«Je ne suis qu’un utérus»
Dans la lumière
Elle a fait l’actualité il y a quelques semaines. Vous savez ce qu’elle fait. Découvrez qui elle est.
Chiara Meichtry-Gonet. Cash,
mais aussi douce par moments, l’écrivaine, sous-directrice de
l’Association valaisanne des entrepreneurs, a accepté de se livrer. Une
femme complexe au cuir bien épais.
«Je ne suis toujours pas convaincue, mais on verra.» Si Chiara
Meichtry-Gonet a accepté de se confier, elle émet encore quelques
doutes le jour de la rencontre. La quadragénaire: elle aura 48 ans fin
mai – a plutôt l’habitude de se raconter dans ses livres,
justifie-t-elle. Lauréate du prix Lettres frontière pour son dernier
ouvrage Mattmark, elle
choisit tout de même d’ouvrir la porte de son bureau à l’Association
valaisanne des entrepreneurs à Sion où elle occupe le poste de
sous-directrice. Pour dévoiler quelques pans de son intérieur.
Il y a un peu plus de dix ans, elle sortait son premier livre entre
témoignage, poésie et art. La Part des ombres rendait hommage à son
papa décédé du sida à 36 ans alors que Chiara avait à peine 15 ans. «Si
mon père était décédé d’un cancer, les réactions de tout un tas de gens
auraient été différentes, je suppose. Mais quelle est la différence? Il
est juste mort», souligne-t-elle en ajoutant trouver invraisemblable
que les personnes malades du sida doivent le cacher encore aujourd’hui».
Elle fuit les clichés
Loin d’elle l’idée de passer pour une victime. Pour elle, chacun
choisit de construire sa vie comme il l’entend. «On ne réduit pas la
génétique, on choisit qui on est, on choisit sa propre liberté.» Elle
s’agace de voir les gens définis en fonction de leur origine, de leur
genre ou de ce qui leur est arrivé. L’être humain est bien plus
complexe. Elle-même n’est d’ailleurs pas facile à cerner.
Intellectuellement brillante, elle est tenace et volontaire avec une
solide fibre féministe.
Enfant, elle était proche de sa grand-mère paternelle qui «était la
figure de la femme forte.» Quant à sa grand-maman maternelle, décédée
quand Chiara était en dernière année de collège, elle lui avait
notamment fait promettre de terminer ses études. «Elle n’avait pas pu
finir les siennes. Ça l’avait marquée.»
Chiara a 5 ans lorsque ses parents divorcent. Sa maman, d’origine
tessinoise, retourne vivre dans son canton d’origine avec ses enfants
pendant deux ans avant de s’établir à Sierre. Chiara et son frère cadet
rendent régulièrement visite à leur papa, domicilié à Lausanne. Ils
apprennent très vite à prendre le train seuls. «Mon père ne savait pas
conduire. Je connais tous les buffets de gare de Suisse.» Un papa dont
elle était proche et qui n’avait rien d’un homme sans relief.
Journaliste d’investigation, il était spécialisé dans les histoires de
mafia. «On recevait des téléphones très bizarres à la maison.»
Rarement débordée par les émotions en public
Son père lui écrivait souvent des lettres. Une manière pudique de
montrer son amour. La pudeur anime également Chiara Meichtry-Gonet qui
confie être rarement débordée par les émotions en public. «Le reste
m’appartient.» C’est la même chose pour les démonstrations affectueuses
physiques. Quand elle était collégienne, elle avait serré la main à son
grand-papa lorsqu’elle l’a revu après des mois passés en Toscane. «Je
crois qu’il aurait été mal à l’aise si j’avais fait autre chose. Ce qui
n’empêche pas de se dire des choses profondes.»
La quadragénaire a la faculté de s’adapter. Elle se sent à l’aise dans
tous les milieux. «J’aime découvrir les gens sans me faire de jugement
avant», explique-t-elle en ajoutant avoir été «vaccinée très tôt contre
les a priori». «Imaginez: après le Tessin, nous sommes arrivés à Sierre
avec une maman tessinoise, divorcée et on n’allait pas au cours de
religion.» Le tout dans les années 80. À 20 ans, elle rencontre celui
qui deviendra son mari. «Avec lui, j’ai fait le choix de la vie.» Le
couple a deux enfants, âgés aujourd’hui de 22 et 20 ans. Lorsqu’on lui
demande si elle avait envie de maternité, Chiara Meichtry-Gonet répond
abruptement: «On vit dans un monde où on peut choisir».
