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Manifestations, rencontres et signatures Index des auteurs
Qu’est-ce
qui déclenche chez vous l’écriture? lui demanda-t-on. Il déteste parler
de son laboratoire intime, mais là il était coincé. Ce sont souvent de
petites anecdotes que des gens me racontent, dit-il. Il se produit un
déclic et, comme dans un rêve, une image s’impose. Parfois c’est la
sonorité d’un mot qui me stupéfie ou le télescopage de deux termes. Un
jour, ce fut une conversation entendue à la terrasse d’un café: ça, je
dois le raconter! Rentré chez lui en courant, il s’est assis à une
table pour inventer un monde.
ANTONIN MOERI
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Ah, les nouvelles de Moeri!
Antonin Moeri se fond dans l’homme. Il n’a pas son pareil, à une table
de bistrot ou poussant son caddie pour, d’un coup d’œil, l’harponner
comme un pêcheur et le déposer dans ses filets et l’examiner gigotant
d’humanité. Et lui-même devient poisson. Se glisse dans la peau de sa
proie, rit, se débat et souffre avec lui.
Ayant le plus souvent pour théâtre le bord du lac ou quelque village de
la Riviera, les nouvelles de Moeri scintillent en autant de tableaux
impressionnistes. On cligne des yeux devant le chatoiement des
portraits en miroir : un homme et une femme se disputent à une table
voisine, les participants jasent au mariage d’un couple mixte, une
femme confie ne pas supporter son mari qui ronfle. Vus de l’extérieur,
ce ne sont que petits riens, les symtômes de menus dérèglements voilés
par la quiétude et la beauté inquiétante de lieux sans véritable
histoire.
Or, le mot revient quelques fois, Moeri est en « alerte ». « J’ai
écouté le discours avec des sentiments mélangés. Il y avait, dans le
regard de la femme éloquente, une étrange inquiétude. Ses paroles
dithyrambiques, son enthousiasme débordant m’ont alerté ». Et si les
paroles d’ouverture de la magistrate dissimulaient le contraire de ce
qu’elle pense ? Si le salaud, chez le couple qui se dispute, n’était
pas celui qu’on voudrait? Si la femme du ronfleur avait aussi ses tares
? L’écrivain ne le dit pas comme ça. Avec une rare finesse, Il suggère,
présente la scène d’une lumière décalée.
Loin du genre scénario suspens à la chute spectaculaire, Antonin Moeri
scelle ses nouvelles de son œil malicieux. Artisan consciencieux, il ne
se prive pas, cependant, de nous désarçonner. Très personnel est son
style, sa manière de guider son lecteur vers de fausses pistes. Comme
dans la vie, où, attablé au bistrot ou poussant notre caddie, notre
esprit est sollicité par une chose puis par une autre apparemment
dépourvues de liens entre elles. Et voilà que tout s’éclaire, d’un sens
qui semble s’imposer de lui-même. Un écrivain magnifique.
SERGE BIMPAGE, Blogres
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Après avoir lu son recueil de nouvelles, «Tam tam d’Eden»,
j’ai posé à notre ami Antonin Moeri quelques questions qui ont suscité
ses réflexions. Voici donc, dans l’ordre, ces questions et la réponse
d’Antonin.
1) «Tam-tam
d'Eden» est annoncé comme un recueil de nouvelles. Or, les textes qui
le composent ne suivent pas le modèle canonique du genre (un seul
événement important advient, tout est concentré sur lui, ou sur une
chute finale), si bien qu'on peut s'interroger sur la pertinence de
cette désignation. Certains sont des enquêtes sur des personnages,
d'autres des tranches de vie, d'autres des expériences que subit le
narrateur, dans lesquelles il se met à l'écoute des événements,
disponible à ce qui lui arrive... Est-ce que la question du genre
(celui de la nouvelle, ici) et celle du modèle t'intéresse et de quelle
manière? Qu'est-ce qui provoque l'envie d'écrire un texte chez toi?
