À propos d'Anne-Lise Grobéty
Il m’arrive de sortir, le soir, pour discuter avec des auteurs. Rien
que ce mot, auteur, on a déjà des doutes. Imaginez la scène: T’as fait
quoi hier soir? J’ai mangé avec un écrivain, ou bien, j’ai mangé avec
un romancier. On se croirait au XIXe siècle. Mais enfin, quand on mange
avec un romancier, un écrivain ou un auteur, vient immanquablement le
moment où le problème du style est abordé. On ne trouve jamais de
bonnes réponses. On tourne autour du pot. Me demande si le style n’est
pas une question de ton. Petite musique, disait Céline. Comment dire?
Il y a des écrivains qui créent une langue, une langue à nulle autre
pareille, une langue dans la langue si j’ose dire. Une page suffit et
on se dit: ah oui, là il y a une langue qui n’est pas la langue du bac,
des plaidoiries ou des journalistes. C’est trop évident. Ramuz a créé
une langue. Céline a créé une langue. Cingria a créé une langue. Koltès
a créé une langue. C’est l’impression que j’eus en commençant à lire le
dernier livre d’Anne-Lise Grobéty: La Corde de mi.
Voilà, nous y sommes, dans une langue si particulière qu’on entend
aussitôt la petite musique dont parlait cet autre spécialiste de
dentelles rares. Combien y en a-t-il, dans un siècle, de ces
auteurs-là? me demandai-je en posant le livre d’Anne-Lise sur ma table.
ANTONIN MOERI, Blogres
Anne-Lise Grobéty, violoniste des mots
Ce qui frappe dès les premières pages de La Corde de mi ,
le dernier roman d’Anne-Lise Grobéty, et qui ne se relâche jamais,
c’est cette incroyable maîtrise de la langue et de sa musique, doublée
de l’impression tenace de lire en couleurs – impression du
reste difficile à décrire, donnée par ces mots auxquels la romancière
restitue tout leur sens, ces mots qu’elle épluche et dont elle presse
la pulpe, leur offrant une résonance et un impact nouveaux. Si cela est
valable pour la plupart des textes de Grobéty, c’est encore plus
évident ici, où tout est à déguster. Mais cette écriture qui
s’impose comme ce qui semble une évidence est en réalité le fruit d’un
travail de longue haleine. L’histoire du petit Mongarçon, orphelin de
père, qui deviendra luthier, traînait dans la tête de l’écrivaine
depuis neuf ans – une de ces histoires «qui n’en finissent pas de
vouloir qu’on les commence». Impossible de rédiger plus de quarante
pages sans s’essouffler. Jusqu’à ce que survienne le personnage de
Luce. Et là, c’est le déclic.
Luce, fille du luthier et narratrice de ce récit, est une femme d’une
trentaine d’années qui n’a pas revu son père depuis douze ans. Mais
lorsque celui-ci, vieux et malade, se retrouve à l’hôpital, elle tente
de renouer le lien. Ou plutôt de nouer
tout court, puisque cet homme, qu’elle manque de confondre avec le
malade du lit d’à côté, n’a jamais prêté attention à elle, ne s’est
même jamais défait de son attitude de rejet. C’est d’ailleurs cette
cruelle indifférence qui est à la base du texte: Luce raconte, en
s’adressant à son père, son enfance et son adolescence passées à tenter
d’exister pour lui, elle raconte ses efforts, sa lutte pour qu’il la
remarque et l’accepte. En parallèle, elle se sert des bribes de
souvenirs qu’elle a pu recueillir pour inventer (tout en recherchant
une certaine véracité) la vie de son père. Son objectif: mener
ce récit jusqu’au moment de sa naissance à elle, jusqu’au jour où le
petit Mongarçon, devenu avec l’âge adulte Marc-Gaston, est bombardé
papa. Refaire son entrée, en somme, en espérant récolter cette fois un
peu plus d’applaudissements – et surtout ne plus voir la salle se vider.
Mais Anne-Lise Grobéty, et elle a raison, prend tout son temps pour
arriver jusque-là. Elle s’applique avant cela à décrire certaines
scènes de l’enfance de Mongarçon: sa naissance par exemple, qui
ressemble fort à une résurrection, mort-né à la sortie du ventre et
tout de suite réanimé par le soupir d’un BonVieux qui passe par là (ce
qui fait dire à la sage-femme impatiente qui le tire au monde qu’il
sera «fait du bois dont on fait les flûtes»); ou la vie avec son frère,
sourd-muet, qui finira par être placé en institution par une mère qui
fait ce qu’elle peut pour se débrouiller sans mari, une mère, très
touchante dans ce qu’elle a d’insupportable, qui annonce à Mongarçon
qu’il devra, désormais, «chanter pour deux». Lourde tâche que l’enfant
se met en tête d’accomplir, en commençant par le début, à savoir
trouver la réponse à cette question: que veut dire chanter? Puis vient
la découverte de la musique, du violon, et l’apprentissage chez les
frères Pelet, deux vieux luthiers qui décident d’enseigner ce qu’ils
savent à ce garçon prometteur.
Le contraste est grand entre ce gamin qui découvre le monde, se bat
pour oser suivre sa vocation malgré les fortes réticences de sa mère,
apprivoise avec passion l’instrument qu’il a choisi, et le père qu’il
devient, raconté par Luce, un vrai monstre d’égoïsme et d’indifférence.
Mais ce roman ne se contente pas des apparences. Grobéty décortique ses
personnages, décline à travers eux le thème de la filiation et de
l’absence et joue avec les perspectives et les cadrages, les «couches
de temps», dans un texte très vivant, toujours en mouvement, un texte
en traque permanente de quelque chose – mais quoi ? Pour répondre
à cette question, Luce lutte. à plusieurs reprises au long du récit (et
c’est d’ailleurs la scène «à l’eau de pluie» sur laquelle s’ouvre le
roman), elle s’embourbe dans un chemin où elle s’est égarée en voulant
retrouver la maison des frères Pelet, la maison où elle est née, et où
son père, de son lit d’hôpital, lui a demandé de retourner pour y
chercher un étui de violon bleu. Un enlisement dans la boue qui traduit
celui de ses pensées, qu’elle désembourbe patiemment et progressivement
pour tenter d’y voir clair.
On ne lâche plus ce récit envoûtant qui raconte son histoire avec un
don d’expression exceptionnel, et dont on voudrait citer toutes les
phrases. Par exemple celle-ci: «Peut-être qu’on finira quand même par
forcer le cœur des hommes avec la musique. En tout cas, ça vaut la
peine d’essayer encore. Ou avec les mots, pourquoi pas, je ne suis pas
borné à ce point! Pourvu que le cœur s’entrouvre pour couver enfin un
peu d’humanité.»
Anne-Lise Grobéty donne ici son meilleur livre – et lorsque l’on sait
la qualité des précédents, on réalise ce que cela signifie. Plus que
romancière, elle se fait musicienne, virtuose en violoniste des mots,
chef d’orchestre à l’oreille plus fine et au sens romanesque plus
développé que jamais.
BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille No 71
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Racheter l’amour manqué
Avec La Corde de mi,
Anne-Lise Grobéty revient au roman: cette histoire de rencontres
manquées et de paroles perdues a pour protagonistes un luthier et sa
fille et pour cadre le haut pays neuchâtelois.
