Chiara Meichtry-Gonet est née en mai 1977 à Lausanne. Elle
vit et travaille à Sion. Une enfance et une adolescence en Valais la
décident à franchir les montagnes – parce qu’elles cessent de vous
écraser et qu’elles deviennent belles dès qu’on a compris que l’intérêt
était d’y grimper – pour s’inscrire à l’université de Rome où, durant
cinq ans, elle suit les cours de la faculté de philosophie. Elle
reviendra en Suisse romande avec une spécialisation en logique
mathématique, qui fait souvent son petit effet lors de dîners en ville,
mais ne donne malheureusement que rarement des sujets de conversation
potentiellement rassembleurs. Lectrice maniaque, elle aime
particulièrement la poésie et les romans, préférablement datés.
Journaliste de formation et autrice de quelques ouvrages de style
journalistique, Chiara Meichtry-Gonet a publié un premier récit en
2014, La Part des ombres, aux Éditions Monographic à Sierre, puis deux romans, tous deux publiés par Bernard Campiche Éditeur, Passage des coeurs noirs (2019), Mathilde-sous-Gare (2020), Prix de la Société valaisanne des écrivains.
Sur les rails avec Chiara Meichtry-Gonet
Journaliste et écrivaine,
équipée d’une spécialisation en logique mathématique, sous-directrice
de l’Association Valaisanne des Entrepreneurs (AVE), Chiara
Meichtry-Gonet est à la croisée de plusieurs chemins… ou rails,
pourrait-on écrire. À l’automne 2020, elle a publié son deuxième roman,
Mathilde-sous-Gare chez
Bernard Campiche. L’occasion pour moi de la rencontrer et d’échanger,
lors d’une virée en train et ailleurs, sur son profil singulier et son
univers imagé et pertubant.
«Je vous attendrai à Lausanne sur le quai (je me trouve généralement
proche d’un cendrier, disons côté Valais)». C’est par cette phrase,
parmi d’autres, que le rendez-vous avec Chiara Meichtry-Gonet a été
pris. Son existence, je l’ai apprise en lisant ses récits. D’abord, Passage des cœurs noirs,
paru en 2019 chez Bernard Campiche Éditeur, une histoire qui suit
Virgile, un banquier, qui tombe amoureux d’une étudiante, Héloïse.
Ensemble, ils ont une fille, Alma. Mais le destin décide de se mêler de
ce bonheur familial. Autour d’eux – et surtout de Virgile – rôdent les
fantômes du passé. Un premier roman mystérieux, rédigé par une auteure
aux aspects multiples et à la carrière riche.
J’ai donc eu envie de creuser la question. Passage des cœurs noirs, c’est son premier roman, mais pas son premier récit. En 2014, l’écrivaine avait publié un livre, La Part des ombres,
aux Éditions Monographic de Sierre. Une élégie et un hommage à son père
disparu, le journaliste Pascal-Arthur Gonet, décédé du sida en 1992,
collègue et ami du journaliste et écrivain Gilbert Salem. Ce dernier a
d’ailleurs consacré un ouvrage à son ami disparu intitulé À la place du mort
et publié en 1996 chez Bernard Campiche. Mais gardons cela pour plus
tard, si vous me le permettez, et poursuivons sur notre protagoniste du
jour.
À l’automne 2020, Chiara Meichtry-Gonet publie Mathilde-sous-Gare,
l’histoire d’une héroïne, Mathilde, qui voyage de train en train en
rencontrant des voyageurs et en écrivant leur histoire. Au cours d’un
voyage, Mathilde rencontre Jean et c’est l’amour fou. Mais l’amour
finit par laisser place à la douleur et à la séparation. On retrouve
dans ce roman un univers presque onirique, une narration éclatée –
comme dans Passage des cœurs noirs, – sur fond de road-trip
en train. Comme on peut le constater, Chiara Meichtry-Gonet se meut
dans plusieurs domaines: l’administration, le journalisme, la
littérature… Un mélange déroutant et, en même temps, très intrigant.
J’ai souhaité voir cela de plus près. Place donc désormais au portrait.
Sur le quai, Coffee & Cigarettes
Dans le hall de la gare de Lausanne, en ce froid jeudi de janvier 2021,
il n’y a pas trop de monde. Étrangement, c’est là que je rejoins Chiara
Meichtry-Gonet – et non pas à côté d’un cendrier. Long manteau
noir, écharpe blanche avec points noirs et bottines Doc Martens au
pied, ses lunettes de soleil sur le crâne, elle attend assise sur un
banc, café et taillé aux greubons à la main. Je la repère aisément, au
milieu des voyageurs. Avant de l’aborder, je me remémore le programme
défini par mail. Comme le Covid complique décidément les choses, nous
avions décidé de réaliser l’entretien dans un train, un exercice que
cette auteure «pratique très souvent». Nous étions censés prendre
l’ICN1 en direction de Berne, mais le Covid en a décidé autrement.
