Auteur de plusieurs
livres parus aux Éditions L’Âge d’Homme et chez Bernard Campiche
Éditeur, traducteur de Walser, Fontane et, surtout, Ludwig Hohl,
Antonin Moeri partage sa vie entre Genève et Cully.
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Il est le discret,
l'observateur, le chirurgien des mots et du style. Antonin Moeri est
bien plus qu'un auteur et un traducteur de talent – ce que confirme
«Ramdam» (Bernard Campiche Éditeur, 2019), son dernier roman: il fait
œuvre et imagine une littérature unique. Rencontre avec un écrivain qui
a su arrêter le temps et même notre univers pour les besoins exigeants
de sa plume
Jean-François Fournier. Quand
on se balade dans l’œuvre d’Antonin Moeri, on ne trouve pas trace des
stigmates noirs, pénibles et traditionnels de l’écrivain romand. En
revanche, l’œil est acéré, la satire sociale souvent comique, nous
rappelle un peu le monde selon Jacques Tati, comme dans votre Tam-tam d’Éden (Bernard Campiche Éditeur, 2010). La référence vous sied-elle?
Antonin Moeri. Ah oui!
Là, vous touchez juste! J’admire l’œuvre de Tati. Je ne saurais écrire
quoi que ce soit sans la distance qu’établit l’humour. Mes auteurs
préférés, que ce soient Beckett, Jelinek, Céline et quelques autres,
dansent sur cette corde-là. Aucun ne croit à l’histoire, ils mettent en
scène la parole, ce moment où le langage ne signifie plus ce qu’il dit.
Mais pour revenir à Tati («Tatischeff» de son vrai nom), vous savez
comme moi qu’avant de faire des films il a travaillé dans le music-hall
et le cabaret. Cela se sent dans la manière qu’il avait d’habiter son
corps et d’en faire celui d’un ahuri sublime, d’un idiot égaré au
milieu d’adultes sachant exactement où ils vont. Cette dimension de
l’idiot, de l’ahuri, de l’imbécile (titre de mon prochain livre
«Carnets d’un imbécile»), vous la retrouvez, si j’ose dire et sans
vouloir comparer ma prose aux films uniques de Tati, dans mes nouvelles
et mes romans.
Jean-François Fournier. On vous
dit romancier, nouvelliste, mais ne seriez-vous pas plutôt d’abord le
chroniqueur attentif de ces sociétés que vous traversez presque
distraitement, sans avoir l’air d’y toucher? Vous avez d’ailleurs
pratiqué l’espionnage des conversations les plus banales dans les
transports publics, pour en faire un matériau littéraire
Antonin Moeri.
Nous y voilà! À peine ai-je évoqué le genre nouvelle ou roman que la
question tombe. J’ai toujours eu un problème avec ce qu’on appelle le
genre littéraire, qui est une catégorie réservée aux professeurs, aux
experts, à celles et ceux qui ont le mode d’emploi. Je suis surtout
connu pour mes «nouvelles», c’est-à-dire des textes de longueur inégale
que je préfère appeler «séquences narratives». Mais vous avez raison,
l’expression «chroniqueur attentif au monde que mon double traverse» me
convient. De même mes romans ne sont-ils pas de véritable romans au
sens canonique. Mais qu’est-ce qu’un vrai roman à l’heure actuelle,
après Joyce, Kafka, Virginia Woolf, Ingeborg Bachmann, Juan Rulfo,
Roberto Bolaño ou Juan José Saer? Quant à l’espionnage des
conversations les plus banales, ce procédé fait partie de mon système.
Lorsque j’habitais Paris, à côté de chez Jacques Lacan, j’avais pris
cette habitude. Et c’est une journaliste (à qui j’avais prêté ma
fastueuse garçonnière rue de Lille) qui, découvrant une pile de mes
Moleskine, m’a déclaré: «T’as là un riche matériau! C’est de l’or en
barre, amigo! Tu dois écrire des livres! Mets-toi au boulot! Vite…!»