Comment travailles-tu ensuite sa construction? Quel but assignes-tu à
tes productions (à condition que tu leur en assignes un)?
2) L'univers de ce livre s'élargit. Des personnages (les jeunes de la
bande des quatre, l'athlète de «La lampe japonaise» et son assassin...)
n'appartiennent pas à l'univers de tes autres livres, lesquels sont
plus axés sur un narrateur à forte personnalité qui examine, analyse et
fait part de ses sensations. Par quoi cette évolution est-elle
provoquée et comment s'articule-t-elle à tes yeux dans l'ensemble de
ton travail? Est-ce un virage vers plus de romanesque? Enfin, ce virage
implique-t-il, comme je crois le remarquer, un renouvellement dans ta
technique littéraire, et si oui, lequel?
La musicalité de ton écriture et son oralité sont des caractéristiques
qui me frappent. Sont-ce des choses qui t'occupent et comment?
Une autre de tes caractéristiques est cette manière de souvent garder
tes textes en suspens, sans leur donner une conclusion définitive.
Pourquoi?
Réponse d’Antonin Moeri:
Cher Alain,
Je ne sais pas pourquoi tu poses la question du genre en littérature.
Certes, il y a des modèles. Le roman a une histoire qui remonte à
Rabelais, Cervantès, Boccace, et bien plus loin dans le passé. Mais
disons que le roman européen a pris son envolée au XVIe. Je ne connais
pas bien les romans du XVIIIe, un peu mieux ceux du XIXe. C’est ceux-ci
qu’on évoque pour tenter une définition canonique du genre. Mais
ensuite, avec Proust, Joyce, Faulkner, Beckett, Gombrowicz, Broch,
Céline, Genet, que reste-t-il de ce qu’on croyait être les règles
auxquelles il fallait se soumettre pour entamer, construire et réussir
un roman?
Puis, il y eut l’autofiction qui permit à des auteurs plus ou moins
exhibitionnistes de montrer leurs poils, leur verge molle ou dure, leur
nombril moite, d’étaler leurs sécrétions, de brandir l’étendard du MOI
MOI MOI. Mais dis-moi, à l’heure actuelle, que tu lises Lobo Antunes,
Kundera, Suter, Houellebecq, les tentatives de Koltès, J.Littell,
Darrieussecq, Linda Lê et j’en passe, ces auteurs se soumettent-ils
docilement au modèle canonique pour construire leurs romans?
Je crois que, pour ce qui est de la nouvelle, on pourrait faire les
mêmes constatations. Bien sûr, il y a les maîtres incontournables du
genre, Maupassant, Tchékhov, Hemingway, Joyce (Les gens de Dublin),
Kafka et, plus près de nous des auteurs comme Cheever, Carver,
Salinger, W.Trevor, Rick Moody, Annie Saumont qui a traduit
«L’Attrape-coeur». La nouvelle, ou ce qu’on désigne sous ce nom (c’est
le plus souvent l’éditeur qui trouve commode de désigner ainsi les
séquences narratives que je lui propose) ne peut plus correspondre au
modèle canonique qui occupe tes pensées. Oui, en effet, enquête,
tranche de vie, expérience douloureuse, blessures narcissiques,
rumeurs, mensonges, slogans, discours creux, observations, tout est
matière à raconter.
Ce qui compte pour moi, c’est de raconter des histoires. Pour cela, il
faut trouver non seulement un ton mais une rapidité du récit, ce qui
implique des changements de trains, d’avions, de métros et de taxis,
une ronde des points de vue, une valse des registres (Lafontaine
passait du sublime au trivial avec une jubilation déconcertante), un
carrousel des perspectives.
