Manifestations, rencontres et signatures Index des auteurs
Née
en 1949 à La Chaux-de-Fonds, Anne-Lise Grobéty étudie à la Faculté des
lettres de l’Université de Neuchâtel et effectue un stage de
journalisme. Elle commence à écrire très tôt, et elle a dix-neuf ans
lorsque paraît son premier roman. Après un deuxième roman, elle
ralentit son activité littéraire pour s’occuper de ses enfants. Dans le
même temps, elle s’engage politiquement et siège pendant neuf ans comme
députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois. Son mandat achevé et
ses filles devenant plus autonomes, elle renoue avec l’écriture dès 1984.
Anne-Lise Grobéty se fait connaître du grand public dès son premier roman, Pour mourir en février,
couronné par le Prix Georges-Nicole. La suite de son œuvre remporte le
même succès: le Prix Rambert et deux Prix Schiller lui ont notamment
été décernés. Parmi ses publications les plus importantes, les romans Zéro positif et Infiniment plus, tous deux traduits en allemand, et les recueils de nouvelles La Fiancée d’hiver et Belle dame qui mord. Elle a reçu le Grand Prix C. F. Ramuz en 2000, et le Prix Saint-Exupéry-Valeurs Jeunesse de la Francophonie 2001 pour Le Temps des mots à voix basse. En 2006 paraît La Corde de mi, Prix Bibliomedia Suisse 2007 et Prix «Coup de cœur» Lettres frontière 2007, suivi, en 2007, de Jusqu’à pareil éclat.
Ses narratrices cherchent à affirmer leur identité féminine, à une
époque où la présence des femmes en littérature commence à s’affirmer.
Anne-Lise Grobéty est donc aussi fortement concernée par la condition
de la femme écrivain, par les aspects historiques, formels et
politiques de l’écriture féminine, mais elle poursuit surtout une
exploration de la langue dans une tonalité bien à elle. Anne-Lise Grobéty est décédée le 5 octobre 2010.
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Entretien avec Anne-Lise Grobéty
Bevaix, 17 Août 2007
Alice Mignemi. Voulez-vous me parler de votre adolescence et de comment vous avez découvert votre passion pour l’écriture?
Anne-Lise Grobéty. Oui,
j’essaierai. Il faut dire que j’ai découvert ma passion pour l’écriture
déjà bien dans l’adolescence. J’ai toujours aimé écrire et je me
souviens qu’à l’âge de dix ans j’avais déjà écrit un premier livre. On
peut dire que les choses étaient déjà mises en place avant
l’adolescence, mais évidemment ce qui a été important, ça s’est passé à
douze ans, treize ans. Dès douze ans parce que j’ai commencé à lire des
choses qui m’ont ouvert des perspectives tout à fait énormes et
magnifiques par rapport au trajet dans la langue. Je pouvais récrire un
monde à travers ces petits mots, ces petits signes. Et puis j’ai fait
des lectures qui m’ont émue profondément, qui m’ont bouleversée. Mais
ce qui a été très intéressant, très important pour moi c’est la
découverte du nouveau roman français. Des auteurs comme Robbe-Grillet
ou Butor...Il y a des choses comme La Modification, L’Emploi du temps,
ce sont des livres très importants. Nathalie Sarraute aussi qui a été
pour moi la plus importante. J’ai commencé par lire un livre qui
s’appelle Le Planétarium,
mais il est seulement le premier. J’étais complètement étonnée, je me
demandais qu’est-ce qu’il passe dans un livre comme ça. Le nouveau
roman m’a passionnée, j’ai tous lu dans le genre du nouveau roman.
Nathalie Sarraute, je me rappelle j’avais quatorze ans, elle avait fait
paraître Les Fruits d’or et
je l’ai lu tout de suite. Donc ça m’a marqué profondément sur le plan
de la structure. Ça a été un choc je pense, par rapport à ce que
j’avais lu jusque-là de traditionnel dans la narration. Mais là, il
s’est passé quelque chose...des nouvelles perspectives, des
perspectives différentes encore une fois, des rapports différents à
l’écriture. Donc ça était passionnant. Alors je pense que ça avait déjà
mis en place beaucoup de choses pour commencer à écrire de treize,
quatorze ans. J’écrivais beaucoup. L’envie, le besoin d’écrire étaient
là, sans que Je sache trop ce que j’allais en faire. Et après quinze,
seize, dix-sept ans, écrire est devenu ma première préoccupation, ma
préoccupation essentielle. Je n’écrivais pas tout le temps, j’allais
encore à l’école, je faisais beaucoup de choses, mais l’écriture était
importante. Il faut lire et après il faut commencer à chercher, à
travailler, il faut commencer à mettre toute seule les choses sur la
feuille. À un certain moment, assez vite, vers seize ans, je me suis
dit “maintenant tu lis plus de ce que tu dois lire pour l’école, tu
dois être perméable, maintenant tu cherches toi, tu travailles, tu
cherches toi!” Et vers l’âge de dix-sept, dix-huit ans, j’ai écrit Pour
mourir en février. Et ça a été la première fois où je suis allée
jusqu’au but vraiment dans mon trajet. Parce que jusque-là j’avais
écrit beaucoup de nouvelles, mais jamais vraiment un long trajet. Et le
Prix Nicole que j’ai pris a été la pulsion pour moi pour dire “oui, je
suis capable”, l’occasion extraordinaire pour montrer qu’est-ce que je
peux faire. C’est vraiment comme ça, C’est sous l’effet d’une nécessité
de lectrice, puis d’autres choses, que j’ai choisi l’écriture. Mais je
ne peux pas expliquer pourquoi l’écriture, pourquoi le choix des mots.
Ça ne s’explique pas vraiment pourquoi on privilégie un instrument
parmi les autres, parce qu’il y a bien d’autres. Mais on a l’impression
qu’on a plus de don pour ça, plus de facilité. Parce qu’on fait
toujours les choses qui nous sont les plus faciles dans la vie. Donc,
j’ai plus de facilité pour faire des choses avec les mots. Voilà!
Alice Mignemi. Donc vous aimez lire?
Anne-Lise Grobéty. Oui,
j’aime beaucoup lire. Maintenant je lis moins. Je lisais beaucoup quand
j’étais jeune, mais maintenant...un peu moins. Mais je trouve le temps
pour lire quelque chose, je ne lâche pas.
Alice Mignemi. Quel est le rôle de votre biographie dans la rédaction des œuvres? C’est-à-dire, votre vie influence vos romans?
Anne-Lise Grobéty. Oui.
C’est vraiment une bonne question, mais il est vraiment difficile d’y
répondre. Parce que je crois qu’on travaille toujours à travers sa
propre vie. On travaille à travers les événements de sa vie, à travers
ses propres émotions, ses propres expériences, toutes les images qui
nous traversent. L’essentiel de nous-mêmes, notre substance vitale,
doit passer dans nos livres. Si nous ne travaillons pas avec ce
matériau-là, le livre ne vaut pas la peine d’être écrit. Pratiquement,
le seul passage autobiographique, vraiment autobiographique que j’ai
écrit dans toute mon œuvre c’est dans La Fiancée d’hiver. C’est Mortes-plumes. C’est une nouvelle autobiographique. Et quand j’ai écrit Pour mourir en février
j’ai utilisé le «je», je disais «je», j’avais dix-neuf ans et tout le
monde disait «c’est son histoire». Mais aux gens qui me posaient des
questions je disais “tout est vrai sauf l’histoire”, une formule qui me
permettait d’être toute proche de la vérité. Je pense que tout ce que
j’écris c’est comme ça. Dans La Corde de mi
par exemple, il y a beaucoup de choses. L’émotion de départ du livre
fait partie d’une chose très intime, très personnelle. J’ai eu une
relation avec un homme de ce genre-là. C’est-à-dire ces hommes qui vous
maltraitent si vous vous approchez trop d’eux, qui sont séduisants et
qui ont toutes les qualités du monde, mais qui sont incapables d’aimer.
Je me suis approchée d’un homme comme ça. J’ai eu très mal. J’ai dû
partir à la fin. C’est l’unique solution. Et en fait c’est vrai que la
première version…le départ du roman…J’ai travaillé à travers cette
forme de blessure. Mais un écrivain est toute autre chose. Et à la fin,
j’ai raconté l’histoire d’un homme qui n’est pas celui-là. Pourtant, il
y a des choses qui sont tout à fait vraies. On écrit à travers soi.
Jusqu’ici, je le répète, je n’ai pas écrit de textes autobiographiques
au sens premier. J’ai toujours dit «je suis le passager clandestin de
mes romans». Je suis toujours dans la cale du bateau, mais je suis là.
Alice Mignemi. Des
critiques ont comparé votre écriture à celle d’Alice Rivaz et à la
musicalité de Corinne Bille. Qu’est-ce que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. Moi,
je suis alors extrêmement touchée si on me compare à des œuvres, à des
femmes que j’ai admirées beaucoup. Elles sont très différentes dans
leurs approches de l’écriture, dans leurs relations à la langue. Mais
toutes les deux m’intéressent énormément. Alice Rivaz a été comme une
plateforme pour la littérature féminine en Suisse Romande. C’est elle
qui a commencé à parler des femmes au sens féministe, si on peut dire,
faire avancer la voix des femmes, défendre les femmes, les montrer de
l’intérieur. Alors, moi, avec Alice Rivaz, je me sens une proximité
très forte dans sa relation avec l’écriture, sa façon d’écrire, les
expériences qu’elle a faites à travers l’écriture. Elle a écrit aussi
pas mal des petits textes qu’on pourrait appeler théoriques sur
l’écriture, qui sont vraiment intéressants. Dans ces choses-là vous
pouvez voir assez bien comment elle fonctionne, comment elle se place
par rapport à l’écriture et quelles sont ses interrogations par rapport
à l’écriture, comment elle construit les choses. Et très souvent, je me
dis “mais c’est exactement ça ce que je pense. C’est exactement comme
ça que j’aurais dit, j’aurais exprimé cette relation à la langue, à
l’écriture. Je me sens à proximité d’elle par rapport à ça.
Alice Mignemi. Beaucoup de journalistes disent que vous êtes une écrivaine féministe. Vous vous reconnaissez dans ce rôle?
Anne-Lise Grobéty. Je
dirais que oui. C’est vrai que je ne me suis jamais placée sous
l’étiquette féministe au sens strict. Pour les femmes de notre
génération ça a été très important. Pour nous ça a été la charnière de
ces problématiques. Il fallait vraiment défendre la position de la
femme, il fallait de lui donner une voix. Si vous regardez la
littérature française des années septante, on a des livres qui
commencent les étapes de l’écriture féminine, des livres comme Parole de femme d’Annie Leclerc ou Les Mots pour le dire
de Marie Cardinal. C’est intéressant. Vous voyez, il fallait donner une
voix aux femmes et j’ai commencé à publier en 1970. Je reconnais que Zéro positif
par exemple, est un travail où je donne la parole aux femmes. Donc
féministe ou sens étroit non, je n’écris pas de livres féministes parce
que ce n’est pas ma première préoccupation, ma préoccupation n’est pas
uniquement de défendre la position de la femme, mais de donner une voix
aux personnages féminins. C’est important pour moi. Parce que pendant
les siècles, les femmes ont été toujours vues à travers les hommes.
Alice Mignemi. L’amour
est partout dans vos œuvres et dans toutes ses formes. Vous pensez que
l’amour est l’élément le plus important dans la vie d’une femme?
Anne-Lise Grobéty. C’est
un moteur évidemment, c’est une énergie extraordinaire l’amour. C’est
une énergie renouvelable comme la langue. Je pense que l’amour est
comme les mots. Et l’amour est partout...c’est vrai!
Alice Mignemi. Vous
êtes connue comme la violoniste des mots. En effet c’est impossible de
lire une des pages de vos œuvres et ne pas voir toutes les figures de
style, les allitérations, les anaphores, les métaphores, les
comparaisons. Combien de temps vous employez pour écrire un seul
chapitre? Ou une seule phrase?