Jean-François Fournier. Je suis
jaloux: Claude Frochaux, feu notre éditeur commun, jadis à L’Âge
d’Homme, disait de vous que s’il ne devait défendre qu’un seul de ses
poulains, ce serait vous, parce qu’il admirait, je cite, «votre
approche physique, viscérale et radicalement non-objective du monde»…
Est-ce toujours le cas un quart de siècle plus tard?
Antonin Moeri. Quel
plaisir d’entendre le nom de cet homme qui a accueilli mes premiers
manuscrits avec enthousiasme et qui, aujourd’hui encore, lit mes livres
avec un bonheur qu’il partage! Il fut le premier à m’écrire une très
belle lettre à la sortie de Ramdam,
dans laquelle il disait que je savais tirer une matière romanesque à
partir d’un fait divers et que j’avais l’art de tirer le meilleur parti
de ce qui est considéré comme un simple trouble de la vie ordinaire. Il
faut absolument que je retrouve sa lettre. C’est le genre de trésor
qu’on ne doit surtout pas égarer! L’aurais-je glissée dans les Mémoires
de Saint-Simon? Je me souviens qu’il parlait également, dans cette
lettre, d’une facilité à dire les choses à mi-chemin de l’oralité et de
l’écriture. C’est tout de même bien formulé!
Jean-François Fournier. Qu’est-ce qui pourrait empêcher Antonin Moeri d’écrire aujourd’hui?
Antonin Moeri. Vous me
troublez avec cette question. J’y ai déjà songé. Seule une grave
maladie ou la mort pourraient m’empêcher de me lever, d’enfiler «fute»
et chaussures, de rejoindre la table de travail devant la fenêtre qui
donne dans une ruelle enfin silencieuse because corona.
N’étant pas un bougiste, c’est là, dans la chambre d’échos, que je
poursuis le voyage dans le temps, l’espace, les sensations, les
bruissements de la langue, les bas-fonds de la mémoire, c’est là que
j’approche le point de douleur où ressurgissent les questions sur la
vie, l’amour, la mort.
Jean-François Fournier. Vous
êtes comme l’immense Thomas Bernhard que vous avez traduit: vous n’êtes
jamais là où l’on vous attend! Le roi du contrepied, en quelque sorte…
Antonin Moeri. Alors là,
je vous arrête immédiatement! Je suis un fervent lecteur de Thomas
Bernhard. Il a ses traductrices et traducteurs officiels. Je ne me suis
jamais aventuré de ce côté-là du bocage. Le travail est fait! Par
contre, j’ai traduit des textes de Robert Walser pour les éditions
Ulysse fin de siècle que dirigeait François Dominique à Dijon. J’ai
surtout traduit trois livres de Ludwig Hohl, parus chez Zoé et aux
Éditions Le Passeur à Paris. Celui que je viens de traduire pour les
éditions Nouvel Attila à Paris, intitulé Le Tournant étrange
et dont Pajak a bien voulu créer la couverture, ce texte posthume
sortira en octobre prochain, si la situation sanitaire le permet. Vous
avez cependant raison de citer le nom de Thomas Bernhard parce que son
ton vitupérateur, son sarcasme et sa vigueur inventive ne finissent pas
de m’en imposer. Je relis chaque année son œuvre avec un plaisir
renouvelé, voire décuplé.
Jean-François Fournier. Dans Igor,
votre premier roman chez Bernard Campiche Éditeur (1998), on se
rappelle un auteur en quête d’identité. Vous l’avez trouvé aujourd’hui,
cet état de douceur et de calme où l’on n’a plus besoin de se poser les
questions qui n’ont pas de réponse?