Ce qui compte surtout c’est l’énergie que tu communiques au lecteur,
c’est l’émotion, la drôlerie, la distance. Le monde dans lequel nous
vivons exige d’autres moyens de le voir, de le sentir, de l’éprouver,
de le percevoir, de le dire, de le raconter. La ligne, le linéaire ne
suffisent plus. Le métro émotif, dont parle si bien Céline, exige des
heures de tapin, de labeur, de doute et de sueur, de pleurs et de
ravissement. Raison pour laquelle je réécrivais jusqu’à cinq ou six
fois les textes qui composent ce volume.
Quand je relisais l’un d’eux, je le trouvais plat, sans intérêt. Alors
j’ai changé les perspectives, je mettais en scène une infirmière qui va
raconter au collègue ce qui lui est arrivé la veille. Alors le récit
prend une sorte d’épaisseur. En allant plus vite, il m’entraînait dans
sa course. Ceux qui ont lu «Tam-tam d’Éden» m’ont dit l’avoir lu d’une
traite. Ils ont été entraînés dans une sorte de vertige et c’est ce
vertige qui m’intéresse, ce toboggan, cette piste noire, cette falaise.
Ce qui t’a peut-être frappé, c’est que je ne méprise plus mes
personnages, je ne les épingle plus sur une planche avec ce sentiment
de les dominer, de les surplomber tous ces petits cons, toutes ces
petites connasses. Non! Non! Je mets en scène une femme qui voudrait se
la péter avec ses Ray-Ban et son string chavirant, or elle ne peut
réprimer certaines flatulences qui en disent long sur le vieillissement
de ses organes. Et voilà, je suis comme elle, je fais partie de cette
troupe de gens dont la peau vieillit, dont les cheveux grisonnent, dont
les cellules se durcissent avant de devenir complètement folles. Tu
vois, Alain, je ne peux plus être méchant sadique cruel hautain fier
méprisant. Mes chairs coulent dans le récit. Mais avec beaucoup de
finesse, dois-je ajouter, de retenue, de discrétion, d’élégance.
D’ailleurs, je m’interdis vigoureusement toute ingérence dans le récit.
Ceux qui me réussissent le mieux sont ceux où les personnages n’ont
strictement rien à voir avec Antonin Moeri. Tu as pu le constater dans
«Bingo».
Ce que tu nommes modèle canonique m’intéresse naturellement. Je relis
avec enthousiasme les nouvelles de Tchékhov. L’an passé, j’ai lu et
annoté celles de Carver que je relis très souvent, tant le mystère qui
s’en dégage est attirant, ensorcelant. Cet été, j’ai découvert avec
joie les premières nouvelles d’Ernest Hemingway. «Un chat sous la
pluie» par exemple est un pur bijou. Les moyens mis en oeuvre sont des
plus rudimentaires. Une femme s’ennuie avec son mari lettreux, dans un
hôtel italien. Il pleut. Elle regarde par la fenêtre, voit un chat qui
s’est réfugié sous une table. Elle veut aller le chercher mais quand
elle arrive auprès de la table, il n’y est plus. De retour auprès du
gendelettre, elle s’abandonne aux récriminations et à la rancune. Elle
voudrait ceci et cela, un chat, une nouvelle coiffure, des bougies
allumées à table. On frappe à la porte. Une domestique apporte le chat
que l’américaine désire tant avoir dans ses bras. Voilà, rien de plus.
Tout est dans le non-dit, dans l’implicite. Ce qui est proféré ou
décrit n’est là que pour susciter une émotion. Oui, ce type de nouvelle
est à méditer. Comme celles de Salinger et celles de Cheever.
Polysémie. Plusieurs niveaux de lecture. Importance des dialogues. On
raconte quelque chose à travers ce que disent les personnages. Il y a
aussi la théâtralité. Le lecteur est plongé dans un espace très
physique. Et puis, les changements de perspectives, de foyers de
perception.
Tu as raison, Alain, j’ai balayé d’un geste énergique le narrateur à
forte personnalité qui examine, analyse et fait part de ses sensations.
