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Libre parcours dans l’univers imaginaire de Marina Salzmann
Vous rappelez-vous qu’en 2013 une chose rare s’est produite dans le
monde littéraire romand? Le premier livre d’une écrivaine a reçu deux
prix: l’un de la Confédération, Terra Nova, l’autre d’une fondation
genevoise, la bourse Anton Jaeger du Prix Lipp. Le recueil de nouvelles
ainsi récompensé, Entre Deux
de Marina Salzmann, tranche sur la production littéraire d’aujourd’hui.
Or ces nouvelles qui présentent notre monde et ses habitants sous un
jour désorientant ont suscité l’enthousiasme de la presse tant écrite
que parlée et connaissent un grand succès de librairie. De plus, son
autrice a d’emblée été invitée à faire des lectures, à participer à des
rencontres avec le public et ses nouvelles ont été lues au Festival
(lausannois) de La Cité en été 2015. Cette année-là parut un deuxième
recueil, Safran, fêté par les
médias autant si ce n’est plus que son aîné; son autrice a été invitée
à la Quatrième Nuit de la Littérature de Paris.
Je vous propose une excursion dans des régions encore peu explorées par
la critique de cette œuvre si originale; mon propre parcours, qui
s’inspire un peu de celui des nouvelles, laisse de côté certains
aspects des deux ouvrages. S’il est nettement plus long qu’un article
de journal, c’est à cause des, ou plutôt grâce aux richesses que l’on
découvre à chaque pas. Le temps viendra d’études plus méthodiques, mais
mieux vaudrait, avant de s’y lancer, attendre la publication annoncée
du premier roman de Marina Salzmann.
Les articles des journaux, les propos de Daniel Maggetti à la remise
d’un des deux Prix, les entretiens radiophoniques sur Espace 2,
l’attachant portrait que fait de l’écrivaine Isabelle Rüf sont une
excellente introduction à la lecture des deux recueils. Je vous
recommande très vivement de les consulter avant de poursuivre la
lecture de mes lignes. (Le plus simple est de taper , de choisir
Salzmann dans la liste alphabétique des auteurs; vous trouverez
l’ensemble des critiques sur chacun des recueils, plus des «extraits»:
une nouvelle d’Entre deux, «Blumen», et les deux premières de Safran.)
C’est vu, c’est lu? N’avez-vous pas l’impression que ces lectrices et
lecteurs chevronné-e-s sont «sous le charme»? C’est grand dommage que
ce mot ait perdu les sens qu’il a eus pendant des nombreux siècles:
formule magique, envoûtement, sort que l’on jette… Or, si le lecteur
est l’heureux objet d’un envoûtement, au rebours plusieurs personnages
des nouvelles sont les victimes malheureuses d’un mauvais sort, d’un
charme maléfique.
Qui sont-ils, ces personnages, à quoi ressemblent-ils, comme on dit?
Pour la plupart, on n’en sait rien, ou vraiment peu. Dans tout Safran,
une seule personne est décrite, sauf erreur, c’est la jeune femme de
«Fugue», à la recherche de son chat disparu. Elle finit par recevoir un
sms de la personne qui l’a trouvé; elle arrive à l’adresse indiquée:
«Je sonne au portail d’une maisonnette entourée d’un jardin assez
sauvage. Se ramène un gros mal habillé. Lui aussi, il me dévisage.
Normal qu’il me trouve chelou, c’est fait pour, les cheveux roses et le
perfecto en Skaï noir. J’ai aussi mon collier bricolé de tampons
hygiéniques, des jeans troués et une mini-jupe en filets à oranges
orange par-dessus. Merde, pourvu que ce soit pas un violeur, j’aurais
dû apporter mon spray au poivre… C’est pour le chat, dis-je d’un ton
dégagé.»
Cette punkette, comme l’appelle joliment une chroniqueuse, est une exception dans l’univers de Safran:
non seulement parce que le lecteur connaît son âge et son apparence
vestimentaire, mais parce qu’elle a beaucoup de traits communs avec les
«vrais» personnages des récits ordinaires, quoique son visage, son
corps et jusqu’à son nom nous soient inconnus. «Fugue», contrairement à
la plupart des autres nouvelles, suit en gros les lois du récit
dégagées par les théoriciens, à commencer par Roland Barthes. La
situation de départ est un manque: la chatte s’est sauvée. La situation
d’arrivée comble ce manque: la chatte est retrouvée, mais a changé,
d’une manière vraiment inattendue. Entre les deux se déploient des
épisodes de la quête, ce qui la favorise et ce qui la contrarie.
Avec virtuosité, l’autrice dote sa narratrice du «langage des jeunes»,
son lexique (kiffer, défonce et vingt autres), son verlan (chelou), sa
désinvolture, ses trouvailles, sa rapidité, sa grâce extravagante. Pour
une fois, l’héroïne-narratrice n’est pas victime d’un charme, elle est
charmeuse, irrésistible. Dans sa quête, elle zigzague d’une rue à
l’autre, d’un groupe de copines et copains de son âge à de peu communes
vieilles dames. Dans sa tête aussi tout zigzague par associations
d’idées, d’images, par rapprochements des extrêmes: «L’heure pour moi
de faire un tour aux gogues, de détruire la barrière qui sépare le haut
du bas, de casser l’algorithme du signifiant et du signifié (…)» Voici
une femme très consciente de naviguer entre, disons, l’université (le
haut, avec son jargon linguistique), et le bas, avec son groupe de rock
minable, raté avant d’avoir vu le jour, son demeuré mental et son
langage grossier. Mais un tout autre style coexiste avec ce laxisme,
témoin ces lignes à propos du musicien Magnus:
Quand il parle, il s’écoule toujours un long moment entre les mots
qu’il prononce. J’ai tout mon temps et je reste en suspens au-dessus
des trous dans sa voix. Magnus ne se perd pas dans les mailles
distendues que tisse son discours, c’est nous les sous-dimensionnés.
Dans un temps plus élastique, plus mou que le nôtre, il rebondit et
sans cesse à nouveau se propulse comme une lente étoile. Une sorte de
sable inconnu enfarine ses paupières et comble leurs plis, dessinant
une résille plus claire.
Qu’en dites-vous? Pour ma part, je pense que pour énoncer des paroles
aussi belles que nouvelles, cette attachante follette a une sacrée
maîtrise du rythme poétique, et sait donner corps aux suggestions de
son imaginaire: une vision cosmique apparaît dans le quotidien. Ceci
dit, j’en reviens à la raison première pour laquelle j’ai cité ce
morceau de musique des sphères: montrer que divers niveaux de style se
combinent dans le langage d’une seule narratrice. Elle-même définit
sans le vouloir la façon de parler qui lui est propre, quand elle dit
vouloir supprimer la barrière entre le haut et le bas. Ces mots de haut
et de bas ont précisément servi pendant des siècles à définir des
niveaux de langage. Il en reste quelque chose aujourd’hui encore: la
plupart des écrivains, quand ils veulent passer d’un niveau de langage
à un autre, donnent la parole à divers personnages, chacun ayant son
«idiolecte», ou façon propre de parler. Marina Salzmann opte pour
l’innovation en dotant une seule et même personne de plusieurs niveaux
et types de parole.
Avant de quitter la femme qui a perdu son chat comme la Mère Michel de
la chanson, je cherche un adjectif capable de la caractériser; un me
vient à l’esprit, fantasque. Il m’enchante. Il fait partie de la grande
famille de mots descendant du verbe grec phanein; entre autres
significations, ce verbe a celles de faire apparaître une lueur,
paraître, apparaître; un de ses dérivés, phantastikos, désigne la
capacité de faire apparaître des images; un autre veut dire s’imaginer;
la famille des descendants français est merveilleuse: fantasme,
fantastique, fantôme, fantaisie, jusqu’à l’incertaine lueur d’un falot
dans la nuit.
Au cours d’un entretien radiophonique, Marina Salzmann disait que les
images lui apparaissaient souvent dans un demi-sommeil, dans l’Entre deux
entre conscience et inconscient, l’espace du préconscient, que
Bachelard nommait la rêverie profonde. Dans cet état, notre imagination
est à la fois dirigée et dirigeante; «magnétiseur et somnambule»,
écrivait Baudelaire. C’est le lieu crépusculaire où les images
commencent à se muer en langage, je risque une comparaison: le cocon
clair-obscur où la larve informe se mue en papillon. Une éclosion de ce
genre a lieu pour la narratrice-cycliste d’«Issue de secours», dans
Safran: la cycliste-narratrice se sent légère comme un ballon d’enfant.
