Manifestations, rencontres et signatures Index des auteurs
Asa
Lanova est née à Lausanne, d’une mère apprentie fleuriste et d’un père
architecte. Possédée dès l’enfance par la passion de la danse, très
jeune elle s'est rendue à Paris, où elle a travaillé avec les plus grands
Maîtres russes de l’époque. Très vite engagée comme soliste dans la
compagnie d’Yvette Chauviré, elle est devieue, dans les Ballets de
l’Étoile, la partenaire de Maurice Béjart dans un pas de deux intitulé Hamlet et Ophélie.
Puis elle a dansé, entre autres, dans une compagnie aussi prestigieuse
que celle de Raymondo de Larrain, le successeur du Marquis de Cuevas.
Elle a participé en outre à des films et à des courts métrages, en tant
que danseuse et comédienne. Rentrée en Suisse pour raison de santé,
elle est bientôt engagée à l’Opéra de Zurich, où elle incarne des rôles
importants – elle sera plus spécialement la princesse de l’Histoire du soldat, et la Reine des Willis du ballet Gisèle.
Ensuite, ce sera deux saisons au Grand Théâtre de Genève, avec, comme
maître de ballet et chorégraphe, Serge Golovine. On la disait promise à
une carrière exceptionnelle, lorsque brusquement et apparemment sans
raisons, le fil se casse. Malgré les propositions brillantes qui
s’offraient à elle, elle a décidé alors de quitter la scène et s'est réfugiée
dans la solitude d’une ferme vaudoise. Là, elle a découvert le tissage et
a participé avec un succès immédiat à de nombreuses expositions – l’une
de ses tapisseries figure au Musée de Moutier.
Mais le tissage l’amène enfin à ce qui l’attirait depuis toujours:
l’écriture. Fascinée par l’image filmée, elle commence par écrire trois
dramatiques, qui seront réalisées par la Télévision suisse romande.
Puis un premier roman voit le jour, La Dernière Migration,
aussitôt publié à Paris, aux Éditions Régine Deforges. Parallèlement à
l’écriture, elle participe à des émissions télévisées, et, par
exception, remonte sur scène afin d’incarner le rôle principal de
l’opéra-ballet Tancrède et Clorinde de Monteverdi.
Entre-temps, d’autres romans ont été édités, Crève-l’Amour, aux Éditions Acropole, Le Coeur tatoué, aux Éditions Mazarine, L’Étalon de ténèbre aux Éditions Régine Deforges, Le Testament d’une mante religieuse, aux Éditions de l’Aire.
Puis elle quitte de nouveau son pays natal pour s’exiler en Égypte, où
durant cinq ans elle vit à Alexandrie. C’est de cet exil que va naître Le Blues d’Alexandrie, qui lui vaudra le Prix de la Bibliothèque Pour Tous et celui de la Fondation Régis de Courten.
Mais la nostalgie de l’Europe l’amène à séjourner deux ans en Haute-Savoie, où elle écrit son septième roman, Les Jardins de Shalalatt, qui reprend certains personnages du Blues d’Alexandrie, à des moments différents de leur existence.
Asa Lanova vivait à Pully, ayant rejoint la maison familiale, où elle a écrit La Gazelle tartare, Prix Schiller 2005 et Prix littéraire des Alpes et du Jura 2005.
Le prix de littérature lui a été remis en octobre 2009 par la Fondation pour la culture de l’État de Vaud. Asa Lanova est décédée le 26 décembre 2017.
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Destins en filature d’Asa Lanova la filandière
Elle
se prénomma Maryse, comme dans un de ses livres, mais Asa Lanova a
préféré conserver son nom de ballerine. Car avant de devenir conteuse à
verve sensorielle et sentimentale, cette Lausannoise du quartier
Sous-Gare a été danseuse étoile à Paris. Danser avait été à ses six ans
un tout premier rêve, et sa mère fleuriste l’y avait encouragée. Entre
ces deux carrières, elle s’est initiée à la tapisserie. Et c’est l’art
du tissage, les techniques de l’ourdissage, de l’enroulage et du lancer
de navette qui l’auraient conduite, de mailles en maillons, à sa
passion actuelle de l’écriture. La plupart de ses protagonistes,
elle les fait jaillir de son imagination, les laisse vivre par
eux-mêmes. Après quoi elle les surveille à distance, contrôlant tout,
mais certains sont plus retors, imprévisibles. Tel Ismaïl, le héros de La Nuit du Destin.