Je n’ai plus besoin de ce personnage fat, grotesque de prétention. Il
n’a plus de rôle à jouer dans mes fictions. Il n’est plus d’aucune
utilité. Je ne voudrais voir dans mes séquences narratives que des
personnages extérieurs à moi, des individus que tu peux croiser à la
Ferblanterie, dans la rue, à Paris ou sur ton lieu de travail. Des
personnages dont les rêves, les sensations, les frustrations, les
désirs et les colères peuvent toucher un lecteur, des personnages qui
permettent à ma lectrice de monter dans mon métro. L’envie d’écrire se
fait sentir lorsque, après avoir somnolé, je vois un visage, une image,
entends une phrase ou une expression, naît une idée. Et cette idée, ce
visage, cette image, cette phrase, je dois les mettre sur le papier.
Cela répond à une urgence. Je ne peux faire autrement. Je suis alors
traversé par des forces qui me dépassent et me portent. J’ai alors le
sentiment que l’histoire qui prend forme est exactement celle que je
devais écrire. Si le matériau dont je me sers, je le trouve dans la vie
ordinaire de ceux que Brecht et Horvath appelaient les petits
bourgeois, c’est que je n’en connais pas d’autre. Pour raconter la vie
du passager clandestin afghan que la police française arrête à Calais,
il faudrait que je fasse des enquêtes ou que je m’immerge dans ce genre
d’univers comme le fit Florence Aubenas à Ouistreham. Pour décrire les
comportements et les mimiques des designers internationaux, des grands
couturiers à la mode ou des plasticiens qui vendent cent mille dollars
des pénis coulés dans une matière plastique, il faudrait que je joue un
rôle dans ces réseaux-là. Or, je ne suis qu’un petit instituteur aimant
son métier (un «roille-gosses» comme dit mon ami alguologue), un
modeste instituteur qui reste parfois bouche bée, absolument stupéfait
devant une chaussure anglaise, une femme qui n’accepte pas de vieillir,
une fourchette, un coucher de soleil, un corps sans vie, une larme qui
coule sur la joue d’un enfant, une bûche qui flambe ou un peuplier qui
se dresse dans une plaine du nord vaudois.
Je veux alors demeurer devant cette godasse, cette larme, ce peuplier
aux branches souples, puis mettre en mots le frisson qui court sur ma
peau et qui court sur la peau de celle qui raconte une soirée chez des
inconnus, de celle qui voudrait fuir là-bas, de celle qui joue avec un
handicapé sur la plage ou de celle qui ira tout de même retrouver son
jules endormi dans le lit conjugal. Je ne raconte pas la vie telle
qu’elle est mais telle que la perçoit, la supporte ou l’invente tel ou
tel personnage. C’est la raison pour laquelle je brouille les pistes,
varie les points de vue et les focalisations, rends les personnages
incertains, laisse le champ libre à de nombreuses voix.
Une lectrice m’a dit: «Ce qu’il y a de fascinant dans tes nouvelles,
c’est qu’on ne sait jamais qui parle, qui raconte l’histoire». C’est en
effet le but que je recherche: D’où vient cette voix? À qui
s’adresse-t-elle?
Cette voix est traversée par mille autres voix: celles des ancêtres, de
ceux qu’on aime ou qu’on admire, celles des gens odieux qui nous
assassinent, celles des enfantelets au babil si beau. Oui, l’oralité
occupe actuellement mes pensées. Murmurer, grogner, dire, réciter,
énoncer, crier, raconter. Ce que je dois mettre en scène, ce sont ces
multiples voix, celles de personnages incertains et celle d’une
narratrice incertaine. Au moment où la narratrice choisit de se taire,
elle (c’est-à-dire le texte) meurt. Il n’y aura donc jamais de
conclusion.
ALAIN BAGNOUD, Blogres
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Le sens du comique
À propos de Tam-tam d’Eden, d'Antonin Moeri.