Elle entend, en traversant une fête populaire, des gens affirmer
qu’avec notre sang rouge on ne peut faire que du boudin. Elle au
contraire va, pédalant de plus en plus vite, décoller, s’envoler comme
un ballon rouge. Le boudin, qui n’a par lui-même aucune forme, reçoit
du boucher celle … grosse chenille, autrement dit, d’une larve. À
l’inverse, la cycliste-ballon est une sorte de papillon.
Voilà pour l’envol, le départ vers le haut. Son opposé, les dernières lignes de la dernière nouvelle d’Entre Deux:
«À la fin de l’été, j’ai repris le travail et mes habitudes. Chaque
jour, à peine rentrée, je m’allonge, je sombre lentement dans le
sommeil. Les liens qui unissent les différentes parties de mon corps
paraissent se défaire. Ma main n’est plus, par le bras, rattachée au
reste du corps. Bientôt, il ne reste plus que quelques points d’appui
tièdes et disséminés dans le noir du lit, mais je ne me souviens pas du
lit. Mes pensées se disloquent aussi, comme une porte dont les deux
battants bâilleraient de plus en plus, liés qu’ils sont de manière
lâche par un fil rouge entrecroisé dont le nœud peu à peu se défait.»
De mo, des mots, des robes
Ce n’est pas par hasard que j’ai parlé de larves, de monde larvaire.
Pour les Romains, les larvae étaient des revenants, des fantômes,
précisément…
Les mêmes Romains appelaient le séjour des morts Enfer, ce mot
désignant simplement un monde d’en dessous, topographiquement
inférieur. Ses habitants sont des formes impalpables, des sortes de
fantômes. Énée, admis à le parcourir, y rencontre aussi bien les damnés
que les bienheureux. Deux choses me frappent dans ce voyage imaginé par
Virgile: la première est que l’Enfer, à la fin du parcours, est comparé
au sommeil et aux rêves (Freud connaissait par cœur des passages de
Virgile…); la seconde, qu’on y trouve pas seulement des morts, mais des
fantômes d’êtres humains qui naîtront en chair et en os dans un avenir
plus ou moins proche selon les cas.
Vous pensez peut-être que je perds de vue les livres de Marina
Salzmann? Que nenni: relisez la première nouvelle du premier recueil,
«Les Robes». Que raconte-t-elle, sinon la naissance d’un personnage
portant le nom minimal de Mo? Comme d’autres personnages, Mo (ou Mot?)
émerge des limbes. Notez que M est comme son jumeau P une consonne dite
bilabiale, les premières que prononce l’enfant, qui dit dans la plupart
des langues, paraît-il, Maman, Papa. «Chères bilabiales!», écrit le
personnage-narrateur d’un roman de Beckett: on connaît le goût des
créatures beckettiennes pour la régression à l’enfance… Dans les
nouvelles de Marina Salzmann, nulle recherche de la régression, mais au
contraire un effort pour échapper au monde larvaires, en extraire une
forme: un personnage, telle Mo, qui peu à peu prend forme, et prend
pied sur le rassurant plancher des vaches, visite longuement un bourg
méditerranéen…; lecteur croit qu’elle est bien «réelle»; mais voici que
son père meurt, et la narratrice de dire: «Mo devient de plus en plus
réelle. Si elle a un père mort, c’est donc bien qu’elle est née un
jour, quelque part.» Pareille logique déstabilise le lecteur; plus bas,
la narratrice semble dire que Mo n’existe que par les discours tenus
sur elle; mais la formule est ambiguë: «Elle n’est pas consciente
qu’elle a été au cours de sa vie vêtue de discours qu’elle a confondus
avec elle-même, un peu comme ces habits qui adhèrent sans serrer et
dont on dit qu’ils sont une seconde peau.» Dans un même geste, Mo
existe comme un sujet (puisque qu’elle peut confondre les êtres, avoir
ou non conscience de telle ou telle chose) et comme née des paroles
d’autrui. La suite immédiate est un des plus beaux passages du récit:
«Même autrefois, quand elle nageait et ne parlait à personne, Mo avait
l’eau pour vêtement, son discours de renaissance, de ventre et
d’origine, sa poésie de poissons.» C’est une manière de comparer la
naissance de Mo à celle de Vénus, de renouveler la «robe» d’un mythe.
Et ça ne s’arrête pas là: les possesseurs du livre intitulé Entre Deux
sont renvoyés à sa couverture, la reproduction d’un tableau de
Simonetta Martini. On y voit une femme plongée (ou reflétée?) dans
l’eau, vêtue d’une longue robe rose, yeux ouverts et bouche close,
tandis que passent des poissons. C’est clair, il n’y a «pas besoin de
faire un dessin», puisque la peinture est là! Et que de plus elle sert
de couverture, de (re)vêtement au livre, dont elle est la robe… De ce
recueil de nouvelles, on pourrait jouer à dire qu’il «a l’eau pour
vêtement» et qu’il émerge de ce milieu primordial.
Cette histoire nous rappelle que nous sommes en grande partie ce que
les autres disent de nous. Vous et moi sommes, comme Mo et
inconsciemment, vêtus de discours que nous ignorons. Affublés de
racontars, de contes, de vraies et fausses nouvelles. Je crois être un
je-bien-à-moi, avoir une identité, mais en fait quantité de
moi-qui-ne-sont-pas-moi-tout-en-l’étant arpentent l’espace et le temps.
C’est, écrit la narratrice, notre seconde peau. C’est aussi, comme on
dit d’une réputation, ce qui nous colle à la peau.
Mais ne quittons pas trop tôt les robes. Voici les deux dernières pages de «Blumen», la plus émouvante nouvelle de Safran, consacrée au souvenir de l’une des grand-mères de la narratrice:
Je voudrais aujourd’hui coudre une robe pour ma grand-mère, une robe de
toutes les couleurs, une robe pleine d’oiseaux et de fleurs. Je couds
la robe avec toutes sortes de tissus, la robe a une manche longue et
une manche courte, elle n’a pas d’ourlet, la robe de ma grand-mère n’a
qu’un seul côté. Je rassemble les morceaux de la robe de ma grand-mère,
je les intercale pour obtenir un maximum de couleurs, de chocs et
d’éclats superposés. Quand ça ne va pas, je découds. Je prends un bout
de la jupe pour rallonger la manche trop courte. Je découpe le haut
pour faire un col bénitier à la robe de ma grand-mère et je bouche un
gros trou avec le reste du tissu. La robe de ma grand-mère ne forme pas
un tout, elle s’effiloche, elle est irrégulière, elle est pleine de
couleurs, c’est une robe à frous-frous, une robe à trous-trous, une
robe aux mille-pertuis. Voilà la robe que j’ai faite à ma grand-mère
pour son corps de vent, une robe volante comme il y a des tapis, ma
grand-mère pourra voyager, elle flottera, les oiseaux de la robe vont
l’aider, et le parfum des roses et des narcisses la portera dans son
nuage transparent, la robe de ma grand-mère est un paradis portatif que
je lui couds, je couds et recouds le petit paradis portatif qu’elle ne
m’a pas demandé, mais elle me récitait les recettes quand on était à la
montagne, j’ai oublié les recettes et la voix de recette, la voix la
plus docte de ma grand-mère. Les recettes étaient souveraines avec
l’arnica, la menthe, les bourgeons de sapin, mais je n’ai rien retenu,
je ne sais pas si ma grand-mère connaissait le mot souveraine que
j’attribue ici aux recettes. Moi j’ai trouvé que ce n’était pas la
peine. Pourquoi faire les recettes si l’on meurt, mieux vaut faire des
robes que l’on peut encore mettre après, qui peuvent encore nous
habiller, nous décorer, nous magnifier, nous envelopper comme une
chrysalide, pour que le mystère advienne peut-être d’une métamorphose.
