Entretien avec Anne-Lise Grobéty
La-Chaux-du-Milieu, 17 Août 2009
Alice Mignemi. Je voudrais commencer par l'analyse du roman Infiniment plus. Au départ, on ne sait pas quelle est l'identité de ces pronoms que vous utilisez.
Anne-Lise Grobéty. Il y a,
autour d'elle, une multiplicité de personnages. Et, au départ, il y a
peu de pistes. Tout est fait peu à peu, sans précision. Mais, c'est
toujours comme ça que je travaille, vous le savez, vous avez lu
d'autres choses. Au début, on arrive dans un train en marche et, puis,
c'est peu à peu que les choses se mettent en place.
Alice Mignemi. En effet, j'ai dû relire le début du roman encore une fois, après l'avoir terminé.
Anne-Lise Grobéty. Mais ça
c'est intéressant, parce que je vous dirais que moi aussi j'ai réécris
le début à la fin, d'une certaine façon. Certaines choses, hein? Mais
bien sûr, il faut faire attention, il ne faut pas justement déflorer le
sujet. Mais, il y a deux ou trois choses que vous pouvez, peut-être
même dans le sens opposé de préciser, les «dépréciser», les rendre plus
floues au départ, en disant: «Ah oui, ça doit s'éclaircir par la
suite». Très souvent, je reprends le début, vraiment, quand j'arrive
pas tout à fait à la fin, mais dans la dernière partie. Je me dis qu'il
faut reprendre le début un peu autrement. Infiniment plus
je ne l'ai pas commencé, dans la première version, là où il commence,
ça je l'ai écrit plus tard en disant: «Il faut entrer autrement». J'ai
commencé à l'instant où cet hiver se défait et le véritable début je
l'ai ajouté après, en me disant: «Il faut quand même quelque chose de
plus, ou plutôt, de différent au départ». Et il y a tout ce travail de
réflexion sur comment commencer une histoire, parce qu'on la commence
par là. Je me suis dit, à la fin du roman, qu'il y avait des choses
qu'il faudrait éclaircir. Et, en effet, j'ai écrit les douze premières
pages à la fin. Et cette certitude que selon... où on commence
l'histoire, elle peut être très différente. Ça c'est fascinant.
Alice Mignemi. Il y a, donc, dans ce cas, une sorte de correspondance entre la narratrice et l'autrice.
Anne-Lise Grobéty. Cette
remarque est intéressante parce que, je crois peut-être que je vous ai
déjà raconté ça il y a deux années, j'ai l'impression d'être parfois
comme une clandestine de mon histoire. Je suis là, j'observe et je suis
quand même tout le temps en train de me poser des questions. Et ça sort
finalement à travers la narratrice, ou le narrateur peu importe, mais
je suis constamment en train de me poser des questions sur la création.
Un peu une passagère clandestine dans le roman.
Alice Mignemi. Dans l'analyse linguistique, on ne doit jamais mettre l'un sur l'autre le narrateur et l'écrivain. Mais, ici...
Anne-Lise Grobéty. C'est un peu ambigu là. On est vraiment entre les deux.
Alice Mignemi. Et dans l'histoire, y a-t-il des correspondances?
Anne-Lise Grobéty. Pas
tellement. Je veux dire que c'est pas du tout une autobiographie. Je
n'ai absolument jamais vécu cette histoire, ni de cette façon ni d'une
autre. Je veux dire que c'est pas mon histoire. C'est une chose qui est
sortie de moi. On peut, peut-être, trouver des choses de ma propre vie
à l'intérieur, mais de petites choses. Comme la fresque et ma première
vision d'elle.
Alice Mignemi. C'est le rapport entre la fiction et la réalité. Comme dans le roman, où Iona vit partagée entre les deux.
Anne-Lise Grobéty. Cette
limite entre la fiction et la réalité, c'est, peut-être, le thème même
du roman. Mais je voudrais juste souligner une petite, petite nuance
sur le mot fiction. Je me demande s'il faut utiliser le mot fantasme
dans ce cas-là. J'ai l'impression que le mot fiction soit un mot très
connoté, utilisé uniquement quand on écrit, dans l'instant d'écriture.
Là, c'est le combat entre le fantasme et le réel. Plus que la réalité
et la fiction. Il est difficile de savoir jusqu'où elle est allée.
C'est le fantasme. Oui, le rapport entre les deux c'est le thème du
roman. Où est-ce qu'on peut encore rêver? Où est-ce qu'on ne peut plus?
La place des fantasmes dans notre vie, parce que tout le monde a des
fantasmes, sinon on ne peut pas vivre. Mais jusqu'où on peut vivre sans
en devenir fous? Au début, nous ne comprenons pas s'il s'agit de
réalité ou pas. Mais il faut ne pas comprendre, sinon le livre ne vaut
pas la peine d'être lu.
Alice Mignemi. Plusieurs fois, au cours de ma lecture, je me suis demandée: «Mais ça c'est vrai ou pas?»
Anne-Lise Grobéty. Pour moi, il
y a un endroit dans le roman où il y a un choc réel. C'est quand Iona
se précipite sur le jeune homme. Ça c'est réel. C'est là qu'explose la
boule du fantasme. C'est là que sa folie se manifeste, que les autres
font face à sa folie. Il y a dans le roman des soupçons, mais elle ne
comprend pas tout de suite.
Alice Mignemi. Mais, moi non plus.
Anne-Lise Grobéty. Il faut que
le lecteur soit aussi dérouté. Lui-même doit se poser des questions, se
demander à quel moment on est dans le réel et à quel moment dans
l'imaginaire. C'est ça qui est pour moi l'enjeu du roman, c'est-à-dire
arriver à tenir l'équilibre sur cette corde entre les deux, sans que
les faits soient clairs ni d'un côté ni de l'autre. Il faut tenir le
lecteur sur ce fil aussi, jusqu'au bout, parce que si on comprend très
vite... En tout moment, on est entre les deux.