Antonin Moeri poursuit, depuis une vingtaine d’année, une œuvre
narrative alternant récits, romans et nouvelles, dont la singularité et
la constante évolution la placent au premier rang des auteurs romands
actuels.
Entré en lice en 1989 avec Le Fils à maman,
roman relevant partiellement de l’autofiction et marqué par la double
influence de Robert Walser et de Thomas Bernhard, auteurs très prisés
par le jeune comédien germaniste, Moeri a donné ensuite plusieurs
récits de la même veine qu’on pourrait dire d’exorcisme
autobiographique, tels L’Île intérieure (1990), Les Yeux safran
(1991) et Cahier marine (1995), modulant une observation psychologique
et sociale de plus en plus variée et toujours acérée, comme dans
les nouvelles d’ Allegro amoroso (1993), de Paradise now (2000) et du Sourire de Mickey (2003).
Or, après son dernier roman intitulé Juste un jour
(2007) et marquant une nouvelle avancée dans l’objectivation du
regard de l’auteur sur ce qu’on pourrait dire la nouvelle classe
moyenne euro-occidentale (pendant helvétique de celle qu’observe
un Houellebecq), avec une maîtrise croissante de la narration et un ton
passé de l’ironie acerbe à l’humour, c’est avec une vingtaine de
nouvelles à la fois mieux scénarisées et plus travaillées dans le
détail, tissées de formidable dialogues, qu’Antonin Moeri nous
revient cet automne dans Tam-Tam d’Éden. Ce qu’il faut
relever d’abord est que ce livre est d’une drôlerie constante, parfois
même irrésistible. Le personnage récurrent de l’ahuri mal adapté, très
présent dans les anciens écrits de Moeri, n’apparaît plus ici que de
loin en loin, comme ce Maurice (dans «Clémentine») que sa cheffe envoie
quelques jours au vert, avant un possible burn out,
et qui se retrouve dans le bourg lacustre au vénérable platane (on
identifie Cully, même si ce n’est pas indispensable) où se passent la
plupart de ces nouvelles, dont la population a bien changé depuis
l’époque de Ramuz. C’est ainsi que Maurice assiste benoîtement à une
petite fête publique donnée à l’occasion du baptême solennel d’une
barque baptisée du même nom que la femme camerounaise du pêcheur Henri
dit Riquet, dont l’union réalise la rencontre par excellence de l’Autre
et l’aspiration collective à l’intégrale Intégration. Or, rien de trop
facilement satirique dans cette séquence significative des temps
actuels, qui fourmille par ailleurs d’observations cocasses, traduites
par autant d’expressions et de tournures de langage que Moeri, comme un
Houellebecq là encore, capte et réinjecte dans sa narration ou ses
dialogues. Le meilleur exemple en est d’ailleurs à noter dans le
dénouement de la première nouvelle, «La Bande des quatre», qui
évoque les relations juvéniles d’un petit groupe dominé par «la star»
Pétula, égérie des jeunes gens avant de se livrer, plus tard, à
l’élevage des chèvres et d’ouvrir un gîte pour touristes dans le sud de
la France, alors que le narrateur se coule dans un
train-train parfait entre collègues ouverts aux espaces de délibération, très solidaires et très concernés par le tout-culturel, et vie privée réduite à une formule également recuite: que du bonheur!
Autant qu’il est sensible au comique des situations, qui rappellent
parfois celles qu’a fixées Jacques Tati dans ses films, autant
l’écrivain, multipliant les astuces narratives (parfois un peu trop
visiblement), échappe au ton d’une satire convenue qui épingle et
moque. De mieux en mieux, Antonin Moeri parvient en effet à étoffer ses
personnages, qui nous émeuvent autant qu’ils nous font rire. Ainsi des
tribulations du narrateur de «La Lampe japonaise» (qui commence
par la phrase «C’est juste faux ce que vous me dites, monsieur»…),
solitaire et mal dans sa peau, que ses voisins bruyants emmerdent tant
par leur boucan qu’il en informe les forces de l’ordre et la justice
locale, pour finir par «péter les plombs» comme tant de paumés
humiliés, après que tout s’est retourné contre lui.