Ce dernier livre lui a été dicté par une ombre: «Cela ne m’était jamais
arrivé; c’est comme si je découvrais une vie antérieure.» Même le
dénouement final l’aurait prise de court.
Encore une histoire qui puise sa sève dans le génie du Nil, dans les
quartiers odorants et occultes de la vieille Alexandrie.
Elle s’y est rendue à l’invitation d’amis, histoire de conjurer une
dépression nerveuse. Ils m’ont dit: «Viens, Alexandrie te sauvera!»
Elle y vivra de 1986 à 1991, mais ces seules cinq années l’imprégneront
pour la vie. «Pour le meilleur comme pour le pire. Je suis une
incroyante; je le suis restée, mais la ferveur de ces gens est
contagieuse. Ils passent du rire aux larmes d’une manière
déconcertante.» Affections cyclothymiques et conversations subtiles à
l’extrême – les discussions «alexandrines» sont d’ailleurs célèbres
depuis la nuit des temps. Elles auraient même blanchi les derniers
cheveux du grand César!
Lorsque Asa Lanova en revient, elle a la certitude que l’Égypte l’a sauvée.
Elle s’y est gorgée de sagesse orientale, d’ésotérisme et de lumières nilotiques.
Elle en a aussi rapporté un drôle de chien qui jappe pour intimider les
badauds autour des haies de sa maison de Pully. «Pour les Égyptiens,
c’est un baladi, un mot arabe qui veut dire ‘populaire’, de rue, du désert.» Et qui sonne plus joliment que corniaud.
Asa Lanova écrit toujours sur des feuilles bleues avec de l’encre
violette. Ses yeux intelligents sont de couleur pers, mais changent au
voisinage ambré de ses pendants d’oreille qui mettent aussi en relief
la moirure ivoirine de son teint. Et de ce cou sinueux qu’on retrouve
tel quel dans une photographie des archives des Ballets de l’Étoile,
datée de 1953. Elle y incarne Ophélie. Le beau danseur qui joue Hamlet
et l’étreint est Maurice Béjart. Il a vingt-six ans, elle dix-huit. Un
pas de deux célèbre, celui d’un premier amour, mais qui fut sans
lendemain. «Je fus amoureuse, mais je pris peur. Je fus terrifiée par
son magnétisme, son regard bleu. J’ignorais qu’il allait devenir un
chorégraphe si important. Alors j’ai fui.» Cette rencontre fatidique,
la plus marquante de sa vie, Asa Lanova l’a décrite avec émotion, et
une grande majesté stylistique, dans La Gazelle tartare.
Dans ce récit paru chez Campiche en 2004, le maître aux yeux saphir,
qui sonde les reins et les cœurs, s’appelle Satan. «Il me le reprocha
beaucoup lorsque nous nous revîmes à Lausanne, après 1987. De vive
voix, car jamais il n’avait répondu à mes lettres. Il en profita pour
me dire, tant d’années après, qu’il m’en voulait d’avoir fui son amour,
d’avoir abandonné la danse, de m’être faite brune (je suis blonde). À
la nouvelle de sa mort, je fus effondrée. J’ai caché toutes ses photos.
Encore maintenant je refuse de croire que ses yeux sont brûlés. Maurice
était le fil conducteur de ma vie, maintenant je n’en ai plus. Pour Asa
Lanova, c’est comme si tout s’était éfaufilé. Parole de tisserande.
Mais elle veut écrire encore, elle s’est attelée à un livre qui
décrira, dit-elle, la beauté du temps qui passe, et les relations
sentimentales d’une femme avec les hommes. «Je n’arriverai jamais à
grandir; l’âge, c’est dans l’âme. J’en suis restée à mes dix-huit ans,
cela devient embêtant…»
Il était une fois
Naît à Lausanne d’un père architecte et d’une mère fleuriste. Enfance vécue dans le quartier Sous-Gare.