Anne-Lise Grobéty. Il y a
des pages qui sont écrites cinq, six, sept, huit fois. Je travaille
beaucoup effectivement par couches. Il y a d’abord un premier jet,
alors il faut écrire, aller. Après je dis «c’est pas bon, c’est pas
bien, ça va pas». Mais dans ce premier jet, il faut avoir seulement
l’histoire. Mais après je dois atteindre la musicalité des mots, la
tonalité, l’atmosphère. Il faut essayer, il faut avoir le courage
d’essayer. Vous êtes un écrivain comme une souris dans l’obscurité, on
est comme ça. Et en même temps, il faut qu’on atteigne déjà des
musiques, un mouvement si non moi, je ne peux pas écrire. Après le
premier jet, je dois tout reprendre. C’est comme des pistes, des pistes
que la première fois je n’avais pas vues. Il faut aussi travailler avec
le dictionnaire pour donner des nuances particulières aux mots. Et je
dois trouver la place juste aux mots, leur accord. Parce qu’un mot est
quelque chose qui vit, quelque chose de vivant. Il est quelque chose
d’écrit, parce qu’il est un signe écrit; quelque chose qui chante,
lorsqu'on le prononce; quelque chose qui a un sens. Il est à trois
dimensions. Et le lecteur doit participer à la création de l’œuvre.
J’aime cette idée que l’auteur ne sait pas tout. Il doit rester une
part de mystère vis-à-vis de ce qu’il écrit. Je dis toujours que
l’auteur doit tracer la forme de la demi-lune tout en faisant sentir,
dans ce petit trait, la rondeur de la pleine lune.
Alice Mignemi. La musicalité de vos œuvres est comparable à celle de la poésie. Vous vous considérez une poétesse ou une romancière?
Anne-Lise Grobéty. Je me
considère comme quelqu’un qui écrit, appliqué dans toutes les formes de
l’écriture. La forme se défait. Il y a une chorégraphie, une
architecture, des rythmes dans la page. La poésie, elle est partout
dans mes œuvres. C’est une composante d’écriture. J’ai trouvé ça dans
mon premier roman. J’avais écrit beaucoup de poèmes et avec Pour mourir en février j’ai introduit la poésie dans la prose. En réalité, j’avais déjà écrit un poème avec ce titre. Il m’a inspiré.
Alice Mignemi. Aujourd’hui vous êtes très célèbre, pourquoi alors vous continuez à travailler à la Bibliothèque?
Anne-Lise Grobéty. J’aime
travailler avec les livres, avec les livres et les auteurs qui sont
beaucoup plus célèbres que moi. On a des archives de Jean-Jacques
Rousseau à la Bibliothèque que j’adore. Il y a des périodes où je
supplierais le ciel d’avoir un an rien que pour moi. Mais d’autre part,
j’ai besoin de travailler. Je travaille aussi pour...vivre! Pour être
payée! Parce que j’ai beaucoup vendu avec La Corde de mi et Le Temps
des mots à voix basse par exemple, mais je n’ai pas vu un franc. Tout
le monde croit que les écrivains sont riches, mais en réalité c’est
seulement l’éditeur {???- note de l'éditeur) qui gagne beaucoup. J’ai le 10% du livre. Donc sans
mon travail en Bibliothèque je ne pourrais pas vivre.
Alice Mignemi. Une
des questions qui aujourd'hui donnent bien à discussion les critiques
de littérature c’est si la littérature suisse existe ou pas, s’il
existe une littérature nationale comme dans les autres pays. Qu’est-ce
que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. Je
pense qu’il n’existe pas une littérature suisse. Il y a trop de
différences culturelles et linguistiques. Il existe une littérature
romande. Mais si une littérature suisse existe ou pas, ça… peu importe.
Ce qui compte c’est d’avoir des écrivains qui écrivent et qui
nourrissent la littérature, des écrivains qui permettent que la
littérature existe. Mais aujourd’hui c’est la même chose dans les
autres pays, il n’existe plus une littérature nationale comme dans le
passé. On ne parle plus de Romantisme, Classicisme...il n’y a plus des
éléments communs dans les œuvres, mais en Suisse le fait d’avoir quatre
langues différentes ne donne pas la possibilité de parler d’une
littérature Suisse. Il y trop d’écrivains différents, les critiques ne
trouvent pas de caractéristiques communes. Et aujourd’hui on n’est pas
arrivé à une conclusion intéressante.
Alice Mignemi. J’ai lu un article italien qui donnait une critique négative à vos œuvres. Comment vous acceptez les critiques négatives?
Anne-Lise Grobéty. Les
critiques sont très importantes, elles représentent les passerelles
entre l’écrivain et le lecteur. Il ne faut pas les prendre comme des
attaques personnelles, si elles sont bien faites alors il faut les
accepter, si elles ne sont pas des attaques qui ont seulement le but de
te détruire. Vous voyez, chaque livre est toujours débutant. Il n’est
pas dit que si un livre a eu du succès, aussi les autres en auront. Et
en effet il y a eu des critiques qui ont dit que mon roman Le temps des
mots à voix basse n’a pas été un grand roman comme les autres, mais
J’ai vendu beaucoup! Et il y a aussi des critiques qui sont les auteurs
même, et souvent les critiques se limitent à conter l’histoire du
livre. En réalité, pour faire de la bonne critique, il faut situer
l’œuvre dans le contexte littéraire. Mais la critique reste toujours
très importante, parce que la vie d’un livre est de plus en plus brève.
Certaines fois l’éditeur envoie tes livres dans les librairies, mais
les librairies sont trop pleines et alors elles les renvoient en
arrière. Alors c’est la critique qui nous donne la possibilité de ne
pas laisser mourir le livre. Heureusement, il y a une autre possibilité
pour moi de ne pas laisser mourir mes livres: les éditions “camPoche”!
Alice Mignemi. Vous avez gagnez le prix Bibliomedia Suisse pour La Corde de mi. Vous vous attendiez ce prix-là?
Ane-Lise Grobéty. Mon
éditeur s’attendait ce prix. Il me disait toujours que j’obtiendrai un
ou deux prix, mais moi non. J’ai été toujours nommée, mais j’ai été
toujours deuxième. Mon éditeur me disait «Vous êtes le Poulidor de la
littérature.» Raymond Poulidor était un cycliste français connu pour
avoir été l'éternel second. Le prix Nicole et le Prix Ramuz que j’ai
gagné dans le passé ont été importants aussi. Mais le prix Bibliomedia
est important parce qu’une partie du montant du Prix est réservé à
l’achat d’un nombre d’exemplaires qui sont donnés aux Bibliothèques
publiques. Donc c’est un prix qui lie les lecteurs aux écrivains.
Alice Mignemi. Vous utilisez le «Je» dans vos œuvres. Quel est le rôle de ce narrateur (ou narratrice en réalité)?
Anne-Lise Grobéty. J’avais écrit une partie de La Corde de mi
en utilisant le «il», après j’ai pensé que le récit était linéaire, que
la simple histoire du père était trop linéaire. Je pensais «Il manque
quelque chose». Et alors j’ai écrit avec le «je». «Je» est le plus
exigeant de tous les pronoms. Il est le pronom le plus proche entre moi
et la narratrice. Il se pose sur ma peau. Ce n’est pas la même chose si
j’utilise le “je” ou un autre pronom. Les perspectives sont
différentes.
Alice Mignemi. La «lutte» entre la forme et le fond ne se résout jamais chez les écrivains du XXe siècle. Qu’est-ce que vous en pensez?
Anne-Lise Grobéty. J’ai
toujours dit que la forme est la plus importante. Les thèmes sont
toujours les mêmes, mais ce qui compte c’est de trouver des façons de
les dire autrement. Les thèmes sont là, on peut les compter sur nos
doigts. Il faut trouver des façons différentes d’en parler. Chaque
livre doit avoir son propre style. Dans “La fiancée d’hiver” par
exemple, il y a des nouvelles différentes avec des styles divers.
L’histoire n’existe pas si elle ne trouve pas sa couleur, sa vibration,
sa forme.
Alice Mignemi. Qu’est-ce que vous pensez d’une étudiante italienne qui est arrivée de la Sicile jusqu’ici pour vous rencontrer?
Anne-Lise Grobéty. Je
suis vraiment heureuse. Je me suis demandé depuis votre coup de
téléphone pourquoi une étudiante italienne a choisi mes œuvres, comment
elle m’a connu...J’étais étonnée. Pourquoi une étudiante vient d’Italie
jusqu’ici pour me parler. C’est fantastique!
ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty
Entretien avec Anne-Lise Grobéty
La-Chaux-du-Milieu, 17 Août 2009
Alice Mignemi. Je voudrais commencer par l'analyse du roman Infiniment plus. Au départ, on ne sait pas quelle est l'identité de ces pronoms que vous utilisez.
Anne-Lise Grobéty. Il y
a, autour d'elle, une multiplicité de personnages. Et, au départ, il y
a peu de pistes. Tout est fait peu à peu, sans précision. Mais, c'est
toujours comme ça que je travaille, vous le savez, vous avez lu
d'autres choses. Au début, on arrive dans un train en marche et, puis,
c'est peu à peu que les choses se mettent en place.
Alice Mignemi. En effet, j'ai dû relire le début du roman encore une fois, après l'avoir terminé.
Anne-Lise Grobéty. Mais
ça c'est intéressant, parce que je vous dirais que moi aussi j'ai
réécris le début à la fin, d'une certaine façon. Certaines choses,
hein? Mais bien sûr, il faut faire attention, il ne faut pas justement
déflorer le sujet. Mais, il y a deux ou trois choses que vous pouvez,
peut-être même dans le sens opposé de préciser, les «dépréciser», les
rendre plus floues au départ, en disant: «Ah oui, ça doit s'éclaircir
par la suite». Très souvent, je reprends le début, vraiment, quand
j'arrive pas tout à fait à la fin, mais dans la dernière partie. Je me
dis qu'il faut reprendre le début un peu autrement. Infiniment plus
je ne l'ai pas commencé, dans la première version, là où il commence,
ça je l'ai écrit plus tard en disant: «Il faut entrer autrement». J'ai
commencé à l'instant où cet hiver se défait et le véritable début je
l'ai ajouté après, en me disant: «Il faut quand même quelque chose de
plus, ou plutôt, de différent au départ». Et il y a tout ce travail de
réflexion sur comment commencer une histoire, parce qu'on la commence
par là. Je me suis dit, à la fin du roman, qu'il y avait des choses
qu'il faudrait éclaircir. Et, en effet, j'ai écrit les douze premières
pages à la fin. Et cette certitude que selon... où on commence
l'histoire, elle peut être très différente. Ça c'est fascinant.
Alice Mignemi. Il y a, donc, dans ce cas, une sorte de correspondance entre la narratrice et l'autrice.
Anne-Lise Grobéty. Cette
remarque est intéressante parce que, je crois peut-être que je vous ai
déjà raconté ça il y a deux années, j'ai l'impression d'être parfois
comme une clandestine de mon histoire. Je suis là, j'observe et je suis
quand même tout le temps en train de me poser des questions. Et ça sort
finalement à travers la narratrice, ou le narrateur peu importe, mais
je suis constamment en train de me poser des questions sur la création.
Un peu une passagère clandestine dans le roman.
Alice Mignemi. Dans l'analyse linguistique, on ne doit jamais mettre l'un sur l'autre le narrateur et l'écrivain. Mais, ici...
Anne-Lise Grobéty. C'est un peu ambigu là. On est vraiment entre les deux.
Alice Mignemi. Et dans l'histoire, y a-t-il des correspondances?
Anne-Lise Grobéty. Pas
tellement. Je veux dire que c'est pas du tout une autobiographie. Je
n'ai absolument jamais vécu cette histoire, ni de cette façon ni d'une
autre. Je veux dire que c'est pas mon histoire. C'est une chose qui est
sortie de moi. On peut, peut-être, trouver des choses de ma propre vie
à l'intérieur, mais de petites choses. Comme la fresque et ma première
vision d'elle.
Alice Mignemi. C'est le rapport entre la fiction et la réalité. Comme dans le roman, où Iona vit partagée entre les deux.
Anne-Lise Grobéty.
Cette limite entre la fiction et la réalité, c'est, peut-être, le thème
même du roman. Mais je voudrais juste souligner une petite, petite
nuance sur le mot fiction. Je me demande s'il faut utiliser le mot
fantasme dans ce cas-là. J'ai l'impression que le mot fiction soit un
mot très connoté, utilisé uniquement quand on écrit, dans l'instant
d'écriture. Là, c'est le combat entre le fantasme et le réel. Plus que
la réalité et la fiction. Il est difficile de savoir jusqu'où elle est
allée. C'est le fantasme. Oui, le rapport entre les deux c'est le thème
du roman. Où est-ce qu'on peut encore rêver? Où est-ce qu'on ne peut
plus? La place des fantasmes dans notre vie, parce que tout le monde a
des fantasmes, sinon on ne peut pas vivre. Mais jusqu'où on peut vivre
sans en devenir fous? Au début, nous ne comprenons pas s'il s'agit de
réalité ou pas. Mais il faut ne pas comprendre, sinon le livre ne vaut
pas la peine d'être lu.