C’est une belle histoire de rencontres manquées et de paroles perdues
que raconte ici Anne-Lise Grobéty: entre une mère et son fils, entre
deux frères séparés contre leur gré, mais surtout entre un père et sa
fille, le luthier Marc Favrod et Luce, la narratrice trentenaire, qui
ne se réconcilie qu’après sa mort avec cet homme au caractère
difficile. «Bander étroitement/les deux parts de moi-même/serrer dur/le
présent le passé» (selon José-Flore Tappy citée en épigraphe), c’est
aussi pour Luce s’ouvrir à la possibilité d’un avenir partagé avec
Nicola, le peintre italien dont le nom apparaît très tôt, quoique
fugacement, dans ce quatrième roman ample et maîtrisé. Après plusieurs
volumes de récits et de nouvelles, La Corde de mi marque ainsi le
retour de l’écrivain à un genre qu’elle n’avait plus abordé depuis Infiniment plus (1989, réédité en camPoche en 2006).
Comme toujours chez la romancière neuchâteloise, la mise en forme du
récit compte autant que son contenu, d’où les questions que se pose la
jeune narratrice sur la véracité, la composition ou le cadrage. Ces
interrogations, de même que le décalage temporel entre le temps vécu et
le temps de l’écriture, nourrissent la complexité narrative de ce
projet littéraire longuement mûri, si l’on en croit la page liminaire
qui annonce les thèmes musicaux traités dans les quatre chapitres,
auxquels s’ajoute un court envoi ironiquement baptisé «Trémolo» – car
Luce n’est pas pour rien la fille de son père, qui se défendait de
l’émotion par le cynisme.
Situé dans «un pays de baumes, de dolines, de gouilles et de mouilles
glacées» auquel renvoie tout un lexique familier (goger, hucher,
houffer, crocher, etc.), le roman se déroule de mai 1945 à fin 2005,
mais sans respecter l’ordre chronologique, bien qu’il fasse allusion
aux événements politiques du moment: invasion de la Hongrie, Baie des
Cochons, Mur de Berlin, guerre d’Irak...
Orphelin de père, le petit Marc a beau s’enchanter des sonorités
étrangères du Grand Atlas où il apprend tout seul à lire: sa mère, qui
le couve, flaire là un danger et s’en défait, pour son bien
pense-t-elle, comme elle n’hésitera pas plus tard à se débarrasser du
fardeau que représente son fils aîné, sourd et autiste, en mentant au
cadet sur sa disparition. Le thème de la fraternité court en sourdine
dans tout le livre grâce à la figure rayonnante des «vieux frères»,
Jocelyn et Aubin Pelet, qui acceptent de prendre Marc comme apprenti
luthier dans leur atelier de la Combe-Verrat. Ce lieu-dit proche d’une
tourbière est le cœur matriciel du livre, qui s’ouvre et se referme sur
lui. La narratrice y est née mais sa mère s’est très vite enfuie avec
elle, loin de ce mari incapable de les aimer parce que son art et sa
quête de l’instrument parfait passaient avant tout.
«Comment pousser haut et fort sans l’effort des racines?» La question
vaut pour le père autant que pour la fille, à lire cette dernière qui
s’appuie sur le journal du vieil Aubin. Adolescente et jusqu’à ses 18
ans, Luce s’est beaucoup interrogée sur sa difficile relation avec ce
père dont elle entend se faire aimer, comme lui-même avait jadis tenté
d’apprivoiser son frère Rémi. Après leur rupture, devenue historienne
de l’art, elle n’a cessé d’investiguer sur «ce qui commence aux confins
du tableau» pour éclairer de biais le travail du peintre. La métaphore
du vide parcourt d’ailleurs tout le récit: creux du violon, interstices
du récit, trous du paysage, failles de l’être. Mais, transmise
d’outre-tombe comme un talisman, une corde de mi (celle sous laquelle
est placée l’âme du violon) suffira à racheter l’amour manqué.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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«Il a fallu gratter»
Récits et nouvelles se sont succédé dans l’œuvre d’Anne-Lise Grobéty, ces dernières années. Avec La Corde de mi, l’auteure neuchâteloise fait un retour remarqué au roman. Rencontre.
– La Corde de mi, qui marque votre retour au roman après plusieurs années, est-elle le fruit d’une longue gestation?
–
Je l’ai commencé il y a neuf ans, j’ai écrit deux cent cinquante pages
à toute vitesse, en quelques semaines. Ces pages retracent l’histoire
du luthier, depuis sa naissance jusqu’au départ de sa femme et de son
enfant, elles sont restées à peu près les mêmes. Et puis, sans en
comprendre vraiment les raisons, j’ai abandonné le roman, comme
abandonne parfois un enfant; mais lui ne s’est pas laissé faire.
J’étais obligée de le reprendre régulièrement, mais je n’arrivais pas à
dépasser les cinquante premières pages. Au fond, il me manquait quelque
chose d’important, du point de vue littéraire. J’ai cherché la solution
pendant plusieurs mois. C’est alors qu’un événement inattendu est
survenu: j’ai reçu une bourse de Pro Helvetia. Cette aide m’a permis de
prendre un congé sabbatique de deux mois, de planifier mon travail
différemment. Et j’ai enfin trouvé ce qui me manquait : le
personnage de la petite fille, pourtant déjà là, toute prête à officier.
– Devenue adulte, cette petite fille apporte un autre registre narratif, celui du «je»…
–
Oui. La première version, linéaire, était celle de la troisième
personne. Mais elle m’ennuyait terriblement. Travailler sur un seul
plan ne me semblait pas suffisant. Introduire un «je» a permis
d’introduire un jeu de résonance. On est obligé d’avoir des exigences
fermes, au niveau du sens et de la forme, quand on se préoccupe de
littérature. Dans ce roman-là, il y a des perspectives différentes, des
niveaux de langue différents. Du coup, l’œuvre devient plus exigeante
pour le lecteur aussi. D’autre part, je dis «je» chaque fois que
j’écris un roman. Le «je», ce doit être la distance entre soi et le
lecteur qui me paraît la plus juste sur le long cours. C’est, là
encore, un pronom d’exigence. On n’a pas l’excuse d’un «il»,«elle»,
lointain, parfois flou. Pour écrire ces parties-là, il a fallu gratter,
progresser par couches successives. Et, à chaque fois, une piste
nouvelle, des embranchements sont apparus. C’est ainsi, couche après
couche, que je suis arrivée à des solutions, à des évidences.
– L’enjeu d’Amour mode majeur,
votre dernier recueil de nouvelles, était selon vous dans le non-dit.
Quel fut l’enjeu de ce roman qui compte quatre cent quatre-vingts pages?
–
L’histoire est presque banale. L’enjeu est dans la structure du récit.
Il est, comme toujours pour moi, dans la mise en forme, dans le
«comment c’est dit», et dans la langue. Il fallait trouver une langue
qui soit un tout petit peu décalée, un peu vieillotte, surtout dans le
récit linéaire de la vie du luthier. J’espère que le lecteur perçoit ce
climat de langue particulier (rires). Le luxe du roman, c’est
qu’il donne le temps de développer une ou des histoires. Mais ce luxe
n’est pas sans danger, on risque d’en faire trop. Or, si vous chargez
vos phrases, si vous devenez trop bavard, le lecteur risque de
s’asphyxier. Il a fallu trouver ce fragile équilibre entre le trop et
le pas assez.
– Ce roman est très ancré dans nos paysages…
–
Ce n’est pas évident à expliquer, mais, quand je me mets au travail, le
climat extérieur est présent. Je l’ai ressenti très fort cette fois-ci,
même si cela apparaît plus faiblement dans les pages. J’avais une image
de ce haut Jura, pris dans une journée de bise, et de pleine lumière.
Une espèce de grande ferme, dans une lumière tranchante, de celle qui
vous coupe les yeux en deux. Et, en même temps, ce même paysage
existait avec le brouillard, la mouille. Souvent, avant l’histoire
elle-même, il y a ce que j’appelle l’image à traverser, le climat. Ce
livre, c’était celui de ces images-là. À moi de me débrouiller ensuite (rires).