Antonin Moeri. Igor
est un cas particulier. D’ailleurs, je dois vous avouer que ce n’est
pas une réussite sur le plan littéraire. Le livre paru sous ce titre
était, à l’origine, constitué de séquences narratives courtes. Comme je
voulais à tout prix en faire une sorte de roman, pour faire plaisir à
Jacques Chessex qui m’appelait à cette époque une ou deux fois par
semaine, m’interrogeait sur ce que je faisais et m’invitait à la
prudence lors de mes sorties sur le lac, j’ai mixé les séquences avec
le projet d’en faire une possible «story». Pour ce qui est des
questions qui ne trouvent pas de réponses, que ce soient celles de
l’enfant ou celles du romancier, je songe immédiatement à Guyotat qui
déclare, je ne sais plus où: «Dans la dynamique, le système verbal qui
se déclenche dans un livre, rien n’est plus inspirant que les questions
ouvertes». Il faut à tout prix que je retrouve ce passage, car Guyotat
parle à ce propos du théâtre de Jean Racine.
Jean-François Fournier. En parcourant vos livres, une thématique récurrente émerge: la famille, comme dans Juste un jour (Bernard Campiche Éditeur, 2007), et surtout le père, ce Pap’s
(Bernard Campiche Éditeur, 2015) qui donnera même le titre de votre
roman… Il y a deux mentions de ce personnage qui interpellent dans
votre biographie: ces fameuses dictées quotidiennes de Chateaubriand
qu’il vous faisait faire à douze ans pour vous sortir d’un surprenant
marasme orthographique scolaire, et ces cahiers noirs personnels qu’il
vous a remis un jour et que vous n’avez lus que longtemps après sa
mort. Qui était donc cet homme et quel rôle a-t-il joué dans votre
parcours d’écrivain?
Antonin Moeri. Ah! La
famille! Quel sens peut avoir ce mot à l’heure actuelle? Il est vrai
que je suis né dans une famille où il y avait un véritable pater familias,
au sens romain du terme. Un homme que j’aurais tendance à idéaliser,
selon mes proches, et qui m’a profondément marqué. Je n’aime pas parler
de moi-même (le «moi-moiïsme» est haïssable, il hérisse le lecteur), je
préfère transposer. Mais dans le cas de ce «Pap’s» qui est le nom que
nous, ses enfants, donnions à ce personnage insaisissable, ami des
écrivains (Cingria, Haldas, Coccioli, Roud, Gaberel, Ramuz,
Vuilleumier…), des peintres (Gimmi, Forat, Gehr, Lélo Fiaux, Olivier
Charles, Pierre Estoppey…), des artisans (pêcheurs, ébénistes,
encadreurs, parqueteurs, tailleurs de pierres…), je n’ai pas fini d’en
découdre avec lui. Les séjours en sa compagnie à Trieste, Budapest,
Vienne, Paris, Marseille, Venise, Nice ou Amsterdam resteront à jamais
gravés dans ma mémoire. S’il est une personne au monde qui m’a ouvert
les yeux sur l’univers, qui m’a appris à déchiffrer le comportement des
humains, à contempler les tableaux de la Renaissance italienne, à
donner un nom aux insectes, reptiles, nuages, couleurs et fleurs, c’est
lui. Il ne m’a jamais humilié, même quand je lui ai causé les pires
tracas. Il ne m’a jamais frappé, ce qu’il aurait peut-être dû faire à
certains moments de totale exaspération. J’entends encore sa voix
lorsque, marchant sur un sentier caillouteux menant à une cabane du
Club Alpin, il évoquait le Comté de Yoknapatawpha ou Temple Drake, la
fille de bonne famille que l’énigmatique Popeye viole avec un épi de
maïs et qui connaîtra la déchéance dans un ravissant bordel où Popeye
assistera, les yeux exorbités, aux ébats de l’adolescente assaillie par
de vigoureux zigomars.
L’écriture peut parfaitement se passer de psychanalyse, nous a dit
récemment le grand analyste freudien et écrivain Roland Jaccard. Qui
ajoutait: «L’important dans l’écriture c’est de passer un pacte avec le
diable! Vrai ou faux? Jaccard a raison.» J’adore son petit livre sur
Ludwig Wittgenstein qui préférait, dit-il, la qualification de
«monstre» à celle d’«homme exemplaire», qui savait qu’il était un
criminel et qui vivait (tels Rousseau, Artaud ou Céline) dans le
sentiment permanent d’être un maudit. Oui, effectivement, écrire c’est
passer un pacte avec le diable. Sans quoi, on donne dans le chromo
sympa calibré pour l’export.