Alice Mignemi. Plusieurs fois, au cours de ma lecture, je me suis demandée: «Mais ça c'est vrai ou pas?»
Anne-Lise Grobéty. Pour
moi, il y a un endroit dans le roman où il y a un choc réel. C'est
quand Iona se précipite sur le jeune homme. Ça c'est réel. C'est là
qu'explose la boule du fantasme. C'est là que sa folie se manifeste,
que les autres font face à sa folie. Il y a dans le roman des soupçons,
mais elle ne comprend pas tout de suite.
Alice Mignemi. Mais, moi non plus.
Anne-Lise Grobéty. Il
faut que le lecteur soit aussi dérouté. Lui-même doit se poser des
questions, se demander à quel moment on est dans le réel et à quel
moment dans l'imaginaire. C'est ça qui est pour moi l'enjeu du roman,
c'est-à-dire arriver à tenir l'équilibre sur cette corde entre les
deux, sans que les faits soient clairs ni d'un côté ni de l'autre. Il
faut tenir le lecteur sur ce fil aussi, jusqu'au bout, parce que si on
comprend très vite... En tout moment, on est entre les deux.
Alice Mignemi. Iona est à la recherche de cette parole à elle.
Anne-Lise Grobéty. Il y a
toute cette envie d'avoir une parole à soi, de trouver sa propre
parole. C'est vrai, il est toujours difficile de dire au fond quel est
l'essentiel du roman. Mais la recherche de la parole à elle est un de
ces éléments essentiels.
Alice Mignemi. Il
y a encore des points qui sont ambigus pour moi, par exemple le rôle du
père. Au début, j'ai eu l'impression que Iona a subi des violences de
la part de son père.
Anne-Lise Grobéty. Je ne
pense pas de violences. C'est vraiment difficile à dire, parce que
comment elle a ressenti tout ça, elle l'exprime évidemment. Mais, je ne
pense pas qu'il est arrivé jusque-là. Il est une façon de s'approprier
un peu de sa fille. C'est son trésor. Mais, il n'y a rien de plus que
ça. Mais, ça peut être pesant pour certaines filles, hein? C'est une
violence morale, bien sûr. Sans doute, une violence psychologique.
Alice Mignemi. Mais, surtout de la part de sa mère.
Anne-Lise Grobéty. Oui,
surtout. Dans la vie, soit elles sont trop présentes, soit elles sont
absentes. C'est un rapport très différent avec la fille. C'est une
sorte de rivalité: «Quelle est cette enfant qui commence à être une
femme, une sorte de rivale dans l'espace, dans le regard des autres?».
Á la fin, on est fier de la forger à son image. Il faut bien la forger.
Je me pose plein de questions par rapport à mon rôle de mère. Mais Iona
veut devenir autre, elle ne veut pas répliquer, refaire à l'identique
ce que ses parents ont fait. Elle veut se défaire de ce modèle. C'est
la reprise en main de son corps, c'est la parole à elle.
Alice Mignemi. Le
théâtre a, dans le roman, un rôle fondamental. Il y a une scène, à la
fin, où elle reprend directement les répliques d'une pièce de théâtre.
Anne-Lise Grobéty. Elle
retrouve les mots. Elle reprend le Baron, le Marquis, la Comtesse...
Elle tourne en rond dans cette pièce. Elle retrouve petit à petit des
mots, des phrases. La pièce lui donne des pistes pour parler. Elle
essaie de trouver les mots. C'est vraiment le désarroi qui fait qu'elle
s'accroche à la pièce. La pièce, elle l'a étudiée attentivement. C'est
vraiment l'actualité tout à fait directe. Et petit à petit elle reprend
conscience. Elle devient indifférente. C'est comme si, au dernier
moment, elle trouve la force de devenir autre, de sortir de son rôle.
Elle va se défendre, parce qu'elle est démasquée. Elle est dans un
moment de complet désarroi. Elle va être jugée par quelqu'un qui dit: «
Votre comportement est totalement aberrant! ». Iona est tellement
désorientée, qu'elle se raccroche à quelque chose de complètement
extérieur, de solide, de concret.
Alice Mignemi. Le
dictionnaire nous dit qu'un roman est une œuvre en prose. Mais dans
votre cas, nous ne pouvons pas parler de prose. On peut utiliser
l'expression, peut-être, de prose poétique.
Anne-Lise Grobéty. Nous
ne pouvons pas parler proprement de prose. Pour moi, il n'y a pas de
prose et de poésie. Il faut qu'il y ait une sorte de langue qui intègre
les deux. Je ne peux pas faire de limites. C'est comme un tissu humide,
où la prose et la poésie s'étendent pas capillarités au fond. Je n'aime
pas cette idée qu'on doit écrire ou de la prose ou de la poésie, pour
moi c'est une langue. Mais, j'ai aussi une peu de peine à parler de
prose-poétique, justement parce que c'est une étiquette que m'ont
donnée les journalistes, les critiques. C'est seulement une langue qui
est comme ça, qui intègre une notion poétique, cette forme
architecturale sur la page qui intègre une forme de poésie.
Alice Mignemi. Exceptée Iona, les autres personnages n'existent pas.
Anne-Lise Grobéty. Oui,
c'est vrai. Ils ne sont vus qu'à travers elle. Nous ne savons pas s'ils
sont tels qu'elle nous les présents ou pas. Nous ne savons pas quelle
est leur réalité. On ne les voit qu'à travers ce qu'elle ressent. S'il
faut faire une sorte de hiérarchie... bof... Elle parle beaucoup de ses
parents, de Lise et Clément. Mais, ils manquent d'une vraie présence.
Maurizio, en particulier. C'est terrible! Mais, peut-être, il n'est pas
comme ça! Nous ne le saurons jamais! Il n'existe pas. Elle est étrange,
Iona, pour moi. Je ne la comprends pas toujours. Quand j'écrivais, il y
avait des moments où je me disais: «Mais, pourquoi elle fait ça?»
Alice Mignemi. En outre, vous ne décrivez jamais vos personnages.
Anne-Lise Grobéty. Non,
pas vraiment. Il y a juste quelques allusions, mais pas trop. C'est
très rare, vous le savez, que je décrive mes personnages. Presque
jamais. D'ailleurs, je me demande si je les vois. Je les sens, mais je
peux pas dire... je peux pas voir un visage. Je les sens très bien,
mais pourtant je ne les vois pas. Je n'impose rien. Je ne veux pas
imposer trop de limites au lecteur. Je ne vois pas le visage de Iona.
Alice Mignemi. Moi, non plus.
Anne-Lise Grobéty. C'est
pour la façon dans laquelle Iona écrit. On est tellement à l'intérieur
d'elle, qu'on ne se voit pas. On est tellement au dedans. Mais, tous
mes personnages sont comme ça. On ne les voit jamais. On est incapable
de les imaginer, surtout les traits de leurs visages.
Alice Mignemi. Quelle est, à votre avis, la première «complication» du roman?
Anne-Lise Grobéty. Je
pense que la décision de partir est déjà une première «complication».
Elle parle de son choix, de sa décision. La «complication», à mon avis,
est arrivée là. Il y avait déjà quelque chose au fond d'elle qui la
préparait à cette séparation. Elle est déjà en train de casser quelque
chose d'essentiel, elle n'est pas dans l'ordre des choses, elle va
perturber déjà l'ordre des choses, elle le casse par sa décision.
Alice Mignemi. Quel est le rôle de la fresque dans le roman? Et pourquoi cette fresque?
Anne-Lise Grobéty. Une
fois de plus, au lieu de prendre des points d'ancrage dans le réel,
elle s'identifie à ces personnages. Pourquoi cette fresque? Et comment
aurais-je fait autrement? Cette fresque était là, à l'époque, dans le
bureau du directeur et moi-même je suis allée deux ou trois fois dans
ce bureau, convoquée pour des petites choses, pas pour des choses aussi
graves comme Iona. C'était pour des problèmes de santé. J'étais une
adolescente assez malade et le directeur m'avait convoquée, parce que
j'avais beaucoup d'absences une année et, pour lui, c'était vraiment
dommage. Il m'a demandé si je voulais quand même essayer le
baccalauréat, plutôt qu'attendre une année. J'aurais dû faire des
travaux écrits et après me présenter au baccalauréat quand même. En
plus, c'était quelques années avant Infiniment plus, j'avais un ami qui
s'était intéressé à cette fresque et qui a donné une conférence dans
cette salle. Il avait recherché l'ancien directeur dont je parle dans
le livre, qui avait commencé à chercher qui étaient les personnages de
la fresque. Cet ami a pratiquement trouvé, à la fin, presque tous les
personnages. Puisque Charles Humbert travaillait avec des hommes ou des
femmes réelles. Mon ami les a identifiés et sa conférence m'a
passionnée. Ma première idée était d'écrire une histoire de
La-Chaux-de-Fonds, pendant les années vingt ou vingt-cinq, avec ces
personnages. La fascination de Iona pour la fresque, c'est ma propre
fascination. Tout à coup, par hasard, la fresque s'est imposée à elle.
C'est l'incroyable fourmillement de vie qu'il y a dedans ces
personnages qui fascine Iona. Il y a une sorte de mimétisme entre Iona
et cette forme de mise en vie de ces êtres autour d'elle.
Alice Mignemi. La ville aide Iona à découvrir sa véritable personnalité.
Anne-Lise Grobéty. Oui,
toute la ville au fond devient, de plus en plus, presque le personnage
principal du roman. Parce que toute la vie de Iona va se déterminer par
rapport à ce qu'il y a dans cette ville, à ses rues, à l'école, aux
paysages. Au départ, cette ville lui est complètement indifférente et,
peu à peu, chaque lieu de la ville, chaque endroit est porteur d'un
message pour elle. On a une fusion entre la ville et le personnage. À
un certain moment, on est vraiment sur la peau du personnage,
c'est-à-dire l'endroit le plus proche entre le dedans et le dehors,
c'est une relation presque épidermique. Sans cette ville, je n'aurais
pas pu écrire Infiniment plus.
Alice Mignemi. Une relation épidermique avec la ville, mais aussi avec la nature qui l'entoure.
Anne-Lise Grobéty. Ce qui
est essentiel pour moi, c'est aussi que ce qu'elle ressent ne peut être
ressenti qu'à travers ce qu'elle reçoit de la nature, comme
impressions. Il y a une sorte de fusion, constamment, entre l'extérieur
et l'intérieur. Ça donne une dynamique à ce qu'elle éprouve, ce qu'elle
pense. La nature lui parle. C'est ce qui fait bouger les choses. Les
oiseaux, par exemple, sont attachés à des images, des émotions, comme
le paon qui est associé à l'image du désir. Tout est lié à des
émotions. Je sais, rien n'est laissé au hasard. Il n'y a rien
d'innocent. Tout est en place, parce qu'il doit être là. Il y a
beaucoup de symboles.
Alice Mignemi. Parlons de la structure du roman.
Anne-Lise Grobéty.
Premièrement, j'entre avec quelque chose. Une sorte de prologue qui est
généralement en une ou deux pages et qui est différent de
l'introduction. Effectivement, là, il y a ce choix de trouver cinq
rythmes différents, cinq mouvements (on peut utiliser ce mot qui est
propre du monde musical), inspirés aux trois dernières sonates de
Schubert, qui sont faites de mouvements différents. Dans Infiniment
plus, il y a l'épilogue en plus. J'ai nommé les cinq parties par une
sorte de petit résumé. On a un rythme assez rapide au début, on peut
dire allegro. Par contre, le deuxième chapitre est le chapitre de
l'attente et de la lenteur. Le troisième chapitre a un mouvement un peu
plus rapide et, après, il devient de plus en plus rapide. On va assez
vite parce que la folie la domine. Mais, c'est en avançant qu'on sent
que tout à coup on doit changer de rythme, qu'on va s'élancer dans
quelque chose de différente. Et, enfin, le rythme redevient calme.
Alice Mignemi. À propos du prologue: quel est son rôle?
Anne-Lise Grobéty. Son
rôle est de présenter l'histoire, de mettre en place l'idée centrale du
roman, ce qu'on peut appeler l'essentiel de l'œuvre.