Si les développements narratifs ou les chutes peuvent sembler, ici et
là, un peu plus attendus voire « téléphonés », comme dans le
dénouement trop parfait de «C’est lui»! évoquant un larcin, dans un
magasin, aussitôt associé à la présence d’un client noir en ces lieux,
la plupart des nouvelles de Tam-Tam d’Éden,
à commencer par l’histoire éponyme précisément, nous surprennent par la
multiplication de leurs points de vue et la richesse foisonnante de
leurs observations, au point qu’on se dit que l’auteur pourrait tirer
une nouvelle de l’observation d’un cendrier ou d’une paire de bretelles…
En attendant de ne plus parler que de cendriers et de bretelles,
Antonin Moeri nous entretient des drôles de choses qui saturent
nos vies en ce drôle de monde, et particulièrement des drôles de
relations entre conjoints (dans «Brad Pitt», par exemple) ou entre
membres d’une même famille rejouant à n’en plus finir, entre autres,
les liens de ronces unissant Caïn et Abel, dans «Le Petit», peut-être
la meilleure nouvelle de l’ensemble, comme sculptée par le dialogue,
lequel dépasse de loin le ping-pong verbal pour construire les scènes
dans l’espace et le temps.
Bref, Tam-Tam d’Éden
est un livre qui vous fait tout le temps sourire et rire aussi, à tout
bout de champ, par le comique de ses situations et par l’humour
amical qui s’en dégage. Il marque une étape importante dans la
progression d’Antonin Moeri qui dispose désormais d’un «instrument» à
large spectre d’observation et d’expression, gage sans doute d’autres
étonnements à venir.
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
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Elles sont belles, les nouvelles de Moeri
Antonin
Moeri se fond dans l’homme. Il n’a pas son pareil, à une table de
bistrot ou poussant son caddie pour, d’un coup d’œil, le harponner
comme un pêcheur, le déposer dans ses filets et l’examiner gigotant
d’humanité. Et lui-même devient poisson. Se glisse dans la peau de sa
proie, rit, se débat et souffre avec lui. Ayant le plus souvent
pour théâtre le bord du lac ou quelque village de la Riviera, les
nouvelles de Moeri scintillent en autant de tableaux impressionnistes.
On cligne des yeux devant le chatoiement des portraits en miroir: un
homme et une femme se disputent à une table voisine, les participants
jasent au mariage d’un couple mixte, une femme confie ne pas supporter
son mari qui ronfle. Vus de l’extérieur, ce ne sont que des petits
riens, les symptômes de menus dérèglements voilés par la quiétude et la
beauté inquiétante de lieux sans véritable histoire.
Or, le mot revient quelques fois, Moeri est «en alerte». «J’ai écouté
le discours avec des sentiments mélangés. Il y avait dans le regard de
la femme éloquente, une étrange inquiétude. Ses paroles dithyrambiques,
son enthousiasme débordant m’ont alerté». Et si les paroles d’ouverture
de la magistrate dissimulaient le contraire de ce qu’elle pense? Si le
salaud, chez le couple qui se dispute, n’était pas celui qu’on
voudrait? Si la femme du ronfleur avait aussi ses tares? L’écrivain ne
le dit pas comme ça. Avec une rare finesse, il suggère, présente la
scène d’une lumière décalée.
Loin du genre scénario suspens à chute spectaculaire, Antonin Moeri
scelle ses nouvelles de son œil malicieux. Artisan consciencieux, il ne
se prive pas, cependant, de nous désarçonner. Très personnel est son
style, sa manière de guider son lecteur vers de fausses pistes. Comme
dans la vie, où, attablé au bistrot ou poussant notre caddie, notre
esprit est sollicité par une chose puis par une autre apparemment
dépourvues de liens entre elles. Et voilà que tout s’éclaire, d’un sens
qui semble s’imposer de lui-même. Un écrivain magnifique.
