que je ne sais presque rien de l’histoire qui va être sécrétée, c’est comme si celle-ci était lestée d’avance de sa distance virtuelle, comme si elle frémissait (avant d’avoir pris corps) dans une sorte de caisse de résonance plus ou moins vaste. Quelle intuition me met en contact avec le poids de l’histoire, sa densité, je n’en sais rien.


Des textes brefs comme ceux des Contes-gouttes ou d’Amour mode majeur sont-ils plus adaptés à l’expression de votre veine humoristique?

Disons qu’il y a des tonalités qu’il est plus difficile de conserver sur de longues distances sans risque de se casser la figure. Encore que l’expérience que je suis en train de mener avec mon prochain roman pourrait me contredire… Je l’espère! Donc le ton des Contes-gouttes est typiquement quelque chose qui ne peut s’imposer que sur des textes très courts, vifs et remuants. Ce qui est curieux, c’est que j’y ai donné ma vision du monde comme dans aucun autre ouvrage, je crois que ce sont les textes les plus engagés que j’aie écrits, mais je n’ai pu le faire qu’à travers ce ton qui paraît désinvolte, où les mots sont sans cesse en perte d’équilibre. Même chose pour Amour mode majeur. C’est une histoire étrange que ce recueil puisqu’il est, en quelque sorte, le substrat du gros roman La Corde de mi, commencé en 1997. Un bon nombre de ces petits textes ont précédé l’écriture du roman, mais l’idée d’en faire un recueil est née cinq ans plus tard, en 2002, alors qu’à ce moment-là j’avais lâché provisoirement le projet du roman. J’y fais donner de la voix à de multiples femmes qui interpellent, commentent, soupirent autour de leurs étonnements, leurs petits bonheurs, leurs dépits ordinaires ou leurs lamentables souffrances. Mais ce qui me paraît essentiel, une fois de plus, comme dans les romans, c’est que même dans les pires moments rien n’est jamais complètement désespéré, c’est toujours la vie, la vitalité, qui a le dessus. Pour mes personnages, l’écriture peut certes avoir valeur de réparation, mais je crois d’abord que, dans le creusement des phrases, se cache l’expression de la volonté de réparer l’autre, de prendre soin du monde et de ses vivants. Le rire, l’humour, la pirouette en sont les meilleurs soignants.


Quand vous écrivez pour la jeunesse (Le Temps des mots à voix basse, Du mal à une mouche), votre travail d’écriture est-il foncièrement différent de ce qu’il est pour les autres textes?

Non, bien sûr, justement pas. Il s’agit d’avoir la même ligne de conduite, d’essayer d’affermir la confiance des lecteurs dans les mots, quel que soit leur âge, de poursuivre l’idée de la responsabilité que nous avons tous de parler d’abord dans la «bonne pente». Je suis persuadée de l’importance de la lecture dans la formation de la pensée des jeunes et des moins jeunes et il ne faut négliger aucune occasion de la voir se construire ensemble. Il ne s’agit pas pour autant pour moi de développer une sorte de militantisme dans l’écriture mais de tenter d’apporter une réflexion en «sous-tension» de l’histoire, comme je l’ai déjà dit.
Dans cette optique, j’ai cherché dans les deux livres cités à travailler plutôt avec l’envie de créer une passerelle entre les générations. Ce qui a effectivement bien fonctionné avec le premier titre. Le dialogue entre parents, enfants, grands-parents s’est souvent ouvert autour de ce livre, une génération a transmis le livre à l’autre – et dans les deux sens. Mais c’est vrai aussi que sa première version était destinée d’abord à mon public d’adultes habituel et que c’est la certitude de l’importance de ce sujet-là, lié à la transmission, qui m’a fait reprendre ce que j’appelle la gaine de l’histoire. Tout en étant persuadée qu’il n’y a pas à écrire différemment pour les jeunes, en tout cas pas à faiblir sur les exigences de la forme, il m’a tout de même paru nécessaire de modifier un peu la structure narrative. En revanche, j’ai conservé le côté allusif du récit, refusant de l’ancrer dans trop de précisions historiques, ne gardant que l’épure des événements pour accentuer son côté hélas intemporel et le phénomène permanent des situations d’exclusion.
Et, de cette manière, j’ai encore accentué l’aspect de récit à double voix: l’histoire vue d’abord à travers les yeux d’un enfant (qui ne comprend pas tout de ce qui se passe autour de lui, qui en ressent d’abord la substance) et le commentaire de l’adulte qu’il est devenu, comme en surimpression.