Alice Mignemi. Et quel est le sens du mot «nouer»?
Anne-Lise Grobéty. Ce
terme a plusieurs sens. Il indique, principalement, l'action des
fleurs. Il y a une évolution, un changement, parce que les fleurs
nouent en fruits, mais il a aussi le sens de faire un nœud.
Alice Mignemi. Dans le texte, il y a beaucoup d'adverbes. Pourquoi?
Anne-Lise Grobéty. Il y en a peut-être trop. Il y a, par exemple, tout ce vocabulaire d'adverbes de l'à-peu-près, probablement, réellement, sans doute, peut-être,
où elle cherche à se convaincre de certains mots. Elle veut préciser.
Les choses sont très qualifiées. Elle recherche les mots, la parole.
Cette parole, elle la qualifie le plus précisément possible. Elle va
dans tous les contours de la parole, soigneusement. Rien n'est laissé
au hasard. C'est comme si elle voulait bien faire le virage, le tour de
tout l'encadrement, passer dans tous les angles.
Alice Mignemi. Certains adverbes, mais aussi des conjonctions, sont, parfois, mis en évidence.
Anne-Lise Grobéty. Ils
sont les mots d'enchainement qui marquent une phrase différente, une
autre étape qui commence. C'est pour bien caler le récit, bien marquer
les temps, bien les poser. S'arrêter à poser les choses, à bien
réfléchir. C'est une mise en évidence des choses. Ces éléments sont
surtout dans la deuxième partie qui va ralentir. C'est comme si Iona
prenait le souffle. Chaque fois, on met en évidence que quelque chose
d'important se passe. On pose les choses. Elle pose les faits les uns
sur les autres, mais en prenant chaque fois les précautions, pour en
prendre soin de bien les mettre en place.
Alice Mignemi. Pour terminer notre analyse: Iona, dans son récit, utilise beaucoup de métaphores et de comparaisons.
Anne-Lise Grobéty. Oui,
Iona en a besoin. En se trouvant dans ce monde de fantasmes, cette
fiction, cette imagination, c'est comme si elle avait besoin de quelque
chose pour supporter ses idées. Quelque chose de matériel pour
expliquer des choses complètement immatérielles. Elle se raccroche au
matériel, au concret. Des comparaisons très banales, très simples, très
concrètes pour définir, pour exprimer au plus près ce qu'elle ressent.
ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty
Entretien avec Anne-Lise Grobéty
La-Chaux-du-Milieu, 18 août 2009
Au cours de cet entretien, nous avons fait référence au discours Voyage autour de ma langue, prononcé à l’Université de Zurich par Anne-Lise Grobéty, le 23 avril 2008.
Alice MIgnemi. Dans votre discours, vous dites «Malgré tout, je m’obstine à écrire». Pourquoi Malgré tout»?
Anne-Lise Grobéty. Dans
l’introduction du discours, j’ai expliqué toutes mes difficultés à
écrire. Mais, aussi toute la difficulté, en général, qu’il y a à
écrire, à être reçu. Le fait que, chaque année, paraissent trente mille
livres en français, mais plus de la moitié sont des traductions de
succès américains. Je décris toutes les raisons qu’il y a pour ne pas
écrire. Mais, malgré tout ça, je m’obstine à écrire.
Alice Mignemi. Vous parlez aussi de perspectives d’écriture. Quelles sont ces perspectives?
Anne-Lise Grobéty. Il
s’agit justement de ne pas écrire pour des gens pressés. C’est-à-dire
des gens auxquels, il n’importe que lire des livres «tous prêts». Je
travaille dans la perspective, justement, d’une langue soignée, d’une
langue travaillée, d’une langue qui demande au lecteur de donner une
partie de lui-même. Si on ne donne pas une partie de soi-même, de ses
émotions, de ses expériences, on ne peut pas lire. Je crois qu’on ne
peut pas lire un livre sans y entrer. Il faut être attentif, on doit
peut-être y revenir, on doit sentir le livre. J’ai jamais écrit une
histoire toute faite. Une autre perspective concerne, par exemple, que
la forme soit plus importante que le fond et d’autres choses que vous
savez déjà.
Alice Mignemi. Salah Stétié dit que la véritable richesse de la langue française est la francophonie.
Anne-Lise Grobéty. Mais
j’en suis persuadée. Dans la conclusion de mon discours, j’écris: «La
vraie chance du français, c’est peut-être bien la francophonie, la
somme de toutes nos altérités!». Et on peut de même enlever le
peut-être. C’est la francophonie qui alimente constamment le français,
qui régénère la langue. Je ne connaissais pas l’avis de Salah Stétié,
mais je crois c’est exactement mon idée.
Alice Mignemi. Mais,
il dit que les Arabes, à différence des Québécois, des Suisses ou des
Belges, font un choix d’amour, avec leurs décision d’écrire en
français. En effet, ils possèdent leur langue arabe.
Anne-Lise Grobéty. Oui, c’est vrai. Mais, je vous dis que je rechoisit le français par amour. Dans tout mon travail, depuis La Corde de Mi,
une de mes plus grandes envies, c’est de restituer aux français leur
langue dans toute sa richesse expressive. J’ai l’impression qu’on est
dans une période où on réduit tellement la langue. J’aimerais leur
rendre leur langue. Et ça c’est un choix d’amour. On choisit le
français, parce qu’on l’aime. Parce que sinon je pourrais écrire très
bien au plus simple, écrire pour que beaucoup plus de gens puissent
accéder à mes livres. Ce que je recherche de plus en plus, ce dont j’ai
de plus en plus besoin, c’est de retravailler cette langue. Je crois
qu’on doit, nous aussi, écrivains suisses, belges, québécois, faire un
choix d’amour. Je rechoisit le français, la langue française dans toute
sa richesse, par amour, comme les arabes et les créoles. Je veux dire
la belle langue française.
Alice Mignemi. Avec quelle part de votre identité vous écrivez?
Anne-Lise Grobéty. Est-ce
que j’écris, en effet, de ce lieu ci, disons, la vallée de la Brévine,
ou bien j’écris dans une perspective plus marquée, en écrivant par mon
appartenance à la Suisse Romande, ou, ce qui finalement m’intéresse
plus, mon appartenance justement à la francophonie, qui est pour moi la
plus importante, parce que j’écris de la langue française? Donc, d’où
j’écris? Est-ce que j’écris très régionalement de ce lieu ci, je suis
marquée uniquement et d’abord par le fait d’être née ici et d’écrire
dans ce lieu ou est-ce que j’écris d’un autre lieu intérieur que
celui-là? Est-ce que le fait d’avoir grandie ici influence ma langue ou
plutôt ma langue fait partie de la vaste communauté de la langue
française? Donc, je crois que j’écris d’abord du fait que j’appartiens
à la grande communauté de la francophonie. Mais, plus on s’enfonce dans
un lieu, plus on devrait trouver l’universel. Les plus grandes œuvres
sont des œuvres qui sont très ancrées dans leurs terroirs. Il y a des
écrivains qui ont travaillé dans un seul lieu, leurs romans se
déroulent dans un seul lieu, et pourtant ils sont des romans
universels. Donc, nous pouvons arriver à écrire et marquer nos œuvres
très fortement par nos propres origines, par le fait d’être né dans ce
paysage-ci. Mais, ce qui est important, c’est d’arriver à transformer
tout ça en quelque chose que chacun porte en soi, des émotions que
chacun porte en soi, quelque chose d’universel.
Alice Mignemi. Mais, alors, on peut parler d’un français de France, un français de Suisse, exceptera…
Anne-Lise Grobéty. Dans
mon discours je dis: «Une langue est toujours queue et chemise avec la
terre sur laquelle elle prend vocable». Forcément, elle marquée par ses
paysages, le rythme des saisons, ses gens. Elle est quand même matinée,
pour le fait qu’elle est parlée ici. Mais c’est ça la richesse de la
francophonie. Je parle en français, j’écris en français, et pourtant il
y a des inflexions, des intonations qui sont tout à fait personnelles,
ma façon de mettre les mots les uns à côté des autres. Ma langue est
marquée par le fait que je suis d’ici. Heureusement, la francophonie
enrichit la langue française. Notre langue d’ici, aussi française
qu’elle soit, avec ses petites différences, enrichit le français. Le
premier qui avait compris à quel point la francophonie peut enrichir le
français, qui avait compris l’importance et l’avantage de ça, a été
Rousseau. Les altérités donnent à l’œuvre un petit goût, on ne peut pas
dire exotique, mais une petite connotation différente, étrange, qui
peut être quelque chose en plus. Un livre comme La Corde de mi,
en France… il étonne. J’ai eu quelques critiques en France quand même,
qui m’ont dit qu’il y a des moments où on ne sait plus si la langue que
je parle est une langue d’ici ou pas. En réalité, il y a si peu de mots
régionaux. C’est votre langue française que j’utilise, mais un petit
peu différemment, avec une musicalité, un rythme diffèrent, une notion
légèrement décalée. C’est votre langue française que j’utilise. Vous
pouvez chercher, tous les mots sont dans le dictionnaire. Il y a
quelque mot plus ou moins régionaux, de notre langue de Neuchâtel.
Mais, très peu. Deux ou trois mots au maximum. Mais, certains disaient:
«Mais ce mot, cette expression…». Mais non, mesdames et messieurs,
c’est votre langue française que je vous restitue. La vôtre, la mienne.
Alice Mignemi. Vous dites: «Certains lieux attendent longtemps leur parole, comme celui où je suis née».
Anne-Lise Grobéty. C’est intéressant par rapport à Infiniment plus,
parce que là on donne une parole à cette ville. Je cite Monique
Saint-Hélier qui a écrit des livres qui se passent entièrement à
La-Chaux-de-Fonds, même si elle les a écrits ailleurs. Elle a quitté
son pays, elle est partie à l’âge de vingt ans. Elle était très malade
et elle a passé une partie de sa vie à Paris. C’est là qu’elle a écrit
ses livres. Tous se passent dans la région où elle a vécu sa jeunesse.
Il y a des lieux qui attendent longtemps que quelqu’un leur donne une
parole, une parole écrite surtout. Leur donne une identité de parole.
Le lieu attend sa parole. Dans Infiniment plus,
c’est le lieu qui a donné la parole à Iona. Quelqu’un disait que
j’étais la nouvelle Monique Saint-Hélier, parce que je continuais de
donner la parole à ce lieu.
Alice Mignemi. Dans le texte vous citez une phrase de Dürrenmatt: «Je n’ai pas de racines, j’ai des pieds».
Anne-Lise Grobéty. C’est
pour bien montrer la stupidité de cette question des racines. J’écris
d’ici, j’écris de partout, j’écris pour partout. Joyce qui a écrit à
Dublin, Faulkner ou d’autres écrivains russes qui sont ancrés dans une
ville, leur vie se passe là, mais leur œuvre est universelle. Elle
touche à l’universel.
Alice Mignemi. Vous
parlez aussi d’une parenté avec les autres écrivains suisses. Vous
dites que votre parenté est «en creux». Qu’est-ce que ça veut dire?
Anne-Lise Grobéty. Ce
rattachement à la langue, dû à un manque. Nous appartenons à une langue
périphérique et on est tout le temps en train de faire le rapport, la
comparaison entre notre langue et la langue normalisée. On passe tout
le temps à nous dire: «Ça c’est français, ça c’est pas français». Nous
ne parlons pas le français correct. Donc, ça finit par mettre un doute
sur notre rapport à la langue.
Alice Mignemi. Quelle est «la part belle de la littérature»?
Anne-Lise Grobéty. Elle
comprend les choses qui viennent toute seule, qui sont valorisantes,
vous voyez? Alors que nous, les Suisses romands, on a plutôt
l’impression qu’on doit travailler dans des choses plus ingrates, plus
difficiles, ces choses de l’intériorité. Et les français sont dans les
choses les plus faciles, la légèreté. La part belle de la littérature
est quelque chose de plus facile, mais aussi de gratifiant. Nous non,
c’est la relation de l’être à lui-même, des choses plus compliquées,
pas valorisantes.
Alice Mignemi. Mais, vous dites aussi qu’il y a des écrivains suisses qui écrivent simplement pour être aimés, acceptés, reconnus.
