Duino est une petite ville italienne au bord de l'Adriatique, tout près
de Trieste, où le poète Rainer Maria Rilke a composé de célèbres
élégies, dans le château du lieu, propriété alors de la comtesse Marie
Taxis. Le lecteur peut donc s'attendre à ce que le Voyage à Duino, le
roman d'Eric Masserey, soit un voyage poétique.
Et cette attente n'est pas déçue non seulement parce que l'âme du poète
plane sur l'histoire, mais parce que l'auteur trouve des accents
poétiques pour relater ce bref voyage d'amour entre Eve et Charles, qui
ont tous deux la cinquantaine et ont tous deux eu une fille la même
année, ce qui était au fond pour eux «comme avoir une famille commune».
L'amour transforme tout, y compris les noms des personnages. Eve L.
devient Eva Bird et Charles Dormond devient Carlo d'Ormondo, et même
Ormundo tout court, pour les besoins de l'idylle, qui n'excède pas
trois jours et n'en est pas moins intense et mémorable pour ces deux
êtres, qui se connaissent depuis des lustres.
Car Eva et Ormundo se sont connus adolescents. Bien que ressentant une
attirance l'un pour l'autre, ils ont vécu leur vie, ont continué à se
voir, à se parler, à se regarder vivre, sans pour autant franchir la
distance qui les séparait. Jusqu'à ce que l'occasion se présente
d'aller ensemble sur les traces du poète de Duino.
Le voyage du couple éphémère commence à Milan où, avant de prendre
ensemble le train pour Duino, ils font l'amour une première fois, alors
qu'ils ont fait l'amour pendant trente ans ailleurs. Toutefois ils ne
vont pas jusqu'à dormir ensemble: ils ne peuvent pas encore «partager
[leur] intimité dans le sommeil…»
À Duino, Ormundo, l'architecte, et Eva, la directrice artistique de la
Fundacion Liminales, sont réunis. Ils occupent la même chambre à la
Dama Bianca. Ils font pourtant récit à part quand il s'agit de raconter
cette histoire d'un amour, qui ne dure pas toujours et que traversent
les mêmes personnages rencontrés à Duino.
Dans leurs deux récits apparaissent ainsi l'enfant Höld Erdmond, que
ses amis appellent plus simplement Hellmond, qui joue avec lui aux
pierres-mondes et avec elle aux oiseaux de papier; sa mère, Thaïs, qui
les a entendus quand ils faisaient l'amour; son père, Ontorius;
Giorgio, le pêcheur immobile.
Apparaissent aussi dans leurs deux récits le grand-père de Charles,
Leon Battista d'Ormondo, architecte de la Scala piccola, et Laylat,
«qui est la nuit» et qui non seulement trahit Leon mais possède
l'autre, Matteo Latran, le représentant du Vatican. Eva imagine Ormundo
en Battista et s'imagine en Laylat...
Ce qui a définitivement emporté Eva, c'est cette phrase sibylline
d'Ormundo, dite quand ils sont sortis du Dôme de Milan, plein de
diables: «Un moineau se sentirait à l'étroit ici, mais un couple
d'aigles n'épuiserait pas un seul vers de Rilke.» Il ne pouvait viser
plus juste son coeur qu'en évoquant le poète de Duino.
Le lecteur ne saura qu'à la fin pourquoi cette parenthèse de trois
jours qui s'était refermée sur des souvenirs éblouis, doit se rouvrir
dans d'autres circonstances, plus tragiques, qui sont le lot des
existences humaines: Eva voit en elles des cycles non répétitifs et
Ormundo des sillages lisibles, comme ceux des bateaux dans la mer...
Blog de FRANCIS RICHARD, 23 septembre 2016
L’amour est aveugle, le poète un voyant
Le médecin vaudois, Éric Masserey, est aussi un remarquable romancier. Hanté par les «Élégies» de Rilke, son Voyage à Duino est d’un rare lyrisme
Le titre de ce livre était une promesse. Et sa lecture ne déçoit pas: l’ombre de Rainer Maria Rilke plane bel et bien sur ce Voyage à Duino.
Oui, évoquer la bourgade triestine et son château de pierre defiant le
golfe bleu de l’Adriatique, c’est immanquablement convoquer le poète
qui y composa ses fameuses Élégies.
Dans son nouveau roman, Éric Masserey le fait avec un lyrisme
rare, empreint d’étrangeté, comme halluciné par la beauté mystérieuse
de l’amour et du monde.
L’auteur d’origine valaisanne, aujourd’hui installé en terres
vaudoises, s’est fait connaître avec une poignée de parutions
remarquables, dont Le Retour aux Indes en 2010. Il signe avec Le Voyage à Duino un roman dont on se demande s’il ne serait pas des Duinerer Elegien de Rilke l’une des exégèses les plus intimes, savoureuses et profondes.
Pour lover ses mots dans l’écho des vers du poète, le romancier met en
scène les retrouvailles de deux personnages, Ormundo et Eva. Ils
s’étaient perdus de vue. Ils ne se reverront plus. Entre deux
absences, trois jours à Duino où leur relation se transforme en
épiphanie aux accents cosmiques et poétiques. Car le rêve et le
souvenir seront tous deux convoqués en images troublantes glissées au
cœur du récit de leurs amours intensément consommées.
La haute généalogie d’Ormundo confère de l’épaisseur historique aux
déambulations des amants tandis que cet enfant-démiurge et ce pêcheur
en eaux troubles semblent ressortir au fantasme. Sous l’épaisseur du
réel, des liens secrets se tissent, «alors l’incompréhensible poème
prend sens». Lumineux.
THIERRY RABOUD, La Liberté, 27 août 2016
Des années plus tôt, Eva et Ormundo se sont perdus de vue sur un
quai de gare. Aujourd’hui, il envoie un message à sa compagne de voyage
viendra-t-elle avant que sa mémoire ne s’efface ? Eva ne répond
pas mais se met en route sans savoir si elle arrivera à temps. Ormundo
sera emmené demain en salle d’opération pour une tumeur cérébrale, elle
doit traverser deux océans. Dans les heures et l’espace qui les
séparent, ils revivent et se racontent leurs jours de Duino. Ont-ils
vécus la même histoire ? Quelle est la réalité vécue, rêvée, de leurs
souvenirs, et dans l’oubli qui vient ?
Un roman à lire avec l’imaginaire plus qu’avec la raison.
ÉRIC MASSEREY
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