Propos recueillis par DOMINIQUE BOSSHARD, L’Express et L’Impartial
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La corde insensible du luthier
Devant
le regard hébété de son frère, il apparaît sous le nom de Mongarçon. À
ce point chétif à la naissance qu’on le croit mort, Mongarçon grandit
ensuite avec un prénom, Marc-Gaston. Puis, mais il faut être patient,
il accède à une identité complète: Marc-Gaston Favrod. C’est tout
pareillement que se construit l’histoire de ce personnage et de sa
fille, Luce: à la manière d’un puzzle, où chaque morceau s’imbrique
dans l’autre et le complète.
Ancrée à l’ici et maintenant de La Corde de mi,
il y a donc Luce, Luce et un mourant, qui l’envoie chercher l’étui d’un
violon au fin fond d’une vallée pétrie dans la tourbe. Et voici que
Luce refait le chemin à l’envers, dans l’espace et dans le temps.
Qu’elle retrace leurs deux trajectoires, celle du mourant et la sienne
propre. L’une rejoignant l’autre, d’abord rejetée dans un passé de
luthier jalonné de dates mais exhalant un parfum intemporel. Luce la
bien-nommée, celle qui met au jour… «Je ne l’ai pas réalisé tout de
suite, dit Anne-Lise Grobéty, mais la corde de mi, c’est la mal aimée
des violonistes. Elle est métallique, elle joue parfois des tours, il
arrive qu’elle siffle…» On songe alors à Luce la mal-aimée, qui a bâti
sa vie d’adulte sans nouvelles de ce père, dont, petite fille puis
adolescente, elle aurait tant voulu être aimée. Il est bien d’autres
échos symboliques encore, plus explicites, dans ce long roman où l’âme
circule entre les violons et les hommes, les vivants et les morts.
Les choses se mettent en place, rien ne semble gratuit. Les choses se
dévoilent sans dissiper tous les mystères, à la seule re-lecture de la
vie. Des choses telle l’insensibilité monstrueuse de Marc-Gaston, que
l’on a envie de haïr,mais que la romancière nous livre avec ses
blessures de petit garçon et, finalement, sa part de rédemption. «J’ai
rencontré cet homme-là, il existe, pas tout à fait pareil. Je sais
qu’on est obligé d’écrire avec sa propre substance, sa propre
expérience. Mais elle est évidemment fragmentaire, diffractée dans
l’œuvre.» La Corde de mi
fait vibrer des douleurs profondes, l’absence, le rejet, le mensonge,
et les allège avec des notes de dérision. On a l’impression, parfois,
de s’encoubler sur la redite, mais la richesse de la partition, la
densité du matériau, sont bien plus fortes que ces éphémères pertes
d’équilibre. Ces vies voisines des nôtres résonnent en nous comme dans
le ventre d’un violon.
DOMINIQUE BOSSHARD, L’Express et L’Impartial
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Racheter l’amour manqué
Avec
«La Corde de mi», Anne-Lise Grobéty revient au roman: cette histoire de
rencontres manquées et de paroles perdues a pour protagonistes un
luthier et sa fille et pour cadre le haut pays neuchâtelois.
C’est
une belle histoire de rencontres manquées et de paroles perdues que
raconte ici Anne-Lise Grobéty: entre une mère et son fils, entre deux
frères séparés contre leur gré, mais surtout entre un père et sa fille,
le luthier Marc Favrod et Luce, la narratrice trentenaire, qui ne se
réconcilie qu’après sa mort avec cet homme au caractère difficile.
«Bander étroitement/les deux parts de moi-même/serrer dur/le présent le
passé» (selon José-Flore Tappy citée en épigraphe), c’est aussi pour
Luce s’ouvrir à la possibilité d’un avenir partagé avec Nicola, le
peintre italien dont le nom apparaît très tôt, quoique fugacement, dans
ce quatrième roman ample et maîtrisé. Après plusieurs volumes de récits
et de nouvelles, La Corde de mi marque ainsi le retour de l’écrivain à
un genre qu’elle n’avait plus abordé depuis Infiniment plus (1989,
réédité en camPoche en 2006). Comme toujours chez la romancière
neuchâteloise, la mise en forme du récit compte autant que son contenu,
d’où les questions que se pose la jeune narratrice sur la véracité, la
composition ou le cadrage. Ces interrogations, de même que le décalage
temporel entre le temps vécu et le temps de l’écriture, nourrissent la
complexité narrative de ce projet littéraire longuement mûri, si l’on
en croit la page liminaire qui annonce les thèmes musicaux traités dans
les quatre chapitres, auxquels s’ajoute un court envoi ironiquement
baptisé «Trémolo» – car Luce n’est pas pour rien la fille de son père,
qui se défendait de l’émotion par le cynisme.
Situé dans «un pays de baumes, de dolines, de gouilles et de mouilles
glacées» auquel renvoie tout un lexique familier (goger, hucher,
houffer, crocher, etc.), le roman se déroule de mai 1945 à fin 2005,
mais sans respecter l’ordre chronologique, bien qu’il fasse allusion
aux événements politiques du moment: invasion de la Hongrie, Baie des
Cochons, Mur de Berlin, guerre d’Irak...
Orphelin de père, le petit Marc a beau s’enchanter des sonorités
étrangères du Grand Atlas où il apprend tout seul à lire: sa mère, qui
le couve, flaire là un danger et s’en défait, pour son bien
pense-t-elle, comme elle n’hésitera pas plus tard à se débarrasser du
fardeau que représente son fils aîné, sourd et autiste, en mentant au
cadet sur sa disparition. Le thème de la fraternité court en sourdine
dans tout le livre grâce à la figure rayonnante des «vieux frères»,
Jocelyn et Aubin Pelet, qui acceptent de prendre Marc comme apprenti
luthier dans leur atelier de la Combe-Verrat. Ce lieu-dit proche d’une
tourbière est le cœur matriciel du livre, qui s’ouvre et se referme sur
lui. La narratrice y est née mais sa mère s’est très vite enfuie avec
elle, loin de ce mari incapable de les aimer parce que son art et sa
quête de l’instrument parfait passaient avant tout.
«Comment pousser haut et fort sans l’effort des racines?» La question
vaut pour le père autant que pour la fille, à lire cette dernière qui
s’appuie sur le journal du vieil Aubin. Adolescente et jusqu’à ses 18
ans, Luce s’est beaucoup interrogée sur sa difficile relation avec ce
père dont elle entend se faire aimer, comme lui-même avait jadis tenté
d’apprivoiser son frère Rémi. Après leur rupture, devenue historienne
de l’art, elle n’a cessé d’investiguer sur «ce qui commence aux confins
du tableau» pour éclairer de biais le travail du peintre. La métaphore
du vide parcourt d’ailleurs tout le récit: creux du violon, interstices
du récit, trous du paysage, failles de l’être. Mais, transmise
d’outre-tombe comme un talisman, une corde de mi (celle sous laquelle
est placée l’âme du violon) suffira à racheter l’amour manqué.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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Une symphonie d’émotions
Anne-Lise Grobéty fait un retour plus que réussi au roman avec un récit de filiation douloureuse.