Après les présentations, je lui annonce la nouvelle que m’a transmise ma collègue Indra, photographe, par WhatsApp
et qui a été confirmée par un contrôleur CFF. «Heu, en fait, les
wagons-restaurants des trains sont fermés. Du coup, je ne sais pas trop
comment on va faire l’entretien», lui dis-je. Je me tais et je
réfléchis. Un peu gêné… Heureusement, il y avait un plan B. «Oui, j’ai
vu que les wagons-restaurants sont fermés. Mais on trouvera bien une
solution», me répond-elle, mi-souriante, mi-convaincue, avant de me
dire qu’elle va reprendre un café.
À côté de nous, une petite boulangerie – chaîne ou franchise. Je lui
réponds que je l’invite au café, je passe la commande: «Bonjour Madame,
deux cafés s’il vous plaît». «Avec les couvercles, les cafés?», me
lance la serveuse. Je réponds que non. «Avec le couvercle en plastique
pour moi, s’il vous plaît», lui lance Chiara Meichtry-Gonet. J’esquisse
la bouille du gars qui fait une gaffe. «Sinon, je vais en renverser
partout», me déclare-t-elle, complice.
Je lui dis qu’une solution a été trouvée, que finalement nous nous
rendrons à Fribourg et ferons l’entretien chez Indra qui accepte
volontiers de nous recevoir… Et nous pourrons discuter de manière moins
formelle dans le train. Direction donc le quai 1, à côté d’un cendrier.
Sur le quai désert, nous formons un étrange duo. Tous deux de noir
vêtus, elle avec sa cigarette et son café, et moi avec mon café et mon
petit sac à dos. La scène semble tirée tout droit de Coffee & Cigarettes.
Une histoire de famille
En attendant le train pour Fribourg, on papote. Tout d’abord, on
commence par les fondamentaux: Chiara Meichty-Gonet c’est qui? «Dans
mon nom, il y a à peu près ce que je suis», nous dira-t-elle plus tard.
Née en 1977 à Lausanne, elle a 43 ans. Elle vit à Sion avec son mari et
ses deux fils, «deux ados», ajoute-t-elle avec un petit rire. Elle est
polyglotte: allemand, italien, anglais, français et russe. Ces langues,
«reflets de {s}es différents parcours», elle les maîtrise à des degrés
divers. L’anglais, par exemple, elle le pratique en traduisant
régulièrement des textes de l’anglais au français – et elle a lu
récemment lors d’un voyage aux États-Unis les Œuvres Complètes de l’écrivain beat
William S. Burroughs… L’allemand: «appris à l’école et je m’en sers
pour mon travail». Quant au français et à l’italien? Elle est bilingue.
Le russe, enfin, elle l’a étudié, notamment lors d’un voyage à
Saint-Pétersbourg.
Au moment d’aller à l’université et de choisir sa voie, son regard
s’est tourné vers l’Italie. Ce sera Rome et sa faculté de philosophie
où, après quelques années, elle obtiendra sa licence avec une
spécialisation en logique mathématique, «qui fait souvent son petit
effet lors de dîners en ville». Et à présent, elle occupe le poste de
sous-directrice de l’Association Valaisanne des Entrepreneurs, après
avoir travaillé pendant plusieurs années en tant que secrétaire général
du Département de l’économie, de l’énergie et du territoire, à l’État
du Valais.
Et puis, avant tout cela, il y a eu une période plus journalistique.
Elle me raconte qu’elle a bossé pour le groupe Ringier, en tant que
journaliste RP, notamment à L’Illustré. Elle a également travaillé pour
Édipresse. Je lui demande quel genre de journaliste elle est. Avec sa
voix grave et clope au bec, pose très classe, elle me répond qu’elle
écrivait surtout pour la rubrique des «chiens écrasés»: «Les sujets
bizarres, gores ou chelous, c’était pour moi. J’étais toujours motivée
à parler de ce genre de chose.» Un exemple? À quelques pas de la gare
de Lausanne, à l’avenue William-Fraisse, on trouve le Cinéma Moderne,
le fameux cinéma porno. Le 19 février 2002, un jeune homme de 25 ans
entre dans le cinéma armé d’un «Fass 90» et tire sur les spectateurs.
Au total, un mort et deux blessés, avant que l’auteur du drame ne se
suicide. Un souvenir lui revient: «À l’époque, j’étais enceinte et je
m’étais rendue sur les lieux du crime pour couvrir l’affaire», me
déclare-t-elle. La scène, ainsi décrite, me semble presque surréaliste.
