Édité
de façon posthume, le dernier roman d’Anne-Lise Grobéty a pour héros le
fils du Grand humeur du roi, dont la fonction est de humer, d’analyser
les déjections royales. Ce héros vit un conflit de loyauté: doit-il
suivre les pas de son père ou ceux de son professeur de philosophie?
C’est ainsi un écartèlement entre le monde du corps et des idées que la
romancière neuchâteloise met en mots, dans une langue merveilleusement
ciselée, chatoyante, jubilatoire et moqueuse aussi, envers
l’obscurantisme de la royauté et de la science. Ce récit est par
ailleurs bouleversant, puisque Anne-Lise Grobéty l’a écrit alors que le
cancer la tuait.
ÉLISABETH VUST, viceversa littérature
Toute l’histoire des Mémoires intestines d’Islo Pers, fils du Grand humeur du Roi, qui succéda à son père de manière éphémère se
développe, se modifie, s’accélère ou se termine au gré des titres de
chapitres qui sont à eux seuls tout un programme de vie: Déhiscence,
Efflorescence, Turgescence, Effervescence, Semence.
L’auteur qui, pour une fois, parle à la première personne d’un
personnage masculin, nous régale d’une langue à résonance ancienne (on
se croirait presque au XVIIIe siècle) truffée de mots d’une préciosité
délicate. Et il en faut, pour aborder cette cour où trône sa Minjesté
flanqué d’un Grand humeur chargé de surveiller ses excréments et d’y
déceler quelque crainte de maladie ou d’empoisonnement.
La charge est transmissible et Islo Pers étude à contre-cœur les
prémices de ses futures fonctions jusqu’au jour où il passera de
«l’humorité à l’humorosité» en découvrant qu’il existait une autre vie
que celle de la cour. Et là, il se mettra à une «pénitence d’encrier»
pour la fin de ses Mémoires.
Cette sorte de légende scatologique est très surprenante et il y rôde
une espèce de vengeance contre certains aspects de la nature humaine,
traités avec une jubilation pleine d’ironie et de cruauté.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Posthume
Au pays d’Anne-Lise Grobéty
Ce n’est pas un dernier roman qui va de soi que celui auquel Anne-Lise
Grobéty a mis un point final quelques semaines avant son décès, survenu
en octobre 2010. Le titre d’abord, Des nouvelles de la Mort et de ses petits,
déconcerte; mais cet article indéfini, un peu vieillot, n’est ni anodin
ni maladroit, ces «nouvelles» annoncent en réalité un roman (et plus
précisément des «Mémoires intestines»), et si ces «petits» qui suivent
la Mort majuscule intriguent autant qu’ils inquiètent, ils marquent en
tout cas d’emblée la force d’invention et la liberté de ton qui
caractérisent les textes de cette romancière exigeante.
Islo Pers est né au Pays Bougon, une terre au climat ingrat qui n’a
jamais eu à lutter contre l’envahisseur car «qui serait assez sot pour
se mettre sur le dos la dépouille de pareil territoire?» Fils aîné du
Grand humeur du Roi, Islo est voué par conséquent à hériter de la
charge. L’humorité est un art subtil qui consiste à sentir, renifler,
humer justement les défécations humaines afin d’en tirer des conclusions
sur l’état de santé de l’humain en question; la tâche n’est pas de
petite importance, surtout quand il s’agit de «sa Minjesté», mais le
petit Islo se rêve capitaine sur les grands océans, pas «navigateur de
soupière». Heureusement pour lui, son maître Erlanger, en véritable
homme des Lumières, lui enseigne autre chose, et avant tout d’oser
penser par lui-même. C’est aussi par lui-même qu’Islo rencontre La
Mileni, une cantatrice dont il tombe amoureux. Mais sous le règne de ce
Roi peu au fait des souffrances de son peuple, la tension monte et les
effervescences menacent.
On reconnaît dans ces «mémoires» qui s’étendent de la naissance jusqu’au moment de l’écriture les procédés de La Corde de mi
(Campiche, 2006): le récit d’une existence, et le récit d’une vie qui se
fait. Une esthétique baroque qui se retrouve au niveau de la langue,
puisque le livre est écrit en langue bougonne, «une langue harassante
qui n’est plus parlée tantôt que par une poignée de nigauds, qui est
depuis belle suée d’années la risée des fins lettrés du monde entier,
tant est grande son arrogance à toujours vouloir maîtrise sur échos et
assonances en toutes circonstances, et qui aggrave encore son crime
d’extravagance par l’indigence de ses rimes». Si la romancière a
toujours chercher à développer un langage qui lui soit propre, elle ne
l’a jamais fait de façon aussi poussée et explicite. La langue bougonne
fait surgir un pays entier, avec son territoire, son histoire, ses
coutumes et ses institutions. L’invention poétique de chaque phrase
donne au livre son grain particulier, sa texture un peu rugueuse et
véritablement unique.