Anne-Lise Grobéty. C’est
cette idée qu’on a notre langue, mais que pour être aimés, acceptés,
reconnus, pour entrer dans la littérature française, il faut vraiment
respecter la norme de la langue qui est parlée à Paris. Il y a
aujourd’hui des écrivains suisses romands qui ont besoin de chasser
complètement les particularités locales de la langue, pour essayer
d’écrire comme à Paris. Mais, ce qui compte c’est le succès et
l’argent, au lieu de mettre avant ce qui pour moi est très important :
la responsabilité qu’on a face à la langue ou de s’interroger sur le
monde. Mais, souvent, ça ne compte pas. On est dans une logique où ce
qui compte est le succès. Pour eux, le vrai succès c’est d’être
acceptés en France, donc être publiés en France. Mais, le vrai succès
arrivera, une fois qu’on sera acceptés tels qu’on est, quand ce qu’on
fait sera accepté. La langue est une énergie en elle, comme celle
solaire ou éolienne, elle est renouvelable.
Alice Mignemi. Encore une fois, dans ce discours aussi, vous parlez de la primauté du «comment faire».
Anne-Lise Grobéty. La
structure d’un roman, sa construction et surtout la langue… Quelle
langue on utilise, quelle tonalité, pour moi ça c’est très important.
La forme de l’histoire est plus importante que l’histoire elle-même. Infiniment plus n’existerait pas sans cette forme-là, sans cette mise en forme extrêmement soignée.
ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty
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Anne-Lise Grobéty cultive son bonheur sur les flancs du val d’Hérens
Retrouvailles
Grande marcheuse, l’écrivaine romande revient dans le village abandonné
d’Ossona (VS), un coin de paradis qui se remet peu à peu à vivre.
Le
Jura l’agrippe par les pieds, le val d’Hérens l’attire vers les cimes.
Anne-Lise Grobéty choisit la hauteur. C’est donc dans la vallée
d’Évolène (VS) que l’écrivaine neuchâteloise nous emmène. Un lieu dont
elle s’est éprise follement il y a un quart de siècle. «Il s’agissait
d’une vallée encore protégée, sans remonte-pente, épargnée par le
tourisme de masse. Aujourd’hui encore, les gens y parlent patois,
certaines femmes portent le costume. Une forme de permanence qui me
plaît.» Vingt-cinq ans plus tard, la séduction opère toujours. «Ici, je
me sens allégée de tout poids. Est-ce dû à la perception de l’air et de
la lumière? Le Jura, d’où je viens, a quelque chose de plus pesant et
de plus terne. Et puis, c’est si beau: regardez la Dent-Blanche et les
Veisivis! Au fond de la vallée, on se croirait dans une cathédrale
gothique!» Nous sommes à Saint-Martin (1141 mètres), village
accroché à la pente, pile en face d’Hérémence. En ce joli matin de mai,
le soleil fait briller les sommets encore enneigés. Une invite à la
balade.
Par la route, on rejoint le village voisin de Suen. Puis c’est contre
le bas, dans la combe qui domine l’ancien village d’Ossona,
qu’Anne-Lise Grobéty, cinquante-neuf ans, nous entraîne, en se
faufilant entre les chalets tannés et les jardins en fleurs.
À Évolène depuis cinq ans
Du
val d’Hérens, l’écrivaine, originaire de La Chaux-de-Fonds, connaît
chaque caillou. Depuis cinq ans, un appartement à Évolène sert de
résidence secondaire à toute la famille, et de retraite pour
l’écriture. Auparavant, Anne-Lise Grobéty a occupé un chalet de
vacances un peu plus haut, à Villa et à La Sage. Cette saison,
pourtant, le temps pour le Valais lui a manqué. C’est qu’avec son
compagnon, Alain, elle a emménagé à La Chaux-du-Milieu, dans la vallée
de la Brévine (NE). Une haute maison du XIXe à retaper. «On fait des travaux et, du coup, moins de temps pour marcher…»
Et puis, son roman, La Corde de mi,
n’arrête pas de la faire bouger. En Suisse romande et en France:
lectures, conférences, rencontres… Sans compter son mi-temps à la
Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, au département des
manuscrits.
La nature, une évidence
Le
pas léger, Anne-Lise Grobéty descend le sentier bordé de pierres
moussues. Elle hume un sorbier, salue les grillons et, avec des
étincelles dans les pupilles, évoque les sabots de Vénus, ces petites
fleurs d’or aux ailes bordeaux, découvertes près d’Évolène. «Une pure
merveille! On pourrait y glisser les pieds d’une fée.» La nature, si
présente dans ses romans et ses poèmes, s’offre à la conteuse comme une
évidence. «Je suis très sensible à mon environnement. Je ne pourrais
pas habiter une grande ville. J’ai besoin de la nature pour me créer
des pistes, comme les renards.» Les promenades constituent sa
meilleure thérapie. «Si je ne marche pas, au bout d’un moment, je
disjoncte.» C’est aussi en mettant un pied devant l’autre qu’Anne-Lise
Grobéty écrit. «Lorsque je me trouve face à un passage délicat, je
pars. Dans le rythme de la marche me viennent des mots, des phrases, je
trouve des solutions.» Écriture du corps et des sens. «Un texte avance
dans un paysage de mots. Un peu comme vous passez un col, vous ne savez
pas ce qui vient derrière. C’est la surprise.»
Au détour du sentier entre les graminées surgit la première ruine
d’Ossona. Anne-Lise Grobéty passe la tête à l’intérieur, après avoir
traversé la cuisine à ciel ouvert, envahie par les orties et les
pétasites: le cadre d’un lit et une porte affaissée. «Il y a six ans,
lorsque j’ai découvert Ossona, tous les chalets (ndlr: une vingtaine)
ressemblaient à celui-ci: des ruines!» Le village érigé sur un plateau
a été progressivement déserté. Dans les années 1960, il a été
définitivement abandonné, faute d’habitants, et envahi par les moutons.
«Dans les maisons, on tombait sur de vieilles chaussures, des tricots,
des boîtes de conserve, des matelas éventrés. J’ai même trouvé un crâne
de chèvre! C’était à la fois très émouvant et très excitant. Forcément,
on se met à imaginer des histoires.»
Un peu plus bas, bref coup d’œil dans la maison de la famille de
Maurice Zermatten. L’écrivain, aujourd’hui décédé, était de
Saint-Martin. Sur le plancher vermoulu, un rouge-queue a élu domicile.
Comme à la maison
C’est à Ossona, où elle revient chaque année, qu’elle se rappelle avoir
goûté au meilleur raisin de sa vie. Des grains noirs cueillis sur une
treille sauvage. C’est que le plateau, situé à 940 mètres,
bénéficie d’un microclimat. Pruniers, abricotiers, cerisiers,
châtaigniers et ceps, tout y pousse. «À l’époque, la vie était rude,
mais ce devait être un petit coin de paradis.» Nostalgique? Avant tout
heureuse que le lieu se remette à vivre. Un projet d’agrotourisme est
en effet en cours, cofinancé par la commune de Saint-Martin, le canton
du Valais et la Confédération. Plusieurs chalets sont sur le point
d’être restaurés. Une auberge et un gîte accueilleront bientôt les
visiteurs. Et une ferme biologique a déjà pris du service. On est
encore un peu tôt dans la saison pour le fromage. «À partir du
20 juin», promet Daniel Beuret, l’agriculteur, croisé dans un
champ.
Pique-nique à l’ombre d’un fruitier, au pied de «la maison d’Anne-Lise
Grobéty». Un mayen à deux étages aux fenêtres sans carreaux. À
l’intérieur, on devine encore la place de l’âtre. Volubile, spontanée,
chaleureuse, la romancière raconte: «J’ai eu un coup de cœur pour ce
chalet, un peu à l’écart du hameau, je m’y sens tellement chez moi…»
Elle sait que l’un de ses prochains livres commencera à l’une de ces
fenêtres…
L’heure de la remontée a sonné. Sous le soleil de l’après-midi, la
montagnarde, jeune grand-mère d’un petit garçon de cinq ans, grimpe tel
le lièvre, sans effort. Le temps d’évoquer les siens: «Avec mes trois
filles, nous avons une relation dynamique, il y a une envie d’échange
et de partage. C’est toujours assez animé. Mais nous n’avons rien d’une
famille clanique. Je suis affreusement indépendante.»
Plus exigeante avec l’âge
Ce week-end, dans la maison évolénarde où elle est montée seule, elle
écrira un peu face à la Dent-Blanche. Depuis 2000 Anne-Lise a sorti
trois livres. L’auteur reconnaît être dans une période de grande
productivité. Son petit dernier, L’Abat-jour,
un récit historique qui se déroule en partie durant la Seconde Guerre
mondiale, a paru en avril. «Plus jeune, il m’importait de ne pas faire
qu’écrire. Je n’ai d’ailleurs jamais fait de plan de carrière. Mais
aujourd’hui, si je pouvais me le permettre financièrement, je
m’arrêterais de travailler.» À cinquante-neuf ans, elle sent que le
temps presse. «Avec l’âge, je deviens plus lente et plus exigeante. Je
reprends mes textes. Et il y a encore tant d’histoires à raconter.»
«Je me réincarnerais volontiers en marmotte»
– Le dernier livre lu?
– Le Conservatoire d’amour,
de Rose-Marie Pagnard, que je suis en train de lire. J’essaie, dans la
mesure du possible, de me tenir au courant de ce qui s’écrit en Suisse
romande.
– Votre péché mignon?
– La gourmandise. J’apprécie autant les
desserts au chocolat qu’un vrai bon couscous, par exemple. J’adore
savourer les mets du regard avant d’y goûter.
– Un animal?
– Je me réincarnerais volontiers en marmotte.
C’est un animal de montagne, pacifique. Il dort l’hiver, il est joueur
et c’est mignon! La marmotte mène toutefois une vie un peu dangereuse.
Elle doit sans cesse guetter le ciel pour ne pas se laisser surprendre
par un prédateur…
– La mort?
– Notre seule certitude. Il est bon que la mort
existe, elle nous oblige à donner une orientation à notre vie, à nous
faire naître à chaque pas.
CÉCILE FONTANNAZ, 24 Heures
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Écriture et légèreté
Figure
incontournable de la littérature romande, adoubée dès ses débuts par
l’attribution du Prix Georges-Nicole, encouragée par Bertil Galland et
aujourd’hui pilier du catalogue de Bernard Campiche Éditeur, Anne-Lise
Grobéty a connu la trajectoire d’une première de classe qui aligne les
récompenses: à la suite du Prix Georges-Nicole (1969), elle reçoit un
Prix Rambert, deux fois le Prix Schiller, le Grand Prix C. F. Ramuz
2000 pour l’ensemble de son œuvre et, comme si cela ne suffisait pas,
son premier texte pour la jeunesse (Le Temps des mots à voix basse,
2001) lui vaut une double récompense – le Prix Saint-Exupéry-Valeurs
Jeunesse de la Francophonie et le Prix Sorcières – tout comme son
dernier roman, La Corde de mi (2006), avec les Prix Bibliomedia Suisse 2007 et «Coup de cœur» Lettres frontière 2007.
Derrière ce parcours d’auteur apparemment rectiligne, on trouve
pourtant une femme perpétuellement ouverte sur la vie, voire débordée
par elle. Une fois son talent reconnu, Anne-Lise Grobéty n’a pas
vraiment tout fait pour cultiver sa vocation littéraire. Loin
d’orienter sa vie en fonction de l’écriture, elle a fait coexister
celle-ci avec les exigences d’une vie personnelle bien remplie, et avec
un engagement politique et professionnel. C’est après bien des années
passées à se déployer dans de multiples domaines qu’elle tente
aujourd’hui de s’organiser pour, peu à peu, laisser plus de place à
l’écriture: elle aménage son temps de travail au département des
manuscrits de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel,
partage sa vie entre La Chaux-du-Milieu dans la vallée de la Brévine et
sa retraite d’Évolène dans le val d’Hérens. Alors qu’elle vient de
fêter ses 60 ans, Anne-Lise Grobéty commence enfin à s’imaginer en
«écrivain à plein temps»… et à rêver au mécène providentiel qui
rendrait la chose possible. Elle admet facilement, au détour de la
conversation, n’avoir jamais aménagé réellement sa vie pour donner la
priorité à l’écriture. Les mots, les livres, l’écrit ont été
simplement, dit-elle, imbriqués dans son quotidien: de journaliste, de
politicienne, de mère et de grand-mère, d’amoureuse, de conservatrice
et de marcheuse dans les Alpes. Anne-Lise Grobéty connaît bien sûr ces
moments d’intense bonheur que procure la création d’une œuvre, et
l’intense frustration d’en être éloignée par les obligations de la vie,
mais, dit-elle, c’est comme être séparée de son amant.