En tout cas, très curieuse.
À ce propos, c’est qu’on est curieux chez les Gonet. Le père,
Pascal-Arthur Gonet, journaliste très friand d’investigation était
connu dans le milieu pour traquer les criminels en col blanc. Il a même
eu l’occasion, au cours de sa carrière, d’interroger le juge italien
Giovanni Falcone, homme de loi farouchement opposé à la Cosa Nostra.
Chiara a aussi un frère: Matteo Gonet. Celui-ci est établi à Bâle; il
est souffleur de verre. En 2019, il a remporté le prix du Maître
artisan d’art Suisse. Sur ces propos, alors que l’auteure achève de
fumer une nouvelle cigarette, un souffle puissant se fait sentir sur le
quai. Le train est arrivé. On se remasque et on monte.
Sur les rails et chaussures aux pieds
Dans le train, on se cale au deuxième étage sur les banquettes
latérales pour pouvoir discuter tranquillement. Elle a enlevé son
manteau. Pendant qu’on parle et qu’elle gesticule, sur fond de paysages
enneigés, mes yeux peinent à se détacher de l’un de ses avant-bras où
est incrusté un tatouage: une tête de mort. Un peu «punk», Chiara
Meichtry-Gonet, non? «Un peu mais pas totalement», m’avoue-t-elle. On
parle de musique et de rock. Elle m’explique comment elle a rendu
visite, à Londres, à des amis musiciens. Au sein du couloir qui sépare,
une petite fille fait des allers-retours remarqués, entre nous et le
toboggan. Et puis, à force de discuter, elle m’avoue qu’elle n’aime pas
le small talk, que, pour
elle, l’important c’est l’honnêteté et la sincérité. Que les échanges
convenus, du style «Salut! Ça va? Oui et toi?», alors que tout va mal,
«c’est nul». C’est alors que le train arrive en gare de Fribourg. Notre
destination finale est proche.
Tandis que nous marchons le long du Boulevard de Pérolles, je
l’interroge sur sa jeunesse. «J’étais un peu à la masse», me
déclare-t-elle, le regard vague. «Lorsque vous perdez votre père étant
jeune», m’explique-t-elle «disons que cela ne vous donne pas trop envie
de sociabiliser». Phrase à peine prononcée, nous regardons tous les
deux nos pieds et continuons à marcher. Elle enchaîne ensuite sur Rome
où, dans les années 90, au sein du milieu estudiantin, la politique
battait son plein, entre les communistes et les fascistes. Elle
explique qu’elle avait alors pris part à un sit-in,
organisé par les étudiants contre les profs et l’institution. Elle
décrit le monde des années 90, celui de sa jeunesse, comme une époque
assez insouciante et où «tout semblait possible pour les jeunes». Avant
d’ajouter: «on ne se sentait pas limité, comme actuellement».
Justement, comment trouve-t-elle le monde d’aujourd’hui? «Je le trouve
très dur, très cruel pour les jeunes», déclare-t-elle l’air un peu
triste. Elle passe alors en revue le phénomène Trump, les extrémismes
de tous bords, la crise économique, avant de résumer: «Disons que j’ai
l’impression que notre époque manque parfois un peu de recul et
d’analyse par rapport aux choses.» Par la suite, je ne sais comment, on
en arrive à parler de ses chaussures, des Doc Martens (une référence
inconsciente à Edouard Limonov, qui sait?). «À l’époque, on était
obligé de magouiller et d’importer illégalement des Doc Martens pour en
avoir. On ne les trouvait pas en Suisse. Maintenant, vous en trouvez
facilement. Ça a perdu un peu de son charme», m’avoue-t-elle en les
regardant et en soulevant la jambe.
Causeries littéraires
Arrivés dans le hall de l’immeuble fribourgeois, nous remarquons que
l’ascenseur est très étroit, peut-être trop pour deux personnes armées
de leur sac à dos. Notre destination? Le huitième étage. Résigné, je
lui adresse un «OK, je monte à pied. À toute.» Mais elle me rétorque,
avec sa voix fatale (qui ne donne pas envie de désobéir), que c’est
tout bon, qu’il y a assez de place pour deux.