«J’ai
toujours écrit mes textes de longue distance à la première personne»,
explique Anne-Lise Grobéty par e-mail, «mais il est bien évident que je
ne suis pas chaque fois l’essentiel de ce personnage. À la sortie de
mon premier roman, j’avais trouvé une formule qui me permettait, je
crois, d’être toute proche de la vérité; je disais: tout est vrai sauf
l’histoire! En ce qui concerne Luce, il est encore trop tôt pour
m’interroger sur ce qui nous lie en profondeur. Tout ce que je sais,
c’est que sa trajectoire d’enfance, d’adolescence n’a pas grand chose à
voir avec la mienne. Sinon que je me suis «piquée» d’écrire assez
jeune. Je n’ai, en fait, vécu aucune des anecdotes que je raconte à son
sujet. Mais je n’oserais pour autant affirmer que ce qu’elle ressent,
exprime, est étranger à mes émotions, mes difficultés à vivre, mes
convictions». Luce est l’héroïne et narratrice de la nouvelle
fiction d’Anne-Lise Grobéty, qui n’avait plus publié de romans – hormis
deux titres pour adolescents – depuis Infiniment plus (1989). L’attente
valait la peine; La corde de mi récompense la patience de chacun,
auteur et lecteurs, tant il a d’intensité, de densité émotionnelle et
littéraire. Deux récits le composent, s’y entrelacent: le récit
linéaire de la vie d’un luthier et celui de sa fille Luce, qui avance
en spirale, repasse aux mêmes endroits, autant de fois qu’il le faut,
jusqu’à ce que la douleur s’en aille ou, tout au moins, soit
supportable. La narratrice étant dans le ressassement, la romancière
prend son temps, ses aises, accumulant les inventions lexicales,
formules et images longues en bouche. Sa langue mélodieuse se déploie
autour de plusieurs thèmes (artistiques et intimes), variant les
rythmes, les styles (expressions régionales, poésie) et les formes
(dialogue, carnet, conte, arabesque, ellipse).
Lorsque son père mourant lui ordonne d’aller chercher un étui de violon
dans la maison où il a appris le métier de luthier, Luce (30 ans)
s’embourbe au propre et au figuré dans la vallée de ses origines (qu’on
peut situer dans le haut pays neuchâtelois). Elle retombe dans ce rôle
de «gentille fifille» qu’elle a essayé de tenir, avec une tendresse
rageuse, entre quinze et dix-huit ans. N’ayant pas grandi avec son
père, elle s’obstina à l’adolescence à lui rendre visite pour qu’il lui
parle de lui, de sa jeunesse et de son histoire conjugale désastreuse.
Cet homme, davantage soucieux de trouver l’instrument parfait que
l’harmonie familiale, aimait sans doute sa fille, mais mal
(adroitement), se fermant comme une huître dès qu’il se sentait
approché de trop près. Entre tentatives d’amadouement et coups de
griffe, père et fille se virent régulièrement, puis plus du tout.
Ainsi, douze ans ont passé quand Luce retrouve son père à l’hôpital.
«Comment pousser haut et fort sans l’effort des racines», demande Luce
qui questionne également sur la relation à la création et la
restitution de l’expérience. Fille de luthier devenue historienne de
l’art, elle sonde les couches du temps, des sentiments et de la langue
en écrivant. Elle porte les réflexions d’Anne-Lise Grobéty, qui
continue à tracer ici une carte du féminin commencée il y a plus de
trente ans et qui explore les thèmes de la filiation, de la fraternité,
de l’amour manquant et manqué. Ainsi, partant d’un lieu situé dans «un
pays de baumes, de dollines, de gouilles et de mouilles glacées», la
Neuchâteloise touche à des sujets universels.
ÉLISABETH VUST, 24 Heures
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Entretien avec Anne-Lise Grobéty
–
«Il y a des histoires qui n’en finissent pas de vouloir qu’on les
commence. Quand vous croyez enfin les avoir laissées sur place, vous
être faits oublier d’elles, sautillé martelé, les revoilà dans votre
dos», notez-vous dans le préambule de ce nouveau roman…
–
L’histoire de la vie du luthier – le père de Luce – me chatouillait la
plume depuis près de neuf ans. J’avais écrit un premier jet de 250
pages environ d’un seul geste – Mongarçon (Marc) de sa naisssance au
départ de sa femme avec l’enfant – et puis plus rien. L’abandon était
doublement consommé: Mongarçon dans son coin et moi lâchant La Corde de mi…
Pour écrire d’autres choses. À plusieurs reprises, j’ai été rattrapée
par la nécessité de reprendre cette histoire. Le premier projet allait
du côté d’une femme nouvelle (Béatitude) qui forçait, douloureusement
elle aussi, la porte de la vie de Mongarçon. Tout ce que je peux dire,
c’est que je récrivais tout, depuis le jour de la naissance, et que je
m’ennuyais de plus en plus à chaque tentative parce que, misère, je
connaissais cette histoire par cœur, et parce que j’étais complètement
insatisfaite par la seule linéarité du récit, par l’absence de littérarité
du texte, disons ça comme ça, même si j’avais déjà dès le départ les
caractéristiques de sa langue particulière… Alors, pratiquement chaque
fois, je calais entre quarante et soixante pages. Jusqu’à ce qu’une
providentielle aide de Pro Helvetia vienne me rappeler à l’ordre,
m’offrant la possibilité de prendre très vite deux mois de suite de
«retraite professionnelle», puis d’organiser mon emploi de façon à
avoir du temps devant moi, avec une capacité de concentration, de
l’énergie au plus long cours, me permettant de retrouver le désir qui
m’avait lancée dans cette narration. Mais surtout de trouver enfin ce
qui me manquait: une perspective de narration entraînant un enjeu
littéraire. En fait, je me suis aperçue que je l’avais, ma
«perspective», exactement là où j’avais abandonné mon récit la première
fois: le bébé, la petite fille de lumière, Luce!
– Est-ce ainsi de tous vos textes, ou certains naissent-ils pour ainsi dire d’un trait?
–
Mes premiers romans ont été écrits pratiquement d’un seul
jaillissement, et c’est très souvent le cas des textes courts
également. Même si, après le premier jet, il y a parfois de longs mois
de «Belle-au-Bois-Dormant» – je pense ici par exemple au Temps des mots à voix basse, écrit très rapidement en deux ou trois jours en 1994 et qui a mis cinq ans à trouver sa forme et sa densité définitives.
– Quel rapport entretenez-vous avec le «je» de ce roman, avec Luce?
–
Question à laquelle je ne peux répondre qu’évasivement parce que la
réponse pourrait être faite en deux phrases ou mériterait tout un long
développement! Entre-deux: j’ai toujours écrit mes textes de longue
distance à la première personne, la vision de l’ensemble a toujours été
confiée à un «je», mais il est bien évident que je ne suis pas chaque
fois l’essentiel de ce personnage. Alice Rivaz a très bien résumé ce
paradoxe de la relation à ses personnages: on ne sait pas où il s’agit
encore de soi et où ça ne l’est déjà plus… A la sortie de mon premier
roman, j’avais trouvé une formule qui me permettait, je crois, d’être
toute proche de la vérité; je disais: tout est vrai sauf l’histoire! En
ce qui concerne Luce, il est encore trop tôt pour m’interroger sur ce
qui nous lie en profondeur. Tout ce que je sais, c’est que sa
trajectoire d’enfance, d’adolescence n’a pas grand-chose à voir avec la
mienne… Sinon que je me suis «piquée» d’écrire assez jeune… Je n’ai, en
fait, vécu aucune des anecdotes que je raconte à son sujet. Mais je
n’oserais pour autant affirmer que ce qu’elle ressent, exprime, en tant
qu’adolescente ou jeune femme est étranger à mes émotions, mes
difficultés à vivre, mes convictions
– Je
vous pose cette question, car je trouve difficile de ne pas vous
assimiler à Luce, de par la mise en abyme (Luce écrit un texte qui a un
temps de gestation aussi pénible que le vôtre), et parce que sa voix
(le «je») est forte, prenante…
– De toute façon, je suis
toujours la passagère clandestine de mes romans par le fait que je ne
peux m’empêcher de poursuivre une réflexion en filigrane sur la
relation à la création, à la restitution de l’expérience, à la vision
du monde à travers la formidable énergie renouvelable qu’est la langue.