Le roman est porté par le rythme particulier d’Anne-Lise Grobéty: les
six parties, de «Déhiscence» à «Semence», qui sont autant de larges
pans de la vie d’Islo, sont fractionnées en courts chapitres où la
narration avance de façon chronologique mais sur un tempo irrégulier –
piétine sans jamais ennuyer, puis bondit en avant sans crier gare,
avant de ralentir pour mieux reprendre son élan. Il y a un véritable
plaisir à se laisser emporter par ce livre rocambolesque, plein
d’humour, et qui réussit le tour de force de parler de merde non
seulement sans tomber dans le vulgaire et le scatologique, mais plus
encore en émerveillant le lecteur!
Il est toutefois difficile de lire ce texte sans penser à son auteur,
qui le rédigeait alors que la maladie progressait en elle, mais «avec
le talent d’embusquer tout soupçon», comme les merles, «qui doivent
avoir l’air si sûrs en même temps qu’ils crient à la précarité de leur
sort, tandis qu’ils recommencent et recommencent à lancer leurs stances
presque jusqu’au levage de lune pour tenter de conjurer la menace
nocturne – mais sans pour autant, j’insiste, sacrifier le soin apporté à
la mélodie – jusqu’à ce que l’obscurité les assigne enfin au silence».
Sous cette lumière sombre, les descriptions du métier de Grand humeur
se mettent à nous parler plus gravement de la réalité toute terrestre
du corps, de ses failles et de ses déchéances. Quant à l’aspect plus
politique du livre, et même s’il rappelle essentiellement le XVIIIe
français, il ne manque pas de trouver un écho dans les effervescences
qui secouent ce début de XXIe siècle.
Quarante ans après Pour mourir en février, Des nouvelles de la Mort et de ses petits
achève sans la refermer une œuvre qu’on n’a pas fini de redécouvrir, qui
se sera attelée jusqu’au bout, avec rigueur et entrain, à saisir et
célébrer la vie sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures –
rien que ça.
BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille
«Et l’autre part ne peut se résoudre à l’insoutenable réalité. Comment
refuser de voir que par mon égoïsme d’amoureux je vais ajouter de plein
gré un nom à la liste de mes morts aimés: celui de mon bon maître dont
la sagesse, la clairvoyance, la gaieté, la patience ont été l’apport de
lumière de mon enfance et de ma jeunesse. “Si vous lâchez la mort hors
de son enclos, m’avait-il dit un jour, vous pouvez être sûr qu’elle va
s’empeser la panse de petits. Et croyez-vous qu’à leur tour ils ne vont
pas aussi s’empresser, à peine le nid quitté, d’entrer dans la danse ?
Serez-vous alors surpris quand, en retour, l’un de ceux-ci viendra vous
picorer de son bec comme du grain sec ?…” Dans l’obscurité, sous ma
main, je sentais le souffle d’Amarilla tendre et détendre sa poitrine.
Je pensais à quel point ils étaient unis si profondément, elle et lui,
qu’elle parlait comme lui. “Je crains que nous n’ayons bientôt des
nouvelles de la mort et de ses petits”, avait-elle soupiré la veille.»
Lu dans la Presse
Islo Pers doit travailler dur à développer finement son odorat, afin de
perpétuer le métier de son père et devenir Grand humeur du Roi. Mais
entre les rêvasseries, son goût pour les voyages et la nature,
l’apprentissage se révélera difficile: sera-t-il le digne héritier de
son père? Pour cet ultime roman, Anne-Lise Grobéty nous emmène dans un
univers très particulier: son écriture fine, la danse de sa plume pour
faire virevolter les mots entraîneront le lecteur dans un monde
surprenant.
(Sandra Gelin, Libraire, Payot-La Chaux-de-Fonds, Suisse)
L’écrivaine disparue laissait un gros manuscrit. Des nouvelles de la Mort et de ses petits vient de sortir.
Dès son premier roman, Pour mourir en février
(1970), Anne-Lise Grobéty avait su trouver son public. La
Chaux-de-Fonnière a entretenu ce rapport de manière plus intense quand
elle est passée complètement à l’écriture, après la fin de ses tâches
éducatives et de ses mandats politiques. Sa disparition, le 5 octobre
2010, a donc suscité une réelle émotion.
Anne-Lise laissait un volumineux manuscrit. Le voici publié. Des nouvelles de la Mort et de ses petits
se situe au Pays Bougon. Nous voici donc dans un univers de fantaisie.
L’ouvrage joue donc beaucoup sur la magie des mots, souvent rares et
donc précieux. Les contes ne s’adressent pas qu’aux enfants.