Elle s’adoucit quand elle parle de sa fille et de son garçon confiant
ne pas avoir été une mère «traditionnnelle». Elle a toujours travaillé
à 100 %, de même que son mari, s’appliquant à passer des moments de
qualité avec les enfants. «Récemment, je leur ai demandé si je leur
avais manqué. Ils m’ont répondu non.»
Cuisiner pour ceux qu’elle aime
À tous ses employeurs, elle a posé l’exigence d’être libre tous les
soirs de 17 à 1 9 heures pour consacrer ce temps à
ses enfants. Une condition sur laquelle elle n’a jamais transigé. «J’ai
toujours obtenu ça.»
C’est elle d’ailleurs qui leur prépare le repas. Elle apprécie de
cuisiner. «C’est surtout parce que je déteste mal manger.» Elle
n’hésite pas à se mettre aux fourneaux, mais «uniquement pour les gens
que j’aime», précise-t-elle en ajoutant avoir «un rapport super
méditerranéen à la nourriture. Ce serait un déshonneur si la personne
repartait de chez moi en ayant faim.»
Chiara Meichtry-Gonet n’a jamais pu admettre de devoir choisir entre
ses enfants et sa vie professionnelle. Lors de son premier travail de
journaliste au Matin, elle n’a par exemple pas renoncé à allaiter sa
fille après son congé maternité. «Je me débrouillais. J’étais en colère
qu’on me dise que je n’allais pas y arriver.»
Il suffit qu’on lui dise qu’elle n’y parviendra pas pour qu’elle se
batte encore plus. Elle raconte ainsi une anecdote liée au premier jour
de scolarité de son aînée. «Je l’ai amenée à l’école et j’ai présenté à
l’enseignante la jeune fille qui viendrait chercher ma fille le soir.
Elle m’a demandé combien de jours par semaine cela concernait. Je lui
ai dit que ce serait tous les jours.» La titulaire de classe lui a
alors demandé si sa fille allait bien. «Je n’en revenais pas de cette
vision!», s’insurge la quadragénaire maman certes, mais aussi femme,
professionnelle et écrivaine. «C’est évident que je ne suis pas qu’un
utérus», lance-t-elle.
Cash comme toujours. Aux antipodes des personnes fleurs bleues.
Fillette, elle ne rêvait pas d’avoir un mari, des enfants, une villa,
un jardin et un chien. «Je n’ai jamais projeté de vies idéales.»
Locataire dans la vieille ville de Sion, elle n’a nul besoin d’être
propriétaire pour s’ancrer. «Le seul endroit où je me sens chez moi,
c’est là où vit mon mari.»
Des mots qui résonnent comme une déclaration d’amour envers l’homme de
sa vie. «C’est un long compagnonnage amoureux. On a une vraie exigence
d’honnêteté et de respect mutuel.»
Épicuriennne au sens d’Épicure
S’ils sont très proches, ils ont aussi chacun leurs goûts. Si son mari
apprécie le ski – c’est lui qui a mis les enfants sur les lattes la
première fois –, elle déteste cette activité. «La dernière fois que
j’en ai fait, je devais avoir 10 ans. J’ai le souvenir d’avoir été
coincée dans une pente dans le blizzard.» En fait, elle abhorre le
sport tout court. Si elle a appris à patiner dans son enfance, c’était
surtout pour faire la nique à ceux qui lui interdisaient de faire du
hockey «parce qu’elle était une fille». En deux temps trois mouvements,
elle a apprivoisé la glace, surpassant les garçons en vitesse. Comme
tous ceux qui ont perdu des êtres chers, elle a la conscience que tout
peut s’arrêter brusquement. Mais n’a pas d’angoisse de la maladie ou de
la mort. «Je suis épicurienne au sens du philosophe Épicure, souligne
cette diplômée de la Faculté de philosophie de l’Université de Rome.
L’épicurienne encourage la recherche du plaisir modéré et la
tranquillité de l’âme, tout en soulignant l’importance de l’amitié, de
la connaissance et l’absence de crainte de mort. «Je vis avec
intensité», résume-t-elle en souriant.
Pas compliquée, mais complexe
Au moment du selfie, dans son bureau à l’Association valaisanne des
entrepreneurs à Sion. «Je n’aime pas les choses compliquées, mais
complexes. Pas compliquée, mais complexe. C’est aussi ainsi que l’on
pourrait décrire Chiara Meichtry-Gonet. Pas facile à cerner, la
quadragénaire qui est à la fois le feu et la glace, oscillant entre un
côté «provoc’» et davantage de douceur. Comme lorsqu’elle lance: «Je ne
suis pas qu’un utérus» en parlant de sa vie professionnelle, puis «Je
me sens chez moi là où vit mon mari» en évoquant son conjoint.