Jean-François Fournier. Vous
avez été comédien. Que nous aurait-il dit, cet homme qui a joué sous la
baguette du génial Peter Brook? La vie est une tragédie? Un drame
lyrique? Une comedia del arte? Un vaudeville ? Une des vingt pièces de théâtre de Thomas Bernhard?
Antonin Moeri. Je sens
que vous avez écouté l’émission de madame Croubalian! Bon, travailler
avec Brook fut une chance inouïe. Nous avons joué dans les lieux les
plus improbables (Bouffes du Nord, entrepôts de sel, anciens greniers,
cirques, zones portuaires…) une pièce de Shakespeare dans laquelle un
noble athénien se montre extrêmement généreux avec ses amis, des amis
qui, dès que le vent aura tourné, trouveront mille excuses pour ne pas
venir en aide à Timon. J’ai rencontré, au cours des répétitions, un
homme d’une drôlerie incroyable et que je considère comme le plus grand
acteur de tous les temps: Bruce Myers… Vous savez évidemment que le
théâtre est une profession, un métier, un travail particulier pour
lequel on a plus ou moins de talent et auquel on voue, si l’on peut,
son existence. C’est un univers somptueux, en tout cas tel qu’il
subsiste dans ma mémoire. Quand vous pratiquez ce métier, vous pouvez
aussi bien jouer une pièce de Labiche, Dario Fo, Eschyle, Koltès,
Pirandello ou Hanokh Levin. Les registres sont les plus variés, mais je
vois que vous mentionnez souvent le nom de Thomas Bernhard, dont je
connais quelques pièces. Il y a du burlesque, de l’ironie cinglante, du
cabaret, un lyrisme tendu, de la critique féroce, beaucoup de poésie
dans ses pièces. Bernhard aimait-il le cabaret comme Kafka l’aimait, ou
le music-hall comme Céline l’aimait? Je ne saurais répondre à cette
question. Mais c’est effectivement de ce côté-là, et du côté de Keaton,
Tati, Deschiens et consorts qu’il faudrait situer ma vision du monde.
Jean-François Fournier. Vous racontâtes un jour à Gilbert Salem, la belle plume du quotidien 24 Heures, qu’en vous voyant dans le Richard II
de Shakespeare que François Rochaix montait au Théâtre de Carouge, vous
vous êtes trouvé si mauvais que vous avez tout arrêté! C’est une
légende urbaine personnelle ou une de ces pirouettes chères aux héros
des romans et des nouvelles d’Antonin Moeri?
Antonin Moeri. Votre
emploi du passé simple dans ce contexte est émouvant! On se croirait
dans le salon de madame du Deffand. Mais je dois tout de même
reconnaître que c’est l’exacte vérité, ce qu’a rapporté Gilbert. Je ne
voudrais pas accabler le metteur en scène en question mais imaginez une
seconde la situation: revenant de Paris où j’avais travaillé avec de
grosses pointures, je me suis retrouvé à Genève dans une atmosphère
confinée peu propice à la création, peu électrique, peu stimulante.
Raison pour laquelle, après Richard II,
j’ai pris la décision d’abandonner ce métier et de me consacrer aux
seules choses qui allaient dorénavant entretenir ma flamme: l’étude de
la grammaire, des signes et du discours, la lecture des grands textes,
le travail à la table, la recherche des belles sonorités.
Jean-François Fournier. J’ai le
pressentiment que votre écriture est un pinot bourguignon aux tanins
très présents et longs en bouche. Elle se bonifie en vieillissant.
N’est-ce pas là la condition sine qua non du succès d’un auteur?