(Étienne Dumont, Tribune de Genève, Suisse)
Anne-Lise Grobéty apporte Des Nouvelles de la Mort et de ses petits pleines de vie
La romancière, décédée il y a un an, donne libre cours à son goût d’une
langue recherchée et oppose à la maladie une réponse jubilatoire à
travers un grand récit d’éducation flamboyant qui métaphorise le mal.
Les derniers mois de sa vie, Anne-Lise Grobéty les a consacrés à rédiger ces Nouvelles de la Mort et de ses petits.
Ce gros roman sort un an après son décès, le 5 octobre 2010, à soixante et un ans.
Avec ce titre mystérieux, elle bouclait la boucle d’une œuvre,
commencée toute jeune, déjà sous le signe de la fin: Pour mourir en février.
Ce récit, publié en 1970, écrit par une adolescente, qui lui avait
valu, sur manuscrit, le premier Prix Georges-Nicole, a gardé sa force
jusqu’à aujourd’hui. Depuis, Anne-Lise Grobéty a écrit des romans, des
livres pour enfants, des textes de réflexion et des nouvelles,
beaucoup, quand l’éducation de ses trois filles aux noms de fleurs,
l’engagement politique et social morcelaient son temps.
À la maladie, elle a choisi de donner une réponse pleine d’énergie, comme un défi. Des nouvelles de la Mort et de ses petits
peut se lire comme une métaphore du mal, mais débordante de vie. C’est
le roman d’éducation d’Islo Pers (un narrateur masculin, pour une fois,
avec un si beau nom). Au soir de sa vie, ce héros s’attelle à une
«pénitence d’encrier» et rédige ses «mémoires intestines». Elles sont à
prendre au sens propre. Islo est né en Pays Bougon, terre peu amicale,
sur laquelle règne un monarque pas très malin mais enclin aux solutions
radicales et absolues: assujettissement des courtisans, exploitation
du peuple, emprisonnements arbitraires, décapitations, etc. Pour
veiller sur sa santé, cette «Minjesté» dispose d’un «Grand humeur»,
chargé de renifler les excréments royaux pour y déceler les signes d’un
mal ou d’un possible empoisonnement. Islo est le fils de ce dignitaire,
la charge est héréditaire et il voudrait bien s’y soustraire. Anne-Lise
Grobéty file cette métaphore scatologique tout au long du livre avec
une alacrité picaresque très troublante. Comment ne pas penser au drame
qui se jouait en même temps dans le corps de la romancière, pourtant
jamais directement évoqué?
L’histoire se situe dans un temps prérévolutionnaire qui ressemble au
XVIIIe siècle français. Des philosophes agitent des idées égalitaires,
la faute à Voltaire, à Rousseau, bien sûr, aux Lumières. Le Pays Bougon
connaît des hivers rudes, des étés pestilentiels, les saisons ont nom
Dorve, Nimbe, Morne ou Moite. Le roman frémit d’effluves plus ou moins
agréables que tous ces étrons royaux dégagent: on pense au Parfum de Patrick Süskind, au Journal
de Jean Hérouard, le médecin qui nota dans tous les détails l’évolution
du petit Louis XIII. Et aux grands romans d’éducation – Tristram Shandy, Tom Jones.
Le style mimétise le ton de ces grands récits. «Et toute langue est
altérité, étrangeté, décalage dans son essence. Ahou, je n’aurai jamais
assez de temps pour faire le tour de ma langue, je ne saurai de ma vie
ni où elle finit ni où elle commence…», s’inquiète Islo Pers en
exergue. Il y a beaucoup d’humour, de l’ironie. Anne-Lise Grobéty donne
libre cours à son goût des mots rares qui confine souvent chez elle à
la préciosité. Les chapitres s’intitulent «Déhiscence»,
«Efflorescence», «Maturescence», «Turgescence», «Effervescences», la
nature – son bourgeonnement et son déclin – imprègne tout le récit, qui
a été écrit entre Évolène, refuge heureux, La Chaux-du-Milieu de ses
origines et Étrabonne, dans le Doubs. Pour clore, Anne-Lise Grobéty a
choisi «Semence»: Islo Pers est «prêt pour la moisson nouvelle». Il se
souvient de l’enseignement de son maître: «N’oubliez pas, Islo,
qu’aucun Renversement de la vieille société ne pourra se faire sans
renfort d’amour et de beauté.»