Dans Compost blues, vous dites que vous auriez «bien aimé être une écrivaine américaine contemporaine…» et vous insistez aussi sur votre appartenance à la littérature romande, qui, pour vous, existe de manière assez évidente. La globalisation est-elle une chance pour les littératures «minoritaires», pour la circulation des œuvres? Ou la voyez-vous comme une menace contraignante pour les écrivains qui publient en Suisse comme vous?

Bien sûr, il s’agit ici d’une solide boutade! Même si je me rends parfaitement compte que le 70% des livres en français à succès sont, en fait, des traductions d’ouvrages anglo-américains… Non, malheureusement, la globalisation ne représente ni chance ni menace pour les littératures minoritaires, elle ne représente tout simplement rien. Parce que la littérature suisse romande n’existe pas hors de Suisse romande si elle n’est pas éditée dans le giron de l’édition française. Il y a une absence de curiosité totale, voire de mépris des médias français, aggravés encore par le fait que la plupart des critiques sont des suppôts de maisons d’édition – à quelques exceptions notoires. Pour être honnête, j’ai reçu quelques gratifications d’au moins deux directeurs littéraires parisiens qui ont lu mes ouvrages publiés en Suisse romande mais je n’ai pas fait, jusqu’ici, de tentative sérieuse pour être publiée en France. Parce que je suis habitée par deux certitudes. L’une, c’est qu’il est important que les auteurs suisses romands qui travaillent dans une certaine optique littéraire continuent de contribuer à la préservation d’une activité éditoriale et culturelle bien vivante dans ce coin de pays; l’autre, c’est plutôt d’une confiance naïve qu’on pourrait parler: si je m’obstine dans mes choix d’une écriture peu faite pour les gens pressés, avec un lien à la langue bien particulier, une valorisation de la forme, de l’esthétique – allons-y! –, je me dis que peut-être, un jour, mon travail sera plus largement reconnu par le mouvement de bouche à oreille!

VALÉRIE COSSY, Viceversa littérature; 4

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Dernier silence d’une musicienne