C’est surtout cette part de moi qui passe dans le texte, puisque, en
quelque sorte, on me voit au travail. D’ailleurs, la première page de La Corde de mi
[cf. première question] l’envolée sur les histoires qui vous obsèdent
jusqu’à ce que vous les mettiez en forme, que vous les déposiez sur une
page, est-ce que c’est Luce, est-ce que c’est moi?… C’est aussi cette
ambiguïté qui me permet de faire avancer une histoire, bien sûr.
–
Pleine de sentiments ambigus pour son père, Luce oscille entre dureté
et complaisance. Ce serait tellement rassurant d’avoir eu un rapport
«normal» avec lui, alors que leur relation était intermittente,
chaotique, frustrante… Cette complaisance et le ressassement de
souvenirs mal digérés induisent répétitions, détours, détails. «Je
traîne un peu trop», note Luce. Elle prend son temps, et le texte
aussi, qui passe d’un genre et d’un tempo à l’autre…
–
Oui, c’est un texte qui avance en spirale, forcément on repasse
plusieurs fois au-dessus du même point avec des informations qui se
lestent à chaque passage, ça donne bien sûr le sentiment de redites, de
quelques lenteurs, mais qui sont compensées, si l’on veut, par le
rythme et la langue très différents de la traque de Luce. Je l’ai dit,
je me suis sentie capable d’écrire cette histoire non seulement en
trouvant la perspective de vue du personnage de Luce mais encore en
choisissant la bonne résonance, la juste distance entre les deux peaux
tendues des deux récits, le récit linéaire de la vie père et celui de
Luce qui avance et recule dans le (presque) plus complet désordre…
–
Pour reprendre une formule fameuse, j’ai l’impression que vous ne
mésestimez ni l’écriture d’une aventure, ni l’aventure d’une écriture…
–
Si l’écriture n’est pas une aventure, alors est-ce qu’elle vaut la
peine d’être vécue? S’il n’y a pas prise de risque? Je dis «prise de
risque» dans la mesure où, quand je commence un texte qui me paraît de
long cours, je ne sais pas ce que je vais raconter. Et je dirais: je ne
sais en tout cas pas sur quoi il va déboucher. C’est ça, l’aventure: se
laisser surprendre jusqu’au bout! Accepter les embranchements, les
infléchissements inattendus… Pour que cette tension vers reste intacte jusqu’à la retombée finale.
– Écrire est une démarche d’élucidation pour Luce. Et pour vous?
–
Écrire, oui, c’est toujours mettre de l’ordre dans l’entropie
intérieure. Mais ça l’est toujours bien davantage pour les personnages
que ça ne l’est pour moi! En tout cas, consciemment… On arrive à
brûle-pourpoint dans une situation de confusion, d’inquiétude, voire de
détresse. Et il y a ce cheminement dans l’épaisseur, dans la couche,
c’est comme une biopsie mentale…
–Où se situe
la Combe-Verrat, où le père a grandi et appris son métier de luthier?
Sur une carte imaginaire? Que représente ce lieu pour vous?
–
Combe-Verrat n’est pas un lieu précis que je peux vous situer sur une
carte. Il est d’abord sur une carte de «climat» à traverser, dans mon
cosmos intérieur d’hiver jurassien, de tourbières. Si je ne savais pas
bien quelle histoire j’allais raconter, j’étais sûre du climat, de la
lumière que j’allais devoir traverser – c’est souvent comme ça que les
choses démarrent: une image, une sensation de paysage. Quand j’y ai
pensé plus précisément, je me suis dit que ça pouvait être quelque part
au fond de la vallée des Ponts-de-Martel, juste avant qu’on redescende
sur le Val de Travers. Là ou ailleurs.
Propos recueillis par ÉLISABETH VUST, sur le culturacti.ch
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Dans notre vie, tout est musique!
On dit volontiers que la valeur n’attend pas le nombre des années.
Toute jeune déjà, Anne-Lise Grobéty publia des récits aussitôt reconnus
comme des œuvres littéraires authentiques. Une plume, un style, une
profondeur qu’un beau parcours d’écrivain n’a cessé de confirmer.
Depuis Pour mourir en février,
de romans en nouvelles, plusieurs prix sont venus rendre hommage à son
talent. L’automne dernier, Anne-Lise Grobéty était de retour avec un
roman imposant et magnifique: La Corde de mi. C’est avec
passion qu’elle nous parle de ce récit qui l’habitait depuis longtemps…
Et du goût d’écrire, qui fait partie d’elle-même depuis toujours. «À
dix ans, dans un grand cahier de photographies, j’ai fait ma première
tentative de raconter une histoire complète à partir de cartes postales
représentant des chats, se souvient-elle en riant. Plus sérieusement,
c’est vers l’âge de quatorze ans que l’écriture est véritablement
devenue une activité importante pour moi, qui a pris du temps et de la
place dans ma vie. L’envie, le besoin d’écrire étaient là, sans que je
sache trop ce que j’allais en faire.» Anne-Lise Grobéty dévorait
des livres. Les grands classiques, bien sûr, mais aussi le nouveau
roman. «C’est en lisant beaucoup qu’on apprend à écrire. Au début, on
imite, sans le vouloir. Toute la difficulté est ensuite de prendre ses
distances par rapport aux auteurs qui ont été nos maîtres. Je me suis
nourrie des grands auteurs du XIXe
siècle, puis le nouveau roman a apporté comme un souffle de liberté.
Pour moi, c’était une découverte extraordinaire, une rupture avec la
narration traditionnelle, un autre rapport de l’écrivain avec ce qu’il
écrit, un changement de perspective. L’écrivain commençait à douter.» L’ambiguïté
des liens entre l’auteur et ses personnages, mais aussi entre l’auteur
et ses lecteurs, apporte alors une nouvelle dimension au goût
d’Anne-Lise Grobéty pour l’expression littéraire. «J’aime cette idée
que l’auteur ne sait pas tout. Il doit rester une part de mystère
vis-à-vis de ce qu’il écrit. On ne peut jamais tout expliquer. De même,
il convient de trouver la bonne distance entre soi et le lecteur, en
dire juste assez pour qu’il ne se sente pas largué, puis le laisser
combler les vides.» Cette juste distance, qui fait d’une œuvre
littéraire une forme de construction commune finissant par dépasser
l’auteur qui l’avait initiée, Anne-Lise Grobéty parvient à l’évaluer à
chaque nouveau récit. Pour La Corde de mi,
roman aussi merveilleusement écrit que remarquablement construit, il
lui fallut de nombreuses années, parsemées de temps d’écriture et de
périodes de jachère, avant de trouver ce qui manquait à son récit. «Il
y a neuf ans, j’ai foncé bête baissée dans l’histoire de ce luthier,
puis je me suis arrêtée brutalement.» C’est que l’auteur ne se
satisfaisait pas d’un récit linéaire: la vie de Marc-Gaston avait de
quoi faire un roman… mais pas tout à fait. Il y manquait la deuxième
voix. «Il me fallait trouver qui parlait, qui racontait.» Ce sera
Luce, la fille du luthier, en quête de l’amour de ce père trop distant.