La parole enfouie, la filiation, l’histoire
L’écriture serait-elle une expérience comme une autre?
À lire ses romans et nouvelles, à l’écouter nous parler, nul doute que,
d’une manière bien à elle, insaisissable, elle prenne pourtant
l’écriture très au sérieux. Quand il est question d’écrire, les mots se
font maîtres du jeu et le vécu est tenu à bonne distance.
L’autofiction, ce n’est pas son genre. Anne-Lise Grobéty conçoit les
mots tantôt comme une source d’énergie renouvelable permettant de
cheminer vers l’autre, tantôt comme des ennemis qui se dérobent aux
pires moments de doute, menaçant de rendre irrecevable ce que ses
narratrices ont si désespérément besoin d’exprimer. L’indicible et
l’inédit, la parole enfouie ou celée, la douleur provoquée par ces mots
qu’on ne sait pas trouver quand il le faudrait, voilà un des grands
thèmes de ses romans. Les narratrices de Zéro positif (1975) et Infiniment plus
(1989) sont emblématiques d’une quête en expression due à leur lucidité
sur les représentations et mises en récits existants, qui menacent de
les enfermer ou de les réduire au silence. Les mots des femmes, ceux
qu’elles doivent absolument trouver pour pouvoir se dire, sont au cœur
de ces deux romans qui ont largement contribué à la réputation
d’Anne-Lise Grobéty. L’indicible est aussi indissociable du thème de la
filiation père-fille qu’elle aborde dans La Corde de mi. Et, considéré à l’aune de l’histoire, l’indicible hante également Le Temps des mots à voix basse (2001) et L’Abat-Jour
(2008), dans lesquels l’auteure évoque les traumatismes de la Deuxième
Guerre mondiale au cœur desquels se confondent l’intime et le collectif.
Mais elle révèle également à ses lecteurs, surtout dans ses pièces
brèves – dans les contes et les épigrammes poétiques qui les
accompagnent –, le pur bonheur du mot qui a trouvé sa juste place: une
place nouvelle ou apparemment incongrue qui ouvre en nous une image, un
paysage, une nouvelle vision poétique, une façon de passer outre la
souffrance ou la bêtise. Les nouvelles de La Fiancée d’hiver (1984) et les Contes-gouttes (1986)
permettent à Anne-Lise Grobéty de donner libre cours à une veine
personnelle alliant humour et poésie, absurde et subversion. Et,
plaisir élémentaire et vital, la forme brève des Contes-gouttes ou d’Amour mode majeur (2003)
nous donne tout simplement envie de faire claquer sous la langue la
belle sonorité de ces mots en toute légèreté sur fond de gravité.
Une œuvre ouverte
Quelle est donc la manière d’Anne-Lise Grobéty de se prendre au sérieux
au point de nous procurer tant de satisfaction? La légèreté, nous
répond-elle, est sa façon de prendre ses lecteurs
au sérieux: ce qu’elle appelle «l’évasement du sourire» doit leur
permettre de se glisser dans le texte et de devenir, comme elle le
souhaite, «pleinement recréateurs». La légèreté est ainsi la meilleure
façon de promouvoir les valeurs que doit porter la littérature à ses
yeux: donner envie aux lecteurs «d’avancer vers un peu plus
d’autonomie, de liberté, en projetant leurs propres interrogations à
travers certains éléments du récit». Jamais vous n’entendrez
Anne-Lise Grobéty évoquer son travail de création sur le mode de
l’emphase romantique, du travail solitaire, de la séparation d’avec le
monde. L’humour et l’impulsion comique sont les conditions nécessaires
d’une œuvre qui se veut ouverte sur des êtres en mouvements:
personnages blessés, lecteurs aux aguets. La légèreté est en somme
l’ingrédient très sérieux de sa musique personnelle: «Bien sûr, quand
j’écris, je me tiens d’abord dans la pente de la gravité. Mais
justement, être grave n’empêche ni la douceur ni la gaieté. On est là
en pleine musique baroque, non?»
VALÉRIE COSSY, Viceversa littérature ; 4
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Entretien
«J’aime me sentir comme la passagère clandestine du texte en train de se faire»
Dans vos romans, l’écriture est mise en abyme avec la question de l’origine: «D’où écrire?» demande Iona dans Infiniment plus.
Pour vous, est-il indispensable que cette question de l’origine figure
dans le texte? Pensez-vous que l’écriture est une activité qui ne va
pas de soi?
Plutôt nécessaire
qu’indispensable pour moi. La plupart du temps, en tout cas dans les
textes de longue distance, je ne me sens capable d’établir un
itinéraire narratif que s’il court en filigrane des questionnements qui
vont au-delà de la narration et de l’histoire, qui font partie des
fondements des mécanismes créatifs. J’aime bien me sentir en tant
qu’auteure comme la passagère clandestine du texte en train de se
faire. J’ai besoin de rester présente, en alerte, en arrière-plan, dans
une sorte de jeu sur le fil entre la peau de la narratrice, par
exemple, et la mienne. Indéniablement, cette manière de faire, ce
va-et-vient entre ces deux discours évase le propos et ouvre
constamment de nouvelles pistes dans la narration. J’exerce constamment
en même temps cette double responsabilité – celle de l’écrivaine au
travail et celle des personnages en exil dans l’histoire… La refonte du
réel en fiction (Gide parlait de refondement), en texte
littéraire, exige une constante vigilance, une intelligence dans son
sens premier pour relier le particulier d’une histoire à l’immense
caisse de résonance du monde et des blessures communes. C’est ce que je
ne voudrais jamais perdre de vue quand j’écris. De toute façon, c’est
la conjonction de trois mouvements, un travail en triangle – de
l’auteur aux personnages, de l’auteur au lecteur par ces réflexions
évasées et du lecteur au texte – qui donne sa texture à l’écrit. Tout
cela est bien la preuve qu’effectivement l’écriture ne va pas de soi!
Le malheur, c’est qu’on a réussi à faire croire à beaucoup qu’elle va
de soi… Loin de moi de défendre une littérature élitiste, je défends
juste la littérature au milieu de cette foire d’empoigne qu’est devenu
le marché du livre. Je déplore seulement qu’on érige en modèle une
littérature qui n’a plus rien de spécifique et de puissant, une
littérature du consensuel. Le travail de refondement de la réalité
exige d’abord de la patience, de la passion, de la sensibilité, de
l’intelligence bien sûr et justement le refus des consensus. Donc la
littérature ne va pas de soi… et en même temps plus j’avance et plus je
constate qu’elle va tellement de soi
– que si justement on ne puise pas suffisamment en soi, jusqu’au point
où l’on retrouve nos communes mesures, le jeu n’en vaut pas la
chandelle.
Est-ce que, pour vous,
écrire, c’est donner sa version du sens des choses pour ne pas s’en
laisser d’autres? Il me semble que c’est ce que vous suggérez à travers
votre mise en abyme de l’écriture.
Oui,
écrire – créer, de toutes les manières! –, travailler dans la fiction,
c’est évidemment d’abord proposer sa vision, sa version du sens des
choses. C’est une affaire de revendication de totale subjectivité,
sinon je ne vois pas à quoi ça sert. Je ne suis jamais sûre de rien,
mais je fais ma traversée d’une portion de réalité à ma façon. Proposer
une vision ne veut pas dire refuser celle que vous offrent les autres
(et d’abord celle des lecteurs!) pour enrichir la vôtre. Mais il faut
d’abord passer par une phase d’affirmation, d’exclusion peut-être –
comme le font certains de mes personnages, les femmes de mes romans
surtout.
Avec La Corde de mi, mais aussi avec Le Temps des mots à voix basse et L’Abat-Jour,
vous vous intéressez de plus en plus non seulement à l’écriture en
train de se faire, mais aussi à la trace écrite, à l’écriture en tant
que vestige menacé de disparition, et dont l’existence ou l’absence
peut changer notre compréhension du monde, notre rapport à la vérité.
Pourquoi cet intérêt grandissant pour l’écriture en tant que trace ou
vestige de l’histoire?
Maturation sans
doute bien naturelle! Plus ma vie s’allonge, comme le nez de Pinocchio,
plus j’ai envie de m’amender face aux réponses toutes faites qui,
forcément, biaisent la vérité. L’écriture est forcément un des outils
privilégiés pour lancer la mémoire aux trousses de la conscience
collective et individuelle. Dans cette optique, l’auteur n’est parfois
qu’une courroie de transmission d’une longue chaîne de choses qui ont
été dites avant lui et qui malheureusement devront encore être redites
après lui. Les mots sont là d’abord pour empêcher de casser certaines
chaînes. Tout traumatisme collectif passé est un avertissement, alors
c’est aussi une des responsabilités de celui qui écrit: opposer à
l’injustice, à l’affaiblissement des consciences, les bulles fragiles
des mots, parler contre la dérive du monde. Mais en ne lâchant jamais
sur le soin de la mise en forme. Ne pas asséner, mais offrir
pleinement au lecteur le temps du trajet à travers les phrases et les
mots pour lui donner une chance d’engager sa propre subjectivité dans
la lecture, sa propre intériorisation. L’écriture pour tracer
devrait justement aller à l’encontre, en quelque sorte, de la tendance
actuellement en vogue dans le cinéma d’empêcher la projection du
spectateur vers le film en accélérant le rythme des montages avec des
plans qui changent toutes les deux ou trois secondes… J’ai souvent
privilégié, c’est vrai, le microcosme de l’intime dans mes écrits mais
n’ai jamais perdu de vue, je crois, dans quels rebondissements sociaux
ou dans quels événements les ressauts intérieurs des personnages
s’inscrivent. Avec Le Temps des mots à voix basse ou L’Abat-Jour,
j’accoste enfin plus clairement dans une période de l’histoire qui n’a
cessé de me tourmenter depuis mon adolescence, l’avènement du
national-socialisme en Allemagne et de la Seconde Guerre mondiale.
Curieusement, un des rares textes qui a survécu de mon adolescence
(écrit en 1964 peut-être) parle déjà d’une cohorte de déportés et d’un
soldat allemand qui se fout de la gueule d’un Juif bègue en lui
promettant de le laisser filer s’il arrive à dire «Heil Hitler!» sans
bégayer… Et le malheureux s’exerce à le dire en marchant au bord de
l’épuisement… Je pense que tous ceux qui écrivent tournent toujours
autour de quelques mêmes obsessions. Je ne peux m’étendre ici sur les
raisons qui m’ont fait arriver à la version définitive du Temps des mots à voix basse mais
je suis reconnaissante à ma petite main droite d’avoir écrit cette
histoire où l’amitié est capable d’offrir une toute petite réponse
individuelle (mais c’en est une) à une catastrophe collective d’une
telle ampleur. Quant à L’Abat-Jour, c’est encore une autre
histoire qui continue de m’habiter, qui comporte encore pour moi tant
de mystères, où toute la tension de l’histoire est branchée sur le fil
du présent et tout au long de la distance qui va de celui-ci jusqu’aux
événements survenus au début des années quarante.
Avec votre deuxième roman, Zéro positif,
vous étiez dans la ligne de l’écriture féminine avec une écriture à la
première personne, au présent, qui se concevait comme spontanée, sans
attache «littéraire», soumise aux rythmes du corps. Qu’a représenté
pour vous cette «étape» dans le développement de votre écriture et
comment voyez-vous vos liens avec les écrivaines des années septante
qui ont pu se réclamer d’une «écriture féminine» (Cixous, Leclerc,
Cardinal…)?
Ce qui est intéressant pour
moi, c’est que j’ai travaillé d’instinct dans cette optique de
spontanéité, sans faire allégeance à aucune injonction littéraire, avec
cette apparente déconstruction née d’une seule nécessité intérieure…
J’étais dans l’air du temps, tout simplement, mais sans attaches
particulières. Puisque Annie Leclerc ou Marie Cardinal, par exemple, je
ne pouvais les avoir lues en écrivant Zéro positif en 1973 (le
livre, terminé en janvier 1974, n’a paru que bien des mois plus tard,
en été 1975). Je n’ai, en fait, jamais travaillé autrement qu’en étant
concentrée sur cette forme de nécessité intérieure. Même dans cette
étape d’«écriture-femme» en francophonie, je me suis senti peu de liens
évidents, à part la certitude d’une marche en commun dans une
exploration de champs nouveaux… Avec des curiosités, certes, et des
lectures intrigantes. Mais c’était comme un filet de sécurité autour de
moi, une caisse de résonance immense, je ne sais pas, disons: un
enveloppement, un réchauffement. Une étape indispensable de
resserrement les unes contre les autres qui a permis à des femmes, qui
sans cela n’auraient probablement guère osé prendre conscience de leur
capacité à s’exprimer, de contribuer à l’élargissement de la vision du
monde et à l’enrichissement des idées. Un grand remue-ménage, un
jaillissement dans la langue aussi, et ça, ce n’était vraiment pas pour
me déplaire!