J’ai eu le sentiment de faire l’interview sur un fil. Après deux heures
et demie d’entretien, nous sommes sorties de son bureau non-fumeur.
Chiara a prestement allumé une cigarette pour raconter ses impressions
en off. Elle a souri, mettant un beau point final à ce moment intense
de partage humain. Une certitude: avec Chiara Meichtry-Gonet, la
tiédeur n’existe pas.
CHRISTINE SAVIOZ, Le Nouvellliste
Chiara Meichtry-Gonet et Patrice Gain, les lauréats du Prix Lettres frontière
La 21e édition du festival L’Usage des mots
avait donné rendez-vous en novembre aux amateurs de littérature, dans
l’établissement culturel Château-Rouge à Annemasse. À l’issue de
l’édition 2024, deux lauréats ont reçu le Prix Lettres frontière:
Chiara Meichtry-Gonet et Patrice Gain.
Le festival littéraire L’Usage des mots
permet de dévoiler des nouveaux titres plébiscités en France et en
Suisse. Comme chaque année, l’événement a primé deux auteurs. Un mois
après l’octroi de leur prix littéraire, nous avons rencontré Chiara
Meichtry-Gonet, romancière suisse, et Patrice Gain, écrivain français
qui sont les grands vainqueurs de cette édition 2024 du Prix Lettres
frontière.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de participer à ce prix?
Chiara Meichtry-Gonet:
«J’avais entendu parler de ce prix. Mais c’est mon éditeur Bernard
Campiche qui en a eu l’idée et s’en est chargé. Ensuite, il a envoyé
les exemplaires de mon ouvrage Mattmark à l’équipe de Lettres frontière.»
Patrice Gain: «C’est la troisième fois que je participe, avec mon sixième roman intitulé Les Brouillards noirs,
paru aux éditions Albin Michel. Les lecteurs ont présélectionné mon
livre comme ils l’avaient fait pour mes précédents ouvrages. L’auteur
n’y est pour rien, une fois que le livre est sorti, il ne nous
appartient plus. Ce sont les lecteurs, qui décident de nous récompenser
ou non.»
Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de votre victoire?
Chiara Meichtry-Gonet: «Je suis très honorée, car c’est un prix de lecteurs. Et cela est vraiment très précieux, d’autant plus que Mattmark est
mon quatrième livre, et mon troisième roman. Il y a eu beaucoup de
personnes qui m’ont parlé de mon ouvrage. Donc, forcément, je suis très
touchée!»
Patrice Gain: Je suis
très heureux d’être le lauréat de ce Prix Lettres frontière, par ce
côté transfrontalier, et ce lieu qui nous unit. La littérature
appartient au monde et les livres sont là pour gommer les frontières.
Je suis originaire de la Vallée du Giffre, en Haute-Savoie, donc c’est
un privilège et un honneur d’être primé. Être auteur est un acte
solitaire, et cette récompense est également l’occasion de rencontrer
nos lecteurs et lectrices. C’est un moment convivial très fort!»
Combien de temps avez-vous mis pour rédiger ce roman?
Chiara Meichtry-Gonet: Cela m’a pris trois ans, considérant toutes les recherches qu’il y avait à faire.»
Patrice Gain: Cela a pris
quelque temps. Récemment, j’ai finalisé mon septième roman qui est
actuellement chez mon éditeur, et qui va être publié prochainement.»
ELISA GENEVRA, Le Dauphiné libéré
«Chercher un coupable n’apaise pas la peine»
La Valaisanne Chiara
Meichtry-Gonet et Pauline Desnuelles, qui vit en partie à Anzère, ont
toutes deux écrit un livre lié à un drame en montagne. Hasard du
calendrier, elles étaient en conférence ce samedi à Sion et ont évoqué
le deuil, l’absence du risque zéro ou le voyeurisme
Comment se remettre d’un drame en montagne? Comment continuer à vivre
avec la douleur immense de la perte d’un être cher? Comment trouver un
sens à cet arrachement d’un proche? Autant de questions qui émergent
chez des personnes qui perdent un être aimé dans une avalanche ou autre
catastrophe sur les sommets.
Ces interrogations résonnent particulièrement en Valais qui vient de
connaître plusieurs drames en montagne – cinq personnes sont décédées
et une autre a disparu à Tête Blanche et trois personnes sont mortes au
Petit Combin dans un crash d’hélicoptère les emmenant sur les hauteurs
pour leur permettre de pratiquer de l’héliski.
C’est par hasard mais dans ce contexte que s’est déroulé le Petit
déjeuner littéraire de la Médiathèque Valais samedi à Sion. Deux
écrivaines, Pauline Desnuelles, qui partage sa vie entre Genève et
Anzère, et la Valaisanne Chiara Meichtry-Gonet étaient invitées pour
parler de leur roman respectif: Ascension pour la première et Mattmark pour la deuxième.