Alice Mignemi. Iona est à la recherche de cette parole à elle.
Anne-Lise Grobéty. Il y a toute
cette envie d'avoir une parole à soi, de trouver sa propre parole.
C'est vrai, il est toujours difficile de dire au fond quel est
l'essentiel du roman. Mais la recherche de la parole à elle est un de
ces éléments essentiels.
Alice Mignemi. Il
y a encore des points qui sont ambigus pour moi, par exemple le rôle du
père. Au début, j'ai eu l'impression que Iona a subi des violences de
la part de son père.
Anne-Lise Grobéty. Je ne pense
pas de violences. C'est vraiment difficile à dire, parce que comment
elle a ressenti tout ça, elle l'exprime évidemment. Mais, je ne pense
pas qu'il est arrivé jusque-là. Il est une façon de s'approprier un peu
de sa fille. C'est son trésor. Mais, il n'y a rien de plus que ça.
Mais, ça peut être pesant pour certaines filles, hein? C'est une
violence morale, bien sûr. Sans doute, une violence psychologique.
Alice Mignemi. Mais, surtout de la part de sa mère.
Anne-Lise Grobéty. Oui,
surtout. Dans la vie, soit elles sont trop présentes, soit elles sont
absentes. C'est un rapport très différent avec la fille. C'est une
sorte de rivalité: «Quelle est cette enfant qui commence à être une
femme, une sorte de rivale dans l'espace, dans le regard des autres?».
Á la fin, on est fier de la forger à son image. Il faut bien la forger.
Je me pose plein de questions par rapport à mon rôle de mère. Mais Iona
veut devenir autre, elle ne veut pas répliquer, refaire à l'identique
ce que ses parents ont fait. Elle veut se défaire de ce modèle. C'est
la reprise en main de son corps, c'est la parole à elle.
Alice Mignemi. Le
théâtre a, dans le roman, un rôle fondamental. Il y a une scène, à la
fin, où elle reprend directement les répliques d'une pièce de théâtre.
Anne-Lise Grobéty. Elle
retrouve les mots. Elle reprend le Baron, le Marquis, la Comtesse...
Elle tourne en rond dans cette pièce. Elle retrouve petit à petit des
mots, des phrases. La pièce lui donne des pistes pour parler. Elle
essaie de trouver les mots. C'est vraiment le désarroi qui fait qu'elle
s'accroche à la pièce. La pièce, elle l'a étudiée attentivement. C'est
vraiment l'actualité tout à fait directe. Et petit à petit elle reprend
conscience. Elle devient indifférente. C'est comme si, au dernier
moment, elle trouve la force de devenir autre, de sortir de son rôle.
Elle va se défendre, parce qu'elle est démasquée. Elle est dans un
moment de complet désarroi. Elle va être jugée par quelqu'un qui dit: «
Votre comportement est totalement aberrant! ». Iona est tellement
désorientée, qu'elle se raccroche à quelque chose de complètement
extérieur, de solide, de concret.
Alice Mignemi. Le
dictionnaire nous dit qu'un roman est une œuvre en prose. Mais dans
votre cas, nous ne pouvons pas parler de prose. On peut utiliser
l'expression, peut-être, de prose poétique.
Anne-Lise Grobéty. Nous ne
pouvons pas parler proprement de prose. Pour moi, il n'y a pas de prose
et de poésie. Il faut qu'il y ait une sorte de langue qui intègre les
deux. Je ne peux pas faire de limites. C'est comme un tissu humide, où
la prose et la poésie s'étendent pas capillarités au fond. Je n'aime
pas cette idée qu'on doit écrire ou de la prose ou de la poésie, pour
moi c'est une langue. Mais, j'ai aussi une peu de peine à parler de
prose-poétique, justement parce que c'est une étiquette que m'ont
donnée les journalistes, les critiques. C'est seulement une langue qui
est comme ça, qui intègre une notion poétique, cette forme
architecturale sur la page qui intègre une forme de poésie.
Alice Mignemi. Exceptée Iona, les autres personnages n'existent pas.
Anne-Lise Grobéty. Oui, c'est
vrai. Ils ne sont vus qu'à travers elle. Nous ne savons pas s'ils sont
tels qu'elle nous les présents ou pas. Nous ne savons pas quelle est
leur réalité. On ne les voit qu'à travers ce qu'elle ressent. S'il faut
faire une sorte de hiérarchie... bof... Elle parle beaucoup de ses
parents, de Lise et Clément. Mais, ils manquent d'une vraie présence.
Maurizio, en particulier. C'est terrible! Mais, peut-être, il n'est pas
comme ça! Nous ne le saurons jamais! Il n'existe pas. Elle est étrange,
Iona, pour moi. Je ne la comprends pas toujours. Quand j'écrivais, il y
avait des moments où je me disais: «Mais, pourquoi elle fait ça?»
Alice Mignemi. En outre, vous ne décrivez jamais vos personnages.
Anne-Lise Grobéty. Non, pas
vraiment. Il y a juste quelques allusions, mais pas trop. C'est très
rare, vous le savez, que je décrive mes personnages. Presque jamais.
D'ailleurs, je me demande si je les vois. Je les sens, mais je peux pas
dire... je peux pas voir un visage. Je les sens très bien, mais
pourtant je ne les vois pas. Je n'impose rien. Je ne veux pas imposer
trop de limites au lecteur. Je ne vois pas le visage de Iona.
Alice Mignemi. Moi, non plus.
Anne-Lise Grobéty. C'est pour
la façon dans laquelle Iona écrit. On est tellement à l'intérieur
d'elle, qu'on ne se voit pas. On est tellement au dedans. Mais, tous
mes personnages sont comme ça. On ne les voit jamais. On est incapable
de les imaginer, surtout les traits de leurs visages.