«Sans elle, l’histoire n’aurait pas pu s’écrire.» Ainsi, l’auteur a
trouvé le fil qui la mènerait au terme du récit. C’est alors que le
lecteur, pris au ventre par la force de l’histoire, se met à imaginer
que la fiction, peut-être, se nourrit d’une part d’autobiographie. Il
doute à son tour. Un doute qui ne dérange pas Anne-Lise Grobéty: «Cela
m’ennuierait davantage si le lecteur pensait que l’auteur n’a rien mis
de lui-même dans son récit. Inévitablement on y met la part la plus
essentielle de soi-même. Si je ne travaillais pas à partir de ma
substance vitale, cela n’aurait aucun sens. Chacun de mes récits
est constellé de morceaux de ma propre vie, et de ces particules
d’univers dont on est bombardé dès notre venue au monde: les gens que
l’on frôle, ce que l’on entend, les images, les paysages. Mais Luce, ce
n’est pas moi, et je n’ai pas eu un père luthier.» Les liens entre
réalité et fiction sont plus subtils que cela, plus inattendus aussi.
«Il y a dans mon récit ce que j’ai consciemment souhaité y mettre, et
tout le reste m’a débordée.» Anne-Lise Grobéty aime que ses personnages
la mènent par le bout du nez. «Ils finissent par m’emmener ailleurs que
là où je pensais aller. Mais, en fait, c’est à travers l’écriture que
le récit prend d’autres chemins. L’agencement d’un mot avec un autre
apporte une autre lumière, et l’on avance alors au fil de la plume.» Littérature,
musique et nature: voilà qui, en apparence, suffirait à combler une vie
d’écrivain. Pourtant Anne-Lise Grobéty ne vit pas repliée sur cet
artisanat des mots dans lequel elle excelle. «Je ne me suis jamais
trouvée en situation de me consacrer uniquement à mon écriture. En
réalité, je n’ai pas fait ce choix. J’ai eu des enfants, que j’ai
élevés en partie seule. J’aime travailler, être impliquée dans une vie
sociale. J’ai même fait de la politique, siégeant une dizaine d’années
au Grand Conseil neuchâtelois. C’est tout cela aussi qui nourrit mon
travail d’écrivain.» Aujourd’hui, à la Bibliothèque publique et
universitaire de Neuchâtel, elle œuvre comme assistante à la
conservation des manuscrits. «Vous voyez, je reste dans mon élément»,
ajoute-t-elle dans un sourire. Quand l’écriture se montre
impérieuse, Anne-Lise Grobéty reconnaît pourtant qu’il faut pouvoir s’y
consacrer à fond pour un temps. Ce qu’elle a pu faire pour imprimer ses
derniers mots, ses dernières notes à La Corde de mi. Un
roman qui ravira, comme ses précédents écrits, un fidèle public de
lectrices et de lecteurs romands… En attendant qu’un jour, peut-être,
cette plume toute gorgée d’une vibrante humanité trace son sillon
au-delà de nos frontières. Un tel talent le mériterait, et l’auteur
elle-même y songe, mais à condition de ne pas y laisser son âme. «Je
n’ai pas un style à la mode. J’ai fait il y a longtemps le choix de
travailler non pas sur les grands boulevards, mais dans les
arrière-cours… Et je m’y tiens obstinément.»
CATHERINE PRÉLAZ, Générations
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«C’est arrivé autour de ses huit ans. Par une journée que la bise
débite en menus morceaux de son couteau finement affûté, avec la chair
qui se retrouve en lambeaux.… Même l’air est si transparent et brillant
qu’il en est tranchant pour l’œil.» C’est en lisant le dernier roman de
l’écrivaine Anne-Lise Grobéty que vous saurez ce qui est arrivé ce
jour-là à Mongarçon. Eh oui, à huit ans, les petits garçons n’ont
souvent pas d’autre prénom que celui-là.
Anne-Lise Grobéty, c’est d’abord un style. Un style très particulier et
qui fonctionne à merveille. Des expressions du terroir et un parler
fleuri qui enrichissent un français impeccable. Ces saillies et
métaphores filées «romandes» provoquent un plaisir quasi gustatif: une
cuisine du terroir apprêtée par un grand chef…
Son dernier roman peut être vu comme une longue «lettre à son père» de
la petite Luce. Elle a deux ans lorsque sa mère l’emmène vivre loin de
son père. Luce n’aura cessé d’essayer d’établir un lien avec ce
personnage volatile et méprisant, voire carrément indifférent. Dans La Corde de mi,
l’héroïne reconstitue pour nous l’histoire de son père et de sa (non-)
relation avec lui. Le récit se construit selon plusieurs regards, celui
de Luce, de son père au travers des anecdotes qu’il a consenti à lui
livrer, et d’un des frères Pelet, par le biais de son journal. Les
frères Pelet, ce sont les luthiers qui ont appris le métier au père de
Luce. C’est d’ailleurs aux violons que ce dernier accordera son
attention, sa douceur et sa patience. L’auteure nous donne aussi à
voir son propre processus d’écriture, l’évolution de son point de vue,
ses hésitations, ses problèmes de cadrage. Au final, le roman
d’Anne-Lise Grobéty est beau, émouvant et remarquablement construit.
Malgré une multiplicité de points de vue et de décrochements
chronologiques, la lectrice ou le lecteur ne s’y perd pas et est tenu-e
en haleine jusqu’à la dernière phrase.
ESTELLE PRALONG, À tire d’elles, L’Inédite
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Anne-Lise Grobéty, pleins feux sur le père
L’écrivaine revient avec un époustouflant La Corde de mi qui raconte un père, par sa fille.
C’est
vite dit: une fille visite son père malade à l’hôpital. Il est vieux,
elle est adulte. Il va sans doute mourir. Elle le sait malade depuis
des mois, mais ne vient que maintenant. C’est vite dit. Il y a plus à
dire, à écrire, forcément. C’est qu’ils ne se sont pas beaucoup vus,
pas beaucoup parlé. Elle a bien essayé, lorsqu’elle avait quinze ans,
qu’elle n’habitait depuis longtemps plus avec lui. Prétextant un vague
devoir scolaire, elle a tenté de lui tirer les vers du nez, question
enfance, parents, frère. Peine perdue. Elle n’a eu que mépris et ironie
en réponse à ses questions. Depuis, elle l’a évité. Rome, la peinture,
les amoureux, très loin des vallées de Combe-Verrat, ses tourbières,
son brouillard, du père luthier, enterré dans ses manies et sa solitude.
Anne-Lise Grobéty se plonge dans cette histoire filiale avec un élan,
un souffle, une passion que l’on n’espérait plus. C’est superbe. Luce
se voit assigner une mission par le paternel alité: récupérer un violon
dans la vieille maison de Combe-Verrat. Elle se perd, ne trouve pas
l’objet, manque rendez-vous après rendez-vous l’objet de ses
retrouvailles. Découvre par contre de quoi remplir les trous, de quoi
raconter par le menu l’enfance de son père – la mère possessive et
rude, le frère idiot dont elle se débarrasse et qu’il pleurera
toujours, le père mort à la guerre avant sa naissance, la fuite dans le
violon, l’apprentissage chez les frères Pelet, qui l’envoient à
Crémone, là où l’on fait chanter les violons, leur atelier qu’il
reprend.
Après les proses courtes et poétiques d’Amour mode majeur, les nouvelles de Belle dame qui mord ou La Fiancée d’hiver, les récits pour la jeunesse comme Le Temps des mots à voix basse, ce beau roman intense nous arrive comme un grand vent des plaines violent et chaud. La Corde de mi
est clairement de ces histoires qui ne vous fichent pas la paix avant
d’être écrites, qui se «mettent en travers de tous vos projets», comme
le glisse Anne-Lise Grobéty dans un mot en préface. Louvoyant entre le
présent du père amoindri et furieux, le récit de son enfance à elle,
narratrice, le livre se déroule autour d’une langue vorace, pressée
d’avaler et de recracher ce qu’il sait, ce qu’il veut dire, ce qu’il
peut dire, enfin. L’invention et l’énergie verbale de l’écrivaine
connaissent ici une plénitude, une intensité unique. Mission accomplie.
