C’est une histoire
ordinaire: une maison délabrée promise à la démolition, un vieux
musicien que l’arthrose empêche de jouer, des locataires âgés qu’une
concierge, mégère pas apprivoisée, tyrannise et l’arrivée dans ce monde
clos, d’un jeune étudiant.
Mais au-delà du portrait de «l’Helvétique maniaque dans toute son
horreur», des mesquineries quotidiennes passant de la querelle de
voisinage au drame, l’auteur dépeint avec une fine psychologie et un
humour sous-jacent la difficulté des relations humaines, où les acteurs
sont face à face et pourtant séparés par des montagnes
d’incompréhension.
Et c’est grâce à la musique, toujours présente en filigrane, que «tout cela aura enfin eu un sens».
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Une leçon de flûte avant de mourir, Jacques-Étienne Bovard
Environs de Lausanne. Années 2000. Gilles Vanneau, un jeune homme de
vingt-trois ans, arrive au volant d’une camionnette de location devant
un vieil immeuble pour y emménager. Étudiant le jour, il travaille la
nuit comme chauffeur de taxi.
L’accueil réservé par la concierge est une mise en garde sèche et sans
appel. Il s’agit d’une maison de «vieux». Première nuit, premiers sons.
D’abord ceux d’un violon emplis de légèreté et de grâce, puis ceux d’un
violoncelle, auxquels succèdent les modulations d’un téléviseur dont on
a oublié de baisser le volume. Et, par intermittence, le bruit des
chasses d’eau, agrémenté, au-dehors, du «ronflement continu d’un moteur
diesel» provenant du chantier voisin et le crissement des pneus sur le
bitume du giratoire.
Le jour suivant son emménagement, il rencontre son vis-à-vis. Débute
alors une très belle histoire d’amitié, avec ce personnage peu
ordinaire, Édouard Laroche, un ancien virtuose violoniste, dont la
carrière n’a pu s’épanouir; âgé de plus de quatre-vingts ans, il désire,
comme Socrate, prendre une leçon de flûte avant de mourir et étudier le
violoncelle avant de s’en aller. L’alcool aidant, Édouard
se confie: «La seule chose qui reste insurmontable – bon, il y a la
solitude, le chagrin, l’ennui, l’arthrose, toute cette carcasse qui ne
sert plus qu’à empêcher et à faire le mal, mais ce n’est pas cela. La
peur de mourir non plus, en espérant toutefois des souffrances pas trop
atroces… Non, l’insurmontable, le dernier cercle du désespoir, c’est le
sentiment de n’être plus d’aucune utilité, pire encore, de n’avoir plus
aucun sens pour personne…»
Aussi suggère-t-il à Gilles, qui a suivi des cours de violon, de lui
prêter son «Guadagnini» et de devenir son professeur. De son côté, le
jeune homme propose à Édouard de prendre ses repas avec lui et de
s’occuper de son intendance. Peu à peu, une certaine douceur de vivre
s’installe dans l’immeuble.
Toutefois, la concierge ne goûte guère à cette nouvelle situation. Sa
première victime, M. Zbinden qui, pour avoir oublié ses clefs, passe la
nuit à l’extérieur sous les assauts du froid. Édouard n’en est pas
surpris:
«Mais enfin, mon petit, le sais-je assez que c’est une abominable buse
perchée au-dessus de nous tous! Qu’elle n’attend que le moment de nous
dépêcher dans un mouroir de sa connaissance! […] Le père Jayet, un an
après Vuillod!... Et puis Tissot, Blétroz, bientôt Zbinden, enfin
moi-même! …Parce que cette espèce de folle veut faire payer son veuvage
à tous les hommes seuls qui tombent dans ses serres, Dieu sait quoi»!
Au travers d’une plume soucieuse du détail, franche et entière,
l’auteur nous fait partager un univers particulier. Celui d’un échange
empreint de générosité et d’intelligence, entre un jeune étudiant et un
musicien octogénaire: le premier redonnera du «sens» à la vie du vieil
homme; le second fera retrouver au premier le goût de la musique et,
au final, un «sens» à sa propre existence. Celui également d’une
concierge, qui, pour essayer de fausser compagnie à la conscience de sa
propre décrépitude liée à son âge et à l’idée de la disparition
annoncée de «son» immeuble, se défoule en râlant systématiquement sur
tout et en pourrissant la vie des locataires; celui, enfin, des
locataires tous âgés et diminués physiquement qui n’ont peur que d’une
chose, être l’objet d’une dénonciation par la concierge aux services
sociaux et terminer leur existence dans une maison de retraite.
Un ouvrage qui incite avec finesse, humour et, parfois, dureté à la
réflexion sur soi-même et sur les relations avec autrui, et ce
indépendamment de l’âge.