Antonin Moeri. Difficile
de répondre à cette question. Votre comparaison est élégante. Je vous
en remercie. Mais ce n’est pas à moi d’évaluer ma façon de décortiquer
les images ou d’en inventer, ma façon de décrire les animaux ou les
humains, ma manière de rapporter des discours en mêlant les niveaux
d’énonciation. C’est au lecteur à juger. Éprouve-t-il du plaisir en
lisant mon opus? Cela parle-t-il à une région de son cerveau? Est-il
pris dans un vortex? Pour ce qui est du succès, voulez-vous parler du
succès commercial, du succès critique ou du succès d’estime?
Jean-François Fournier.
Est-ce que vous avez quelque chose de typiquement suisse, vous qui vous
êtes baladé dans toute l’Europe, tant physiquement qu’artistiquement?
Antonin Moeri. Oui, sans doute. La ponctualité, l’amour du travail bien
fait, une certaine discrétion pour ne pas encombrer l’atmosphère. Je
n’ai absolument rien de nationaliste. Les hymnes avinés, le fanatisme
de brasserie, la solennité en uniforme, le yodl en chemise Edelweiss et
autres feux de camps me font hurler de rire. À part Melanie Ösch dont
la voix me fait frissonner. Elle doit me rappeler mes origines
saint-galloises.
Jean-François Fournier. Vous
écrivez à la main, dont l’écriture est un prolongement, avez-vous dit
un jour… Une allergie à notre société des nouvelles technologies, de la
dictature des produits et de la publicité, du jouir tout de suite et du
dynamisme forcé? Autrement dit, un peu comme les personnages qu’on
retrouve dans Le Sourire de Mickey (Bernard Campiche Éditeur, 2003)…
Antonin Moeri. Je ne suis
pas du tout allergique à la société des nouvelles technologies. Les
gens font absolument ce qu’ils veulent et tous ces gadgets semblent les
réjouir au plus haut point. J’ai comme tout le monde (ou à peu près) un
laptop, un téléphone
portable, un grille-pain télécommandé, il m’arrive de communiquer par
Messenger avec des actrices et des plasticiennes, je fais mes paiements
par e-banking. Si les gens
tiennent tant à jouir promptement de l’objet convoité en espérant,
malgré tout, entretenir la flamme du désir, grand bien leur fasse!
C’est comme avec les bébés, les mamans veulent assouvir leurs besoins
dans les délais les plus brefs, que dis-je, dans l’urgence absolue… Ce
n’est pas mon problème! Si j’écris au crayon ou au stylo, ce n’est pas
par allergie au «tomorrowland», c’est parce que ce geste me permet
simplement de connecter ma main au cerveau, et de prendre ainsi tout
mon temps pour que la pensée se développe, que l’imaginaire se déploie,
qu’une comparaison surgisse, que la petite musique se fasse entendre.
Ce serait trop triste de ne plus percevoir les nuances, étant si pressé
de passer à la suite; ce serait trop triste de ne plus entendre le sang
pulser aux tempes.
Jean-François Fournier. Comment se porte la littérature en 2020?
Antonin Moeri. Je suis
très sensible à l’écriture de Lydia Mischkulnig, d’Elfriede Jelinek, de
Sara Stridsberg, de Corinne Desarzens. Pour parler honnêtement d’un
texte, je dois le relire cinq ou six fois. Un texte qui se donne trop
vite ne m’intéresse pas. On ne profère que des banalités en tournant
rapidement les pages d’un bouquin (avant le rendez-vous chez le
dentiste ou le notaire) pour savoir qui est l’auteur du crime, du viol
ou du détournement de mineur. Je dois pour ma part me concentrer,
chercher le sens d’un mot, d’une image, d’une phrase, savourer un
calembour, une ellipse ou une insolente adresse au lecteur. Vous savez,
je ne suis pas journaliste dont j’admire par ailleurs la capacité
d’absorption et l’aptitude à l’enthousiasme. Je suis un travailleur de
la chose en soi, comme disait le monstre de Meudon.
Jean-François Fournier.
Plusieurs grands éditeurs américains (mais on connaît certains de leurs
collègues français dans le même cas) viennent d’admettre publiquement
qu’ils avaient recours à des sensitivity readers, autrement dit, des contrôleurs du politiquement correct, des censeurs… Un phénomène qui vous inquiète?