C’est moi qui couds la robe de ma grand-mère, la robe dernière, et la
profusion anormalement criarde des couleurs crée l’illusion que des
gerbes de fleurs la recouvrent, et que des essaims d’oiseaux exotiques
sont posés sur elle. Je couds la robe comme une petite fille qui ne
comprend pas la notion d’ourlet, qui ne voit pas le corps de sa
grand-mère comme un objet tridimensionnel. Le corps de ma grand-mère
est une surface plane que jonchent les fleurs et les oiseaux, il est
fin et léger comme une feuille de papier, il se soulève en ondoyant
pour sortir par la fenêtre. Dehors c’est un jour d’été. Ma grand-mère
est traversée par la lumière. Elle miroite, belle dans ce jour si beau.
Cette robe semblable à une feuille de papier, c’est aussi le texte que
nous lisons. La comparaison entre l’activité de l’écrivain et celle du
tisserand est ancienne, comme le rappelait d’ailleurs l’autrice lors
d’un entretien radio sur Espace2. Très ancienne, même: le verbe latin
texere signifie aussi bien «tisser» qu’«écrire un ouvrage, raconter,
narrer». Textus désigne un tissu et/ou un texte. La robe est, dans «Les
Robes», un tissu de paroles, une page imprimée, une «feuille volante»
qui devient «le corps de ma grand-mère». On pense aux «paroles
volantes» des auteurs grecs anciens; on pense aussi au genre musical et
littéraire nommé Tombeau, qui est un hommage à un artiste disparu.
Ainsi Ravel et son Tombeau de Couperin, Mallarmé et son célèbre Tombeau
d’Edgar Poe. Dans la page citée de Blumen, la narratrice fait une
discrète mais précise allusion au tombeau, mais au sens matériel, quand
elle parle de «l’illusion que des gerbes de fleurs la [grand-mère]
recouvrent…»
Les nouvelles sont à l’image de cette robe – et réciproquement: voyez
comme le mot nouvelle peut se substituer à celui de robe: «la nouvelle
s’effiloche, elle est irrégulière, elle est pleine de couleurs, c’est
une nouvelle à frous-frous, une nouvelle à trous-trous, une nouvelle
aux mille-pertuis.»
Il existe un mot qui lie robe et paroles: enrober. Par exemple, on
enrobe de douces paroles un refus. De tels mots et leurs libres
associations flottent dans le préconscient. On est «au-dessous», en
deçà de la distinction entre ce que l’on appelle sens propre et sens
figuré (distinction erronée selon Derrida, Castoriadis et d’autres);
une nouvelle d’Entre deux, «Les Monstres du jardin imprimé» en présente un amusant exemple:
«Il faut continuer à parler de cette fille, décrire son comportement.
Parfois elle ne sait pas où elle va mais elle y va en tenant son cœur
entre ses mains, car la fille n’a pas qu’une tête migraineuse, elle a
aussi un cœur, comme on dit, et il s’avère que ce cœur enfle, parfois,
grossit, sans s’alourdir, un peu comme un ballon. La fille ne sait pas
toujours où elle va, mais elle a un cœur à soulever, à lancer, à
rattraper, à faire rouler d’un bras dans l’autre, à faire descendre
devant soi, en le berçant jusqu’au sol entre ses jambes écartées. […]
Il arrive aussi que le cœur de la fille s’émiette en plusieurs cœurs
complets, chacun de la taille d’une montre à bulbe. Ils tressautent,
mus par leur mécanisme interne.»
Voilà ce qui s’appelle, comme le voulait Mallarmé, «laisser
l’initiative aux mots»! Leur laisser l’initiative, c’est prendre au
sérieux des vers d’Hugo qui sont comme la charte de la poésie moderne:
Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant
«Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.»
C’est notre langue même qui dit qu’un trou, par exemple, peut être
lourd, pesant, plus ou moins grand. Prenez une phrase banale: «Mes
trous de mémoire me pèsent.» Ils sont pesants, ils sont de la matière,
ils peuvent être plus ou moins grands, nombreux, rares, occasionnels,
incurables… bref, on peut les qualifier de cent manières, ce qui
confère une substance à l’absence de substance, au vide. C’est
précisément à propos d’un trou que la narratrice d’«Issue de secours»,
luttant contre le sommeil lors d’une réunion d’entreprise, emploie le
verbe pleuvoir dans toute sa polysémie: «Le mobilier est disposé en
cercle. Ça fait un trou au milieu. Les questions pleuvent dedans.» En
lisant ces mots j’ai la sensation que les questions se matérialisent.
Pour obtenir de tels effets, l’écrivaine doit nous faire entendre des
expressions toutes faites au pied de la lettre. Dans une des nouvelles,
l’héroïne «perd la tête» en se lavant les cheveux, la fourre dans son
sac à commissions où elle continue à parler, créant quelques
difficultés à sa porteuse… qui pratique, je le note en passant, un
inattendu port de tête. Éluard constate après d’autres que nous
parlons, entendons la langue parlée de tous les jours sans y prêter
attention. Or elle recèle des trésors, et la poésie est, dit-il
magnifiquement, «[ce] trésor délivré».
«Rank», dans Safran, commence ainsi:
«Elle lui dit une de ses angoisses, celle de perdre ses clefs. Copie-les, conseille-t-il.
Elle l’a fait, elle les a photocopiées.»
Le mot copier, tout bête, si
banal qu’on ne l’aurait pas remarqué dans un autre texte, devient ici
un mot-pivot qui fait basculer l’histoire dans un emboîtement très
angoissant de poupées russes.
Et demandons-nous, avant de quitter cette nouvelle: Qui, Elle? Qui, Il?
On n’en saura rien. Cela me rappelle les premiers mots de L’Innommable, fabuleux roman de Beckett:
«Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant?»
Quand? Où? Qui parle?
La question Quand maintenant? invite à se demander à quel temps verbal
sont racontées les histoires des deux recueils. C’est presque toujours
le présent, et parfois, l’imparfait. Loin d’être l’instant
insaisissable entre le passé et l’avenir, un «rien», le présent est
ici, il est là, sans origine ni limite, il s’étire, il est comme
perpétuel: plus conforme à notre expérience que celui de nombreux
philosophes ou physiciens. Dans le roman et la nouvelle, le temps
narratif de base a été le passé simple jusqu’à la moitié du XXe siècle.
Depuis, de nombreux écrivains narrent au présent. N’y aurait-il donc
aucune différence entre le présent de Marina Salzmann et celui de la
plupart de ses consœurs et confrères? Question rhétorique, bien sûr.
Son emploi du présent n’a rien de commun avec le présent minuté de la
butorienne et magnifique Modification. Ni avec la relation galopante
des aventures du San Antonio de Frédéric Dard. D’ailleurs, l’usage du
présent pour «rendre plus proche, mettre sous nos yeux» des événements
passés était déjà en vogue chez maints auteurs de l’Antiquité. Ce n’est
très souvent qu’un trucage narratif efficace. En revanche, le présent
de Marina Salzmann me rappelle ce que nous apprend un livre de
Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves. Il montre sur quantité d’exemples
littéraires que les temps presque toujours employés pour raconter un
rêve sont le présent et l’imparfait. C’est au présent et, plus
rarement, à l’imparfait du récit de rêves que fait penser celui d’Entre Deux et de Safran. La contre-épreuve de cette affirmation se trouve dans Safran:
c’est la nouvelle intitulée «Congeler». Ce récit, narré par exception
au passé simple, diffère aussi des autres pour de multiples raisons.
C’est (presque) un vrai conte fantastique traditionnel, «réaliste»,
mettant en scène les objets modernes et quotidiens que sont un
congélateur, un téléphone, une télé, un film avec Gabin, toutes choses
qui n’apparaissent pas, sauf la télé, dans les autres nouvelles. Les
repères temporels précis et successifs abondent dans «Congeler»: Dans
la soirée, Le lendemain, dans la matinée, Les jours suivants, Un soir…
«Il se coucha, s’endormit, aussitôt assailli par un cauchemar. C’était
le jour de Jugement dernier. Un par un les morts sortaient de leurs
cercueils. Mais le porc demeurait coincé dans le congélateur (…)
lui-même sortait d’un sépulcre sec et frais…»
On voit que les événements conscients de l’état de veille sont racontés
au passé simple, ceux du rêve à l’imparfait. Le récit du rêve achevé,
on revient aussitôt et comme automatiquement au passé simple de la vie
éveillée: «Le lendemain, il alla acheter un cadenas.»
Une seule autre nouvelle de Safran est racontée au passé, «Santiago». Mais c’est au passé composé, temps aux effets tout différents de ceux du passé simple.