Alice Mignemi. Quelle est, à votre avis, la première «complication» du roman?
Anne-Lise Grobéty. Je pense que
la décision de partir est déjà une première «complication». Elle parle
de son choix, de sa décision. La «complication», à mon avis, est
arrivée là. Il y avait déjà quelque chose au fond d'elle qui la
préparait à cette séparation. Elle est déjà en train de casser quelque
chose d'essentiel, elle n'est pas dans l'ordre des choses, elle va
perturber déjà l'ordre des choses, elle le casse par sa décision.
Alice Mignemi. Quel est le rôle de la fresque dans le roman? Et pourquoi cette fresque?
Anne-Lise Grobéty. Une fois de
plus, au lieu de prendre des points d'ancrage dans le réel, elle
s'identifie à ces personnages. Pourquoi cette fresque? Et comment
aurais-je fait autrement? Cette fresque était là, à l'époque, dans le
bureau du directeur et moi-même je suis allée deux ou trois fois dans
ce bureau, convoquée pour des petites choses, pas pour des choses aussi
graves comme Iona. C'était pour des problèmes de santé. J'étais une
adolescente assez malade et le directeur m'avait convoquée, parce que
j'avais beaucoup d'absences une année et, pour lui, c'était vraiment
dommage. Il m'a demandé si je voulais quand même essayer le
baccalauréat, plutôt qu'attendre une année. J'aurais dû faire des
travaux écrits et après me présenter au baccalauréat quand même. En
plus, c'était quelques années avant Infiniment plus, j'avais un ami qui
s'était intéressé à cette fresque et qui a donné une conférence dans
cette salle. Il avait recherché l'ancien directeur dont je parle dans
le livre, qui avait commencé à chercher qui étaient les personnages de
la fresque. Cet ami a pratiquement trouvé, à la fin, presque tous les
personnages. Puisque Charles Humbert travaillait avec des hommes ou des
femmes réelles. Mon ami les a identifiés et sa conférence m'a
passionnée. Ma première idée était d'écrire une histoire de
La-Chaux-de-Fonds, pendant les années vingt ou vingt-cinq, avec ces
personnages. La fascination de Iona pour la fresque, c'est ma propre
fascination. Tout à coup, par hasard, la fresque s'est imposée à elle.
C'est l'incroyable fourmillement de vie qu'il y a dedans ces
personnages qui fascine Iona. Il y a une sorte de mimétisme entre Iona
et cette forme de mise en vie de ces êtres autour d'elle.
Alice Mignemi. La ville aide Iona à découvrir sa véritable personnalité.
Anne-Lise Grobéty. Oui, toute
la ville au fond devient, de plus en plus, presque le personnage
principal du roman. Parce que toute la vie de Iona va se déterminer par
rapport à ce qu'il y a dans cette ville, à ses rues, à l'école, aux
paysages. Au départ, cette ville lui est complètement indifférente et,
peu à peu, chaque lieu de la ville, chaque endroit est porteur d'un
message pour elle. On a une fusion entre la ville et le personnage. À
un certain moment, on est vraiment sur la peau du personnage,
c'est-à-dire l'endroit le plus proche entre le dedans et le dehors,
c'est une relation presque épidermique. Sans cette ville, je n'aurais
pas pu écrire Infiniment plus.
Alice Mignemi. Une relation épidermique avec la ville, mais aussi avec la nature qui l'entoure.
Anne-Lise Grobéty. Ce qui est
essentiel pour moi, c'est aussi que ce qu'elle ressent ne peut être
ressenti qu'à travers ce qu'elle reçoit de la nature, comme
impressions. Il y a une sorte de fusion, constamment, entre l'extérieur
et l'intérieur. Ça donne une dynamique à ce qu'elle éprouve, ce qu'elle
pense. La nature lui parle. C'est ce qui fait bouger les choses. Les
oiseaux, par exemple, sont attachés à des images, des émotions, comme
le paon qui est associé à l'image du désir. Tout est lié à des
émotions. Je sais, rien n'est laissé au hasard. Il n'y a rien
d'innocent. Tout est en place, parce qu'il doit être là. Il y a
beaucoup de symboles.
Alice Mignemi. Parlons de la structure du roman.
Anne-Lise Grobéty.
Premièrement, j'entre avec quelque chose. Une sorte de prologue qui est
généralement en une ou deux pages et qui est différent de
l'introduction. Effectivement, là, il y a ce choix de trouver cinq
rythmes différents, cinq mouvements (on peut utiliser ce mot qui est
propre du monde musical), inspirés aux trois dernières sonates de
Schubert, qui sont faites de mouvements différents. Dans Infiniment
plus, il y a l'épilogue en plus. J'ai nommé les cinq parties par une
sorte de petit résumé. On a un rythme assez rapide au début, on peut
dire allegro. Par contre, le deuxième chapitre est le chapitre de
l'attente et de la lenteur. Le troisième chapitre a un mouvement un peu
plus rapide et, après, il devient de plus en plus rapide. On va assez
vite parce que la folie la domine. Mais, c'est en avançant qu'on sent
que tout à coup on doit changer de rythme, qu'on va s'élancer dans
quelque chose de différente. Et, enfin, le rythme redevient calme.
Alice Mignemi. À propos du prologue: quel est son rôle?
Anne-Lise Grobéty. Son rôle est
de présenter l'histoire, de mettre en place l'idée centrale du roman,
ce qu'on peut appeler l'essentiel de l'œuvre.
Alice Mignemi. Et quel est le sens du mot «nouer»?
Anne-Lise Grobéty. Ce terme a
plusieurs sens. Il indique, principalement, l'action des fleurs. Il y a
une évolution, un changement, parce que les fleurs nouent en fruits,
mais il a aussi le sens de faire un nœud.
Alice Mignemi. Dans le texte, il y a beaucoup d'adverbes. Pourquoi?