Entre fiction et réalité
Les trames des deux livres se passent dans le contexte d’un drame en montagne. Ascension
évoque le cheminement d’une journaliste qui, en parallèle de ses
recherches sur Marguette Bouvier – la première femme à descendre le
Mont-Blanc à skis –, effectue un retour à la vie après la mort de son
mari emporté par une avalanche. Mattmark
revient sur le jour noir du 30 août 1965 où une partie du glacier de
l’Allalin ensevelit 88 ouvriers qui travaillaient à la construction du
barrage.
À travers des personnages de fiction, dont Joseph, un ouvrier italien
qui a survécu à la catastrophe, Chiara Meichtry-Gonet montre comment
les personnes traversent le deuil tout en trouvant leurs propres
racines. «Mattmark est un événement traumatique qu’il faut affronter en
tant que mémoire ouvrière dans ce canton», souligne-t-elle. Elle a en
quelque sorte fait entendre la voix de toutes ces personnes qu’on n’a
pas entendues et qui ont marqué l’histoire du Valais.
À la question de savoir comment se remettre de la mort d’un proche,
Chiara Meichtry-Gonet répond «ne pas avoir la recette. Je n’ai pas
l’arrogance de savoir comment il faut faire.» Elle-même a été marquée
par le départ de son papa, décédé du sida à l’âge de 36 ans. Chiara
avait 15 ans. Son premier ouvrage racontait cet événement tragique. «Je
ne me suis littéralement pas remise de sa mort. Par choix. Je suis très
heureuse, j’ai une belle vie, mais je n’ai pas envie d’oublier mes
proches disparus, ni de les mythifier d’ailleurs.»
Regarder la douleur en face
Un jour, elle a décidé de regarder sa douleur en face, de l’affronter.
«C’est comme une bête sauvage que l’on dompte mais qui ne va jamais
disparaître. Ce manque ne sera pas comblé. Point.» L’écrivaine refuse
la consolation qui voudrait que son père «soit mieux ailleurs, car il
serait mieux avec moi». Elle tient à garder son souvenir vivant –
«C’est une part de moi. Je vis avec tout un tas de morts» – et a appris
à «se construire autrement».
Un sentiment partagé par Pauline Desnuelles qui raconte comment son
héroïne fait peu à peu son ascension intérieure pour se remettre de son
deuil. Au moment de l’écriture il y a trois ans, elle était marquée par
le drame de 2018 au Pigne d’Arolla où sept personnes étaient mortes de
froid à 550 mètres de la cabane des Vignettes. «A un moment, je ne
voulais pas regarder cela de trop près. Cela m’a beaucoup émue
d’imaginer ces personnes souffrant dans le froid. J’éprouve une grande
compassion pour leurs proches.»
La montagne peut aussi sauver
Une montagne qui se montre parfois assassine mais qui peut aussi amener
un bien-être intérieur. C’est ce qu’a ressenti Pauline Desnuelles en
traversant des moments très difficiles dans sa vie. «Lorsque j’ai
rencontré l’adversité, c’est la montagne qui m’a sauvée. C’est elle qui
m’a permis de me découvrir des ressources insoupçonnées.»
Pour elle, c’est l’endroit où la personne est sans fard, sans
subterfuge, juste face à elle. «C’est là que j’ai trouvé du sens.
Là-haut, je me transforme, je suis calme, apaisée, je me régénère»,
souligne Pauline Desnuelles.
Impossible ainsi pour elle, comme pour les passionnés de montagne, de
se passer de cette rencontre avec les sommets. Malgré les drames
potentiels. «Avant de partir, on sait que le risque zéro n’existe pas,
mais comme il n’existe pas en ville et dans la vie en général.» Avant
une excursion sur les hauteurs, elle en parle d’ailleurs avec ses deux
filles qui se montrent compréhensives. «Elles me disent: maman, va à la
montagne, cela te fait du bien. Elles savent que j’y trouve du sens.»
Pourquoi ce besoin de trouver un coupable?
Si chaque drame suscite une vague de compassion, il rencontre aussi des
jugements à l’emporte-pièce via des commentaires parfois insultants sur
les réseaux sociaux qui heurtent profondément les proches des victimes.
«Je ne comprends pas ce besoin qu’ont certains – ce sont souvent des
gens qui ne connaissent pas la montagne – de donner leurs avis à tout
prix. C’est sans doute un besoin d’épancher certaines peurs par ce
biais-là», confie Pauline Desnuelles. Elle ajoute que «chercher un
coupable dans ce genre de drame ne sert à rien et n’adoucit pas la
peine».