SERGE BIMPAGE, La Vie protestante
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Dans Tam-tam d’Éden, l’écrivain vaudois zigzague entre Zouc et Houellebecq. Drôle et touchant.
Cela
se passe à Cully, bourg vaudois cher à Ramuz. Or ça n’en a pas l’air,
mais il se passe plein d’histoires tordantes dans le Cully
d’aujourd’hui. Sans faire retour à la case Oin-Oin ou au Quart d’heure vaudois.
Parce que tout ça pourrait se passer dans un bled de France moyenne
observée par un Michel Houllebecq, ou dans l’Amérique profonde chère à
Raymond Carver. C’est par exemple l’histoire d’un pêcheur du coin,
Henri de son prénom, Riquet pour ses compères, qui a ramené d’une virée
africaine avec ses contemporains une Camérounaise du nom de Clémentine.
Celle-ci s’est parfaitement intégrée dans la communauté locale, très
appréciée pour ses apéros conviviaux dans la rue Davel. Si bien même
que la femme du syndic, une femme concernée par l’Autre, va se fendre
d’un discours à la gloire de l’Intégration sur la place publique à
l’occasion du baptême solennel de la nouvelle barque de Riquet,
gratifiée elle aussi du nom de Clémentine. Et voici que, durant cette
festivité bigarrée où le syndic danse la rumba avec une Black, la
greffière du Tribunal de district, éméchée, tombe la minijupe puis le
string et se fait rappeler à l’ordre par un faux capitaine de la CGN et
un vrai costaud bodybuildé. À un siècle et demi de distance, la nouba
d’enfer vécue par le Samuel Belet de Ramuz se redéploie en version
mondialisée et burlesque, racontée par un employé de bureau genevois
mis en congé par sa cheffe craignant un burn-out.
Un humour irrésistible
Le
rire n’a jamais été roi dans la littérature romande, longtemps corsetée
par la double congrégation des pasteurs et des professeurs, éteignoirs
s’il en fût. Or, une quinzaine d’années après les Nains de jardin
de Jacques-Étienne Bovard, qui fit un tabac en nos régions, Antonin
Moeri élargit la brèche dans l’esprit de sérieux et de «profondeur»
typiques de ce qu’on a appelés l’«Âme romande», avec la majuscule
requise.
On pense, en lisant le recueil de nouvelles Tam-tam d’Éden,
aux meilleurs de nos humoristes de scène, tels Zouc ou François
Silvant. Mais l’écrivain ne s’en tient pas au croquis ou au bon mot, au
gag ou à la vanne de bistrot. Ses personnages ne sont pas «épinglés»
mais observés avec amitié. Le type qui n’en peut plus de
supporter les beuglements d’amour et la musique tonitruante de ses
voisins, débouté par les flics et la justice, et réglant le problème en
trois coups de Smith et Wesson, ne devrait pas nous faire rire plus que
certain forcené de Bienne. Mais l’humour de Moeri ressemble assez à
celui du populo, qui mêle volontiers tragique et comique… À peu
près en même temps, le drôle de monde dans lequel nous vivons inspire
deux livres à caractère comique à des auteurs romands de la même
génération «quinqua». Après L’Amour nègre de Jean-Michel Olivier, satire de la mondialisation chez les «pipoles» déjà évoquées en ces colonnes (lire 24 Heures du 22 octobre), Tam-tam d’Éden
nous prouve à son tour, notamment avec cette brave dame qui trouve à
son mari une certaine ressemblance avec Brad Pitt, que «c’est arrivé»
près de chez nous aussi et qu’on peut en rire...
La critique
Au scalpel
Antonin Moeri poursuit, depuis une vingtaine d’années, une œuvre
narrative alternant récits, romans et nouvelles, dont la singularité et
la constante évolution le placent au premier rang des auteurs actuels.