Anne-Lise Grobéty. Il y en a peut-être trop. Il y a, par exemple, tout ce vocabulaire d'adverbes de l'à-peu-près, probablement, réellement, sans doute, peut-être,
où elle cherche à se convaincre de certains mots. Elle veut préciser.
Les choses sont très qualifiées. Elle recherche les mots, la parole.
Cette parole, elle la qualifie le plus précisément possible. Elle va
dans tous les contours de la parole, soigneusement. Rien n'est laissé
au hasard. C'est comme si elle voulait bien faire le virage, le tour de
tout l'encadrement, passer dans tous les angles.
Alice Mignemi. Certains adverbes, mais aussi des conjonctions, sont, parfois, mis en évidence.
Anne-Lise Grobéty. Ils sont les
mots d'enchainement qui marquent une phrase différente, une autre étape
qui commence. C'est pour bien caler le récit, bien marquer les temps,
bien les poser. S'arrêter à poser les choses, à bien réfléchir. C'est
une mise en évidence des choses. Ces éléments sont surtout dans la
deuxième partie qui va ralentir. C'est comme si Iona prenait le
souffle. Chaque fois, on met en évidence que quelque chose d'important
se passe. On pose les choses. Elle pose les faits les uns sur les
autres, mais en prenant chaque fois les précautions, pour en prendre
soin de bien les mettre en place.
Alice Mignemi. Pour terminer notre analyse: Iona, dans son récit, utilise beaucoup de métaphores et de comparaisons.
Anne-Lise Grobéty. Oui, Iona en
a besoin. En se trouvant dans ce monde de fantasmes, cette fiction,
cette imagination, c'est comme si elle avait besoin de quelque chose
pour supporter ses idées. Quelque chose de matériel pour expliquer des
choses complètement immatérielles. Elle se raccroche au matériel, au
concret. Des comparaisons très banales, très simples, très concrètes
pour définir, pour exprimer au plus près ce qu'elle ressent.
ALICE MIGNEMI, entretien inédit avec Anne-Lise Grobéty
Sur le site lesobservateurs.ch,
il y a un peu moins de trois semaines, Alice Mignemi écrivait un
très bel article consacré à Anne-Lise Grobéty où elle montrait que
celle-ci était une véritable pianiste des mots. Mais elle était
infiniment plus que cela. La forme, qui servait d’écrin à ce qu’elle
écrivait, n’en occultait pas pour autant le fond, mais, au contraire,
de par sa séduction, lui permettait de le mettre en valeur et
d’emporter la conviction du lecteur.
Alice Mignemi terminait son article par une citation tirée d’Infiniment plus,
justement, un roman écrit en 1989. Comme je ne connaissais pas ce
livre, l’article d’Alice Mignemi m’a donné envie de le lire, de me
plonger une nouvelle fois dans l’univers singulier de l’écrivain
neuchâtelois, qui a accordé tant d’importance à la forme, comme un
respect dû au lecteur, sans pour autant négliger le fond, très féminin
comme elle.
Son héroïne, Iona, est une jeune enseignante. Elle a accepté de
remplacer une collègue pendant une année scolaire, dans une ville
située au nord de celle où elle habite, ville qui ressemble comme deux
gouttes d’eau à La Chaux-de-fonds, et qui se trouve, comme par
hasard, à mille mètres d’altitude, ce qui en fait la plus haute ville
d’Europe…
Pourquoi a-t-elle accepté cette mission alors qu’elle est fiancée à un
ami d’enfance, Maurizio, qui est ingénieur? Elle ne le sait pas
elle-même au début de cet exil volontaire. Elle a seulement la
certitude d’un manque. Mais elle est si bien élevée qu’elle n’a guère
l’idée d’écouter au fond d’elle-même: cela ne se fait pas.
En regardant la photo de son ami, posée à la droite de sa table de
travail, elle sait seulement que son visage est fait de deux moitiés en
désaccord l’une avec l’autre, et qu’au fond, elle n’aime ni l’une
ni l’autre:
«Le côté droit, bien en place, sûr de lui, celui d’un jeune homme
engagé dans le cursus de la vie avec l’air de savoir où il va, fait de
traits assurés quant à son avenir, et le côté gauche, celui d’un grand
timide un peu benêt, hésitant en tout, avec cette toute petite portion
de sourire arrachée in extremis à la commissure.»
Dans son enfance Iona s’est révoltée par trois fois: en refusant de
manger du foie d’un petit veau qu’elle s’était prise à aimer, de mettre
des gants et de jouer du violon. Mais ce n’était que ronds à la surface
d’une eau qui s’était refermée bien vite pour redonner toute sa place à
son mutisme d’enfant résignée et docile.
Quelque chose lui manque donc, mais ce n’est pas Maurizio. Iona va peu
à peu le comprendre et retrouver la parole, en étant regardée sans
désagrément, aux premiers jours du printemps, par d’autres hommes que
lui, et en regardant deux jeunes gens de son école, Lise et Clément,
qui marchent enlacés, qui sont – et vont – si bien ensemble, dont les
gestes d’amour sont naturels, et dont elle cherche à «voler du
regard un peu de leur amour».
Car son manque, qui la tourmente, est en fait un manque d’amour, de désir, deux mots qu’elle n’a jamais entendus chez elle:
«L’échec, la rupture, la mort, les conflits n’existaient pas. Mais l’amour non plus. Le désir ? N’en parlons pas.»
Iona est atrocement seule et ses plaisirs sont désespérément
solitaires. Elle se sent vide. Alors elle comble ce vide en fantasmant
sur Lise et Clément. Elle s’imagine partager leurs jeux amoureux,
d’être trois ensemble à s’aimer. Mais ce ne sont que rêveries. En
réalité ils l’ignorent superbement. Elle est mortellement jalouse de
les savoir ensemble et de se savoir à jamais écartée de leur amour.
Elle demeure «à la consigne de l’amour».