Chiara Meichtry-Gonet qualifie ces jugements violents de lynchage
médiatique. «Certaines personnes ont une curiosité morbide des détails.
Il y a une part de voyeurisme, comme ceux qui assistaient aux
exécutions jadis. C’est sans doute effectivement une manière de
combattre sa propre peur.»
HELOISE MARET, Le Nouvelliste
Devoir de mémoire
Inspiré de la réalité, le troisième roman de Chiara Meichtry-Gonet, Mattmark, ressuscite un chapitre douloureux de l’histoire valaisanne à travers le prisme des émotions humaines
Séisme dans l’histoire du canton aux treize étoiles et résonance
nationale: le 30 août 1965, un pan du glacier de l’Allalin s’effondre
sur le chantier de construction du barrage de Mattmark, dans le
Haut-Valais, provoquant la mort de 88 ouvriers dont 56 saisonniers
italiens. Près de 60 ans plus tard, Chiara Meichtry-Gonet revient sur
ce terrible accident à travers le regard et les ressentis de
personnages fictifs gravitant autour de la catastrophe. Sous sa plume
sensible, un survivant du drame, une épouse et une amante laissées à
leur solitude et à leur secret, des enfants ayant grandi dans l’ombre
du fantôme de leur père… déroulent l’écheveau de souvenirs et de
l’absence, entre les Alpes et les ruelles de Rome, réveillant le passé
pour mieux comprendre le présent. Avec, en toile de fond, un
questionnement sur l’identité, les racines, l’exil ou encore
l’intégration. Avec, en filigrane, la volonté de rendre hommage aux
victimes et à leurs proches. Tout en recourant à un langage imagé,
poétique propre à nourrir l’imaginaire. «La raison de ce roman? Je suis
tombée sur une liste des employés italiens disparus dans l’accident,
qui avait été dressée par les syndicats de l’époque. Leurs noms,
l’entreprise pour laquelle ils travaillaient, la date de retour de leur
dépouille au pays… figuraient sur ce document. Mon imagination s’est
emballée», précise l’auteure de 46 ans, étonnée qu’on ne lui avait pas
parlé de la tragédie bien que constitutive de la mémoire valaisanne
collective. «Je me suis surtout intéressée à la question de la mémoire,
à savoir comment vit-on avec les morts, comment peut-on se
reconstruire?» La Sédunoise souligne encore que, habitant au pied des
montagnes,
elle juge intéressant de connaître leur passé, leurs dangers potentiels.
La chair de son récit, Chiara Meichtry-Gonet la trouve en contactant
des ouvriers qui ont été témoins du drame ainsi qu’une infirmière
active sur le site. Elle se rendra aussi au barrage pour s’imprégner
des lieux. «Un endroit à forte portée romanesque, creuset, lors de sa
construction, de nationalités, langues, cultures», note la romancière,
alors que 1965 voit le lancement des premières initiatives
antiétrangers. Et puis, avec son prénom à consonance italienne – sa
mère est Tessinoise – elle a aussi pu se frotter, jeune, aux réactions
que peut provoquer la différence. «Pas toujours simple d’être abordée à
travers un prisme catégorisant», note celle qui a suivi les cours de la
Faculté de philosophie à l’Université de Rome et effectué une
spécialisation en logique mathématique. Travaillant à plein temps comme
sous-directrice de l’Association valaisanne des entrepreneurs,
l’ancienne journaliste, mère de deux grands enfants, signe sa troisième
fiction. La Sédunoise se consacre à sa passion à l’aube, entre 4h et 6h
du matin, à grand renfort de café. «Écrire est pour moi une nécessité,
comme de respirer. Mais ça ne paie pas le loyer», ajoute la
quadragénaire, déjà engagée dans de nouveaux projets… Mais on n’en
saura pas davantage.
L’EVENEMENT SYNDICAL
Mattmark, de Chiara Meichtry-Gonet
C'est le nom d'un barrage dans la vallée de Saas en Valais. Alors qu'il
est en construction, le 30 août 1965, un pan du glacier de l'Allalin,
qui le surplombe, s'effondre sur les baraques du chantier. 88 personnes
perdent la vie.
Parmi ces victimes, Luigi, qui a une double vie. En effet il est marié
à Sveva, qui attend de lui un enfant, et il est l'amant de Clémence qui
est également enceinte de lui, si bien que Luigi, sans l'imaginer
jamais, aura deux enfants posthumes.
L'enfant de Clémence s'appelle Hector, celle de Sveva, Vittoria. L'un
et l'autre ignorent qu'ils forment une fratrie et qu'ils sont nés à
sept mois d'intervalle. Le père d'Hector est inconnu, celui de Vittoria
est mort lors de la catastrophe.