Avant cet apaisement, il y aura eu des combats, des morts, des amours,
des amis, des trahisons, de belles figures (la chanteuse La Mileni,
grand amour d’Islo, le petit Torghol, jolie figure de l’étranger). La
destinée du héros et celle du Pays Bougon se développent en parallèle,
avec un plaisir d’écriture évident. Les mots sont tordus, gauchis,
réinventés, exhumés des souterrains de la langue, ciselés. De petits
poèmes rythment la chute des chapitres. Le roman a été terminé quelques
semaines avant la mort d’Anne-Lise Grobéty: si elle en avait eu le
temps, l’aurait-elle resserré, simplifié? Il y aurait probablement
gagné, mais c’est une vaine question. Elle avait le goût des phrases
complexes, du vocabulaire inusité, inventé. Elle a laissé à Islo Pers
le soin de définir son art poétique: «Pour s’enfiler avec efficacité et
élégance dans le gant des mots, ne faut-il pas avoir du métier ou, à
défaut, jouir d’une facilité, d’un don? Bien sûr, je n’hésite pas à
gonfler mes pages de ratures et à reprendre vingt fois les mêmes
enjolivures, mais tâcheronner n’est pas forcer le talent!»
(Isabelle Rüf, Le Temps, Suisse)
Née en 1949 à La
Chaux-de-Fonds, Anne-Lise Grobéty étudie à la Faculté des lettres de
l’Université de Neuchâtel et effectue un stage de journalisme. Elle
commence à écrire très tôt, et elle a dix-neuf ans lorsque paraît son
premier roman. Après un deuxième roman, elle ralentit son activité
littéraire pour s’occuper de ses enfants. Dans le même temps, elle
s’engage politiquement et siège pendant neuf ans comme députée
socialiste au Grand Conseil neuchâtelois. Son mandat achevé et ses
filles devenant plus autonomes, elle renoue avec l’écriture dès 1984.
Anne-Lise Grobéty se fait connaître du grand public dès son premier roman, Pour mourir en février,
couronné par le Prix Georges-Nicole. La suite de son œuvre remporte le
même succès: le Prix Rambert et deux Prix Schiller lui ont notamment
été décernés. Parmi ses publications les plus importantes, les romans Zéro positif et Infiniment plus, tous deux traduits en allemand, et les recueils de nouvelles La Fiancée d’hiver et Belle dame qui mord. Elle a reçu le Grand Prix C. F. Ramuz en 2000, et le Prix Saint-Exupéry-Valeurs Jeunesse de la Francophonie 2001 pour Le Temps des mots à voix basse. En 2006 paraît La Corde de mi, Prix Bibliomedia Suisse 2007 et Prix «Coup de cœur» Lettres frontière 2007, suivi, en 2007, de Jusqu’à pareil éclat.
Ses narratrices cherchent à
affirmer leur identité féminine, à une époque où la présence des femmes
en littérature commence à s’affirmer. Anne-Lise Grobéty est donc aussi
fortement concernée par la condition de la femme écrivain, par les
aspects historiques, formels et politiques de l’écriture féminine, mais
elle poursuit surtout une exploration de la langue dans une tonalité
bien à elle.
Anne-Lise Grobéty est décédée le 5 octobre 2010.
euroMédia
Anne-Lise
Grobéty a quitté ce monde il y a un peu plus d’un an, à l’âge que j’ai
aujourd’hui. J’ai fait la connaissance de son œuvre en lisant Zéro positif chez l’amie qui me logeait à mon retour en Suisse, il y a quelque dix ans, et qui m’avait donné libre accès à sa bibliothèque.
Le titre me plaisait, de même que la couverture, comme toutes celles
qui enveloppent de leur brillance les livres publiés chez Bernard
Campiche. Ce n’est qu’après ce premier essai de lecture transformé
que j’ai lu Pour mourir en février, puis Amour mode majeur.
C’était à chaque fois un très grand bonheur de plonger dans l’univers
d’Anne-Lise, tout empreint des blessures que la vie inflige, mais aussi
d’une poésie résultant de la magie des mots. Sans raison véritable je
me suis contenté jusque tout récemment de ces trois seuls cadeaux
littéraires.
En chinant l’autre jour dans une librairie de Lausanne, je suis tombé sur Des nouvelles de la Mort et de ses petits.
J’ai vite compris, en le prenant en mains et en lisant quelques pages,
que j’avais affaire à un livre bien différent des trois autres d’elle
que j’avais lus jusqu’ici.
Le Pays Bougon n’est pas un paradis terrestre, mais un plat pays
«couché au plus bas». Il est arrivé en «retard lors de la répartition
des parcelles de bon rendement» et n’a reçu que «des lopins de qualité
pitoyable». Son climat ne l’est pas moins puisqu’«entre deux excès
d’humidité» il a «hérité d’une honteuse saison de sécheresse, d’une
déraisonnable portion de pécheresse canicule».
Sur ce pays mal loti règne un roi qui ne se préoccupe guère de ses
sujets mais beaucoup de sa petite personne. Il reçoit, entre autres,
les soins diligents d’un personnage que François Rabelais aurait pu
inventer, s’il était de ce monde et qu’Anne-Lise ne l’avait pas créé,
et qui s’occupe de ce qui sort de son fondement, tandis que d’autres
s’occupent de ce qui entre par sa bouche.
