Walter Vogt mêle l’inconscient à l’armée suisse
Publiées en allemand par Nagel & Kimche, les œuvres complètes de
Walter Vogt (1927-1988) s’élèvent à onze volumes; ce psychiatre
alémanique était aussi un graphomane. Bertil Galland avait été le
premier à lui faire franchir la Sarine en publiant Le Congrès de Wiesbaden
en 1977. Puis l’éditeur Bernard Campiche a pris le relais en confiant
la traduction de plusieurs ouvrages à François Conod, décédé en 2017,
dont voici le sixième et dernier: Schizogorsk. Un roman de Walter Vogt est un plaisir rare. On se jette dessus en oubliant tout le reste.
Le milieu médical étant omniprésent dans son œuvre, il n’est pas
surprenant que le narrateur soit psychiatre. Sans doute hésiterait-on à
confier ses névroses à ce type étrange, maniaque, qui commence par
décrire minutieusement sa maison de banlieue, son jardinet et la pièce
où il reçoit ses patients. On a vite l’impression que ce professionnel
des secrets cache aussi des choses au lecteur. A-t-il joué un rôle dans
la mort suspecte d’un de ses patients? Face au commissaire Wicky, le
psychiatre pratique l’allusion, l’esquive, la dérobade. Il prétend
aussi travailler à une «théologie du mal». Ce n’est pas rassurant.
D’autant que survient une autre mort. Puis celle du commissaire
lui-même, terrassé par un verre de lait. Passé son enterrement, le
récit prend subitement une direction inattendue en plongeant dans les
entrailles de l’armée suisse (autre thème récurrent chez Walter Vogt).
Des pages d’une drôlerie féroce décrivent l’institution militaire. Et
le psychiatre se retrouve embarqué dans une opération secrète menée par
un colonel d’état-major frustré d’une belle guerre qui le ferait
briller. L’objectif est un village insurgé, à la frontière cantonale
entre Fribourg et Berne, que les militaires ont rebaptisé
«Schizogorsk». C’est un beau titre pour ce roman inquiétant, grinçant,
déroutant, et d’une rigueur extrême jusque dans ses échappées les plus
délirantes.
MICHEL AUDÉTAT, Le Matin Dimanche
«On préférait que toute l’histoire passe pour une Affaire russe au lieu de ce en quoi elle consistait effectivement.»
Le roman de Walter Vogt se conclut par l’Opération S comme Schizogorsk. Mais, pour en arriver là, il se passe dans la vie du narrateur bien des événements tout aussi contradictoires que le titre.
Ce dernier, radiologue devenu psychiatre, a un cabinet de consultation
au rez-de-chaussée de sa maison, qu’il décrit par le menu, car, pour
lui, chaque détail compte, psychologiquement parlant.
Tout commence par une séance avec un de ses patients, l’homme du mardi
à cinq heures. Si le narrateur fume, il ne boit pas, sauf avec ce
patient qui fournit le liquide, une bouteille de Black and White.
Peu après, le patient meurt. Suicide, accident ou meurtre? C’est ce que
le commissaire Zwicky tente d’éclaircir en rendant visite au narrateur.
Qui se souvient d’un détail, insignifiant à ce moment-là.
Le narrateur a disposé les verres sur un plateau. Il s’est absenté pour
répondre à un appel téléphonique sans suite. Quand il revient, au lieu
de prendre le verre à sa droite, il prend celui à sa gauche.
Or le narrateur est droitier et le patient, chimiste de la
Confédération, gaucher. Il est probable qu’il y ait eu inversion des
verres et que ce soit le patient qui ait voulu se débarrasser de son
praticien.
Quand Zwicky le revisite, le psychiatre boit du lait avec lui. Mais cet
ulcéreux ne s’en remet pas et trépasse à son tour. N’est-ce pas ce
qu’il lui a dit: il a reconnu la voix qui lui a téléphoné le jour fatal?
Les faits tragiques s’enchaînent, ce qui n’est pas pour déplaire au
narrateur. En effet il les collectionne en prévision d’un livre qu’il
n’écrira peut-être pas mais qui serait consacré à la théologie du mal:
«Nous vivons tous dans un zoo, nous avons tous des troubles du
comportement. [...] Il s’agit d’un zoo plein de perfectionnements
techniques, avec toutes sortes de chicanes sophistiquées, de miracles
de communication, de drogues sataniques, etc. Personne ne s’en tire
plus sans un petit pacte avec le diable.»
Blog de FRANCIS RICHARD
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Là où détente et littérature se rencontrent, on parle d’un coup de chance. Walter Vogt livre de tels malheurs…
Norddeutscher Rundfunk
(…) Vogt brille dans ce roman avec une ironie à la portée directe, une
plaisanterie frappante, souvent avec des sarcasmes. Ses descriptions,
par exemple, de la mentalité des fonctionnaires se lisent comme une
analyse généralement agrémentée d’humour. Une autre qualité
remarquable, attestée par les ouvrages antérieurs de Vogt, mais dont on
constate ici un aspect particulier, est sa tactique du retardement, si
l’interlocuteur ne veut pas faire des déclarations importantes. (…) un
livre réussi, une histoire criminelle qui n’est pas seulement
divertissante, mais qui est un fantasme du quotidien schizophrène.
BÉATRICE EICHMANN-LEUTENEGGER, Die Ostschweiz
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