Clémence vit en Suisse. Sveva en est partie à la suite de la
catastrophe et vit au bord de la mer, en Italie du Sud, qu'elle avait
quittée pour suivre son mari. L'une est considérée comme une
fille-mère, l'autre comme une veuve éplorée.
Iacopo, que tout le monde appelle Joseph depuis qu'un fonctionnaire l'a
prénommé ainsi à sa descente du train, travaillait sur le chantier avec
deux autres compatriotes, Luigi justement et Giuseppe, qui périrent
dans la catastrophe de 1965.
Quand le glacier «avait vomi ses caillots», il avait enseveli les deux
«compari» de Joseph, qui avait découvert leurs corps. Au cimetière où
ils sont enterrés, Joseph a entendu leurs âmes dire qu'il les avait
oubliés. Celle de Luigi lui a demandé: «Peut-être Joseph aurait-il
voulu oublier ce terrible drame humain, mais le destin en décida
autrement. Un 30 août, une cérémonie commémorative eut lieu dans ce
cimetière et Joseph y rencontra Sveva. Il était désormais exclu qu'il
oublie.»
Avec beaucoup de tact, Chiara Meichtry-Gonet raconte que cette
rencontre ne pouvait en rester là et qu'elle devait avoir un
prolongement pour l'histoire de cette famille décomposée et que Joseph
serait le chaînon la réunissant enfin.
Les liens du sang ne conduisent pas toujours au pardon ou n'effacent
pas la révolte, mais ils favorisent la sollicitude. Pour le relater
l'auteure suit une chronologie générationnelle, où des touches
d'au-delà meuvent les protagonistes.
Luigi serait content de voir sa descendance obtenir les réponses qu'il
n'a pu lui donner lui-même et que, bien des années plus tard, le
dernier de sa lignée, après un détour en Suisse, renouerait
naturellement avec ses racines italiennes.
Blog de FRANCIS RICHARD
Quand la mémoire se fracasse contre la glace
La romancière valaisanne Chiara
Meichtry-Gonet ressuscite un drame presque oublié, celui du barrage de
Mattmark, qui a jeté une lumière crue sur les conditions de vie des
immigrés en Suisse dans les années 1960-1970
Des phrases courtes et des mots qui déboulent avec fracas, comme une avalanche de glace, c’est Mattmark,
le dernier roman de Chiara Meichtry-Gonet. L’effondrement du glacier
valaisan de l’Allalin, au-dessus de Saas-Fee, est un drame presque
oublié. Il est pourtant l’une des pages les plus sombres de
l’immigration en Suisse. N’ayant vraisemblablement que quelques flaques
de pétrole, le pays mise alors sur sa richesse hydraulique. Il se lance
dans une course à l’énergie à coups de constructions monstres
nécessitant des bras, si possible des bras à bas prix et corvéables à
merci, sept jours sur sept dans des conditions climatiques extrêmes. Le
30 août 1965, deux millions de mètres cubes de glace ensevelissent le
chantier du barrage de Mattmark, soufflant hommes, véhicules et
baraquements. La catastrophe suscite une vive émotion au-delà de nos
frontières. Si la Suisse est en deuil avec 23 morts, l’Italie l’est
encore plus avec 56 des 88 victimes. Quatre Espagnols, deux
Autrichiens, deux Allemands et un apatride perdent aussi la vie dans
l’éboulement. Le drame était-il prévisible? Toutes les mesures de
sécurité ont-elles été prises ? Des autorisations ont-elles été
accordées à la légère? Un procès s’ouvre en 1972, après sept ans
d’enquête judiciaire. Dix-sept personnes prennent place sur le banc des
accusés. Elles sont toutes acquittées.
La défiance des autochtones
Autour de ce jour tragique qui a durablement terni l’aura de la Suisse,
terre d’accueil et de prospérité, Chiara Meichtry-Gonet construit un
roman émouvant et paradoxalement très vivant. Iacopo, Jaques ou Jacob,
renommé Joseph dans la langue du crû, est l’un des rares rescapés de la
catastrophe. Après une période d’amnésie due au choc, il va rassembler
toutes les pièces du puzzle, celles de l’amitié indestructible, des
amours vraies et du respect infini, qui restent coulées dans le béton
du barrage. Il va aussi raconter la méfiance, la défiance, voire
l’hostilité des autochtones face à ces travailleurs saisonniers qui
font le boulot qu’ils ne veulent pas faire. Joseph constate qu’il ne
sait finalement rien sur les gens du coin: «Ils étaient renfermés,
restaient entre eux. Surtout, ils rentraient auprès des leurs après le
travail, ne dormaient pas là, ne s’allongeaient pas sur les châlits du
dortoir aménagé trois kilomètres en contrebas du chantier.»