Antonin Moeri. Je ne me
suis jamais posé la question. J’ai un peu suivi l’affaire Matzneff,
l’affaire Polanski et l’affaire Woody Allen. J’ai lu en quelques heures
le livre de madame Springora. Tout cela ne m’étonne guère. On interdira
bientôt l’Ancien Testament, Bataille, Balthus, Dostoïevski, les tableaux de Pierre Bonnard, Les Cent vingt journées de Sodome, Porcherie de Pasolini, Belle de jour et Journal d’une femme de chambre
de l’incomparable Buñuel. C’est assez sidérant. «La seule chose dont on
ait besoin, c’est le courage de la sécession, le courage de se
détourner du courant principal… Je suis convaincu que les lieux
magiques de l’originalité, qu’une petite masse éparse de gens inspirés
refusant le consensus, sont indispensables pour maintenir le bon
fonctionnement du système général», écrivait Botho Strauss dans un
texte intitulé Le chant tragique monte paru en 1990. On ne peut qu’adhérer, trente ans après, au propos lucide du grand dramaturge allemand que le mainstream
a ostracisé comme il a ostracisé Peter Handke, lequel a, malgré les
cris d’orfraie de belles âmes indignées, tout de même obtenu le Nobel!
Double ouf! Trois fois amen!
Jean-François Fournier. Si vous pouviez vous réincarner dans un autre écrivain, mort ou vif, lequel serait-ce et pourquoi?
Antonin Moeri. Artaud m’a
fait rêver dès l’âge de quatorze ans, mais aurais-je supporté ses neuf
ans d’internement dans les asiles psychiatriques et les cinquante
électrochocs qu’on lui a fait subir pour qu’il remette les pieds sur
terre? Il a toujours été à côté de la plaque et il était si beau. Il
était fasciné par les femmes de caractère. Il n’était pas fait pour
faire des livres comme les autres. Ses derniers textes, Cahiers de Rodez, L’Exécration du père-mère, La Recherche de la fécalité et Van Gogh le suicidé de la société
sont vertigineux! En arrachant les mots à leur gousse de sens et en les
brandissant tels des brandons lancés sur une poudrière, Nanaqui tentait
de conjurer la terreur d’une plongée dans le maternel.
Jean-François Fournier. Le livre qu’il faudrait glisser dans votre cercueil?
Antonin Moeri. Ah! sans conteste les Entretiens avec le Professeur Y!
Cette féroce et loufoque pseudo-interview que Céline rédigea en 1954 et
qui est une époustouflante parodie de ce que nous venons de réaliser:
l’entretien littéraire. Ainsi pourrai-je continuer à me bidonner, au
siècle des siècles et au plus profond d’une nuit sans étoiles.
Entretien accordé par Antonin Moeri à JEAN-FRAN4OIS FOURNIER pour la revue littéraire en ligne Les Plus Belles Plumes
Il capte les voix humaines et les réenchante
À l’heure où paraît son sixième roman, l’infatuation ne l’étouffe pas
comme d’autres écrivains suisses de sa génération. Antonin Moeri a la
modestie souriante. Il s’intéresse moins à la politique qu’aux
voyageurs qu’il entend parler dans le tram 14 de Genève, où il vit
depuis trente-cinq ans, comme dans le train qui souvent le conduit vers
Lavaux. Il y possède une maison familiale et peut remuscler son corps
de sexagénaire en faisant de l’aviron sur le Léman. «Ces gens
ordinaires, j’enregistre leurs conversations les plus banales, car
elles traduisent plus justement que tout discours les désarrois
actuels, l’absurdité du temps qu’on vit.» Une absurdité à la fois
bouffonne et tragique, comme chez Samuel Beckett, qu’il avait failli
rencontrer à Paris quand il y était comédien, grâce au metteur en scène
Roger Blin, le créateur de Fin de partie
en 1957. Il prise tout autant Thomas Bernhard, le grand auteur
autrichien, Robert Walser et Ludwig Hohl, dont il traduit les livres
quand la rédaction de ses propres écritures lui en laisse le temps.