Dans un reportage de la TSR tourné au début des années septante (elle avait alors vingt-trois ans), Anne-Lise Grobéty, décédée le 5 octobre 2010, disait en écoutant La Jeune Fille et la Mort de Schubert: «La mort n’est pas une chose qui me fait peur puisque c’est une certitude: je sais que je vais mourir; je ne peux pas avoir peur d’une certitude.» Dans une interview récente donnée au journal 24 Heures, elle réitérait: «La mort est notre seule certitude. Il est bon que la mort existe, elle nous oblige à donner une orientation à notre vie, à nous faire naître à chaque pas.»
Autre certitude: avec Anne-Lise Grobéty, c’est non seulement l’une des figures majeures de la littérature romande contemporaine qui s’éteint, mais c’est aussi (et surtout) une musicienne qui se tait. Ça a commencé dès son premier roman, écrit à dix-neuf ans: Pour mourir en février (1970) racontait la rencontre d’une jeune fille avec une femme plus âgée et ce qui découlait de cette relation ambiguë. Le rythme de la phrase, le sens des mots, la tenue du récit avaient alors séduit le jury du tout nouveau Prix Georges-Nicole. Objet de nombreuses rééditions (dont la dernière en 2010 dans la collection de poche de Bernard Campiche, chez qui l’on trouve presque toute son œuvre), ce roman garde sa force, parce qu’il parle un langage intemporel: lorsqu’Aude décrit «cette peur qu’on voit sur les autres, tout en eux porte cet effroi: leur façon de se vêtir, de fermer la porte, d’attendre que le feu passe au vert et en traversant leur inquiétude à savoir s’il ne deviendra pas rouge avant qu’ils aient atteint le trottoir d’en face», lorsqu’elle parle de ses doutes et de la neige qui tombe, lorsqu’elle dit qu’elle voudrait s’y coucher et mourir, lorsqu’elle dit «aujourd’hui», elle parle d’alors et de maintenant et de plus tard.
Depuis ce livre, l’écrivaine de La Chaux-de-Fonds n’a eu de cesse de développer cette voix, de l’amplifier pour dire, entre autres, en vrac et sur tous les tons, les affres et les joies d’être une femme, ou un homme, la fascination pour la nature, l’étrangeté du monde, le mystère des saisons, la belle difficulté de créer, la complexité de la guerre, enfin l’amour sous toutes ses formes, léger ou grave, mode mineur ou mode majeur.
Écrire, pour Anne-Lise Grobéty, n’était «pas une affaire pour rire». Les mots ne se laissaient pas faire, ne venaient pas quand elle les appelait; mais c’est avec légèreté et humour qu’elle entreprenait ce «travail d’alchimiste». Tôt venue à l’écriture, mais également tôt mère et politicienne, elle avançait sur tous les fronts; si l’on ajoute à cela une très grande exigence vis-à-vis de ses textes (auxquels elle disait vouloir donner toutes leurs chances avant de les lâcher dans la fosse aux lions), on comprend qu’elle ait relativement peu publié – mais elle se donnait les moyens de se renouveler: quatre romans, des récits, des textes pour enfants, des recueils de nouvelles, de poèmes et de contes, et à chaque fois une autre tonalité, et pourtant à chaque fois quelque chose de bien à elle.
Son chef-d’œuvre reste toutefois La Corde de mi (2006), dernier grand roman qui raconte une double histoire: celle de Luce, la trentaine, dont le père, mourant, l’a toujours rejetée, plus ou moins explicitement; et celle de Mongarçon, de son enfance à sa découverte du violon et son apprentissage de luthier. Dans ce livre qu’elle aura mis très longtemps à écrire, Grobéty brasse et réarrange certains de ses thèmes éternels: filiations difficiles, absences, et à tous les niveaux, structurant et nourrissant le texte, la musique. Non seulement ce roman, mais toute son œuvre, de Zéro positif (1975) et Infiniment plus (1989) aux nouvelles de La Fiancée d’hiver (1984) ou d’Amour mode majeur (2003), ou encore dans ses derniers récits, Jusqu’à pareil éclat (2007) et L’Abat-Jour (2008), peut se lire comme une suite de variations autour de ces questions: comment écrire, comment raconter, comment se placer à la bonne distance, que faire des mots, des images, des perspectives qui changent?
Lorsque, ayant eu la chance de lire sur épreuves La Corde de mi, j’ai dit à son auteur tout le bien que je pensais de ce livre sur le point de sortir de presse, son émotion, son soupir de soulagement, ses remerciements, son trouble évident m’ont surpris: pouvait-on publier depuis autant d’années, avoir reçu des prix (Prix Schiller, Prix Rambert, Grand Prix C. F. Ramuz), être reconnue, et continuer de douter au moment de donner son meilleur titre?
Anne-Lise Grobéty ne faisait pas semblant, et cette fragilité ne datait pas d’hier. À vingt-trois ans, à la fin des quelques jours de tournage du reportage pour la TSR, elle détaillait son malaise face à la caméra et donnait, peut-être, la clé toute simple de ce qui motivait son écriture: «Il fallait que quelqu’un me dise quelque chose, puis que je lui dise quelque chose.»

BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille

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« Tu t'endors
En ton corps
Belle Dame qui mord…»