Or c’est avec une vingtaine de nouvelles, bien scénarisées, travaillées
dans le détail et tissées de formidables dialogues qu’il nous revient
ici. Autant il est sensible au comique des situations, qui rappellent
parfois celles d’un Jacques Tati, autant l’écrivain, multipliant les
astuces narratives, échappe au ton d’une satire convenue. Si certains
traits peuvent sembler, ici et là, un peu «téléphonés», comme dans le
dénouement trop parfait de «C’est lui!» évoquant un larcin dans un
magasin, aussitôt associé à la présence d’un client noir en ces lieux,
la plupart des nouvelles épatent par leur justesse d’observation.
Antonin Moeri excelle à capter les détails cocasses qui saturent nos
vies en ce drôle de monde, et particulièrement dans les relations entre
conjoints ou entre membres d’une même famille. Ainsi de la rivalité de
deux frères, dans «Le Petit», peut-être la meilleure nouvelle de
l’ensemble, enlevée, au fil d’un dialogue étincelant.
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
http://www.24heures.ch/antonin-moeri-arrive-cote-2010-11-04
http://www.rsr.ch/#/espace-2/programmes/zone-critique/
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Écouter les bruits du paradis.
Dans Tam-tam d’Éden, Antonin Moeri se fait flâneur et nouvelliste agréablement nonchalant.
Ce sont des nouvelles, mais un rythme court de l’une à l’autre le long
du livre. Antonin Moeri installe une unité de ton, une énergie qui fait
écho au titre déroutant de son recueil, Tam-tam d’Éden.
Suivons la piste. L’Éden? Serait-ce ce lac Léman et ses bords où se
promènent ses personnages? Ce lieu de vignes, d’eaux et de lumière, où
ils festoient parfois, comme dans la nouvelle éponyme où l’Éden n’est
pas un sage paradis mais bien plus un canaille jardin des délices…
Tam-tam? Pour le rythme sans doute. Mais aussi pour ces bruits du monde
auquel le «nouvelliste» – au sens presque journalistique du terme –
semble être sensible. On l’imagine saisissant au vol des phrases
lancées sur les terrasses d’été où il sirote un verre, tendant
l’oreille, captant, notant mentalement puis brodant, débordant,
exagérant, imaginant tout autour. Nulle prétention dans ces textes,
mais une sorte de nonchalance de flâneur qui prend le temps de respirer.
Ces nouvelles sont parfois noires, mais elles s’amusent des caricatures
grinçantes qu’elles installent. Et puis, leurs motifs connus, famille
un rien bourgeoise, voisins envahissants, se promènent au bord du vide,
déjantés, en rupture, trop fous pour être ennuyeux. Si certaines
nouvelles sacrifient aux lois du genre en abaissant le couperet d’une
chute brutale, la plupart – les plus séduisantes – se terminent en
suspens, interrompues tout à coup, comme par caprice, laissant le
lecteur continuer la promenade tout seul.
Il y a un genre de laisser-aller dans ces écrits. Certains y verront
peut-être un défaut, une écriture par-dessus la jambe. D’autres y
trouveront une énergie, un goût pour le farniente, pour le vagabondage
et prendront avec plaisir ces chemins de traverse, même s’ils ne mènent
pas forcément quelque part.
ÉLÉNONORE SULZER, Le Temps
Ces courtes nouvelles sont faites de rencontres brèves,
d’indiscrètes observations de vies qu’il est difficile de «classer dans
une réconfortante catégorie». Le narrateur, qui n’est pas toujours
l’auteur, s’approprie les rêves de ses personnages ou les accompagne
dans la banalité quotidienne.
Sous des dehors d’une aimable nonchalance, il fait tantôt exploser la
tension jusqu’au crime, tantôt il renvoie ses personnages à leur fade
réalité. Son style très personnel entraîne le lecteur sur de fausses
pistes où se croisent le drame et la comédie mais où veille une grande
humanité.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
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