L’écrivaine et journaliste Chiara Meichtry-Gonet est née en 1977. Douze
ans la séparent de l’effondrement du glacier de l’Allalin, mais son
récit sonne parfaitement juste, comme si elleavait été dans la vallée
de Saas au moment des faits. Après Passage des coeurs noirs (Vigousse du 18.10.19) et Mathilde-sous-Gare en 2020, sa plume prend de l’amplitude, de la distance, de la hauteur. Mattmark
est un aide-mémoire de l’immigration en Suisse, terreau fertile de
toutes les déviances xénophobes. Il est aussi une piqûre de rappel
qu’une récente statistique sur les patronymes les plus courants en
Suisse romande met en évidence. Da Silva arrive en tête. Les Favre sont
en sixième position, après les Ferreira, Pereira, dos Santos,
Rodrigues. Quoi de plus normal, en somme!
MARIE-JOSE BRELAZ, Vigousse
Les enfants de Mattmark, la vie après la tragédie
L’écrivaine Chiara
Meichtry-Gonet s’empare d’une catastrophe qui a marqué son canton dans un
très beau roman mêlant le drame aux secrets de famille
Le 30 août 1965, au fond de la vallée de Saas, le glacier tombe. Deux
millions de mètres-cubes de glace et de roche se détachent de
l’Allalin, tuant 88 ouvriers qui travaillaient au chantier du barrage
de Mattmark, dont 56 Italiens. Parmi eux, Luigi, un enfant de Calabre.
La tragédie bouleverse le village de Saas-Almagell, la vallée, tout le
pays. Les journalistes accourent de toute l’Europe. En Valais, on
enterre les morts, tandis que les familles italiennes viennent chercher
les dépouilles.
Et puis la vie reprend. En Valais comme en Italie, les enfants de Luigi
grandissent, Victoria, née de sa femme Sveva, et Hector, né de ses
amours avec une jeune fille des montagnes suisses. Le frère et la sœur,
tous deux nés quelques mois après le décès de Luigi, ne se connaissent
pas. Un seul homme pourrait les réunir: Joseph, survivant du drame
hanté par la culpabilité, qui passe les années qui suivent à construire
ponts et autoroutes pour les Suisses. Jusqu’au jour où devenu employé
communal responsable d’un cimetière, il s’effondre en larmes entre deux
tombes en entendant les voix de ses compagnons disparus. Après avoir
longtemps repoussé les souvenirs, il se mêle un jour aux veuves, mères
et orphelins qui marchent chaque 30 août jusqu’au pied du barrage.
Forcément Sveva est là, il pourra lui raconter ce qu’il sait.
Mêlant réalité historique et fiction, l’écrivaine valaisanne Chiara
Meichtry-Gonet nous offre un beau roman mêlant avec une grande justesse
mémoire collective et destins personnels. Il est important non
seulement de se souvenir d’évènements qui marquent une communauté
autant que l’a fait la tragédie de Mattmark, mais aussi de revivifier
et relire le souvenir tout en le transmettant aux lecteurs
d’aujourd’hui.
Un air de Ramuz
Au cœur de l’histoire, le glacier, arbitre qui peut tomber sur les hommes et leurs maisons comme la montagne tombait dans Derborence.
On pense forcément à Ramuz en lisant Chiara Meichtry-Gonet. Même écho à
un fait historique, même attention aux silences, aux choses, aux
gestes, aux paysages, même conscience de la présence des morts parmi
nous, en nous.
Mais Mattmark s’intéresse, et
c’est la force ce roman fluide et attachant, aux hommes et aux femmes
dont la vie a changé à jamais après le 30 août 1965. Pour certains,
comme Hector, né de père inconnu jusqu’à ce qu’il découvre l’existence
de Luigi, la quête des origines n’aura pas de fin. Quel destin
mystérieux préside aux déplacements, aux migrations, aux rencontres,
aux attractions entre les êtres? Partir, rester? Être né quelque part,
c’est toujours un hasard, et le récit de Chiara Meichtry-Gonet nous en
offre une belle incarnation. En sous-texte de Mattmark,
la difficile intégration des communautés italiennes en Valais et en
Suisse plus largement, confrontée aux préjugés et aux injustices même
dans le plus terrible des deuils.
