MONNIER, JEAN-PIERRE



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Jean-Pierre Monnier naît le 20 décembre 1921 dans le sud du Jura suisse, à Saint-Imier. Il passe son enfance à Tramelan, fait des études de lettres à Berne et à Neuchâtel, ville dans laquelle il enseignera au Gymnase durant quarante ans.
«Je parle, dira-t-il, des hautes terres du Jura suisse, d’un lieu qui est à moi sans discontinuité depuis des générations.» De cette terre que «tant de ciels dans l’année» renouvellent, de ces «hautes terres» et dans leur horizon, Jean-Pierre Monnier est allé, en plus de quarante années d’écriture, vers une œuvre qui passe par des romans et un récit, lesquels sont ponctués, en repères, par trois essais.
Le premier livre de Jean-Pierre Monnier, L’Amour difficile, paraît à Paris, aux Éditions Plon, en 1953, après qu’il s’est lié à Pierre de Lescure (le fondateur des Éditions de Minuit) et à de jeunes écrivains avec qui il participe à la création de la revue Roman. Le livre, amplement salué par la critique d’alors et dans les meilleures colonnes, est suivi, chez le même éditeur, de La Clarté de la nuit, roman qui recevra le Prix Veillon en 1957. Quatre ans plus tard viendra, à la même enseigne éditoriale, son troisième roman, Les Algues du fond (Prix Schiller).
L’œuvre de Jean-Pierre Monnier (plusieurs fois traduite en allemand) est publiée ensuite en Suisse. Après La Terre première viendra le temps du premier essai, L’Âge ingrat du roman (dans lequel, c’était en 1967, il se confronte aux modes du Nouveau Roman), puis de L’Arbre un jour (1971) et de L’Allégement (1975), ce récit qui sera l’objet d’un film du cinéaste Marcel Schüpbach. Le deuxième essai, Écrire en Suisse romande entre le ciel et la nuit, paraîtra en 1979, auquel succédera, en 1986, le roman qu’on tient, dont le titre est tiré d’un vers de Mallarmé, Ces vols qui n’ont pas fui.
Le dernier livre de l’écrivain est Pour mémoire, cet essai où est dit son parcours et dans lequel est à nouveau défini son rapport à l’écriture et à la lecture, ce livre qui se clôt sur cette phrase: «Peut-être ai-je fini par m’accepter, tel que je suis.» Le temps d’écrire: d’aller vers un temps, accordé.
Jean-Pierre Monnier est mort, dans sa maison d’Épautheyres (canton de Vaud) le 29 novembre 1997, quelques jours après la parution de l’ensemble de ses œuvres.