Le Grand humeur du Roi prend en effet très au sérieux sa charge
héréditaire de spécialiste des boyaux royaux. Ce qui lui vaut de
demeurer à leur portée, dans l’enceinte du Grand Palais. Comme tout
homme qui a une position dans la société, il souhaite que son fils
aîné, Islo, prenne sa suite et lui donne donc des leçons d’humorité qui
ne rencontrent pas chez son rejeton l’enthousiasme espéré.
Islo est beaucoup plus intéressé par les leçons de son maître Erlanger
qui lui apprend à ouvrir les yeux sur le monde, qui lui recommande des
livres, qui lui apprend à s’exprimer avec esprit et qui lui présente
une belle cantatrice, La Mileni. Celle-ci lui enseignera le chant et il
en tombera amoureux transi dès leur première rencontre, oubliant sans
problème leur différence d’âge.
Islo oppose une résistance de plus en plus farouche aux projets
professionnels que son paternel a pour lui. Au gré des circonstances il
feint de se conformer à ses vues ou se rebelle ouvertement contre lui.
Son admiration pour son maître, qui lui a appris comment étaient
maltraités les sujets du Roi, lui a enseigné des principes de moralité
publique et l’a initié aux idées subversives du Penseur, ne fait que le
renforcer dans cette posture.
La situation politique du Pays Bougon finit par se dégrader au fil des
années, tant il est vrai qu’aucun pouvoir ne peut se passer de
consentement populaire. Le Grand Renversement aura lieu. Il ne se fera
pas sans victimes. La Mileni, qui va se trouver en plein milieu des
effervescences qui le précède, fera cette prédiction au fils du Grand
humeur qui a bien grandi depuis qu’ils se connaissent:
«Je crains, Islo, que nous n’ayons bientôt des nouvelles de la Mort et de ses petits.»
Ce livre, écrit dans la langue bougonne, qui est du genre fleuri et
imagé, apparaît comme un conte voltairien, mais d’un Voltaire qui se
serait départi de tout cynisme et qui rendrait compte de faiblesses
trop humaines. Car il nous rappelle que la passion peut faire oublier
les beaux principes, et avoir alors de terribles conséquences, et que
personne n’est à l’abri de succomber à la déraison.
Ce roman, qui pose une question de vie et de mort, n’est-il pas le
testament, achevé six semaines avant sa propre mort, qu’Anne-Lise
Grobéty voulait nous laisser?
FRANCIS RICHARD, blog
Paru en 1970, son premier roman était titré Pour mourir en février; édité de façon posthume, son dernier récit s’intitule Des nouvelles de la Mort et de ses petits. La mort se tient aux deux bouts: la boucle est bouclée. Malheureusement bien trop tôt.
À soixante ans, alors que le cancer progressait en elle, Anne-Lise
Grobéty écrivait ou plutôt ciselait cette ultime fiction. Alors qu’à
travers la maladie, son corps se rappelait à elle dans toute sa
trivialité, la romancière neuchâteloise mettait de la jubilation dans
la rédaction des «mémoires intestines d’Islo Pers, fils du Grand humeur
du Roi, qui succéda à son père de manière éphémère». Cette concomitance
bouleverse.
Le sujet d’étude d’un Grand humeur est les boyaux. Il observe les
manifestations digestives et s’intéresse particulièrement aux selles
qu’il hume, observe, soupèse, afin d’y discerner d’éventuels maux
du corps et de l’esprit. Et le héros narrateur Islo est initié à cette
science à travers des leçons paternelles d’humorité, qui le passionnent
il est vrai moins que les cours d’un autre maître. Surnommé le Penseur,
ce dernier l’initie au monde des idées, à la réflexion par soi-même, au
souci d’équité : il est un homme des lumières qui dérange dans ce Pays
Bougon où se situe le récit, et ses écrits vont y connaître un triste
sort, tout comme sa propre personne.
«Le Pays Bougon a hérité de ciels sans appel en matière de gouttières,
de vrais ciels en culs de passoire, d’horizons en forme d’écumoire. […]
Jugez un peu: lorsque la saison Moite vient juste derrière Nimbe,
suivant Morve de près sans récréation, le Pays Bougon n’est plus qu’un
affligeant bourbier. Qui déglutit, glougloute sans pitié, bouillonne à
grands flots ses liqueurs amères et ses humeurs à satiété à chacun de
ses pores. […] Le territoire entier est pris d’une unique colique.»