Il y reporte ces paroles capturées au vol, consignées auparavant dans
des carnets. Mais il se fait un devoir de les reciseler à sa manière,
les réenchanter, quand il faut tout mettre «au propre» sur la page
blanche, puis sur l’écran. «J’ai un ordinateur, mais il me faut d’abord
rédiger manuellement. Je n’ai pas de parti pris contre les ordinateurs,
mais je crois que, chez moi, il y a un lien direct entre la main et le
cerveau.» Et Antonin Moeri de rire de cette assertion qui sonne
prétentiarde. Un rire qui fait rayonner son visage et le pencher de
côté à la manière des oiseaux. Pourtant, dans la sérénité de ses yeux
vert amande, qui ont l’élégance de ne jamais quitter les vôtres, on ne
discerne point la saillie de curiosité, l’acuité d’observation qui fait
la force de la douzaine de livres – romans, récits et nouvelles – qu’il
a publiés depuis vingt-six ans, d’abord à L’Âge d’Homme, par
l’entremise de Jean-Louis Kuffer, puis chez Bernard Campiche. Des
proses au style très maîtrisé, mais aérien, picaresque, avec une
dimension musicale. Et d’un réalisme troublant, car on y devine une
part prépondérante d’imagination. L’auteur n’en disconvient pas: «La
vie réelle n’a pas les mêmes structures que la vie dans l’écriture;
dans ce livre, Pap’s, je
raconte la vie de mon père à partir de cahiers à couverture noire qu’il
m’avait remis, que je n’ai voulu lire que quinze ans après sa mort, en
1990.»
Antonin Moeri a fini par s’en inspirer pour narrer l’existence de son
père, Émile, en citant souvent des extraits exacts de son journal
intime de voyage au Moyen-Orient, de médecin malgré lui, d’hédoniste au
cœur triste. Car il admirait les peintres et les poètes, était un ami
de Charles-Albert Cingria et rêvait sans y croire, et sans espoir, de
devenir à son tour un écrivain. Il légua à son fils, avant de mourir,
une valise en cuir contenant des souvenirs inavoués. «Il avait
peut-être sa petite idée», reconnaît Antonin Moeri.
«Pap’s», c’est le surnom qu’il donne à son papa, dont il ne trahit
jamais les réflexions mais dont il embellit à son gré poétique l’épopée
grandiose et le destin tragique. Rejeton d’un facteur des Postes, Moeri
père étudia la médecine sans savoir qu’il deviendrait un jour le
cardiologue le plus important de Vevey.
À Berne, il épouse une laborantine qui y enfante Antonin et, deux ans
après, une fille qui deviendra flûtiste classique. La famille séjourne
trois ans à Mexico, revient en Suisse, à Zurich, où les enfants
apprennent le Schwyzerdütsch. Une étape à Clarens dans un vieux manoir,
puis installation à Vevey, où Antonin fait ses premières écoles avant
de les continuer à Lausanne, au Gymnase du Belvédère. «Durant mes
scolarités, j’ai eu des problèmes de comportement, mais c’étaient peut
être des désirs de discipline.» Il trouvera celle-ci à la fameuse école
de théâtre de Strasbourg, en y subissant la férule de professeurs
exigeants. Suivront des tournées en France avec Peter Brook entre
autres. Mais son expérience théâtrale prend fin à Genève en 1980,
lorsqu’il doit incarner le personnage d’Aumerle dans le Richard II
de Shakespeare, mis en scène par François Rochaix, au Théâtre de
Carouge. «Je m’y suis trouvé si mauvais acteur que j’ai quitté la scène
définitivement.»
De cette expérience, Antonin Moeri a hérité une diction impeccable de
comédien. Et un goût du ping-pong dramaturgique qui rend si vivants ses
dialogues romanesques. Mais ses héros à lui ne se veulent pas
shakespeariens. Ils babillent dans le tram 14.
GILBERT SALEM, 24 Heures
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