VALÉRIE DEBIEUX, La Cause littéraire
La musique des êtres
Belle histoire d’amitié, Une leçon de flûte avant de mourir, de Jacques-Étienne Bovard, marque une avancée de l’écrivain dans le sens de l’empathie.
Avec quatre romans et deux recueils de nouvelles, dont les très populaires Nains de jardin,
Jacques-Étienne Bovard est devenu, avant le cap de la quarantaine, l’un
des auteurs romands les plus appréciés du public. Cela ne fâche que les
fâcheux, mais ce qui nous réjouit plus encore tient au constant
élargissement des registres de l’écrivain, et à l’approfondissement de
sa perception des choses. La transition des Nains de jardin au roman
plus ample et plus grave que constituaient Les Beaux Sentiments fut
très remarquable à cet égard, et c’est un pas de plus encore qui nous
semble franchi avec Une leçon de flûte avant de mourir. De fait, le
romancier parvient à y combiner son goût de la pointe satirique (avec
le portrait carabiné d’une concierge acariâtre) et les éléments d’une
observation plus généreusement empathique, qui s’incarnent notamment
dans le très beau personnage d’un vieil homme revivant positivement
dans le partage de sa passion pour la musique.
Veine caustique
Le premier attrait du nouveau roman de Jacques-Étienne Bovard tient
cependant à la veine caustique de l’écrivain qui excelle à brocarder
les traits et travers de comportements et de langage du Suisse moyen,
proche en cela d’un Hugo Loetscher ou d’une Zouc. Sa Mme Malamondieu,
type de la concierge régnant sur ses locataires en véritable Cerbère,
symbolise (jusqu’à l’outrance) l’esprit terre à terre et même mesquin
pour qui tout ce qui est artiste, étranger ou dérogeant tant soit peu à
la norme ne mérite que soupçon. Gilles Vanneau, fringant étudiant de
vingt-trois ans qu’elle accueille en ces lieux où il va louer un
deux-pièces cuisine à trois cent quatre francs par mois («une sacrée
chance, pour vous…») et qu’elle tâche de mettre dans sa poche, passera
vite lui-même dans le clan de ses ennemis jurés, jusqu’au dénouement
tragique (à la limite de la vraisemblance, à notre goût) dont elle fera
les frais par sa propre faute.
Hommage à Mercanton
Cela étant, le personnage dominant du roman est d’une autre étoffe, que
la dédicace du livre («À la mémoire de Jacques Mercanton») permet
d’identifier, en partie tout au moins. De fait, ceux qui ont connu
l’écrivain ne pourront que se le rappeler en découvrant le superbe
personnage d’Édouard, qui en incarne une projection romanesque à valeur
d’hommage.
Virtuose du violon dont la carrière n’a pu s’épanouir, l’octogénaire
veuf Édouard Laroche passe des heures au violon et au violoncelle qui
lui valent la vindicte de la terrible Malamondieu. Or l’arrivée de
Gilles Vanneau, qui a des années de violon derrière lui et
d’insoupçonnées ressources de sensibilité, va le faire repiquer
dare-dare en ramenant Gilles à son instrument. D’abord un peu réticent,
le jeune homme se prend au jeu, puis le duo se mue en trio après la
rencontre faite par Gilles d’une craquante jeune Aude aussi charmante
que douée pour le piano. Le point culminant du roman est d’ailleurs le
moment où, réunis chez Édouard pour y jouer le trio dit L’Archiduc, de
Beethoven, les trois amis vivent ensemble la musique de «ce bon Dieu de
tellement généreux génie». Un thème du trio retentit en outre comme
l’adieu d’Édouard à la vie, ainsi que le ressent son jeune compère à la
reprise du premier mouvement de l’œuvre : «{...} la mort était là, le
départ, la séparation, toutes les fins possibles, lucidement,
sereinement vues et acceptées {...}.»
Trésor en partage
Les thèmes dominants d’Une leçon de flûte avant de mourir
sont à la fois ceux de la filiation et de la reconnaissance réciproque
entre générations. Le motif central est le partage d’un trésor qui
relève à la fois du savoir et de l’expérience existentielle, de l’art
de vivre et de l’art tout court. Rien là-dedans de la thèse, mais une
façon de « jouer » des personnages, affectivement très vibrants, comme
de véritables instruments de musique se révélant l’un l’autre. Cette
manière concertante d’évoquer les relations humaines est d’autant plus
émouvante et belle, ici, que l’atomisation et la solitude, le rejet des
vieux ou l’éclatement de la communauté fondent le bruit du monde
actuel. À celui-ci, Jacques-Étienne Bovard oppose la musique des êtres
sans se perdre dans l’évanescence. Ainsi la pauvre Malamondieu
fait-elle finalement partie du «concert» dont la résonance intime, après
lecture, mêle le rire et la peine, la joie de vivre de la jeunesse et
la mélancolie du grand âge, les humeurs quotidiennes et leur
sublimation mélodieuse.
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
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