Poser le décor permet aussi de goûter à la prose imagée et inventive de
l’écrivain qui n’a pas manqué d’étonner ses lecteurs avec ce héros
(pour la première fois) masculin, le sujet, les métaphores
scatologiques et l’allure picaresque de ce roman. Cela dit, Anne-Lise
Grobéty visite ici des territoires déjà parcourus dans d’autres titres,
comme l’érotisme, la politique, l’identité, sur un ton parfois bien
incisif, par exemple lorsqu’elle se moque royalement de «Sa Minijesté»,
monarque obscurantiste du Pays Bougon.
Autre thème cher à l’auteure, celui de la filiation. «Pourquoi ne pas
être libre de décider de sa destinée en toute impunité, comme le
consigne le Penseur?», demande Islo à son père. Certains diraient que
le ver est dans le fruit : le doute s’est insinué dans la tête du fils,
héréditairement destiné à une carrière qui le désespère. Bousculer
«l’ordre des choses» demande un courage qu’Islo découvre en lui en
écoutant et lisant son maître. «À la déploration préférez la passion»:
cette maxime, Anne-Lise Grobéty l’a sans nul doute faite sienne, et l’a
transmise à ses héroïnes et héros successifs, qu’elle a amenés avec
elle à «prendre la juste mesure de son enracinement parmi le
vivant et de sa dépendance indéfectible de la nature ».
Le Penseur finit la tête coupée, Anne-Lise Grobéty en a décidé ainsi.
Est-ce un geste de représailles envers le monde des idées qui ne l’a
pas sauvée in fine? Ou le constat que le corps impose sa loi. Le corps
physique étant ici comparé au corps social, appelé à «trier ce qu’on
lui fait avaler, le digérer et ne conserver que ce qui lui est
essentiel pour grandir, s’épanouir, prospérer, en discriminant
impitoyablement tout ce qui pourrait putréfier son élan vers le progrès
et l’égalité de la quotité de bien-être!». De péripéties en intrigues
plus ou moins ironiques, légères, dramatiques, la romancière a écrit un
texte engagé et métaphysique. D’une plume balayant toutes plaintes,
elle y transcende la douleur, affronte la mort à travers la création
littéraire, avec humour, poésie, liberté, talent et une attention rare
à l’infime, «le dérisoire naufrage» d’une mouche dans le suif brûlant
d’une bougie occupant à ce titre une page captivante avec elle.
Après avoir «passé des mois à [s’]ouvrir les veines de la mémoire»,
l’autobiographe Islo se sent prêt à la «moisson nouvelle»; Anne-Lise
Grobéty le quitte et nous quitte sur «un fou rire d’enfant», une note
mélancolique d’éternité et d’intemporalité.
ÉLISABETH VUST, culturactif.ch
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D’une fonction vitale et de la liberté
Un an après la mort d’Anne-Lise
Grobéty, son dernier roman glorifie la langue et le corps dans un conte
digne du siècle des Lumières
Anne-Lise Grobéty a terminé son dernier roman quelques semaines avant
son décès le 5 octobre 2010 des suites d’une longue maladie. Le titre, Des nouvelles de la Mort et de ses petits, ne laisse pas indifférent. Son premier roman, Pour mourir en février,
un texte lyrique et comme essoufflé par l’émotion, avait reçu le Prix
Georges-Nicole 1969 alors qu’elle avait tout juste vingt ans. Ce
monologue d’une adolescente qui s’adresse à une autre femme qu’elle a
perdue et pour laquelle elle peine à nommer ses sentiments a fait dire
à Corinna Bille, autre grande femme de lettres suisse: «...C’est le
mouvement de la vague si difficile à saisir... Les scènes qui ne se
terminent pas, qui reviennent, recouvertes à leur tour par d’autres, ce
rythme ressassant, c’est le rythme même de l’amour.»
En 1984, le recueil de nouvelles La Fiancée d’hiver
met de côté le rythme dicté par l’intériorité, prend un ton hautement
sarcastique et s’habille de phrases sobres pour saper cruellement le
cliché de l’instinct maternel dans «Maternaire», et de métaphores
riches et surprenantes pour raconter la liberté solitaire de «Quand
Benoîte cueille». Comme pour ses réflexions sur la condition de la
femme, Anne-Lise Grobéty a reçu de nombreux prix littéraires malgré un
petit nombre de publications dû à une vie bien remplie de journaliste,
mère et députée socialiste au Grand Conseil neuchâtelois pendant neuf
ans.