Repos, le petit cheval de la consolation.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
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Que restera-t-il de nos amours?
Best of 2006 – Livres, films, disques: voici le meilleur de ce que nous
avons aimé durant cette année. Eux passeront l’épreuve du temps.
Anne-Lise Grobéty. La Corde de mi.
Une superbe histoire de filiation servie par un style unique, vaste
comme un oratorio entre tragédie familiale et distance salvatrice.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
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La corde d’Anne-Lise
Depuis Infiniment plus,
sorti en 1989, Anne-Lise Grobéty n’avait plus publié de roman.
L’écrivaine neuchâteloise y revient de façon magistrale avec ce livre
ample de près de 500 pages, une histoire de rencontres manquées et de
retrouvailles tardives entre un père luthier et sa fille de trente ans,
la narratrice… Courant de 1945 à 2005, ce livre sur le manque envoûte
par la manière de l’auteur d’aller avec délicatesse «retrouver les mots
emportés dans son mouchoir».
L’Illustré
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Une absence si musicale
Forcer le cœur des hommes avec de la musique, dit-elle. Celle d’un
violon ou celle des mots. C’est le fil rouge du nouveau roman
d’Anne-Lise Grobéty, La Corde de mi.
Un épais ouvrage qui a mis neuf ans à pouvoir être terminé. L’écrivaine
neuchâteloise l’a déclaré: impossible durant toutes ces années d’aller
plus loin que quarante pages. Jusqu’au jour où elle trouva le
personnage de sa narratrice, Luce, qui tente de dire à son luthier de
père toute la souffrance de son enfance, ignorée qu’elle était de lui.
À ce vieux père malade, elle va tenter ainsi de poser des questions,
pour apprivoiser un peu d’humanité. Un regret. Un sentiment de lui, qui
en montrait si peu, comme encombré par sa fille. De ce vieux père
malade, elle va raconter un peu de la vie, de cette obstination à
contre-courant familial de devenir luthier. Musique, donc. Musique des
mots. En allant de l’avant dans ce vaste livre qui englobe patiemment
deux vies, l’on comprend mieux le rythme andante qui s’est imposé à
Anne-Lise Grobéty. Orchestration d’importance pour brasser toutes ces
matières biographiques souffrantes, parfois floues, mal dégrossies, à
affiner, à éclaircir. Timbres des voix à colorer pour décortiquer des
psychologies complexes, bien entendu bourrées de zones d’ombres. L’on
aimera ou non dans cette écriture éminemment travaillée le fait qu’elle
bute parfois sur des duretés, comme si pour en finir les mots devaient
sortir bruts. Mais on ne peut dénier à cette écriture la magie et
l’émotion de fort belles pages sur l’absence, la reconquête du vide
qu’elle engendre. Jusqu’à un ultime trémolo qui, presque, inviterait à
relire toute l’histoire d’un œil neuf…
JACQUES STERCHI, La Liberté
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La petite musique d’Anne-Lise Grobéty
Marc-Gaston
Favrod a un don: il donne une âme aux violons qu’il fabrique. Par
contre, il n’a aucun talent pour les relations humaines. Sa femme
Isabelle et sa fille Luce en font les frais. Les années passent et Luce
va tenter de comprendre ce père absent et taciturne. Dans La Corde de mi,
Anne-Lise Grobéty écrit, en parallèle, l’histoire de ce père et de
cette fille qui ne se retrouvent pas. Avec une plume créative, elle
décortique les relations humaines, sans juger. Elle avance dans son
récit, le développe, le tient du début à la fin, comme elle maîtrise le
verbe et le sens de la formule. Elle donne écho aux thèmes du rejet, de
l’abandon, du vide et de l’absence. Un roman envoûtant.
CONTESSA PIÑON, La Côte
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Une absence si musicale
Forcer
le cœur des hommes avec de la musique, dit-elle. Celle d’un violon ou
celle des mots... C’est le fil rouge du nouveau roman d’Anne-Lise
Grobéty, La Corde de mi. Un épais ouvrage qui a mis neuf ans à
pouvoir être terminé. L’écrivaine neuchâteloise l’a déclaré: impossible
durant toutes ces années d’aller plus loin que quarante pages. Jusqu’au
jour où elle trouva le personnage de sa narratrice, Luce, qui tente de
dire à son luthier de père toute la souffrance de son enfance, ignorée
qu’elle était de lui. À ce vieux père malade, elle va tenter ainsi
de poser des questions, pour apprivoiser un peu d’humanité. Un regret.
Un sentiment de lui, qui en montrait si peu, comme encombré par sa
fille. De ce vieux père malade, elle va raconter un peu de la vie, de
cette obstination à contre-courant familial de devenir luthier.
Musique, donc. Musique des mots. En allant de l’avant dans ce vaste
livre qui englobe patiemment deux vies, l’on comprend mieux le rythme
andante qui s’est imposé à Anne-Lise Grobéty. Orchestration
d’importance pour brasser toutes ces matières biographiques
souffrantes, parfois floues, mal dégrossies, à affiner, à éclaircir.
Timbres des voix à colorer pour décortiquer des psychologies complexes,
bien entendu bourrées de zones d’ombres. L’on aimera ou non, dans cette
écriture éminemment travaillée, le fait qu’elle bute parfois sur des
duretés, comme si pour en finir les mots devaient sortir bruts. Mais on
ne peut dénier à cette écriture la magie et l’émotion de fort belles
pages sur l’absence, la reconquête du vide qu’elle engendre. Jusqu’à un
ultime trémolo qui, presque, inviterait à relire toute l’histoire d’un
œil neuf…
JACQUES STERCHI, La Liberté et Le Courrier
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La Corde de mi
— Notes de lecture... La Corde de mi...
un des 6 romans... qui briguaient... le prix des auditeurs de la Radio
Suisse Romande. Prix remis, la semaine prochaine au Salon du livre de
Genève à Metin Arditi, pour «L'imprévisible..». – La Corde de mi... un volumineux roman signé de la plume d'Anne-Lise Grobéty.
— Un
roman – de mon point de vue... – qui aurait lui aussi mériter le
prix... Anne-Lise Grobéty sonde avec patience et obstination... les
profondeurs de l'âme, – celle de Luce, Luce née avec l'envie de
mettre de la lumière dans le monde... et son impérieuse quête du
père.. – celle de Marc-Gaston, le père démissionnaire, avare de mots,
handicapé de la communication. Dans une courte préface, l'auteur
avertit son lecteur... Il s'agit d'une histoire qui voulait naître
obstinément... assez pour condamner – à longue peine d'encrier!
— Le ton est donné!
— Pour
percer le secret de l'indifférence – du père... Luce s'apprête à
réparer toutes les rencontres manquées, à retrouver les paroles
perdues... Elle est mue par une colère... qui l'anime depuis
qu'elle est en âge de comprendre... Le récit commence lorsque son
père est en fin de vie... c'est donc le moment où jamais! Toutes les
ruses, tous les procédés sont autorisés... Elle doit lui extirper leur
histoire... Une urgence, une rage... qui s'entend dans son
récit. Luce règle ses compte au passage: mélange – bien dosé – de
complaisance, de manque de confiance en soi et d'exagération...
Parallèlement... La corde de mi – la corde la plus aiguë du violon, la
plus délicate à faire sonner – est une histoire de musique...
Marc-Gaston est habité par le son, tourné vers le sens de l'ouïe...
Mongarçon, son pousson, comme lui dit sa mère... est une marchandise de
paix: les cloches de l'armistices sonnent à toute volée, à
l'heure de sa naissance...