Le présent des nouvelles, dans les deux recueils, s’apparente souvent
au monologue intérieur, ou discours immédiat. L’exemple le plus célèbre
en est le monologue de Molly qui clôt l’Ulysse de James Joyce. Je pense
aussi au «courant de conscience» si fréquent chez Virginia Wolf et
Faulkner. C’est peut-être une piste à suivre dans des études plus
approfondies que ne manqueront pas de susciter les livres de Marina
Salzmann.
Existe-t-il plusieurs formats pour le temps? se demande une narratrice? Dans la dernière nouvelle de Safran,
«Banquets», qui fait écho aux deux premières, la poignée d’humains
survivant à l’on ne sait quel désastre organise de riches repas pour
lutter contre l’abattement qui conduit les gens au suicide:
«Par les banquets, on arrive à se jouer un peu de cette mélancolie
obsédante qui habite désormais les esprits, cette impression bizarre de
tuer le temps, alors qu’il est déjà mort, ou d’en être les exécuteurs
testamentaires, même s’il n’y a aucun légataire.»
Les mots arrivent toujours, même juste un peu, à faire exister les
choses. Ils s’entêtent malgré notre acharnement, notre sévérité à leur
égard. La vie d’avant le désastre flambe au feu des mots retrouvés,
dans les banquets.
Ce sont donc les mots, assemblés en récits, qui recréent une
temporalité par ailleurs disparue. L’acte même de raconter crée du
temps et de l’espace, un temps que vit le lecteur, un espace que le
lecteur habite, un espace créé par des paroles, comme le montre la
belle mise en abyme pathéti-comique d’une nouvelle de Safran,
«La meilleure façon de boiter»: l’héroïne-narratrice se sent isolée
lors de vacances en Crète organisées par l’entreprise qui l’emploie.
Elle rêve de s’attirer les bonnes grâces d’une de ses collègues, une
comptable qui ne s’intéresse qu’à une certaine Kika, dont la série de
malheurs suscite sa sympathie et sa pitié. L’héroïne-narratrice
projette de supplanter la Kika dans le cœur de la comptable:
Un jour je lui raconterai mes propres déboires […], ils seront
imposants et irrémédiables, aussi frappants que ceux de la Kika. Ils
s’imprimeront dans sa mémoire, comme dans les pages d’un livre, bien
lisiblement. Voilà ce que je ferai, ce que je saurai faire. Je
susciterai la pitié dans le cœur de la comptable et je m’installerai
dans l’espace que ce sentiment aura aménagé, comme une mendiante dans
une niche ou sous un auvent, détrônant la Kika.
L’héroïne esseulée va se créer un espace uniquement par la force des
paroles, pareillement aux fées qui, dit un roman du XIIIe siècle,
«savaient la force [magique, créatrice] des paroles».
Une telle importance accordée à la parole me pousse à rouvrir un livre du Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias:
Le contenu de l’écriture, c’est la parole, tout comme le mot écrit est
le contenu de l’imprimé […] Et si l’on demande: «Quel est le contenu de
la parole?», il faut répondre: «C’est un processus “actuel” de pensée,
en lui-même non verbal.»
Au cours des banquets, on se raconte des histoires qui font revivre le
passé. Mais quelle n’est pas la surprise du lecteur, s’il connaît le
roman de D.-H. Lawrence! Trois voix se relaient dans la nuit pour
raconter non leur propre histoire, mais celle de … Lady Chatterley! Or
cette histoire n’a pas à l’origine été parlée, mais écrite. Son médium,
pour parler comme McLuhan, est l’imprimé. Hypothèse: tout se passe
comme si l’autrice voulait transformer ce roman imprimé en légende, lui
donner une oralité, en faire une parole première. Au rebours du
processus ordinaire qui fait passer de la parole à l’imprimé, on passe
de l’imprimé (l’œuvre de Lawrence) à l’oralité. Ce passage est fictif,
puisque la nouvelle de Safran
est elle aussi imprimée. Mais la fiction met en œuvre des «images» qui,
comme le répétait Ramuz, sont pour notre psychisme «plus vraies que la
réalité». Par images entendons tous les composants de l’imaginaire,
dont font partie les données de nos cinq sens. L’ouïe est inséparable
de la voix, alors que la vue est (en Occident) plus liée à
l’abstraction, à la mise en perspective, au rationalisme «cartésien».
Dans les nouvelles de Marina Salzmann les sons, les bruits, les
rumeurs, les chuchotements, le tonnerre des machines de chantier, le
grésillement d’une lampe, le pépiement des oiseaux, la musique de
divers groupes, les voix des personnages narrés ou narrateurs sont bien
plus sensibles que les n outre, pour épouser leur cours, il faut les
lire lentement. Cette lenteur a pour résultat que nous lisons
«mentalement» à la même vitesse que si nous lisions à haute voix. Le
texte ainsi lu se parle intérieurement, tout comme on peut se chanter
une mélodie sans émettre de son. Il y a deux sortes de sons à ne pas
confondre: d’une part, les sons et les voix de l’histoire racontée, de
l’autre la voix ou les voix qui raconte[nt].
Dans le domaine sonore, «Loin comme la Chine» [Safran]
est un chef-d’œuvre de musique concrète: comme dit Claudel, «L’œil [du
lecteur] écoute» le pépiement des oiseaux… balbutier le prénom de
l’héroïne.
Ce n’est pas un hasard si la seconde partie de «Banquets» est consacrée
à des livres – imaginaires cette fois. Or, dans ces pages, on assiste à
une vertigineuse mise en miroir de deux ouvrages selon une logique
poussée à ses limites.
C’est peut-être cette logique qui a poussé des chroniqueurs à évoquer
Alice, seule fillette de son époque à n’avoir pas pris de l’âge jusqu’à
aujourd’hui: preuve vivante de la supériorité de l’imaginaire sur le
«réel». Le temps des horloges et des calendriers, qui conduit à la
mort, n’a pas de prise sur Alice; ni sur Lady Chatterley, ni sur son
amant: ils sont toujours et à la fois en train de se rencontrer, de
courir sous la pluie, de faire l’amour ici comme ci, et de le faire
ailleurs, comme ça. Vous rappelez-vous ce que les mystiques disent du
Christ? Qu’il est encore et en même temps naissant dans une étable,
empêchant de lapider une femme et agonisant sur la croix, tous les
épisodes de sa vie. Pour notre mémoire, la chronologie n’est pas
«naturelle», parce que le souvenir repose en majeure partie dans les
profondeurs de la conscience, qui ignorent le temps et le principe de
non-contradiction.
Dans les deux recueils, la temporalité et la succession des événements
varie d’une nouvelle (ou: type de nouvelle) à l’autre. Dans «Méthode» [Safran],
il faut du temps au personnage, un écrivain, pour retrouver une
anecdote qu’on lui a racontée et qui lui paraît indispensable à la
nouvelle qu’il veut écrire. Mais dans Blumen, (passage cité plus haut)
la robe à la fois devrait être faite, a été faite, est en train d’être
faite. Il n’y a plus de durée; comme le dit la chanson de Guy Béart,
«il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés»; il n’y a pas non plus
de cause ni d’effet: ce n’est pas à cause de ceci ou de cela que
l’écrivain retrouve l’anecdote. Elle lui revient d’elle-même quand son
esprit se trouve dans l’état propice à son accueil. Sa «méthode»
consiste à laisser agir son inconscient, à ne pas être… cartésienne.
Mais dans le même livre, «Rank» met en œuvre une logique digne elle
aussi de celle de Lewis Carroll. Multiplier les exemples serait aussi
aisé qu’inutile.
Et l’intrigue?
Les relations temporelles et causales sont capitales pour créer une
intrigue: dans la plupart des nouvelles de Marina Salzmann il n’y a pas
d’intrigue, mais une «histoire». Une intrigue, une vraie, exige entre
autres de «vrais personnages», ce que ne sont pas la plupart des
figures, des silhouettes, des fantômes qui n’ont même pas de noms. Pour
«ourdir une intrigue», il faut être un personnage doué de divers dons,
de qualités, de défauts, et de dix autres choses qui constitue sa
«psychologie». Balzac est dans ce genre la grande référence. Ici, au
contraire, on n’est plus dans la psychologique héritée de La Comédie
humaine, mais dans la métapsychologie freudienne.