Ton caustique
Dans son dernier roman, on retrouve le ton sarcastique que Corinna Bille voyait déjà à l’œuvre dans Pour Mourir en février et qui explose dans «Maternaire». Des nouvelles de la Mort et de ses petits
raconte la vie d’Islo, habitant du Pays Bougon, traversé par le cours
d’eau La Malseine et victime des assauts des saisons Moite, Nimbe,
Morve et Morne, termes ludiques qui donnent envie de s’amuser à trouver
des ressemblances avec le lieu d’origine de cette auteure, née en 1949
à La Chaux-de-Fonds. Ces railleries donnent immédiatement le ton
caustique, ainsi que l’ambiance, merveilleuse et étrange à la façon
d’un conte. Islo vit sous le règne d’un roi et doit hériter de la
fonction de Grand humeur, c’est-à-dire qu’il passera sa vie à sentir,
toucher et analyser les selles de son monarque pour l’aider à prendre
soin de sa santé sans être, bien entendu, aussi estimé qu’un médecin.
Islo nous raconte son enfance et son adolescence, empreintes de
souvenirs sensuels et métaphysiques encore vifs, et sa formation donnée
conjointement par son père et par son Maître, un être intelligent
attaché à donner une éducation teintée des idées de justice et
d’égalité qui commencent à naître dans le Pays Bougon et chez ses
voisins, notamment propagées par le Penseur, dont on brûle les livres
et qu’on menace de bûcher, ce qui fait écho avec l’histoire et le
XVIIIe siècle.
Une langue riche
Ce roman de formation doit beaucoup de son intérêt à sa langue riche et
poétique, ses mots et ses tournures rares qui lui donnent un côté à la
fois précieux et surranné, mais aussi vivant et jubilatoire. Enveloppés
par cette écriture joueuse, le corps et la matière semblent au centre
de Des nouvelles de la Mort et de ses petits.
Le père d’Islo ne cesse de glorifier sa charge auprès du roi et
l’excrétion elle-même, fonction méprisée et pourtant vitale. Islo
lui-même s’est aperçu très tôt, suite à l’abattage d’une vache à
laquelle il était attaché, qu’«excrément et mort ont partie fortement
liée». Le titre lui-même met la mort au centre, mais alors qu’il
pourrait inquiéter, il rassure parce qu’il réduit l’infini du néant à
un animal dont le danger est certes qu’il se reproduise, mais qui
surtout devient susceptible d’être domestiqué.
Un roman ample qui ne fait donc rien moins qu’apprivoiser la mort,
parfois sur un ton sarcastique, mais qui prend aussi très au sérieux les
aspirations de beauté et de justice d’un homme en devenir.
On en regrette d’autant plus la disparition d’un écrivain capable de jouer sur des tons et dans des genres si différents.
LAURENCE DE COULON, L’Express, L’Impartiel, Le Nouvelliste
Anne-Lise Grobéty apporte des «Nouvelles de la Mort»… pleines de vie
La romancière, décédée il y a
un an, donne libre cours à son goût d’une langue recherchée et oppose à
la maladie une réponse jubilatoire à travers un grand récit d’éducation
flamboyant qui métaphorise le mal.
Les derniers mois de sa vie, Anne-Lise Grobéty les a consacrés à rédiger ces Nouvelles de la Mort et de ses petits.
Ce gros roman sort un an après son décès, le 5 octobre 2010, à
soixante et un ans. Avec ce titre mystérieux, elle bouclait la boucle
d’une
œuvre, commencée toute jeune, déjà sous le signe de la fin: Pour mourir en février.
Ce récit, publié en 1970, écrit par une adolescente, qui lui avait
valu, sur manuscrit, le premier Prix Georges-Nicole, a gardé sa force
jusqu’à aujourd’hui. Depuis, Anne-Lise Grobéty a écrit des romans, des
livres pour enfants, des textes de réflexion et des nouvelles,
beaucoup, quand l’éducation de ses trois filles aux noms de fleurs,
l’engagement politique et social morcelaient son temps.
À la maladie, elle a choisi de donner une réponse pleine d’énergie, comme un défi. Des nouvelles de la Mort et de ses petits
peut se lire comme une métaphore du mal, mais débordante de vie. C’est
le roman d’éducation d’Islo Pers (un narrateur masculin, pour une fois,
avec un si beau nom). Au soir de sa vie, ce héros s’attelle à une
«pénitence d’encrier» et rédige ses «mémoires intestines». Elles sont à
prendre au sens propre. Islo est né en Pays Bougon, terre peu amicale,
sur laquelle règne un monarque pas très malin mais enclin aux solutions
radicales et absolues: assujettissement des courtisans, exploitation
du peuple, emprisonnements arbitraires, décapitations, etc. Pour
veiller sur sa santé, cette «Minjesté» dispose d’un «Grand humeur»,
chargé de renifler les excréments royaux pour y déceler les signes d’un
mal ou d’un possible empoisonnement. Islo est le fils de ce dignitaire,
la charge est héréditaire et il voudrait bien s’y soustraire. Anne-Lise
Grobéty file cette métaphore scatologique tout au long du livre avec
une alacrité picaresque très troublante. Comment ne pas penser au drame
qui se jouait en même temps dans le corps de la romancière, pourtant
jamais directement évoqué?