Chez Indra, après cette virée ferroviaire, nous prenons place dans un
petit salon où, entre deux tasses de café et un verre d’eau, nous
parlons littérature. Je commence comme il se doit par lui esquisser une
petite théorie «maison». A priori, il y a souvent deux types
d’écrivains: l’écrivain-prof et l’écrivain-journaliste. Chiara
Meichtry-Gonet fait assurément partie de la seconde catégorie. Mais
alors, selon elle, y a-t-il une différence entre écriture
journalistique et écriture littéraire? «Oui. Le journalisme implique
une écriture professionnelle, c’est un travail qui s’apprend et qui
s’enseigne. Évidemment, tout le monde peut écrire, mais tout le monde
n’est pas capable d’écrire un article ou de réaliser un portrait. Quant
à mon écriture littéraire, je considère que c’est l’espace de la
liberté totale et de l’honnêteté. Mais je conçois tout à fait que
certains mécanismes d’écriture puissent s’apprendre.» Tous les matins,
l’auteure écrit de 4h00 à 6h00 dans sa cuisine en se faisant du café et
en fumant. «Je ne peux plus écrire le soir désormais. J’ai des ados à
la maison, une vie de famille. Alors j’écris tôt le matin. En fait, je
travaille avec des gens qui fixent souvent des rendez-vous à 5h00 ou
7h00. Du coup, cette plage horaire matinale s’inscrit bien dans ma
journée», déclare-t-elle. «Écrire m’est devenu nécessaire, j’en ai
besoin et j’aime ça.» Quand on l’interroge sur sa publication, elle
avoue qu’elle n’écrit pas dans le but d’être publiée. Que, par exemple,
La Part des Ombres,
était un projet qui a pris la forme d’une pièce de théâtre, jouée dans
un chalet, fruit d’un «rallumage artistique» qu’elle a éprouvé lors
d’un festival.
Sous le masque de l’écrivaine, la philosophe
Quant à Mathilde-sous-Gare, à
l’origine, elle souhaitait avoir l’avis de Bernard Campiche sur ce
texte et c’est le premier écrit qu’elle lui a envoyé. Écrit que
l’éditeur… n’a pas lu. Il a attendu trois ans pour lui donner réponse.
En effet, l’éditeur pensait que le manuscrit de Chiara, tout comme le
livre de Gilbert Salem, traitait de la mort de Pascal-Arthur Gonet.
Dans À la place du mort,
Gilbert Salem raconte entre autres comment, à la mort de son ami, il
s’est acquitté avec zèle de l’une des dernières volontés du défunt:
faire un tri dans sa bibliothèque, éliminer les «mauvais livres» et
s’occuper de «l’éducation littéraire» de Chiara. Autant dire qu’il n’a
pas chômé. «Gilbert Salem est, en quelque sorte, mon père putatif. J’ai
eu beaucoup de chance», dit Chiara Meichtry-Gonet. Lorsqu’on lui
demande quel est son livre préféré, elle répond sans hésiter:
«Pétersbourg d’Andreï Biély». Cocasse, comme choix.
Mais alors, comment connaît-elle Bernard Campiche? Pendant ses études,
elle gagnait des sous en travaillant comme correctrice pour cet
éditeur, que Gilbert Salem lui a permis de connaître. Sur quels projets
a-t-elle donc travaillé? Elle a été dernière relectrice sur le projet
des Œuvres complètes de Jean-Pierre Monnier, et – souvenir moins apaisant – pour les Poésies I, II, III
de Jacques Chessex. Je lui demande de développer. «En fait, c’était
assez extraordinaire comme aventure, mais, à l’époque, je ne m’en
rendais pas compte. Chessex revivait ce qu’il avait écrit pendant sa
jeunesse. Il s’amusait donc à relire et à corriger ses textes,
déplaçant des virgules et autres. Il était trop pointilleux. C’était
insupportable. Par exemple, lorsque j’étais rentrée le week-end, il
m’appelait le samedi matin chez ma mère pour me dire qu’il fallait
effectuer des modifications sur ses textes. Je devais donc sans cesse
lui répondre que je ne travaillais pas le week-end…»
Au fur et à mesure de l’entretien, Chiara Meichty-Gonet nous prodigue
la «recette secrète» de ses récits. «Lorsque j’écris, je ne fais pas de
plan. Tout part d’un conseil donné naguère par Gilbert Salem: “Tu
rentres dans une pièce et tu décris tout ce qui s’y passe”». À ce
stade, on ne peut s’empêcher de lui faire remarquer que dans ses deux
romans le temps n’est pas linéraire, la construction est complexe… Elle
esquisse un sourire et répond directement d’une voix de stentor et avec
un sens aigu de philosophe: «Le temps n’est pas linéaire, donc un récit
n’est pas obligé de suivre la ligne du temps. J’aime beaucoup jouer
avec ça. Les êtres humains sont des êtres fragmentés. C’est la raison
pour laquelle je rédige des récits à plusieurs niveaux, parce que les
gens sont complexes, de même que la réalité.» Une réponse bien
philosophique, oui.
IVAN GARCIA, Le Regard libre, No 72, mars 2021
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