Quelqu’un: Jean-Pierre Monnier

Un ami le matin, un autre ami le soir, je reçois cette nouvelle le même jour. L’un, j’étais venu lui lire une page d’un livre, L’Œil d’ombre, où une lettre racontait une journée risquée, blanche et rocheuse, vécue ensemble, l’autre je suivais des mots de sa main reçus dans l’heure même et j’étais heureux de feuilleter trois volumes nécessaires, intitulé si justement Œuvres: toutes les œuvres de Jean-Pierre Monnier étaient là.
Pourquoi j’écris. À cette question qui nous avait été posée par Franck Jotterand, il y a un quart de siècle, il avait répondu: «L’écriture, c’est elle aussi qui me rend moins odieuses toutes les morts auxquelles nous sommes appelés dans le cours d’une vie – jusqu’à la dernière.»
Et certes pas du tout à cause de la mort en elle-même: à cause de notre insuffisance à être présent dans l’actuelle éternité telle une vague sur le lac qui ne dure qu’un instant. Plus loin il n’y a plus de mots mais la Grâce se dessine et Jean-Pierre Monnier est le grand romancier de ce réel où l’on n’échappe pas au mouvant. Ses narrations qui s’ouvrent toujours sur l’insaisissable portent la grande Écriture avec les pasteurs infiniment dépassés eux aussi, tenaces et balbutiants. Ils tâchent de dire Dieu sans l’user. Ils font «l’expérience de la nuit» – La Clarté de la nuit, c’est la passion de la foi, l’un des plus vrais livres qui ait paru ici, qui dégage l’assise sociale intérieure de ce pays.
«L’éternelle enfance de Dieu, j’y crois», dit Monnier lui-même. Voilà le non-dit, le véritable non-dit romand, j’espère, qui éclate. Sans que rien soit déclamé; nulle ostentation même si un cri nous traverse. La voix où Roud, ou moi, ou beaucoup d’autres pouvons nous reconnaître, une voix qui ramasse les hivers. La Résurrection doit se lire quelque part dans la neige, c’est l’affaire de Dieu seul. La foi sur sa propre page blanche, pour Monnier, sans être longuement explicitée, est très humble et terriblement grande, il jette sans majuscule; «je veux qu’il y ait quelqu’un». J’entends un  cri de révolte, je comprends l’exigence d’une présence à soi-même ou de Celui qui a créé la vie et la mort. Nous raclons de même fond.
La mystique se trouve être l’attention socialement intime, avec le secret du dedans, sans rien séparer ni du pays ni du quotidien. S’édifie une fidélité et un métier de vivre.
Vous voulez la vision de Monnier?
Imaginez une maison sous le souffle de l’hiver ou le bruit de la pluie aux fenêtres.
Je me récite les premières lignes du premier livre L’Amour difficile. «Quand je vois des gens réunis qui parlent entre eux mais qui n’ont rien à se dire, je pense à tous ceux qui sont venus chez nous, il y a de cela quelques années, ceux que nous écoutions un moment puis sans plus les comprendre, et ceux qui souriaient tristement.»
L’histoire commence. En disant le moins il créera aussi le plus; avec l’énorme puissance du non-dit, le silence des forêts nocturnes en plein jour, le détail précis, son coup d’œil à la Tchekhov; les âmes qui émergent vont saillir du Jura, toute une province avec son tragique se désembrume.
Le ton est celui d’un protestantisme rigoureux et sensible.
Dans Pourquoi j’écris, Jean-Pierre Monnier termine sa confession succincte par ces mots de Rimbaud: «À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues.»
Voilà le romancier et la dimension quasi religieuse qui s’esquisse. «L’écoute en soi des besoins premiers de l’être se déclare d’elle-même.» J’insiste sur l’immense murmure de ses livres. Jean-Pierre Monnier sera discrètement l’un des plus grands romanciers. Il donne à lire un univers, le Jura et le silence, comme admirablement le peintre Lermite l’a stylisé.
Monnier dira sa relation avec la littérature et se situera dans le territoire romand. Écrire en Suisse romande entre le Ciel et la nuit est une conversation aiguë, spontanée, qui ressaisit en profondeur un rêve identitaire, involontaire, intense, collectif, sans que l’on veuille prouver quoi que ce soit. Nous sommes là. Cela se présente comme un portrait. Le point d’arrivée de tant d’œuvres s’éclaircit. J’avais été ému par ce livre. Je me revois à sa parution chez Marcel Raymond, il prit le volume, l’un des derniers de Galland, sur la table, me le montra et me dit: «Ça c’est un essai.» Je le regardai un peu étonné: «Oui, certes»; alors il me regarda à son tour: «C’est rare.» Je le suivais: comme il y a poème et poème, il y a «l’essai» et les études, les analyses, l’intellectualisation brisée de quelque chose ou bien le visage de ce quelque chose. «Je voudrais l’avoir écrit», dit Marcel en reposant le livre.
Je trace sans le vouloir, moi aussi, un portrait en repénétrant dans mes souvenirs et dans ces beaux volumes récents qui se présentent si bien au regard et à la main, aux introductions si peu pesantes avec leurs pointes de couleurs ou l’odeur des idées. Au moment d’une disparition ils réallument les efforts d’une vie et me réconfortent. Et l’entretien final (avec René Zahnd) est d’une fraîcheur! Comme si le passé était en train d’éclore.
On ne peut chez Jean-Pierre séparer l’homme de l’écrivain et l’un ne fait pas oublier l’autre.
J’ai reçu par ses livres et par un sentiment aussi étrange que simple qu’il me semblait toujours toucher en lui, un exemple: une mesure et un absolu. L’amitié ne pouvait être que sans vanité et sans faille. Il est naturel que cet homme, alors un jeune homme de vingt et un ans, fut un de ceux en qui Crisinel au versant de l’âge, lui, et du drame ait eu le plus confiance. Je cite un témoin, ce veilleur perdu. Monnier sut plus tard, à peine un manuscrit de cent pages reçu, découvrir le talent singulier d’une jeune fille de dix-neuf ans, l’incroyable monologue de Pour mourir en février d’Anne-Lise Grobéty. Et il fit ensuite redécouvrir le génie d’un autre écrivain négligemment oublié, Monique Saint-Hélier, il l’a montré entrant dans le projet, le mystère de la «Chronique des Alérac», plus romancière peut-être que Ramuz, le dépassant sans le surpasser – elle est plus moderne mais lui crée une langue, cette remarque est la mienne. Ah! il convient d’apprendre à nous connaître en relisant Monnier. Le romanesque? «Que tout peut devenir autre», assure-t-il.
L’écrivain Jean-Pierre, et je terminerai sur cette grande espérance, n’a laissé voir en direct qu’un pan de sa vie privée: impossible de ne pas dire un émerveillement biblique devant un nouvel être. À soixante ans il a été, confie-t-il, «remis en route» par la naissance de Jean. Il refait alors (les outils à la main même) les maisons, celle de Valanvron et celle d’Épautheyes. Et il se lance dans son dernier roman Ces vols qui n’ont pas fui. Qui signifie aussi pour l’auteur l’envol, un magistral coup de vent sur place. À tous point de vue. Le bout de la vie est dans la lignée, une continuité d’hommes, c’est notre chance inconnue, notre bonheur paysan. Tramelan a pris son essor comme tant de petits villages auxquels je pense, spirituellement aussi.
«J’ose à peine parler de bénédiction (le mot est si vieux!)» Il note cela dans «Le Livre de Jean», un des jours d’avril suivant le «Vendredi-Saint». Il s’affaissait devant ce qui doit surgir. Je le salue aujourd’hui avec tout l’avenir qu’il imprime en chacun, je salue tous ses proches, toutes les personnes et tous ses personnages en même temps en les remerciant d’être ce plus loin et ce plus haut dès maintenant.

MAURICE CHAPPAZ, Journal de Genève et Gazettte de Lausanne, 6 décembre 1997,
à l’occasion de la sortie de presse des trois volumes, «Œuvres», de Jean-Pierre Monnier et de son décès.




Les Algues du fond
L'Amour difficile
Ces vols qui n'ont pas fui
Ces vols qui n'ont pas fui
(camPoche)
Œuvres I, II, III
Pour mémoire