Dans les romans et nouvelles francophones d’aujourd’hui, la psychologie
«classique» tient le haut du pavé. Tout s’y passe comme si Joyce, par
exemple, et Faulkner, et Virginia Wolf, et Schnitzler, et Proust, et le
Nouveau roman, et Ramuz, et Catherine Colomb n’avaient pas existé. La
fameuse clarté française est reine du genre. Il y a de rassurantes
exceptions; je ne les nomme pas, craignant d’être incomplet.
Des romanciers anglophones servent de modèles à leurs confrères
francophones par leur art de ficeler des intrigues haletantes. J’ai lu
voici deux ans un roman de Paul Auster, dont j’aimais des poèmes:
l’intrigue, les coups de théâtre, les rebondissements, les péripéties y
étaient tellement passionnants, si efficacement ficelés que je me suis
surpris à accélérer de plus en plus ma lecture, sautant des lignes
comme un cheval emballé, tant je désirais «connaître la suite et la
fin». Le bilan de ma lecture est décevant: j’ai si bien dévoré La Nuit de l’oracle
qu’il n’en reste rien. Le bouquin s’est autodétruit au fur de la
lecture, comme les messages mystérieux de certains contes fantastiques.
Et rien ne me pousse à le relire, puisque (!) j’en connais la fin.
De grands romans fonctionnent autrement: est-ce que La Recherche proustienne a une intrigue? Et La Montagne magique de Thomas Mann? Le Bruit et la fureur? Les romans de Beckett? Passons. Ils ont en qu’on a envie de les relire.
S’il est vrai que «lire, c’est relire», et que, selon Balzac, «lire,
c’est créer peut-être à deux», le genre littéraire qui aujourd’hui
résiste le mieux aux modes est la poésie. La poésie demande qu’on la
lise et relise, elle offre le défi et le cadeau d’une perpétuelle
découverte.
C’est à la poésie qu’appartiennent, ou s’apparentent fortement les nouvelles d’Entre deux et de Safran.
Les éléments biographiques offerts par Internet nous apprennent que
Marina Salzmann, pendant des années, a pratiqué une forme de poésie
sonore. Plus précisément, une poésie en prose lue ou plutôt psalmodiée
à voix haute et accompagnée par la guitare de Thierry Clerc. Ce duo
s’est présenté sur plusieurs scènes, en Suisse et à l’étranger. Le long
passage cité plus haut sur la robe de la grand-mère pourrait très bien
se prêter à pareille lecture.
Angoisse; malaise dans la Société
La plupart des critiques ont été frappés par la récurrence dans ces
nouvelles d’angoisses et de mal-être affectant l’ensemble social, ou
l’individu.
Interrogée par Marianne Grosjean, de la Tribune de Genève,
l’autrice répondait: «les atmosphères de fin du monde m’inspirent
beaucoup. Je me souviens bien sûr de la catastrophe de Tchernobyl, qui
a marqué ma jeunesse et ma génération en créant tout à coup une zone
interdite sur la planète.» Or «Zone interdite» est le titre de la
deuxième nouvelle de Safran.
Tchernobyl apparaît en toutes lettres, dans «Fugue», à propos d’une
exposition de photos prises dans la Zone interdite. Quant à la dernière
nouvelle du recueil, «Banquets», elle a pour sujet, on l’a vu, un
«désastre» causant rien de moins que l’extinction de l’espèce humaine.
Les causes du désastre sont laissées à l’imagination du lecteur: guerre
atomique?
Conséquence catastrophiques du dérèglement climatique? La plupart
d’entre nous sommes consciemment travaillés par de telles menaces; chez
d’autres, le déni ou la politique de l’autruche n’ont d’autre effet
qu’aggraver l’angoisse ainsi refoulée.
Selon l’entretien (peut-être par téléphone?) cité, Marina Salzmann se
réfère aussi à une autre forme d’angoisse, celle que crée une société
prédite par George Orwell dans son prophétique 1984: «Avec les réseaux
sociaux, les cartes bancaires, la vidéosurveillance et la crise
économique, Big Brother s’est réalisé. C’est extraordinaire, je
n’aurais jamais cru que nous nous laisserions faire, si vite. Nous
vivons dans un monde dont personne n’aurait voulu il y a encore vingt
ans.»
Dans «Zone interdite», l’air urbain devient matériellement irrespirable:
«Depuis peu, un curieux phénomène météorologique se manifeste dans la
Zone Habitable. Par endroits, l’air s’épaissit et semble se coaguler en
étranges blocs transparents. On voit les passants ralentir ou
s’arrêter, l’air dérouté, comprenant trop tard qu’ils traversent l’une
de ces masses d’air plus compact. D’abord ils éprouvent une sensation
de froid, puis un étau se contracte autour de leur corps et les
retient. Il faut des efforts considérables pour avancer et se dégager
de cette emprise. La respiration est difficile: dans l’air modifié des
blocs, les molécules agglutinées passent à peine les poumons.»
On ne saurait mieux suggérer l’angoisse, mot qui désigne à l’origine un
resserrement, une oppression gênant la respiration. Un couple décide de
quitter clandestinement la ville fliquée, usant de ruses pour échapper
à la police de Big Brother. Ils réussissent à en sortir; alors, ils
sont sauvés? Hélas non: car hors de la ville ne s’étend qu’une Zone
Interdite, comme à Tchernobyl. Il est affreux que la Zone Interdite, où
les fugitifs mourront probablement de radiations, fasse figure de
Paradis à côté de la Zone Habitable où l’on étouffe. On passe de
Charybde à Scylla…
Le mot démocrature, forgé voici un quart de siècle, convient à la
société qui nous oppresse. «Rank» décrit la réduction de taille de la
femme dont l’angoisse est de perdre ses clefs; à la fin de l’opération,
elle s’aperçoit qu’une de ses jambes a échappé à la réduction. Elle
songe à intenter une action en justice, mais:
Si vous êtes un cas isolé, souffle l’assistant technique, vous
deviendrez un objet d’étude. Voulez-vous devenir un objet d’étude? Vous
devriez, c’est un conseil, oublier immédiatement cette idée, vous en
débarrasser à un endroit où on ne la retrouvera pas. Emmenez-là à
l’extérieur de la ville et enterrez-là, bien loin des Bureaux de
Police. Ne la laissez pas traîner. Nul jour ouvrable ne s’achève sans
qu’une quantité de gens ne passent dans les Bureaux, des objets trouvés
plein les poches. Le moindre papier, la moindre liste de course
froissée, le moindre chewing-gum ils le ramassent, ils le ramènent, on
retrouve les propriétaires à tous les coups grâce aux banques de
données. Si vous ne voulez pas l’enterrer, alors noyez-la, votre idée,
noyez immédiatement cette envie de cafter. Lestez-la de quelques
cailloux, pour que jamais elle ne remonte à la surface. C’est un
conseil.
Brillant passage, qui condense la matérialisation d’une idée et
l’avènement d’un totalitarisme réprimant toute protestation de
l’individu lésé.
La narratrice de «La meilleure façon de boiter» souffre d’une boiterie
dont la cause n’est pas indiquée, ni si elle est passagère ou
congénitale, etc. De fait, boiteux ou non, plusieurs personnages se
sentent mal dans leur peau, mal dans leur corps. Ces sensations de
déséquilibre, de vide, de manque, sont souvent accompagnées de
l’impression de perdre son identité. On ne sait plus qui l’on est –
dans un monde où la seule certitude restante est celle de la
gravitation qui nous permet de demeurer sur terre, même en boitant.
Ce n’est pas par hasard que «Chantier» sert d’ouverture à Safran.
Cette transformation d’un quartier urbain «habitable» en une zone digne
des anticipations de Tati vous fait froid dans le dos. D’énormes
machines atrocement bruyantes creusent un immense trou (on pense au
fameux «trou des Halles» de Paris): chose significative, les habitants
et les visiteurs se comportent comme si de rien n’était, sauf la
protagoniste-narratrice:
«[…] à l’extérieur je remarque une hostilité croissante. La dernière
fois que je me suis retrouvée dans la rue, les gens me regardaient avec
suspicion. Ils ne voyaient pas que le monde était en train de
disparaître, aspiré par le trou, et j’ai compris qu’ils pensaient que
j’avais perdu la raison. […] Depuis, j’ai renoncé à sortir de chez moi.