Il lui faudra du temps pour comprendre pourquoi Maurizio, ce «garçon si
bien, d’une toute bonne famille» ne lui convient pas, pourquoi elle
n’est avec lui «ni à l’aise ensemble, ni au milieu des autres».
Elle ne le saura, et le lecteur avec elle, qu’à la toute fin du livre,
après errances de son corps et de ses sens.
Maurizio est en fait d’une rigidité mortelle comme les personnages des
fresques de Charles Humbert qui ornent le bureau du directeur de
l’école où enseigne Iona pour un an, et qui l’ont tant frappée. Il
n’est donc pas étonnant que leurs tentatives charnelles de s’unir
aboutissent à des fiascos. Maurizio appartient bien au monde de ses
parents à elle, «où tout était absent»:
«Le laid, donc la beauté du même coup, la souffrance et la peur, donc
le bien-être et la confiance, la privation, donc la plénitude, la haine
donc l’amour, le désir, donc la volupté et le plaisir.»
Ce monde est ainsi parce que les parents d’Iona sont attachés aux apparences – qui les protègent –, et qu’ils ne s’aiment pas:
«Pendant tout le temps qu’ils employaient à ne pas s’aimer, ils n’avaient pas une minute pour m’aimer moi!»
Face à un père, porté sur la gent féminine, parce qu’il ne trouve pas
satisfaction chez lui, qui ne s’intéresse qu’à ses grâces naturelles,
et non pas à son esprit, Iona, inconsciemment, prend le parti de sa
mère, en devenant la meilleure élève du monde et en ne gardant qu’une
petite part en elle de révolte contre ce choix, pour le lui faire
payer, un peu.
Iona cherche en définitive à vivre pleinement, tout simplement, en
dehors de ce carcan familial, qui la rend malheureuse et lui ôte la
parole.
Le lecteur ne sera pas surpris qu’Iona appartienne, comme l’auteur, à
cette génération de femmes adolescentes dans les années 1960…Toute une
époque… La mienne.
Une fois le livre lu, le lecteur comprend enfin son épigraphe:
«Ainsi,
en un instant,
j’ai noué à ma mère;
ainsi,
sur la pointe d’épingle du temps,
j’ai noué à la vie et au printemps.
Mais,
nouer à soi-même et nouer au monde
– nouer à l’amour! –
prend beaucoup plus de temps.
Infiniment plus de temps…»
Blog de FRANCIS RICHARD
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Infiniment plus
En 1989, Anne-Lise Grobéty a publié Infiniment plus, qui a obtenu immédiatement un grand succès. Infiniment plus
est une œuvre de la pleine maturité, qui a eu un grand retentissement
et qui relate l’histoire de Iona, une jeune femme en quête d’elle-même.
Ce travail de recherche intérieure y occupe une place importante, entre
des souvenirs et des douleurs. Le roman nous conte l’histoire de cette
jeune déviée, par son éducation, de ses instincts naturels, de ses
désirs, de ses pulsions les plus profondes. Une femme qui cache, avec
une difficulté croissante, à ses collègues et à sa famille, la folie
qui l’a saisie: une passion pour la passion de deux élèves.
Comme presque tous les romans d’Anne-Lise Grobéty, Infiniment plus
a été écrit à la première personne. L’écrivain a prêté à Iona ses
souvenirs d’enfance et d’adolescence à La Chaux-de-Fonds, son école,
les rues qu’elle traversait, la fresque de Charles Humbert qui se
trouvait dans le bureau du directeur. Évidemment, rien dans ce roman
n’est vrai. Anne-Lise Grobéty était une autrice de fiction. L’enfance
et l’adolescence de Iona, ses parents obsédants, Maurizio, le fiancé
sans passion, la folie et le délire qui s’emparent d’elle ne sont pas
des expériences vécues réellement par l’autrice. Néanmoins, tout ce
qu’elle nous a dit «est plus vrai que le vrai», parce que les émotions,
les sentiments, les craintes de Iona lui appartenaient. Mme Grobéty
elle-même a affirmé que: «on travaille toujours à travers sa propre
vie. On travaille à travers les événements de sa vie, à travers ses
propres émotions, ses propres expériences, toutes les images qui nous
traversent. L’essentiel de nous-mêmes, notre substance vitale, doit
passer dans nos livres. Si nous ne travaillons pas avec ce matériau-là,
le livre ne vaut pas la peine d’être écrit». Pour expliquer cette
proximité et cette distance, à la fois, entre l’écrivain et le
narrateur, Anne-Lise Grobéty utilisait une formule devenue désormais
très célèbre: «tout est vrai sauf l’histoire». Elle aimait se décrire
comme la clandestine de ses roman, elle était toujours dans la cale du
bateau, mais elle était là.
En tant que narrateur omniscient, Iona se rend compte de la difficulté
de reprendre son passé. Un passé qui, maintenant, lui semble si loin,
si distant, si étranger. En outre, elle s’interroge sur le problème
d’exprimer toutes ses émotions après beaucoup d’années, après la
guérison de sa folie, lorsqu’elle a désormais retrouvé la paix
intérieure. La narratrice Iona est, par rapport au personnage Iona,
désormais plus mûre, plus consciente et maîtresse d’elle-même. Il y a,
donc, une certaine distance entre les deux. Quelquefois, cet écart
devient si marqué que la narratrice utilise aussi son prénom au lieu du
pronom je: «Iona devant ma
mère fermant enfin bien sa bouche et son cœur, et ce n’était pas pour
jouer». De plus, elle emploie, pour parler d’elle-même, aussi le pronom
à la troisième personne, elle.