1951
Débarque à Paris pour étudier la danse, devient soliste dans la
compagnie d’Yvette Chauviré. Deux ans après, à dix-huit ans, aux
Ballets de l’Étoile, rencontre fatidique avec Maurice Béjart.
1956
Retour en Suisse. Au Grand Théâtre de Genève, elle a pour maître
chorégraphe Serge Golovine. Promise à une carrière exceptionnelle,
s’isole dans une ferme d’Épalinges et fait florès dans l’art du tissage.
1977
Régine Deforges publie son premier roman, La Dernière Migration. À Paris, aura d’autres éditeurs: Mazarine, Acropole. Depuis 1998: cinq titres chez Campiche.
1986
S’installe à Alexandrie.
2005
Prix Schiller pour La Gazelle tartare.
GILBERT SALEM, 24 Heures
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Ensorceleuse Alexandrie
Dès que je la découvris par un crépuscule d’août, je sus qu’allaient se
nouer entre elle et moi d’irréversibles affinités. C’était en 85,
j’étais dans le creux de la vague, on m’avait dit: «L’Égypte est la
mère du monde, viens, Alexandrie te guérira.» Je suis partie
comme on se jette à l’eau. D’elle je n’aperçus tout d’abord, de
la vitre ouverte d’une voiture, que ses faubourgs lépreux et décousus,
mais où, par-ci par-là, se détachaient de très anciennes façades à la
vénitienne. Puis la circulation s’intensifia, camions surchargés de
ballots de coton, charrettes à ânes avec leurs baladeuses fleurant le
luffa, taxis zigzagants en cherchant à éviter des tramways qui, bondés
de voyageurs jusque sur les marchepieds, ressemblaient à des convois de
déportation. Et je vis, à la terrasse de troquets, ces fumeurs de
«chichas» qui, l’œil embrumé par le haschich, paraissaient aux prises
avec d’inaccessibles visions de houris. Un pot-pourri d’odeurs prenait
à la gorge, parmi lesquelles ce remugle d’algues en décomposition que
l’on ne peut dissocier d’Alexandrie.
Mais bientôt la voiture arriva dans ce pandémonium qu’est le centre de
la ville. Je vis alors cette cohue bigarrée et désordonnée, ces
callipyges avec leur couffin en équilibre sur la tête, ces «baladis» à
l’allure princière sous leurs haillons, avec, sur le visage, le masque
exacerbé de la lubricité. Des fiacres nous dépassaient, les cochers
fantomatiques sous la capote noire, tels des messagers de l’au-delà.
Mais déjà, ce premier soir, j’avais compris que cette cité n’est que
mystère, et qu’il me faudrait un temps infini pour en percer le secret.
J’eus également conscience que sous la réalité apparente se nouaient
des pratiques singulières à la nuit tombée. Magie blanche, magie noire?
Je n’ai pas la réponse. Tout cela se gravait en mon moi profond, et je
savais que jamais je ne sortirais indemne de tant de sortilèges.
Mais je savais aussi que dans mon âme quelque chose d’irréversible se
métamorphosait. Dans cette cité dite «la fauve», dès le crépuscule, des
ombres vous prennent par le bras, et brusquement le passé se mélange au
présent, si bien qu’il est difficile de se situer dans un temps qui
semble ralenti par la mémoire de ses pierres, par les résidus
psychiques d’un autrefois suspendu dans le cosmos. Mais que ce soit
dans ce qui subsiste des beaux quartiers d’avant la révolution, aussi
bien que dans les bouges les plus sordides, j’ai eu le sentiment que ma
venue en cette ville était tracée depuis toujours, et que plus rien,
désormais, ne pourrait m’en détacher. C’est pourquoi, des années plus
tard, ne pouvant me délivrer de ses sortilèges, consciente qu’à tout
jamais ils seraient le ferment essentiel de mes livres, je partis m’y
installer pour toujours – du moins le croyais-je. Sans doute y
retournerai-je, ne fût-ce que pour percer enfin son secret. Mais,
est-on maître du «mektoub»?
ASA LANOVA, L’Hebdo
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