Racheter l’amour manqué
Avec La Corde de mi,
Anne-Lise Grobéty revient au roman: cette histoire de rencontres
manquées et de paroles perdues a pour protagonistes un luthier et sa
fille et pour cadre le haut pays neuchâtelois.
C’est
une belle histoire de rencontres manquées et de paroles perdues que
raconte ici Anne-Lise Grobéty: entre une mère et son fils, entre deux
frères séparés contre leur gré, mais surtout entre un père et sa fille,
le luthier Marc Favrod et Luce, la narratrice trentenaire, qui ne se
réconcilie qu’après sa mort avec cet homme au caractère difficile.
«Bander étroitement/les deux parts de moi-même/serrer dur/le présent le
passé» (selon José-Flore Tappy citée en épigraphe), c’est aussi pour
Luce s’ouvrir à la possibilité d’un avenir partagé avec Nicola, le
peintre italien dont le nom apparaît très tôt, quoique fugacement, dans
ce quatrième roman ample et maîtrisé. Après plusieurs volumes de récits
et de nouvelles, La Corde de mi marque ainsi le retour de l’écrivain à un genre qu’elle n’avait plus abordé depuis Infiniment plus (1989, réédité en camPoche en 2006).
Comme toujours chez la romancière neuchâteloise, la mise en forme du
récit compte autant que son contenu, d’où les questions que se pose la
jeune narratrice sur la véracité, la composition ou le cadrage. Ces
interrogations, de même que le décalage temporel entre le temps vécu et
le temps de l’écriture, nourrissent la complexité narrative de ce
projet littéraire longuement mûri, si l’on en croit la page liminaire
qui annonce les thèmes musicaux traités dans les quatre chapitres,
auxquels s’ajoute un court envoi ironiquement baptisé «Trémolo» – car
Luce n’est pas pour rien la fille de son père, qui se défendait de
l’émotion par le cynisme.
Situé dans «un pays de baumes, de dolines, de gouilles et de mouilles
glacées» auquel renvoie tout un lexique familier (goger, hucher,
houffer, crocher, etc.), le roman se déroule de mai 1945 à fin 2005,
mais sans respecter l’ordre chronologique, bien qu’il fasse allusion
aux événements politiques du moment: invasion de la Hongrie, Baie des
Cochons, Mur de Berlin, guerre d’Irak…
Orphelin de père, le petit Marc a beau s’enchanter des sonorités
étrangères du Grand Atlas où il apprend tout seul à lire: sa mère, qui
le couve, flaire là un danger et s’en défait, pour son bien
pense-t-elle, comme elle n’hésitera pas plus tard à se débarrasser du
fardeau que représente son fils aîné, sourd et autiste, en mentant au
cadet sur sa disparition. Le thème de la fraternité court en sourdine
dans tout le livre grâce à la figure rayonnante des «vieux frères»,
Jocelyn et Aubin Pelet, qui acceptent de prendre Marc comme apprenti
luthier dans leur atelier de la Combe-Verrat. Ce lieu-dit proche d’une
tourbière est le cœur matriciel du livre, qui s’ouvre et se referme sur
lui. La narratrice y est née mais sa mère s’est très vite enfuie avec
elle, loin de ce mari incapable de les aimer parce que son art et sa
quête de l’instrument parfait passaient avant tout.
«Comment pousser haut et fort sans l’effort des racines?» La question
vaut pour le père autant que pour la fille, à lire cette dernière qui
s’appuie sur le journal du vieil Aubin. Adolescente et jusqu’à ses 18
ans, Luce s’est beaucoup interrogée sur sa difficile relation avec ce
père dont elle entend se faire aimer, comme lui-même avait jadis tenté
d’apprivoiser son frère Rémi. Après leur rupture, devenue historienne
de l’art, elle n’a cessé d’investiguer sur «ce qui commence aux confins
du tableau» pour éclairer de biais le travail du peintre. La métaphore
du vide parcourt d’ailleurs tout le récit: creux du violon, interstices
du récit, trous du paysage, failles de l’être. Mais, transmise
d’outre-tombe comme un talisman, une corde de mi (celle sous laquelle
est placée l’âme du violon) suffira à racheter l’amour manqué.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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