Iona adulte est, maintenant, à l’extérieure de ces faits qui l’ont
portée à la folie. Comme tout narrateur omniscient, Iona sait tout,
connaît les sentiments de son personnage, les états d’âme de la petite
Iona, les troubles de Iona à La-Chaux-de-Fonds, mais elle se pose
au-dessus de la narration et nous donne un surplus d’informations dans
ce récit rétrospectif. Toutefois, la narratrice et le personnage
parfois correspondent. Les sentiments de l’une sont les sentiments de
l’autre. La narratrice emploie le présent de l’indicatif et toute chose
est vue à travers les yeux de Iona, tantôt petite enfant oppressée,
tantôt femme adulte en proie au désir. Le regard de Iona est celui
d’une femme folle, délirante qui croit vivre réellement des expériences
qui sont seulement dans sa tête.
L’un des thèmes les plus importants du roman est le manque d’une parole
à soi. Cette voix narrant conquiert la parole et, finalement,
trouve les mots pour décrire son expérience passée. Au début, elle
possède seulement la parole que ses parents lui ont donnée depuis sa
naissance, une parole qui appartient à sa famille et non vraiment à
elle. C’est une parole qui dissimule la réalité, qui cache le monde,
dans ses aspects positifs et négatifs. Elle ne connait pas tout ce qui
l’entoure et c’est pour cette raison qu’elle se considère peu vive et
si peu mise au monde. Le monde de Iona est, donc, hypocrite, faux,
habité par des fantoches qui n’ouvrent jamais leur bouche, qui vivent
ce manque de mots, qui prennent les apparences pour réalité. La mère de
Iona demande plusieurs fois à sa fille de fermer sa bouche. La bouche
est, pour la psychanalyse, le moyen qui permet à l’enfant de découvrir
le monde et de connaître les choses. D’habitude, l’enfant peut, à
travers la succion du sein maternel, jouir, découvrir le plaisir et
satisfaire ses premières pulsions. Mais, sa mère ne lui donne pas cette
possibilité. Elle veut, au contraire, que sa propre fille n’ouvre
jamais la bouche pour goûter la saveur des choses et pour en jouir.
Mais si, jusqu’au moment du départ, Iona possédait une parole qui
appartenait à ses parents, maintenant, à La-Chaux-de-Fonds, toute
seule, elle n’a pas une parole à elle et le manque devient très
évident. Une fois arrivée, Iona se rend compte de cette absence et de
l’illusion que le langage de ses parents lui avait donnée. À présent,
tout sonne faux. La mascarade verbale enlève, petit à petit, son
masque. La fausseté et l’hypocrisie qui caractérisent les parents de
Iona et sa propre vie se mettent à jour. Au début, elle croit que
l’absence de ses parents et de Maurizio a provoqué ce manque. Elle
n’est pas capable de comprendre sa véritable origine. Mais, bientôt,
elle se rend compte de cette erreur. Elle comprend qu’il est causé par
quelque chose de plus intime, de plus profond, par un désir jamais
satisfait. Il s’agit d’un vide que Maurizio n’a jamais été capable de
remplir. Le mot désir n’est presque jamais nommé directement par la
narratrice. Il est remplacé par des périphrases. Parfois, il est décrit
comme «un petit vent léger», comme «une vague», ou comme «une mite
voletant dans l’immensité de l’armoire». Ensuite, comme des «trilles
intestins» et, enfin, comme des «roues noires qui aboient
plaintivement en broyant » dans le moulin de son corps ou «quelque
chose de vaguement honteux, mais de délicieux, de ravageur, mais de
délicieux!...».
Iona a été élevée par des parents qui lui ont toujours nié la
possibilité de connaître le désir et le plaisir. Elle a reçu une
éducation puritaine. Les pulsions sexuelles de Iona sont toujours
refoulées. Son fiancé n’est pas capable de satisfaire la jeune femme.
Iona déclare être «condamnée à vie, condamnée à faire l’amour» avec
Maurizio, avec un homme qui n’est pas passionnel, dont le sexe est «un
enfant trop gentil et trop calme». Cet homme si fragile, si faible
n’arrivera jamais à la satisfaire et à remplir son vide. Le sexe et
l’amour deviennent des tabous, des choses qu’on ne doit jamais nommer.
Ses parents aussi lui ont nié cet amour, ils «étaient pingres en tout,
en paroles, en sentiments […] et surtout en amour et surtout en désir».
L’échec, la rupture, la mort, les conflits n’existaient pas. Mais
l’amour non plus.
C’est à La-Chaux-de-Fonds que Iona découvre le plaisir, à travers deux
jeunes élèves, Lise et Clément. Elle commence à aimer, à désirer, à
avoir la possibilité de satisfaire ses pulsions, de remplir cette
absence. Elle les suit, sent leur odeur, les voit entrelacés. Elle
regarde leurs baisers, leurs caresses, leurs étreintes. Iona les désire
et veut les posséder, les deux, ensemble. Lise et Clément offrent une
représentation du couple parental. Les parents de Iona n’ont jamais
connu ensemble le plaisir des sens. Le père recherche ailleurs ce que
sa femme n’est pas capable de lui donner. Donc, Iona cherche ce que ses
parents ne peuvent pas lui offrir. Le rapport imaginé par Iona dans la
forêt, avec les deux élèves, est une sorte de scène primitive. L’enfant
se sent toujours exclue du couple parental, il désire entrer dans la
chambre à coucher de ses parents pour participer à cette union, à cet
amour, à cette fusion. Iona éprouve ce désir œdipien qu’elle peut
satisfaire dans cette relation imaginée, rêvée, fantasmée. Le corps
engourdi de Iona se réveille comme les fleurs au printemps. Les sens
sortent de leur léthargie. Elle sent des odeurs, voit des couleurs,
écoute les oiseaux. Elle mange du chocolat, de la viande, des «sauces
compliquées», des fruits, des poissons. Le toucher est le dernier sens
à s’éveiller. Les mains de Iona étaient cachées par les gants que ses
parents lui obligeaient à mettre et qui l’empêchaient, comme la bouche
fermée, d’être en contact avec le monde. Ces mains sont comme des «
ailes d’albatros sur le pont ». Et on pense au célèbre poème de
Baudelaire, où le pauvre oiseau est incapable de marcher et les hommes
l’agacent. Petit à petit, le corps nié de cette jeune femme se défait
de tous ses tabous et contraintes. Finalement, elle peut prendre son
vol.