Je suis à ma fenêtre. C’est à moi qu’il appartient de faire face, et
pour résister, de parler sans relâche […] Tout reste à comprendre, mais
avant cela, il faut décrire. Je décris le chantier…»
La narratrice imaginaire est à sa manière une écrivaine: cuisinière au
chômage, elle écrit un livre de recettes qu’elle espère faire publier.
À son frère qui la presse de quitter un appartement où les vitres ne
cessent de trembler, la lampe de se balancer, elle répond qu’elle est
trop absorbée par le livre de recettes. Mais c’est un prétexte; si elle
dit la vérité, personne ne la croira. La vérité est bien plus grave:
«Aujourd’hui, je connais mon rôle, je sais que c’est à moi qu’incombe
la mission de différer le moment où tout sera anéanti. Il me suffit de
proférer, peu importe qu’elle soit vraie ou fausse, peu importe qu’elle
soit insensée, une parole. Et de veiller pendant les longues heures où
règne le vacarme des machines […], jusqu’à la fin du chantier.»
Le chantier sera achevé. Mais peut-être que la description de ses
malfaisances et de ses enjeux inhumains agira sur les lecteurs, par la
force de son évocation. Est-il insensé de croire qu’un tel témoignage
peut affecter, même minimalement, le cours des choses à venir? Il me
semble qu’il a plus de chances d’agir sur les lecteurs que la
description «réaliste» d’un chantier particulier connu de tous, comme
l’était celui des Halles. Pourquoi? Précisément parce qu’il s’adresse
en profondeur à notre imaginaire, où les images actives sont «plus
vraies que la réalité». En littérature, l’une des manières les plus
efficaces de «faire face» est, paradoxalement, de ne pas opérer de
face, ou de se masquer: j’en veux pour exemple la nouvelle de Safran
«Santiago»: un dispositif narratif inattendu, un relais de voix nous
remémore durablement le martyre infligé par la clique de Pinochet au
chanteur Victor Jara.
Deux recueils, un univers
L’univers imaginaire de Marina Salzmann évoque pour moi un vaste lac
souterrain jusqu’auquel on a creusé deux puits: l’un s’appelle Entre Deux, l’autre Safran.
Ce sont des sortes de lieux-dits. Dans chacun des puits, une échelle
est installée. L’autrice de ces travaux écrit parfois sur une margelle,
en pleine lumière, dans un paysage changeant; parfois elle vogue à
l’aventure sur une nacelle éclairée par un petit falot dans l’obscur de
la caverne; parfois, équipée d’une lampe de plongeuse, elle explore les
profondeurs du lac; puis, faisant halte à mi-hauteur de l’échelle de
remontée, elle décrit sur une tablette tactile les êtres qu’elle a vus
dans l’eau.
Je me suis plus attaché aux nouvelles parlant des régions
intermédiaires ou souterraines qu’à celles du monde d’en haut. Une
étude plus «équitable» devrait parler davantage des récits qui sont
d’une veine proche de «Fugue», présentée au début de cet essai. On
trouve par exemple dans Entre Deux
une satire du lugubre repliement de la Suisse sur elle-même («Cœur des
Alpes»), ou de la bureaucratie culturelle («Requête»). La première
provoque un rire embarrassé, la seconde un rire vengeur. Mais en lisant
«Issue de secours», on rit de pur bonheur: c’est l’imagination et la
gaîté au pouvoir.
D’un recueil à l’autre, de légères passerelles permettent le
va-et-vient de quelques silhouettes, de deux ou trois noms, de
situations quasi superposables: en particulier, le parcours incertain
dans un bourg-labyrinthe, très représentatif de la marche tâtonnante,
s’enroulant ou revenant sur elle-même dans plusieurs nouvelles. Il
arrive au fil de la conteuse-tisseuse de se casser, ce qui cause des
trous. La lecture de tels textes est une véritable activité: le
lecteur, pour assurer son cheminement, colmate les brèches, jette des
ponts au-dessus des vides, comble les ellipses; sans en prendre
conscience, il vit le fait que «lire, c’est créer peut-être à deux».
Pour user des mots de Proust, il devient le lecteur de lui-même, d’un
lui-même qu’il ne connaissait pas.
L’espace littéraire commun aux deux livres est une chambre d’écho où
des thèmes, des tons, des voix surtout s’entrecroisent sans se
confondre, et tissent un réseau de paroles.
Les nouvelles de Safran sont
moins nombreuses, elles sont plus amples et souvent graves: mais jamais
lourdes, par l’effet d’une grâce et d’un phrasé qui sont la griffe même
de Marina Salzmann.
Blog de PHILIPPE RENAUD
Danse avec les mots
Sur scène avec un musicien ou
en performance avec un trio, la Genevoise saisit l’étrangeté du langage
dans des textes brefs et légers
Marina Salzmann a la grâce d’une danseuse. Un art qu’elle a pratiqué,
qu’elle considère comme le plus inventif et le plus livre aujourd’hui.
Mais elle, c’est avec les mots qu’elle danse. Pendant un temps, elle a
exercé son inventivité dans le cadre de l’AMR (Association pour
l’encouragement de la musique impRovisée): elle y créait des poèmes sur
l’instant. Une expérience collective de liberté, ludique, légère. Au
sein du grupe Pas lundi, elle a expérimenté la musique sonore, le sens
éclaté. réduit au son, le rythme et le plaisir de la performance en
trio,. Et avec le musicien Thierry Clerc, elle a mis ses paroles à
l’épreuve de la scène, de l’énergie du rock. Parfois, à l’occasion d’un
festival ou d’une rencontre, ces formations se reconstituent, mais de
manière sporadique. De ces expériences, Marina Salzmann a appris l’art
des enchaînements, la souplesse qu’elle recherche aujourd’hui dans le
travail solitaire de l’écriture, qui prime désormais sur les autres
formes d’expression. Avant de la lire sur papier, on a pu le
faire sur le web, dans la revue en ligne «Coaltar» qu’elle a cofondée
avec Jean-Jacques Bonvin. Elle y a publié ses premiers textes, brefs,
teintés d’étrangeté. Ceux qui composent les deux recueils parus chez
Bernard Campiche Éditeur – Entre deux (2012) 35 Safran (2015) – sont eux aussi de petits tableaux saisis dans l’élan, lancés sur la page, finement retravaillés.
Marina Salzmann vit à Genève. Elle est née à l’autre bout du lac, à
Villeneuve, a grandi à Nyon. Sa vie s’inscrit au bord de l’eau: elle a
besoin de l’élément liquide – mer, lac, fleuve –, un fluidité qu’on
retrouve dans son écriture. Elle a connu une adolescence rebelle et
aventureuse: auto-stop à travers l’Europe, squats, voyages lointains,
dont un à Madagascar, pour la magie du mot. C’était dans les années
1970, quand les utopies paraissaient atteignables. Gamine encore, elle
a manifesté dans les rues sur les traces de son frère, après le
coup d’État de Pinochet contre le gouvernement Allende. Le Chili
c’était «un espoir avorté, un paradis perdu. On écoutait Inti Illimani.
Ce gauchisme, c’était aussi une façon de s’opposer à nos parents,
plutôt à droite», se souvient-elle en souriant. Elle n’est jamais allée
au Chili, mais deux nouvelles de Safran portent le souvenir de la
chanteuse Violetta Parra et du musicien et poète Victor Jara.
Dans les textes de Marina Salzmann, le discours politique est rarement
explicite, mais on décèle un élan libertaire. Cinéphile, elle
s’enchante d’une scène de La Salamandre d’Alain
Tanner, film culte de 1971: dans une forêt, Jean-Luc Bideau et Jacques
Denis se bidonnent en clamant «Ah que le bonheur est proche! Ah que
bonheur est lointain!» La quête du bonheur, en dépit de tout, c’est
justement ce qui fait, pour l’auteure, le propre de l’humanité. Les
personnages de ses récits ne l’atteignent pas facilement, empêtrés
souvent dans des circonstances étranges, à la limite du conte ou du
fantastique, mais ils ne cèdent pas sur leur envie de vivre et de
trouver leur place. C’est «Banquet», qui clôt «Safran»: dans un monde à
la «Stalker», dévasté par la catastrophe, où animaux et végétaux
reprennent la main, les survivants festoient, dans un atmosphère de
fête, en dépit de l’extinction proche. Dans un autre récit, l’air
s’épaissit autour des gens et les empêche d’avancer. Dans «Entre deux»,
une femme se retrouve avec, sur le dos, un inconnu dont elle ne peut se
débarrasser.