Tout au long de
votre œuvre, et parfois au sein d’un même roman, vous alternez formes
longues et formes brèves: c’est comme s’il y avait des mouvements avec
un tempo pour chaque texte. Cette analogie avec la composition musicale
a-t-elle un sens pour vous dans votre travail d’écriture?
Il
y a un tempo effectivement pour chaque morceau de texte et la
comparaison avec la composition musicale me comble pleinement. La base
du travail se fait toujours à partir d’un rythme, d’un mouvement. Et
d’une tonalité! Si je n’ai pas ça au départ, je suis incapable
d’avancer. J’entends d’abord ce qu’il faut traverser. Et puis je vois
quelques images, un paysage, un champ, une lumière… Pour La Corde de mi,
je me rappelle qu’il y avait une journée d’hiver, blanche et bleue à en
faire éclater les yeux, glaciale, je savais que je devais
obligatoirement passer par là – mais pourquoi, comment?… Avec Infiniment plus,
assez vite, j’ai fini par comprendre que j’étais (excusez du peu!) dans
une des dernières grandes sonates de Schubert, cinq parties avec
chacune son tempo particulier. Pour Zéro positif, j’ai
brusquement démarré après avoir écouté un mouvement d’un quatuor de
Schubert, inachevé d’ailleurs. Un mouvement fait de grandes avancées
lentes entrecoupées de turbulences, cela s’est mis très exactement en
contact avec ce que je portais au fond de moi sans le savoir depuis
plusieurs mois. C’est cette musique qui a permis le déverrouillage du
texte. Mais pour chaque instant de l’écriture il y a un geste
d’artisane – déjà lors du premier jaillissement, affiné encore lors de
reprises suivantes du texte – pour que tout le «corps» des mots agencés
soit le plus proche possible – visuellement sur la page et dans le
rythme – de ce qui est en train de se dérouler soit à l’intérieur du
personnage, soit autour de lui. Pour en rester au langage musical,
il y a aussi tout le travail essentiel de «l’intervalle», ce qui donne
la mélodie en fin de compte, tout ce doigté qu’il faut pour bien
équilibrer ce qui doit être dit et ce qui doit rester allusif. Bien
entendu, c’est la grande responsabilité des mots eux-mêmes de se placer
à la bonne distance entre l’écrit et le lecteur, d’allumer entre eux
des reflets qui permettent d’évaser le propos, les glissements de sens,
les résonances et les ouvertures de perspectives nouvelles.
Quant aux formes longues et brèves, il est vrai que je n’ai cessé de
passer du trajet au long cours au petit cabotage. Je n’arrive pas bien
à expliquer ce phénomène, mais alors même que je ne sais presque rien
de l’histoire qui va être sécrétée, c’est comme si celle-ci était
lestée d’avance de sa distance virtuelle, comme si elle frémissait
(avant d’avoir pris corps) dans une sorte de caisse de résonance plus
ou moins vaste. Quelle intuition me met en contact avec le poids de
l’histoire, sa densité, je n’en sais rien.
Des textes brefs comme ceux des Contes-gouttes ou d’Amour mode majeur sont-ils plus adaptés à l’expression de votre veine humoristique?
Disons
qu’il y a des tonalités qu’il est plus difficile de conserver sur de
longues distances sans risque de se casser la figure. Encore que
l’expérience que je suis en train de mener avec mon prochain roman
pourrait me contredire… Je l’espère! Donc le ton des Contes-gouttes
est typiquement quelque chose qui ne peut s’imposer que sur des textes
très courts, vifs et remuants. Ce qui est curieux, c’est que j’y ai
donné ma vision du monde comme dans aucun autre ouvrage, je crois que
ce sont les textes les plus engagés que j’aie écrits, mais je n’ai pu
le faire qu’à travers ce ton qui paraît désinvolte, où les mots sont
sans cesse en perte d’équilibre. Même chose pour Amour mode majeur. C’est une histoire étrange que ce recueil puisqu’il est, en quelque sorte, le substrat du gros roman La Corde de mi,
commencé en 1997. Un bon nombre de ces petits textes ont précédé
l’écriture du roman, mais l’idée d’en faire un recueil est née cinq ans
plus tard, en 2002, alors qu’à ce moment-là j’avais lâché
provisoirement le projet du roman. J’y fais donner de la voix à de
multiples femmes qui interpellent, commentent, soupirent autour de
leurs étonnements, leurs petits bonheurs, leurs dépits ordinaires ou
leurs lamentables souffrances. Mais ce qui me paraît essentiel, une
fois de plus, comme dans les romans, c’est que même dans les pires
moments rien n’est jamais complètement désespéré, c’est toujours la
vie, la vitalité, qui a le dessus. Pour mes personnages,
l’écriture peut certes avoir valeur de réparation, mais je crois
d’abord que, dans le creusement des phrases, se cache l’expression de
la volonté de réparer l’autre, de prendre soin du monde et de ses
vivants. Le rire, l’humour, la pirouette en sont les meilleurs
soignants.
Quand vous écrivez pour la jeunesse (Le Temps des mots à voix basse, Du mal à une mouche), votre travail d’écriture est-il foncièrement différent de ce qu’il est pour les autres textes?
Non,
bien sûr, justement pas. Il s’agit d’avoir la même ligne de conduite,
d’essayer d’affermir la confiance des lecteurs dans les mots, quel que
soit leur âge, de poursuivre l’idée de la responsabilité que nous avons
tous de parler d’abord dans la «bonne pente». Je suis persuadée de
l’importance de la lecture dans la formation de la pensée des jeunes et
des moins jeunes et il ne faut négliger aucune occasion de la voir se
construire ensemble. Il ne s’agit pas pour autant pour moi de
développer une sorte de militantisme dans l’écriture mais de tenter
d’apporter une réflexion en «sous-tension» de l’histoire, comme je l’ai
déjà dit. Dans cette optique, j’ai cherché dans les deux livres
cités à travailler plutôt avec l’envie de créer une passerelle entre
les générations. Ce qui a effectivement bien fonctionné avec le premier
titre. Le dialogue entre parents, enfants, grands-parents s’est souvent
ouvert autour de ce livre, une génération a transmis le livre à l’autre
– et dans les deux sens. Mais c’est vrai aussi que sa première version
était destinée d’abord à mon public d’adultes habituel et que c’est la
certitude de l’importance de ce sujet-là, lié à la transmission, qui
m’a fait reprendre ce que j’appelle la gaine de l’histoire. Tout en
étant persuadée qu’il n’y a pas à écrire différemment pour les jeunes,
en tout cas pas à faiblir sur les exigences de la forme, il m’a tout de
même paru nécessaire de modifier un peu
la structure narrative. En revanche, j’ai conservé le côté allusif du
récit, refusant de l’ancrer dans trop de précisions historiques, ne
gardant que l’épure des événements pour accentuer son côté hélas
intemporel et le phénomène permanent des situations d’exclusion.
Et, de cette manière, j’ai encore accentué l’aspect de récit à double
voix: l’histoire vue d’abord à travers les yeux d’un enfant (qui ne
comprend pas tout de ce qui se passe autour de lui, qui en ressent
d’abord la substance) et le commentaire de l’adulte qu’il est devenu,
comme en surimpression.
Dans Compost blues,
vous dites que vous auriez «bien aimé être une écrivaine américaine
contemporaine…» et vous insistez aussi sur votre appartenance à la
littérature romande, qui, pour vous, existe de manière assez évidente.
La globalisation est-elle une chance pour les littératures
«minoritaires», pour la circulation des œuvres? Ou la voyez-vous comme
une menace contraignante pour les écrivains qui publient en Suisse
comme vous?
Bien sûr, il s’agit ici d’une
solide boutade! Même si je me rends parfaitement compte que le 70% des
livres en français à succès sont, en fait, des traductions d’ouvrages
anglo-américains… Non, malheureusement, la globalisation ne représente
ni chance ni menace pour les littératures minoritaires, elle ne
représente tout simplement rien. Parce que la littérature suisse
romande n’existe pas hors de Suisse romande si elle n’est pas éditée
dans le giron de l’édition française. Il y a une absence de curiosité
totale, voire de mépris des médias français, aggravés encore par le
fait que la plupart des critiques sont des suppôts de maisons d’édition
– à quelques exceptions notoires. Pour être honnête, j’ai reçu quelques
gratifications d’au moins deux directeurs littéraires parisiens qui ont
lu mes ouvrages publiés en Suisse romande mais je n’ai pas fait,
jusqu’ici, de tentative sérieuse pour être publiée en France. Parce que
je suis habitée par deux certitudes. L’une, c’est qu’il est important
que les auteurs suisses romands qui travaillent dans une certaine
optique littéraire continuent de contribuer à la préservation d’une
activité éditoriale et culturelle bien vivante dans ce coin de pays;
l’autre, c’est plutôt d’une confiance naïve qu’on pourrait parler: si
je m’obstine dans mes choix d’une écriture peu faite pour les gens
pressés, avec un lien à la langue bien particulier, une valorisation de
la forme, de l’esthétique – allons-y! –, je me dis que peut-être, un
jour, mon travail sera plus largement reconnu par le mouvement de
bouche à oreille!
VALÉRIE COSSY, Viceversa littérature; 4
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Dernier silence d’une musicienne
Dans
un reportage de la TSR tourné au début des années septante (elle avait
alors vingt-trois ans), Anne-Lise Grobéty, décédée le 5 octobre 2010,
disait en écoutant La Jeune Fille et la Mort
de Schubert: «La mort n’est pas une chose qui me fait peur puisque
c’est une certitude: je sais que je vais mourir; je ne peux pas avoir
peur d’une certitude.» Dans une interview récente donnée au journal 24 Heures,
elle réitérait: «La mort est notre seule certitude. Il est bon que la
mort existe, elle nous oblige à donner une orientation à notre vie, à
nous faire naître à chaque pas.»
Autre certitude: avec Anne-Lise Grobéty, c’est non seulement l’une des
figures majeures de la littérature romande contemporaine qui s’éteint,
mais c’est aussi (et surtout) une musicienne qui se tait. Ça a commencé
dès son premier roman, écrit à dix-neuf ans: Pour mourir en février
(1970) racontait la rencontre d’une jeune fille avec une femme plus
âgée et ce qui découlait de cette relation ambiguë. Le rythme de la
phrase, le sens des mots, la tenue du récit avaient alors séduit le
jury du tout nouveau Prix Georges-Nicole. Objet de nombreuses
rééditions (dont la dernière en 2010 dans la collection de poche de
Bernard Campiche, chez qui l’on trouve presque toute son œuvre), ce
roman garde sa force, parce qu’il parle un langage intemporel:
lorsqu’Aude décrit «cette peur qu’on voit sur les autres, tout en eux
porte cet effroi: leur façon de se vêtir, de fermer la porte,
d’attendre que le feu passe au vert et en traversant leur inquiétude à
savoir s’il ne deviendra pas rouge avant qu’ils aient atteint le
trottoir d’en face», lorsqu’elle parle de ses doutes et de la neige qui
tombe, lorsqu’elle dit qu’elle voudrait s’y coucher et mourir,
lorsqu’elle dit «aujourd’hui», elle parle d’alors et de maintenant et
de plus tard.
Depuis ce livre, l’écrivaine de La Chaux-de-Fonds n’a eu de cesse de
développer cette voix, de l’amplifier pour dire, entre autres, en vrac
et sur tous les tons, les affres et les joies d’être une femme, ou un
homme, la fascination pour la nature, l’étrangeté du monde, le mystère
des saisons, la belle difficulté de créer, la complexité de la guerre,
enfin l’amour sous toutes ses formes, léger ou grave, mode mineur ou
mode majeur.
Écrire, pour Anne-Lise Grobéty, n’était «pas une affaire pour rire».