Anne-Lise Grobéty,
Vous m'avez fait rêver, aimer et sourire.
Vos histoires sont pleines de vie, de poésie, de sensibilité et d'humour. D'humour noir parfois, mais même les plus sombres ont toujours une beauté, une légèreté dans la forme qui témoigne d'un plaisir d'écrire et de vivre. Elles savent toucher à l'essentiel vos histoires, et vous, vous avez su travailler cette langue brute, vous l'avez taillée, limée et ciselée pour en faire votre langage. Vos œuvres sont imprégnées par ce «beau pays de pluie», mais aussi de neige, de soleil et de rosée le matin. Vous parcourriez ce pays et il vous nourrissait d'images et de saveurs qui, mêlées à une musique intérieure vous permettait de coucher toutes sortes de passions.
Grande dame de la littérature romande, vous avez marqué les esprits de plusieurs générations de lecteurs. Vos manuscrits ont donc naturellement rejoint ceux des «grands» de notre pays, à la Bibliothèque nationale. C'est là que j'ai eu l'occasion de vous connaître plus intimement, en me plongeant dans vos cartons et en inventoriant votre fonds d'archives.
Peut-être est-ce cette expérience qui vous a rendue si familière à mes yeux, mais je crois surtout qu'à l'image de vos textes, vous étiez une personne sans pareille. Belle et souriante, audacieuse, vous saviez faire face à la gravité, mais le faisiez toujours avec légèreté. Vous étiez pleine de vie et saviez mordre dedans. Car vous n'avez pas seulement écrit, vous avez également aimé, admiré, exploré, écouté. Vous vous êtes engagée pour les autres. Mais les mots étaient toujours là, à trotter dans votre tête jusqu'à ce que vous les posiez bien à plat sur une feuille, avec de l'encre «bleue comme le ciel des mers du sud»… Bien sûr, vous n'avez pas toujours pu les libérer ces mots. Votre vie était trop remplie et ne vous laissait que peu de temps pour ces impatients – vous l'expliquez avec tant d'humour dans «Mortes-Plumes»! Mais les mots étaient toujours là. Quitte à écrire un Conte-Goutte entre deux pages de notes du Grand Conseil, vous ne les avez jamais fait taire.
Et ces mots vous ont rattrapée il y a quelques années. Vous leur avez à nouveau consacré une grande part de votre temps et vous êtes remise à les travailler, les tailler, les limer pour les faire résonner à nouveau, Jusqu'à pareil éclat .
Puis est arrivé ce jour où, au détour d'un sentier, vous avez croisé la route d'un dragon… Vous écriviez il n'y a pas si longtemps avoir bien l'intention de le terrasser… Mais c'est lui qui a finalement pris le dessus dans cette lutte qui a dû vous rappeler celle de La Jeune Fille et la Mort de Schubert que vous aimiez tant. Cela ne vous faisait pas peur, vous aviez compris très vite que la mort est une certitude.
Il ne reste plus à présent que la musique de vos textes, qui continuera à résonner en moi, et vos mots, qui seront toujours là pour me faire rêver, aimer et même encore sourire.

ÉLOÏSE AUBRY
, culturactif.ch

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Anne-Lise Grobéty est morte il y a un peu plus de deux ans, le 5 octobre 2010. Alice Mignemi, qui est italienne, lui a consacré ses mémoires de licence et de master en Langues étrangères et est devenue son amie. Elle l’a rencontrée pour un entretien, en 2007, à Bevaix et a passé quelques jours chez elle, en 2009, à La Chaux-de-Milieu. Elle projette de consacrer sa thèse de doctorat au dernier roman de l’écrivaine.