Sur la couverture de Safran,
un couple s’enlace, dans ce qui semble un champ de blé ou un ciel en
flammes. Une lumière dorée recouvre l’ensemble. La peinture est l’œuvre
d’une amie de l’auteure, Simonetta Martini. Les personnages de Marina
Salzmann sont en quête de cette beauté, mais c’est une beauté modeste,
qui surgit d’objets que le bon goût rejette – souvenir kitchs de
vacances, vestiges d’enfance. Le monde aliénant du travail, les
hiérarchies de bureau, sont traités avec un humour inquiétant. La vie
professionnelle de Marina Salzmann est pourtant heureuse! Elle a fait
des études de lettres, éveille aujourd’hui de jeunes élèves aux
merveilles de la grammaire et de la poésie. L’enseignement est le
«cadre» qui règle son emploi du temps. Il lui permet de garder de
grandes plages pour l’écriture. Peut-être un jour en sortira-t-il un
roman.
ISABELLE RÜF, Le Phare, Centre Culturel Suisse de Paris, N0 23, 2016
Quand le monde vacille et se dématérialise
Safran, onze nouvelles
originales et fantastiques pour dire un monde qui vacille, un monde sur
le point de basculer et de se dématérialiser. Au bord du gouffre, les
personnages regardent, fascinés, mais gagnés par l’angoisse. Afin
d’éviter, que «le grand trou noir» ne les aspire, chacun cherche son
salut. Pour l’héroïne de «Rank», c’est la photocopieuse à l’infini pour
figer la réalité; pour Perrine et Francis, c’est fuir vers une zone
interdite où ils échapperont à la surveillance constante des caméras de
surveillance; pour Camille, c’est se lancer à la recherche de son ami
parti vivre ailleurs, déjà à demi effacé, absorbé par une ville
chinoise tentaculaire.
Pour conjurer mensonge et anéantissement, la lutte par les mots
constitue sans doute l’arme la plus efficace. C’est ainsi que dans
«Banquets», la nouvelle saisissante qui clôt le recueil, dans un
univers d’après le désastre, d’après Tchernobyl peut-être, en tout cas
de «fin d’humanité» où les gens ne se parlent plus que par onomatopées,
les fêtes qu’organisent les jeunes pour résister – où le passé disparu
peut revivre grâce à leurs récits – sont gage d’espoir Un espoir que
symbolise aussi, dans la nouvelle «Zone interdite», la couche jaune
safran, cette «lumière d’or dont le peintre Markus Wellington recouvre
son tableau des Amoureux, pour le rendre moins réaliste (inspiré en fait par la toile Safran,
de l’artiste tessinoise Simonetta Martini, belle illustration de
couverture). Ce travail du poète ou de l’artiste sur le réel, cette
permission accordée à l’extravagance et à l’imaginaire n’est-ce pas,
dans l’univers étrange et inquiétant de Marina Salzmann, un moyen de
différer la chute dans le néant?
Distinguée en 2013 par le Prix Terra Nova et la bourse Anton Jaeger pour son premier recueil de nouvelles, Entre deux,
l’auteure explore ici de manière plus extrême encore les zones obscures
où voisinent angoisse et folie, rêve et fantastique, dans un monde
menacé dont les couleurs rappellent parfois celui de Corinna Bille.
ANNE MOOSER, La Liberté
«Nous vivons dans un monde dont personne n’aurait voulu il y a vingt ans».
Et les personnages de ces nouvelles d’efforcent de lutter contre cette
existence qui n’a plus de sens. Des évocations surprenantes, entre rêve
et cauchemar, entre réalité et fantômes, peuplent les pages. Le style
est d’une brièveté pleine de ressources, avec de belles images de la
vie de tous les jours qui, soudain, menacée de disparition, se
transforme et lutte contre l’anéantissement qui menace.
JULIETTE DAVID, Le Messager suisse
Marina Salzmann saupoudre le réel d’un safran subtil et volatil
Douze nouvelles pour dire l’inquiétante étrangeté du monde
Safran, une épice
subtile au parfum discret, insaisissable presque, qui colore de jaune
tout ce qu’elle touche. Safran, c’est aussi le titre du second recueil
de nouvelles de Marina Salzmann paru chez Bernard Campiche cet automne.
Douze nouvelles, douze histoires où le réel se trouve subtilement
contaminé par l’écriture à la fois fantasque et minutieuse de Marina
Salzmann, Prix Terra Nova en 2013 pour Entre deux
(Bernard Campiche). Et ce réel dérive, se teintant de couleurs
différentes au gré des histoires. Chacun de ces textes possède sa
palette propre, son ton à lui, son caractère singulier.
Il plane sur plusieurs de ces nouvelles une sorte de brume
apocalyptique. Pas de catastrophes spectaculaires, mais une lente
érosion des choses que les personnages et l’auteure elle-même tentent
de conjurer par des mots, des paroles, des écrits. Ce sont le plus
souvent des femmes, narratrices pleines de doutes, qui explorent ces
univers menacés et tentent, à leur manière, une réparation. A l’image
de l’héroïne de «Blumen», qui tisse une robe couleur de paradis,
arachnéenne et folle, pour sa grand-mère disparue.
Boson de Higgs
Dans «Chantier», une cuisinière au chômage voit son quartier lentement
se désagréger: «Les vitrines de la pharmacie ou de l’agence de voyages
semblent être devenues de simples surfaces, pareilles à ces villes
peintes de cinéma que l’on trouve dans certains déserts. Sortir est
inutile et c’est même une erreur fatale, ai-je constaté, car le
phénomène gagne en étendue quand je quitte ma fenêtre. Et puis à
l’extérieur, je remarque une hostilité croissante.» Dans cette nouvelle
fascinante qui ouvre le recueil, la réalité est des plus instables.
Attaquée par les marteaux-piqueurs, elle semble aspirée peu à peu par
une sorte de trou noir qui distord et les apparences et le temps. Le
boson de Higgs n’est pas loin. Un psychanalyste apparaît dans une
cuisine, des déluges s’abattent au milieu de l’été, seules les paroles
que profère Marianne permettent au monde de tenir encore debout.
«Zone interdite» pourrait presque être le prolongement de «Chantier».
Peut-être que du temps a passé, que les phénomènes étranges se sont
multipliés, divisant la planète en une zone habitable et une zone
interdite? Le contrôle social s’est, en tout cas, renforcé. Perrine et
Francis s’inventent pourtant un destin hors des lieux quadrillés, loin
des caméras de surveillance, un avenir chuchoté par les toiles d’un
peintre, baignées d’une lumière dorée.
Dans «Rank», ce sont les corps, les objets qui subissent d’étranges
transformations. Alice aux pays des merveilles, version contemporaine,
car, dans ce récit, on photocopie à qui mieux mieux. «Photocopiez-vous.
Si vous pouvez photocopier des clés, une porte, une maison, vous pouvez
vous photocopier vous-même pour être à l’échelle et rentrer chez vous
et dans la copie de toutes les choses vivre au milieu d’elles.»
Palimpseste
Dans ces univers – urbains, la plupart du temps – distordus et
fragilisés, menacés par la ruine, les personnages de Marina Salzmann
errent, fuient, cherchent. Surtout, ils tentent de déchiffrer ce qui
les entoure, de lire le réel en forme de palimpseste qui leur est
présenté. «A l’aide d’un dictionnaire de voyage, elle tente de
déchiffrer l’alphabet inconnu des rues, les enseignes des magasins et
les menus des restaurants, parce que c’est ce qu’il voit dans ce monde
ébréché.» Tel est le parcours de Camille qui, dans «Loin comme la
Chine», cherche un homme qui a fui et dont les traits s’effacent. Trois
textes, plus réalistes que les précédents, ont des hommes pour
narrateurs. Leur ton est en rupture avec les incertitudes des autres
textes. «Congeler» fait figure de microthriller, un peu trop attendu.
«Santiago» salue Victor Jara, le chanteur chilien assassiné par la
dictature en 1973. Dans «Méthode», un écrivain cherche l’histoire, la
fiction.