Les mots ne se laissaient pas faire, ne venaient pas quand elle les
appelait; mais c’est avec légèreté et humour qu’elle entreprenait ce
«travail d’alchimiste». Tôt venue à l’écriture, mais également tôt mère
et politicienne, elle avançait sur tous les fronts; si l’on ajoute à
cela une très grande exigence vis-à-vis de ses textes (auxquels elle
disait vouloir donner toutes leurs chances avant de les lâcher dans la
fosse aux lions), on comprend qu’elle ait relativement peu publié –
mais elle se donnait les moyens de se renouveler: quatre romans, des
récits, des textes pour enfants, des recueils de nouvelles, de poèmes
et de contes, et à chaque fois une autre tonalité, et pourtant à chaque
fois quelque chose de bien à elle.
Son chef-d’œuvre reste toutefois La Corde de mi
(2006), dernier grand roman qui raconte une double histoire: celle de
Luce, la trentaine, dont le père, mourant, l’a toujours rejetée, plus
ou moins explicitement; et celle de Mongarçon, de son enfance à sa
découverte du violon et son apprentissage de luthier. Dans ce livre
qu’elle aura mis très longtemps à écrire, Grobéty brasse et réarrange
certains de ses thèmes éternels: filiations difficiles, absences, et à
tous les niveaux, structurant et nourrissant le texte, la musique. Non
seulement ce roman, mais toute son œuvre, de Zéro positif (1975) et Infiniment plus (1989) aux nouvelles de La Fiancée d’hiver (1984) ou d’Amour mode majeur (2003), ou encore dans ses derniers récits, Jusqu’à pareil éclat (2007) et L’Abat-Jour
(2008), peut se lire comme une suite de variations autour de ces
questions: comment écrire, comment raconter, comment se placer à la
bonne distance, que faire des mots, des images, des perspectives qui
changent?
Lorsque, ayant eu la chance de lire sur épreuves La Corde de mi,
j’ai dit à son auteur tout le bien que je pensais de ce livre sur le
point de sortir de presse, son émotion, son soupir de soulagement, ses
remerciements, son trouble évident m’ont surpris: pouvait-on publier
depuis autant d’années, avoir reçu des prix (Prix Schiller, Prix
Rambert, Grand Prix C. F. Ramuz), être reconnue, et continuer de douter
au moment de donner son meilleur titre?
Anne-Lise Grobéty ne faisait pas semblant, et cette fragilité ne datait
pas d’hier. À vingt-trois ans, à la fin des quelques jours de tournage
du reportage pour la TSR, elle détaillait son malaise face à la caméra
et donnait, peut-être, la clé toute simple de ce qui motivait son
écriture: «Il fallait que quelqu’un me dise quelque chose, puis que je
lui dise quelque chose.»
BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille
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« Tu t'endors
En ton corps
Belle Dame qui mord…»
Anne-Lise Grobéty,
Vous m'avez fait rêver, aimer et sourire.
Vos histoires sont pleines de vie, de poésie, de sensibilité et
d'humour. D'humour noir parfois, mais même les plus sombres ont
toujours une beauté, une légèreté dans la forme qui témoigne d'un
plaisir d'écrire et de vivre. Elles savent toucher à l'essentiel vos
histoires, et vous, vous avez su travailler cette langue brute, vous
l'avez taillée, limée et ciselée pour en faire votre langage. Vos
œuvres sont imprégnées par ce «beau pays de pluie», mais aussi de
neige, de soleil et de rosée le matin. Vous parcourriez ce pays et il
vous nourrissait d'images et de saveurs qui, mêlées à une musique
intérieure vous permettait de coucher toutes sortes de passions.
Grande dame de la littérature romande, vous avez marqué les esprits de
plusieurs générations de lecteurs. Vos manuscrits ont donc
naturellement rejoint ceux des «grands» de notre pays, à la
Bibliothèque nationale. C'est là que j'ai eu l'occasion de vous
connaître plus intimement, en me plongeant dans vos cartons et en
inventoriant votre fonds d'archives.
Peut-être est-ce cette expérience qui vous a rendue si familière à mes
yeux, mais je crois surtout qu'à l'image de vos textes, vous étiez une
personne sans pareille. Belle et souriante, audacieuse, vous saviez
faire face à la gravité, mais le faisiez toujours avec légèreté. Vous
étiez pleine de vie et saviez mordre dedans. Car vous n'avez pas
seulement écrit, vous avez également aimé, admiré, exploré, écouté.
Vous vous êtes engagée pour les autres. Mais les mots étaient toujours
là, à trotter dans votre tête jusqu'à ce que vous les posiez bien à
plat sur une feuille, avec de l'encre «bleue comme le ciel des mers du
sud»… Bien sûr, vous n'avez pas toujours pu les libérer ces mots. Votre
vie était trop remplie et ne vous laissait que peu de temps pour ces
impatients – vous l'expliquez avec tant d'humour dans «Mortes-Plumes»!
Mais les mots étaient toujours là. Quitte à écrire un Conte-Goutte entre deux pages de notes du Grand Conseil, vous ne les avez jamais fait taire.
Et ces mots vous ont rattrapée il y a quelques années. Vous leur avez à
nouveau consacré une grande part de votre temps et vous êtes remise à
les travailler, les tailler, les limer pour les faire résonner à
nouveau, Jusqu'à pareil éclat .
Puis est arrivé ce jour où, au détour d'un sentier, vous avez croisé la
route d'un dragon… Vous écriviez il n'y a pas si longtemps avoir bien
l'intention de le terrasser… Mais c'est lui qui a finalement pris le
dessus dans cette lutte qui a dû vous rappeler celle de La Jeune Fille et la Mort de Schubert que vous aimiez tant. Cela ne vous faisait pas peur, vous aviez compris très vite que la mort est une certitude.
Il ne reste plus à présent que la musique de vos textes, qui continuera
à résonner en moi, et vos mots, qui seront toujours là pour me faire
rêver, aimer et même encore sourire.
ÉLOÏSE AUBRY, culturactif.ch
Anne-Lise Grobéty est morte
il y a un peu plus de deux ans, le 5 octobre 2010. Alice Mignemi, qui
est italienne, lui a consacré ses mémoires de licence et de master en
Langues étrangères et est devenue son amie. Elle l’a rencontrée pour un
entretien, en 2007, à Bevaix et a passé quelques jours chez elle, en
2009, à La Chaux-de-Milieu. Elle projette de consacrer sa thèse de
doctorat au dernier roman de l’écrivaine.
J’attendais encore sa réponse, quand j’ai reçu le message de sa fille
Airelle : Anne-Lise est morte. Mais, ses mots, avec sa voix douce et
lente, résonnent encore dans ma tête. Dans mon cœur. Ils résonnent bien
dans ses œuvres. Dans son roman posthume. C’est la grandeur de l’art
qui, depuis Du Bellay ou Shakespeare, donne l’immortalité aux grands
écrivains. Et Anne-Lise Grobéty a été un grand écrivain.
Elle donnait toute sa vie à l’écriture, malgré les obstacles qu’elle
avait rencontrés en tant que femme: sa famille, ses filles, le travail.
Mais, elle me parlait aussi de ses difficultés à écrire face aux trente
mille livres en français qui paraissent chaque année. La majorité de
ces textes sont des traductions de succès américains ou des romans
écrits par des auteurs francophones qui se plient aux règles de vente.
Anne-Lise Grobéty pourrait écrire, simplement, pour faire lire ses
œuvres à la plupart des gens, pour gagner le succès aussi en France,
pour être appréciée par les grands critiques. Mais, elle a voulu rester
dans ses «perspectives d’écriture». Elle avait une responsabilité face
à la langue française. Dans une époque où les Français réduisent
tellement la langue, où ils utilisent beaucoup de termes anglais,
Anne-Lise Grobéty avait fait un choix d’amour. Elle avait choisi la
langue française pour la redécouvrir et la restituer aux Français. Elle
n’écrivait pas pour des lecteurs pressés, c’est-à-dire des gens qui
n’ont pas le temps de s’arrêter sur chaque page, le temps de donner au
texte une part de soi-même, de ses émotions, de ses expériences. La
langue des romans de Mme Grobéty est une langue vraiment travaillée,
qui a besoin de beaucoup de temps et de la part de l’auteur et de la
part du lecteur.
La forme est plus importante que le fond. «Les thèmes sont là –
disait-elle – on peut les compter sur nos doigts. Il faut trouver des
façons différentes d’en parler». De fait, elle travaillait sans cesse
sur la forme de ses textes. Tant que, après la publication d’Infiniment
plus, l’écrivaine avait été nommée « jongleuse de mots » et, en 2006,
après la publication de La Corde de mi, « violoniste des mots ». En
réalité, la petite Anne-Lise voulait être pianiste et la première chose
que j’avais aperçue chez elle avait été un grand piano, qui dominait la
chambre et qu’Anne-Lise utilisait quand elle avait le temps.
Longtemps, elle avait été partagée entre la musique et la littérature.
Enfin, elle avait fait son choix. Mais, ses livres sont toujours
composés de rythmes particuliers, de mots choisis et pesés avec
attention, de vibrations, d’échos. Elle faisait de la musique à travers
les mots. Pour Anne-Lise, l’enjeu était toujours dans le comment dire,
dans la forme. Comme le disait Alice Rivaz, «il n’y a qu’une seule
manière de dire les choses, une seule vraie. Il s’agit de la trouver».
Pour Anne-Lise Grobéty, depuis qu’il existe des gens qui écrivent, les
auteurs disent toujours les mêmes choses, donc la façon de les dire est
plus importante que ce qu’on dit. C’est pour cette raison que
l’écrivaine consacrait beaucoup de temps au travail sur la langue et
plus elle avançait en âge, moins elle se contentait. L’écrivaine même
reconnaissait qu’avec les années elle avait besoin de plus en plus de
temps pour mener un projet à maturité. Elle pouvait rester sur une
seule page, ou plutôt sur une seule phrase, toute la journée ou
réécrire la même chose neuf ou dix fois. Anne-Lise Grobéty était une
véritable perfectionniste. La langue était pour elle un organisme
vivant, une réserve d’énergie renouvelable. Donc, un auteur doit
garantir la justesse de la langue, la faire ricocher, la faire jubiler,
et non travailler de manière réductrice. Elle affirmait que chaque
terme a trois dimensions: il est quelque chose d’écrit, parce qu’il est
un signe noté; quelque chose qui chante, lorsqu’on le prononce; quelque
chose qui a un sens. Anne-Lise restait toujours attentive à la sonorité
de chaque mot, qui devait s’accorder aux autres. Les termes sont
finement ciselés et minutieusement soupesés. L’écrivaine s’était
transformée ainsi dans un chef d’orchestre qui coordonnait le jeu des
mots, lesquels vibraient à chaque mouvement de sa plume et auxquelles
elle offrait une résonance nouvelle. La parole pirouette sur la page,
laquelle semble très bien organisée. Chaque phrase s’harmonise aux
autres dans une vibration intime, qui permet à l’autrice d’exprimer ses
émotions et celles de ses personnages.
Le lecteur peut, immédiatement, noter la mise en scène des mots et des
phrases sur la page, la disposition des termes qui donne l’idée d’un
poème. La poésie, en effet, dans les romans d’Anne-Lise Grobéty, se
mélange à la prose: «Pour moi – soutenait-elle – la poésie est la forme
plastique la plus proche de la réalité. Elle exprime la sensualité de
la langue, qui est un organisme vivant. Jusque dans la graphie et la
sonorité. Du point de vue de la forme, j’ai toujours eu besoin de cette
osmose entre ce que l’on appelle prose et la poésie. C’est un tout et
j’ai du mal à les dissocier». Les mots, comme des notes sur la portée,
s’ornent d’allitérations, d’assonances, d’homophonies, de répétitions
et d’onomatopées. Et les blancs sur les pages représentent les vides
intérieurs des protagonistes des romans d’Anne-Lise.
L’écriture d’Anne-Lise Grobéty est une écriture des sens. Elle a créé
par tous ses sens, tout son corps, jusqu’à la mort. Une mort qui est,
malheureusement, arrivée trop tôt. Donc, c’est à travers tous les sens
que le lecteur doit se donner à ses œuvres, pour savourer toute
sensation, toute impression, toute vibration qu’elles contiennent. Or,
cher lecteur, assoyez-vous. Ouvrez l’un de ses romans. Fermez les yeux.
Écoutons:
Ne reste plus qu’attendre
cœur cogne
cogne
quelques quelques minutes
quelques
quelques
quelques secondes
quelque
quelque bruit
un pas quelconque….
Rien…
(Infiniment plus, 1989)
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