L’histoire se situe dans un temps prérévolutionnaire qui ressemble au
XVIIIe siècle français. Des philosophes agitent des idées
égalitaires, la faute à Voltaire, à Rousseau, bien sûr, aux Lumières.
Le Pays Bougon connaît des hivers rudes, des étés pestilentiels, les
saisons ont nom Torve, Nimbe, Morne ou Rance. Le roman frémit
d’effluves plus ou moins agréables, tous ces étrons royaux dégagent: on
pense au Parfum de Patrick Süskind, au Journal
de Jean Hérouard, le médecin qui nota dans tous les détails l’évolution
du petit Louis XIII. Et aux grands romans d’éducation – Tristram
Shandy, Tom Jones. Le style mimétise le ton de ces grands récits. «Et
toute langue est altérité, étrangeté, décalage dans son essence. Ahou,
je n’aurai jamais assez de temps pour faire le tour de ma langue, je ne
saurai de ma vie ni où elle finit ni où elle commence…», s’inquiète
Islo Pers en exergue. Il y a beaucoup d’humour, de l’ironie. Anne-Lise
Grobéty donne libre cours à son goût des mots rares qui confine souvent
chez elle à la préciosité. Les chapitres s’intitulent «Déhiscence»,
«Efflorescence», «Maturescence», «Turgescence», «Effervescences», la
nature – son bourgeonnement et son déclin – imprègne tout le récit, qui
a été écrit entre Évolène, refuge heureux, La Chaux-du-Milieu de ses
origines et Étrabonne, dans le Doubs. Pour clore, Anne-Lise Grobéty a
choisi «Semence»: Islo Pers est «prêt pour la moisson nouvelle». Il se
souvient de l’enseignement de son maître: «N’oubliez pas, Islo,
qu’aucun Renversement de la vieille société ne pourra se faire sans
renfort d’amour et de beauté.»
Avant cet apaisement, il y aura eu des combats, des morts, des amours,
des amis, des trahisons, de belles figures (la chanteuse La Mileni,
grand amour d’Islo, le petit Torghol, jolie figure de l’étranger). La
destinée du héros et celle du Pays Bougon se développent en parallèle,
avec un plaisir d’écriture évident. Les mots sont tordus, gauchis,
réinventés, exhumés des souterrains de la langue, ciselés. De petits
poèmes rythment la chute des chapitres. Le roman a été terminé quelques
semaines avant la mort d’Anne-Lise Grobéty: si elle en avait eu le
temps, l’aurait-elle resserré, simplifié? Il y aurait probablement
gagné, mais c’est une vaine question. Elle avait le goût des phrases
complexes, du vocabulaire inusité, inventé. Elle a laissé à Islo Pers
le soin de définir son art poétique: «Pour s’enfiler avec efficacité et
élégance dans le gant des mots, ne faut-il pas avoir du métier ou, à
défaut, jouir d’une facilité, d’un don? Bien sûr, je n’hésite pas à
gonfler mes pages de ratures et à reprendre vingt fois les mêmes
enjolivures, mais tâcheronner n’est pas forcer le talent!»
ISABELLE RÜF, Le Temps
Au Pays Bougon
Anne-Lise Grobéty. L’écrivaine disparue laissait un gros manuscrit. Des nouvelles de la Mort et de ses petits vient de sortir
Dès son premier roman, Pour mourir en février
(1970), Anne-Lise Grobéty avait su trouver son public. La
Chaux-de-Fonnière a entretenu ce rapport de manière plus intense quand
elle est passée complètement à l’écriture, après la fin de ses tâches
éducatives et de ses mandats politiques. Sa disparition, le 5 octobre
2010, a donc suscité une réelle émotion.
Anne-Lise laissait un volumineux manuscrit. Le voici publié. Des nouvelles de la Mort et de ses petits
se situe au Pays Bougon. Nous voici donc dans un univers de fantaisie.
L’ouvrage joue beaucoup sur la magie des mots, souvent rares et
donc précieux. Les contes ne s’adressent pas qu’aux enfants.
ÉTIENNE DUMONT, Tribune de Genève
Islo Pers doit travailler dur à développer
finement son odorat, afin de perpétuer le métier de son père et devenir
Grand humeur du Roi. Mais entre les rêvasseries, son goût pour les
voyages et la nature, l’apprentissage se révélera difficile: sera-t-il
le digne héritier de son père? Pour cet ultime roman, Anne-Lise Grobéty
nous emmène dans un univers très particulier: son écriture fine, la
danse de sa plume pour faire virevolter les mots entraîneront le
lecteur dans un monde surprenant.
SANDRA GELIN, Payot La Chaux-de-Fonds, «Sélection. Le meilleur de la rentrée littéraire»
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