Née à Lausanne en 1977, aujourd’hui sous-directrice de l’Association
valaisanne des entrepreneurs, Chiara Meichtry-Gonet a grandi en Valais
avant d’étudier la philosophie et les mathématiques à Rome – lorsque
les deux enfants de Luigi se retrouvent enfin, c’est à Rome dans des
pages lumineuses, inspirées et follement vivantes. Journaliste de
formation, elle a publié en 2014 un beau texte en hommage à son père,
Pascal-Arthur Gonet, grand reporter, décédé prématurément en 1992.
Écrivaine, elle a publié un premier roman en 2019, Passage des cœurs noirs, suivi de Mathilde-sous-Gare, l’année suivante.
Roman de la réconciliation, roman de la victoire de la vie sur la mort, roman de la famille choisie plus que subie, Mattmark confirme que son auteure est une voix précieuse de la scène littéraire suisse.
ISABELLE FALCONNIER, Le Matin Dimanche, 3 décembre 2023
Bien plus qu’un livre du souvenir…
Les libraires indépendants du
canton nous offrent leurs coups de coeur valaisans. Cette semaine,
Françoise Berclaz-Zermatten, de La Liseuse à Sion, nous présente Mattmark un ouvrage de Chiara Meichtry-Gonet
En Valais, celles et ceux qui avaient l’âge de raison en 1965 se
souviennent à coup sûr de ce funeste 30 août, jour où une partie du
glacier de l’Allalin ensevelit huitante-huit ouvriers italiens et
suisses, qui travaillaient à la construction du barrage de Mattmark.
L’auteure sédunoise Chiara Meichtry-Gonet transforme cet événement
tragique en un roman bouleversant. Plusieurs personnages sont au centre
de son récit: il y a d’abord deux victimes, Giuseppe et Luigi. C’est
Giacomo, dit Joseph, un des rares rescapés, témoin du drame, qui va
retrouver et délivrer les corps de ses deux amis. Sa
vie deviendra un enfer, peuplée de cauchemars.
Et puis il y a Clémence qui, après la catastrophe, est partie vivre en
ville avec Hector, son fils illégitime. Elle n’a révélé à personne qui
était le père de l’enfant. Elle reviendra, finir sa vie au village,
avec ses bêtes pour seule compagnie. C’est à sa mort qu’éclate la
vérité: dans une lettre, Clémence révèle à son fils l’identité de son
père:
c’est Luigi, une des victimes de Mattmark; venu d’Italie du Sud, il
avait là-bas une femme, Sveva, et une fille, Victoria, née juste la
catastrophe. Quarante ans tard, Joseph, le rescapé de Mattmark, va
permettre demi-frère et soeur de connaître…
Mattmark est bien qu’un
livre du souvenir. C’est avant tout le roman des non-dits, des tabous
familiaux, de l’immigration, de l’intégration ou non, toutes sortes de
différences, culturelles, climatiques… Surtout, Chiara Meichtry-Gonet
nous invite à réfléchir à nos racines au sens d’ancrage, de lieu où
nous nous sentons chez nous, où nous aimerions mourir. mourir. Ce n’est
pas forcément la terre de nos ancêtres, ou la terre où nous sommes nés,
c’est différent pour chacun, selon sa propre histoire.
Avant l’accident, Luigi avait fait du Valais sa terre d’élection,
c’était l’endroit où il avait rencontré l’amour. Clémence voulait
mourir à la montagne. Hector ne pouvait imaginer vivre ailleurs qu’à
Paris, là où il s’était construit. Le petit-fils de Luigi l’affirme
haut et fort: «Je viens de la mer». Chiara Meichtry, quant à elle,
pourrait peut-être s’installer à Rome?
Un roman superbe, émouvant, sensible, à l’écriture diablement belle.
C’est une réussite.
FRANCOISE BERCLAZ-ZERMATTEN, Le Nouvelliste, 11 novembre 2023
Le
30 août 1965, une partie du glacier de l’Allalin s’effondrait sur le
chantier de construction du barrage de Mattmark, coûtant la vie à 88
ouvriers. Ce jour-là, Luigi a disparu sous les glaces. Joseph, son ami,
présent à ses côtés, a survécu. Le choc subi l’a rendu amnésique,
jusqu’à perdre son nom. Pourtant, c’est lui qui, dans une recherche
entamée bien des années plus tard, réunira Clémence, l’amante, Sveva,
la veuve, Hector et Vittoria, le fils et la fille, qui se découvrent
frère et soeur à près de 40 ans. Le récit suit chacun d’eux, qui se
croisent, se reconnaissent, s’oublient, se perdent ou affrontent,
chacun à leur manière, la vie et ses souvenirs. Des Alpes aux ruelles
de Rome en passant par les places ombragées d’un bourg en bord de mer,
les espoirs et les rêves se rejoignent, dans un mouvement d’exil
perpétuel, d’oubli dévastateur et de racines perdues.
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