J’attendais encore sa réponse, quand j’ai reçu le message de sa fille Airelle : Anne-Lise est morte. Mais, ses mots, avec sa voix douce et lente, résonnent encore dans ma tête. Dans mon cœur. Ils résonnent bien dans ses œuvres. Dans son roman posthume. C’est la grandeur de l’art qui, depuis Du Bellay ou Shakespeare, donne l’immortalité aux grands écrivains. Et Anne-Lise Grobéty a été un grand écrivain.
Elle donnait toute sa vie à l’écriture, malgré les obstacles qu’elle avait rencontrés en tant que femme: sa famille, ses filles, le travail. Mais, elle me parlait aussi de ses difficultés à écrire face aux trente mille livres en français qui paraissent chaque année. La majorité de ces textes sont des traductions de succès américains ou des romans écrits par des auteurs francophones qui se plient aux règles de vente. Anne-Lise Grobéty pourrait écrire, simplement, pour faire lire ses œuvres à la plupart des gens, pour gagner le succès aussi en France, pour être appréciée par les grands critiques. Mais, elle a voulu rester dans ses «perspectives d’écriture». Elle avait une responsabilité face à la langue française. Dans une époque où les Français réduisent tellement la langue, où ils utilisent beaucoup de termes anglais, Anne-Lise Grobéty avait fait un choix d’amour. Elle avait choisi la langue française pour la redécouvrir et la restituer aux Français. Elle n’écrivait pas pour des lecteurs pressés, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas le temps de s’arrêter sur chaque page, le temps de donner au texte une part de soi-même, de ses émotions, de ses expériences. La langue des romans de Mme Grobéty est une langue vraiment travaillée, qui a besoin de beaucoup de temps et de la part de l’auteur et de la part du lecteur.
La forme est plus importante que le fond. «Les thèmes sont là – disait-elle – on peut les compter sur nos doigts. Il faut trouver des façons différentes d’en parler». De fait, elle travaillait sans cesse sur la forme de ses textes. Tant que, après la publication d’Infiniment plus, l’écrivaine avait été nommée « jongleuse de mots » et, en 2006, après la publication de La Corde de mi, « violoniste des mots ». En réalité, la petite Anne-Lise voulait être pianiste et la première chose que j’avais aperçue chez elle avait été un grand piano, qui dominait la chambre et qu’Anne-Lise utilisait quand elle avait le temps.
Longtemps, elle avait été partagée entre la musique et la littérature. Enfin, elle avait fait son choix. Mais, ses livres sont toujours composés de rythmes particuliers, de mots choisis et pesés avec attention, de vibrations, d’échos. Elle faisait de la musique à travers les mots. Pour Anne-Lise, l’enjeu était toujours dans le comment dire, dans la forme. Comme le disait Alice Rivaz, «il n’y a qu’une seule manière de dire les choses, une seule vraie. Il s’agit de la trouver».
Pour Anne-Lise Grobéty, depuis qu’il existe des gens qui écrivent, les auteurs disent toujours les mêmes choses, donc la façon de les dire est plus importante que ce qu’on dit. C’est pour cette raison que l’écrivaine consacrait beaucoup de temps au travail sur la langue et plus elle avançait en âge, moins elle se contentait. L’écrivaine même reconnaissait qu’avec les années elle avait besoin de plus en plus de temps pour mener un projet à maturité. Elle pouvait rester sur une seule page, ou plutôt sur une seule phrase, toute la journée ou réécrire la même chose neuf ou dix fois. Anne-Lise Grobéty était une véritable perfectionniste. La langue était pour elle un organisme vivant, une réserve d’énergie renouvelable. Donc, un auteur doit garantir la justesse de la langue, la faire ricocher, la faire jubiler, et non travailler de manière réductrice. Elle affirmait que chaque terme a trois dimensions: il est quelque chose d’écrit, parce qu’il est un signe noté; quelque chose qui chante, lorsqu’on le prononce; quelque chose qui a un sens. Anne-Lise restait toujours attentive à la sonorité de chaque mot, qui devait s’accorder aux autres. Les termes sont finement ciselés et minutieusement soupesés. L’écrivaine s’était transformée ainsi dans un chef d’orchestre qui coordonnait le jeu des mots, lesquels vibraient à chaque mouvement de sa plume et auxquelles elle offrait une résonance nouvelle. La parole pirouette sur la page, laquelle semble très bien organisée. Chaque phrase s’harmonise aux autres dans une vibration intime, qui permet à l’autrice d’exprimer ses émotions et celles de ses personnages.
Le lecteur peut, immédiatement, noter la mise en scène des mots et des phrases sur la page, la disposition des termes qui donne l’idée d’un poème. La poésie, en effet, dans les romans d’Anne-Lise Grobéty, se mélange à la prose: «Pour moi – soutenait-elle – la poésie est la forme plastique la plus proche de la réalité. Elle exprime la sensualité de la langue, qui est un organisme vivant. Jusque dans la graphie et la sonorité. Du point de vue de la forme, j’ai toujours eu besoin de cette osmose entre ce que l’on appelle prose et la poésie. C’est un tout et j’ai du mal à les dissocier». Les mots, comme des notes sur la portée, s’ornent d’allitérations, d’assonances, d’homophonies, de répétitions et d’onomatopées. Et les blancs sur les pages représentent les vides intérieurs des protagonistes des romans d’Anne-Lise.
L’écriture d’Anne-Lise Grobéty est une écriture des sens. Elle a créé par tous ses sens, tout son corps, jusqu’à la mort. Une mort qui est, malheureusement, arrivée trop tôt. Donc, c’est à travers tous les sens que le lecteur doit se donner à ses œuvres, pour savourer toute sensation, toute impression, toute vibration qu’elles contiennent. Or, cher lecteur, assoyez-vous. Ouvrez l’un de ses romans. Fermez les yeux. Écoutons:
Ne reste plus qu’attendre
cœur cogne
cogne
quelques quelques minutes
quelques
quelques
quelques secondes
quelque
quelque bruit
un pas quelconque….
Rien…
(Infiniment plus, 1989)

ALICE MIGNEMI, lesobservateurs.ch


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