Mais, retrouver ses mots n’est pas si simple, il faut beaucoup fatiguer
et, au début, ce qui sort de la bouche ce sont seulement des «syllabes
muettes». Ainsi, Iona commence à ouvrir sa bouche, pour la remplir de
bonnes choses à manger et, finalement, pour parler. Néanmoins, c’est
pendant l’une des visites qu’Iona reçoit de Maurizio, son fiancé, qu’il
y a une véritable explosion dans un acte de sexe oral. La femme, en
voyant son fiancé sur le seuil, éprouve un désir irrépressible et sa
bouche, finalement, s’ouvre pour satisfaire, comme un enfant avec le
sein de la mère, son plaisir. Un plaisir que Maurizio n’a jamais été
capable de lui donner.
La recherche de cette parole à elle s’exprime aussi à travers la
syntaxe et la typographie du texte. Les négations, par exemple, sont
très nombreuses dans la première partie du roman, et soulignent cette
absence, ce manque, cette négation de la parole. Sous l’effet de ce
manque, en outre, les mots et les phrases sont coupés. Plusieurs fois,
dans son écriture, la narratrice va à la ligne. Les mots et les phrases
se brisent sous les coups de cette difficulté à parler. Le lecteur doit
faire de longues pauses entre un mot et l’autre, pour respecter les
vides et le rythme lent du discours. Après un long manque, il faut
retrouver la «parole à soi» avec précaution, il faut poser sur la page
chaque syllabe, chaque terme. Iona construit les phrases avec attention
pour rien oublier. Enfin, pour mieux s’approprier des mots, elle les
répète plusieurs fois dans la même phrase, comme si ces répétitions
pouvaient attacher les mots à sa bouche, à sa langue, à son palais et
lui donner cette parole voulue.
La limite entre la réalité et la fiction domine le roman. Iona vit dans
ce monde fictif, où elle a un ménage à trois avec les deux élèves,
qu’elle aime d’une manière obsédante. Lise et Clément vont la voir,
souvent, après les leçons, chez elle, où ils font l’amour, sans tabous
ni limites. À La-Chaux-de Fonds, Iona découvre une nouvelle réalité,
mais une réalité qui existe seulement dans sa tête. Et le réel se
substitue au fantasme. Les fantasmes sont, pour la psychanalyse, une
production de l’inconscient, ses dérivés, qui doivent surmonter la
barrière du réel. Freud a identifié une phase, dans l’évolution de
l’enfant, qui s’appelle stade de la satisfaction hallucinatoire,
où l’enfant projette dans ses fantasmes l’objet du désir. La
protagoniste, désormais adulte, ne fait que traverser cette étape et
elle projette dans ses hallucinations les objets de son désir: Lise et
Clément. Les deux jeunes peuvent satisfaire le manque de Iona, peuvent
lui donner du plaisir, lui faire découvrir les joies du corps. Mais, la
ligne entre le réel et le fantasme est subtile et il est très facile de
la dépasser. Mais, ni Iona ni le lecteur ne peuvent comprendre où on va
au-delà de cette barrière. Jusqu’à la fin, le lecteur ne sait que les
rencontres entre les trois se passent seulement dans l’imagination du
personnage. Et Iona ne se rend compte de ses problèmes non plus. Il y a
des moments, dans le roman, où on peut se douter de la fiction de ces
rapports. Notamment, dans la scène où Lise a perdu sa boucle d’oreille.
Iona la retrouve par terre chez elle et, un jour, elle décide de la
rendre à son élève. Là, elle comprend qu’il y a quelque chose qui ne
joue pas et la confusion du lecteur augmente. Il s’interroge sur la
réalité de ces faits. Il ne comprend pas tout de suite, mais, à vrai
dire, disait Anne-Lise Grobéty, «il faut ne pas le comprendre». Il est
nécessaire qu’aussi le lecteur soit dérouté, il même doit se demander à
quel moment on est dans le réel et à quel moment dans l’imaginaire, «
c’est ça qui est pour moi l’enjeu du roman » affirmait l’écrivain. Iona
doit tenir l’équilibre sur ce fil entre le réel et le fantasme et «il
faut tenir le lecteur sur ce fil aussi, jusqu’au bout». Iona commence à
suivre les deux élèves, leur faire des coups de téléphone anonymes, les
observer. Elle perd totalement le contact avec la réalité et dépasse sa
limite. Et quand Iona est conduite, à la fin, à l’hôpital, sa mère
déclare l’avoir vue devenir très bizarre, après l’installation à
La-Chaux-de-Fonds. Avec ses parents et son fiancé, Iona vit dans un
monde d’apparences et d’hypocrisie. Elle ne peut pas vivre la véritable
réalité et, donc, elle se crée, loin de sa famille, cette réalité
fictive. Cependant, «il y a un endroit où il y a un choc réel». Il
s’agit d’un moment final, quand Iona se précipite sur Clément et lui
déclare son amour. C’est là qui explose la boule du fantasme. C’est là
que sa folie se manifeste. C’est là la véritable révolte.
Iona commence dès l’enfance à se révolter à ses parents, en particulier
à sa mère, et à leur éducation quand elle était petite. Adolescente,
elle manifeste les premiers signes de révolte, en anticipant la
révolution interne qui s’est accomplie à La-Chaux-de-Fonds et, après,
dans la maison de santé. Son premier refus est celui de ne plus mettre
des gants. Iona ne peut pas les souffrir et son refus choque ses
parents. Mais, la révolte la plus importante est la destruction du
violon. Cet instrument, qui fait la fierté de ses parents, devient le
symbole même de la mère: «Vous comprenez, c’était aussi ma mère que je
frappais et c’est ce qui rend, aujourd’hui encore, cette histoire si
pathétique pour moi. De ne pas lui avoir dit la vérité, jamais...».