Son père, rentré du front pour l'accouchement, se tue sur le chemin de retour à la caserne..
Sous le choc, Rémi, le frère aîné perd l'usage de la voix...
Marc-Gaston essaiera – sa vie durant – de rendre à Frère musique
l'usage des mots... des notes... Quant à lui... – bâillonné,
étouffé par l'amour d'une mère déboussolée... – il se sent condamné à
chanter pour deux.
Pas étonnant... dès lors... que Marc-Gaston trouve vocation dans la
musique!... Le violon! Contre l'avis de mère, il sera luthier. Dès
l'âge de l'apprentissage, il s'installe chez les frères Aubin et
Jocelyn Pellet... Loin de tout. Il passera l'essentiel de sa vie à la
Combe-Veyrat... Là où naît Luce... avant de s'évaporer – un an
plus tard – ... dans le sillage de sa mère...
— Et comment se construit... ce récit?...
— Voyage
dans le temps, voyage dans les vies... Anne-Lise Grobéty
superpose les voix... Sur son lit d'hôpital le père envoie sa fille
chercher un étui précieux à la Combe-Veyrat... Luce y retourne ... et
déroule la pelote des souvenirs... Comme une enquête, elle remet bout à
bout tout ce qu'elle sait de ce père... Elle utilise les témoignages –
rares – de sa mère, Elle utilise, les carnets, tenus au jour le
jour par Aubin Pellet.. Je suce ces calepins jusqu'aux derniers brins
de chair... Elle utilise, un texte... qu'elle avait écrit des années
plus tôt – quand elle avait prétexté un devoir scolaire pour
soutirer au père ses souvenirs d'enfance... Elle cherche... cherche...
Elle raconte cette quête aussi... Et peu à peu, le puzzle se
dessine.... le brouillard se dissipe. Dire aussi... la richesse de
la langue d'Anne-Lise Grobéty... C'est une écriture, dense, poétique.
Une écriture qu vient des tripes, inventive truffée de jeux de mots, de
néologismes... Luce et ses écritudes, Luce infini-firmière... au chevet
du père.
La Corde de mi c'est
aussi et enfin toute une réflexion sur la création, sur l'enjeu de
l'art, le besoin de créer et le droit de prendre position... On y
croise, évidemment - l’écrivain, Anne-Lise Grobéty... mais aussi
la vocation - les exigences – du musicien... à travers les personnages
des luthiers... – et des violonistes qu’ils croisent... Et même les
beaux arts... ...Par Luce... Luce – la fille des couleurs –
qui étudie l'Histoire de l'art, ... Luce obsédée par le point de
vue de l'artiste... le point de vue de celui qui peint... le jeu du
cadrage... – Comme dans La corde de mi... lorsqu'elle revisite le
passé... de son point de vue à elle... pour donner – impérativement –
sa version des faits. Car écrire... c’est inévitablement se
souvenir... dit Anne-Lise Grobéty.
— La Corde de mi, – une magnifique couverture... le roman est signé Anne-Lise Grobéty, il est paru chez Bernard Campiche éditeur.
MARLÈNE MÉTRAILLER, Dare-Dare, Espace 2
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La Corde de mi
Anne-Lise
Grobéty n’a pas écrit de nouveau roman depuis 1989 mais elle est
restée présente sur la scène des lettres romandes par la publication de
plusieurs recueils de nouvelles, de contes ou de récits. Elle se
rattrape aujourd’hui, en quelque sorte, en sortant un pavé de 475 pages auquel elle a travaillé, certes par intermittence, pendant neuf années.
Ce long récit, La Corde de mi,
introduit le lecteur dans le monde de la lutherie en terre
neuchâteloise [1]. Il est centré sur un homme, Marc-Gaston
Favrod, qui a réalisé son rêve d’adolescent en devenant facteur
d’instruments à cordes. Il a appris auprès de deux frères,
Jocelyn et Aubin, comment réparer, rénover et fabriquer les
instruments à cordes: presque retiré du monde, il a vécu avec eux,
avant de leur succéder, «dans un pays au soleil trop léger, dans un
pays de dolines, de gouilles et de mouilles glacées». À bonne
école, il mettra, lui aussi, son talent de facteur de violons au
service d’illustres instrumentistes. Un destin presque banal, somme
toute, si ce n’est que cet épais roman révèle, par touches successives,
un personnage complexe, de caractère ombrageux, qui entretient une
relation difficile avec sa mère, qui rate son mariage, qui sera obsédé
pendant des décennies par la disparition d’un frère infirme et qui ne
s’occupera guère de sa fille unique, Luce, restée avec la mère:
Marc-Gaston peine à s’intéresser vraiment à cette petite fille qui,
devenue adolescente puis adulte, aspire avec obstination à créer des
rapports filiaux avec lui. Et là gît le cœur du récit: pour
Marc-Gaston, Luce est une encouble:
il se demande pourquoi diable «il faut que les gosses naissent avec une
voix, alors qu’ils n’ont encore aucune conversation»… Luce,
cependant, réussit à renouer avec son géniteur et s’attache à en
reconstituer l’itinéraire; fortuitement, elle met la main sur les
carnets intimes d’Aubin, parvient grâce à eux à comprendre le caractère
et la complexité psychologique de Marc-Gaston. Mais comprendre ne
signifie pas nécessairement admettre, excuser…: Luce n’accepte donc pas
les imperfections paternelles (au demeurant: «qu’est-ce que
l’imperfection sinon une grâce qui nous est accordée?»). Elle finira
par adresser à son père un reproche certes sévère, mais fondé: «Tu ne
voulais pas que je te dérange tout simplement, pire, tu me tenais à
distance par avarice affective». Et elle lui lance même qu’elle a été «salement mordancée par (s)on manque d’amour».
Dans les rapports entre le père et la fille s’est en outre creusé un
trou d’une douzaine d’années, dont la narratrice affirme qu’il a été
laissé délibérément vide par le géniteur. D’où sourd, pour elle qui
aspire à recréer un lien affectif fort avec Marc-Gaston, une
incertitude lourde de menaces: «qui se penche sur la grande cuve
de l’amour ne sait pas s’il va laper nectar ou curare»…
Une sorte de fil rouge guide la narratrice (et le lecteur) à partir de
la visite qu’elle avait accomplie, encore enfant, avec son père au
musée des beaux-arts de sa ville: si elle en conserve un souvenir
mitigé (et peut-être même à cause de cela), ce premier contact avec le
monde de la peinture la conduira à accomplir des études d’histoire de
l’art: peut-être fut-ce là, pour elle, une manière d’exorciser une
scène déplaisante de sa petite enfance...
S’éloignant du modèle linéaire du récit classique, Anne-Lise Grobéty
multiplie les éclairages, directs ou indirects, recourt largement au
procédé du «retour en arrière»; n’hésite pas non plus à emprunter au
langage familier et aux jeux de mots, elle crée aussi des néologismes…
Ce livre, l’auteur l’a porté en elle pendant neuf années, elle en a
travaillé tous les détails: construction du récit, choix des mots
selon des critères esthétiques, souci des détails qui frappent, souvent
soutenus par un humour discret…
En d’autres termes, la romancière neuchâteloise nous donne là un récit
de grande classe, publié – comme les précédents – chez Bernard
Campiche, l’éditeur d’Orbe.
BERNARD VIRET, Journal de Sainte-Croix et Environs
[1] Qui s’intéresse à l’art de la lutherie en Pays de Neuchâtel lira À cordes et à vent,
de Claude Lebet (Editions Gilles Attinger, Saint-Blaise, 2002). Issu de
la plume d’un luthier de réputation internationale, cet ouvrage est du
reste préfacé par Anne-Lise Grobéty.
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