Dans son refus, Iona invoque la figure d’Antigone. Antigone est la
jeune fille qui se révolte contre son oncle Créon et décide d’ensevelir
son frère Polynice, malgré l’interdiction de son oncle. Antigone, fruit
de l’inceste entre Œdipe et Jocaste, préfère mourir plutôt que laisser
son frère sans enterrement. D’après des études récentes, la force
d’Antigone est dans ses mots plutôt que dans ses actions. Dans le
roman, la force de Iona est constituée par sa parole retrouvée, sa
volonté d’ouvrir la bouche, son récit. Antigone justifie son acte à
travers l’amour pour son frère. Elle déclare être faite pour l’amour.
Iona, elle aussi se révolte pour l’amour, pour le désir, pour le
plaisir, pas pour son frère mais pour elle-même. À la fin, elle est
renfermée dans une maison de santé et décide finalement de quitter son
fiancé et d’abandonner sa famille pour changer de vie. Dans l’épilogue
le rythme ralentit. Iona a pris sa vie en main, la guérison est arrivée
et la «nouaison» complétée.
Il est presque impossible de lire Infiniment plus
sans s’apercevoir de la musicalité des pages. Chaque mot est à sa
place, en s’accordant aux autres comme de petites notes sur la portée.
L’autrice utilise toutes les ressources expressives de la langue, à son
avis une forme d’énergie renouvelable. Elle travaille longtemps sur une
page, ou même sur une seule phrase pour atteindre presque la perfection
formelle. C’est à travers cette sonorité qu’elle exprime les vibrations
intimes, la morsure du désir et la passion de Iona. Les allitérations
et les assonances sont fréquentes dans le texte. Le roman est surtout
caractérisé par des occlusives. Dans la production de cette typologie
de consonnes, l’air est initialement bloqué et, enfin, on a une
véritable explosion du son, tout comme le désir du personnage toujours
étouffé et, brusquement, libéré. Les sons nasals sont également très
nombreux et ils témoignent de l’angoisse du personnage qui souffre pour
l’indifférence des deux élèves. Dans le roman, on peut trouver aussi
plusieurs homophonies et des onomatopées.
La mise en scène graphique dans la page est un autre élément qui
caractérise l’écriture de Mme Grobéty. La disposition des mots est très
particulière. Très souvent, l’écrivain va à la ligne et fait ralentir
la lecture. Elle veut bien poser les mots, en prendre conscience et
bien réfléchir sur eux. C’est aussi, parfois, une mise en évidence des
termes, à travers aussi les vides qu’on retrouve dans le roman. Les
blancs présents indiquent, encore une fois, le manque, l’absence, les
vides intérieurs du personnage. Il y a des trous à remplir, mais rien
n’est bouché, sinon à la fin.
La ponctuation est l’élément expressif par excellence et Anne-Lise Grobéty l’utilisait magistralement dans ses romans. Infiniment plus
est le roman du doute. En fait, les points d’interrogations et
d’exclamation se multiplient. C’est un questionnement infini qu’Iona a
commencé sur elle-même et sur le monde. Infiniment plus
est le roman de l’incertitude, de la surprise, de l’étonnement. C’est
aussi le roman où on commence des choses qu’on ne finit pas, où il y a
beaucoup de choses interrompues, des choses qui n’arrivent pas jusqu’au
bout. C’est pour cette raison que les points de suspension sont aussi
en surnombre. On a l’impression que les choses «hésitent, tâtonnent,
flottent». Quelquefois, les points de suspension signalent de
véritables ellipses. Anne-Lise Grobéty ne voulait pas seulement une
écriture de la tête. Tout son corps participait à la création et le
lecteur doit aussi prendre part au récit à travers tous ses sens.
On retrouve dans les pages de ce roman, voire dans tous les travaux
d’Anne-Lise Grobéty, la capacité de l’écrivain de créer une femme de
chair, concrète, réelle. Les émotions, les sentiments, les tourments
sont, souvent, tellement intimes, que le lecteur peut les partager, il
peut les éprouver. Les romans d’Anne-Lise Grobéty deviennent
l’expression d’une «corporalité féminine», de la quête d’une identité,
d’une femme qui n’est plus l’objet du désir de l’homme, mais le sujet
qui désire, qui ose aller à la découverte d’elle-même, de ses pulsions,
de ses mouvements intestins.
ALICE MIGNEMI, novembre 2012
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Beaucoup de choses se bousculent et se mettent en place au cours d’Infiniment plus,
le roman d’Anne-Lise Grobéty. On pourrait définir le thème du livre
comme un double mouvement de désarroi, de dispersion, de vertige et,
inversement, de prise de conscience et maîtrise de soi. La
contradiction ou, pour mieux dire, le déchirement, est au cœur de ce
beau récit intense, dramatique et fervent, à la fois tourné vers un
passé qu’il tente de ressusciter avec des joies et des plaies, ses
découvertes, et vers un présent, non pas apaisé, mais réconcilié…
GEORGES ANEX, Journal de Genève
Rares sont les romans face auxquels il conviendrait non pas d’aligner des mots mais de se taire. Infiniment plus
est de ceux-là. Il ne s’agit pas ici d’un silence critique ou de
réprobation, mais d’un silence de respect, d’admiration, osons le mot.
Résumer Infiniment plus serait lui enlever l’essentiel, le
vertige des mots, la perfection de phrases qui disent le douloureux
cheminement d’une femme au bout d’elle-même. Anne-Lise Grobéty entre
lentement dans son récit, en hésitant, se demandant par quoi il
faudrait commencer et où est le commencement…
MONIQUE BALMER, Femina
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