La belle apocalypse
Enfin, d’autres textes, de nouveau au féminin, disent un monde plus
prosaïque de tourisme triste, des collègues («La meilleure façon de
boiter», «Issue de secours»), de dèche ordinaire («Fugue»). Plus
«normales», à première vue, ces nouvelles n’en sont pas moins
contaminées par les histoires fantastiques qui les entourent. Et Marina
Salzmann, ayant habilement tordu notre regard, dévoile ainsi
l’inquiétante étrangeté du quotidien.
Et si l’apocalypse était belle? Enfin libre de toute contingence, de
tout collègue de bureau, de toute inquiétude, puisque l’humanité serait
enfin fixée, avec certitude cette fois, sur son sort. C’est ce que
semble dire «Banquets», la nouvelle qui ferme ce recueil étonnant, qui
décrit une fin du monde où tous s’acheminent, tristes mais apaisés,
vers la fin. «Nous vivons maintenant comme bon nous semble, occupant
les maisons abandonnées de la Côte ou de l’Intérieur. Il suffit de
casser les fenêtres, les alarmes sonnent dans le vide, longtemps, puis
le bruit cesse.»
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps
Des nouvelles vraiment nouvelles qui ne se ressemblent pas.
On se laisse emmener d’un chantier bruyant à une plage où une petite
fille s’évertue à marcher avec ses palmes à une femme qui expérimente
la meilleure façon de boiter. Non sans ironie. On a cru que les courtes
histoires n’étaient plus à la mode, cette traversée du désert est finie.
Marina Salzmann, dont c’est le deuxième recueil de nouvelles, est née à
Vevey. Elle décrit des personnages qui, chacun à sa manière, tente de
lutter contre l’anéantissement de l’existence. Des histoire
douces-amères qui ressemblent en tous points à la vraie vie, celle que
nous vivons.
LILIANE ROUSSY, Le Chênois
Marina Salzmann, ode aux doux rêveurs contre la fin du monde
Les personnages de Marina Salzmann sont décalés, chacun à sa manière.
Il y a la mère de famille en vacances qui observe, à l’écart, ses
camarades de bureau plaisanter avec son fils ado. Il y a le couple qui
n’en peut plus des caméras de surveillance, des pluies d’oiseaux morts
et des «attaques d’anges», et qui se fait la malle dans la zone
interdite, en bazardant ses smartphones au passage. Il y a ces deux
collègues qui bâillent en salle de conférence sous les regards
désapprobateurs de leur voisine au teint frais et aux initiatives
zélées. Tous ces gens à part, fragiles et lucides, sont les héros du
très beau recueil de nouvelles fantastiques et poétiques de Marina
Salzmann, sobrement intitulé Safran.
«Cette épice donne goût et couleur à la nourriture. Métaphoriquement,
le safran révèle ce qui est transparent et qu’on ne voit pas
habituellement», explique l’auteure genevoise, également enseignante de
français au cycle d’orientation.
Pourquoi des personnages à la sensibilité exacerbée? Ces gens-là
m’intéressent parce qu’étant inadaptés, ils doivent trouver une façon
de survivre. Ce sont ceux qui sont détruits par le monde, qui résistent
et inventent autre chose.»
C’est en effet souvent un univers apocalyptique, ou simplement arrivé
en bout de course, dans lequel les protagonistes de Marina Salzmann
évoluent. «Ces atmosphères de fin du monde m’inspirent beaucoup. Je me
souviens bien sûr de la catastrophe de Tchernobyl, qui a marqué ma
jeunesse et ma génération, en créant tout à coup une zone interdite sur
la planète. » Elle cite également les peintures de la Tessinoise
Simonetta Martini, le film crépusculaire Stalker, réalisé par Andreï Tarkovski en 1979, ainsi que 1984 de Georges Orwell «Avec les réseaux sociaux, les cartes bancaires, la vidéosurveillance et la crise économique, Big Brother
s’est réalisé. «C’est extraordinaire, je n’aurais jamais cru que nous
nous laisserions faire, si vite. Nous vivons dans un monde dont
personne n’aurait voulu il y a encore vingt ans.»
Pourtant, loin d’être sombres et déprimantes, les nouvelles de Marina
Salzmann offrent un chemin de traverse lumineux. Sa plume aérienne et
onirique tient quelque chose de la baguette magique. Elle fait
apparaître ici une émotion subtile, là du surnaturel. «J’adore le
fantastique. Ce genre permet d’activer la machine à fantômes», dit-elle.
Safran est le deuxième
recueil de l’auteure, qui s’attelle actuellement à l’écriture d’un
roman. Un défi pour la Genevoise: «Dans une nouvelle, on est plus libre
d’expérimenter, tout est permis, ce n’est qu’un petit texte. Le roman
m’échappe encore de toutes parts». Le style particulier dont Marina
Salzmann fait preuve dans ses nouvelles est de bon augure pour ce futur
roman.
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève
Sorties de piste
L’intrigue soudain dérape, change de direction, voire même de
personnage, s’achève parfois abruptement et nous laisse alors en plan,
surpris, réjoui. Les protagonistes eux aussi sont tout à fait capables
de passer d’un objectif à l’autre avec la plus grande aisance, brisant
la logique du récit et jouant de nos attentes. Safran
déroute, littéralement: ses onze textes sortent de route pour nous
désarçonner, moqueurs et indisciplinés comme des chevaux sauvages qui
s’échapperaient vers les terres du rêve et de l’étrange. Dans son
deuxième recueil de nouvelles, la Genevoise Marina Salzmann lâche en
effet la bride à l’imaginaire de manière très maîtrisée, et explore
plus avant l’incertitude et le flottement qui imprégnaient son premier
recueil, Entre deux (Prix Terra Nova et Bourse Anton Jaeger 2013).
Dans «Chantier», un homme se matérialise soudain dans le fauteuil de la
narratrice, tandis qu’elle n’ose plus sortir mais contemple les travaux
depuis sa fenêtre: au dehors, les objets semblent s’aplatir et
deviennent hostiles, «le monde était en train de disparaître, aspiré
par le trou», et elle sait que sa mission est de différer cet
anéantissement. Ailleurs, c’est d’une société truffée d’écrans et de
caméras de surveillance dont il faut s’échapper pour gagner la zone
libre où l’air est plus fluide. «Rank» joue délicieusement avec l’idée
d’échelle: une femme angoissée à la pensée de perdre ses clés les
copie, puis copie sa porte de maison, elle-même. Mais ne risque-t-elle
pas l’incompatibilité des formats puisque la photocopieuse réduit tout?
On pense à une Alice urbaine qui glisserait peu à peu dans le mensonge.
L’adéquation problématique entre les mots et le réel est d’ailleurs au
cœur de plusieurs des nouvelles de Safran
tandis qu’Alice réapparaît discrètement dans le nom du groupe rock de
la jeune punkette de «Fugue» – Alice et les Rhizomes. Cherchant son
chat dans le quartier, la narratrice dérive ici de rencontres en
surprises, au fil d’une pensée en roue libre. Elle confie ainsi adorer
miauler. «Car le miaou n’est qu’un miaou! Le miaou s’autodésigne au
lieu de désigner un objet du monde! Le miaou est l’idéal perdu d’une
langue où chaque mot serait la chose même!»
C’est avec ce décalage que joue l’écriture de Marina Salzmann, dans les
mailles trop larges du langage, les interstices laissés par ce filet
qui échoue à vraiment saisir le monde. L’univers qui se dessine ainsi
dans Safran paraît hanté par
l’angoisse de sa propre disparition, par un délitement insidieux et
discret, infimes débandades du sens et de la logique. Or ces failles
sont aussi gages de liberté, portes ouvertes à l’extravagance: peuvent
s’y glisser l’absurde, le cocasse, la poésie ou l’enchantement, pour
notre plus grand délice.
ANNE PITTELOUP, Le Courrier
La couverture de ce recueil de nouvelles est la
reproduction du détail d'un tableau. Il a été peint en 2012 par
Simonetta Martini. Il s'intitule Safran.
Il a inspiré Marina Salzmann, comme d'autres toiles de l'artiste. Mais
elle parle plus particulièrement de celle-ci comme du tableau des Amoureux du peintre Markus Wellington, qu'elle a imaginé et qui l'a déroulé un jour au pied de sa femme:
«Les couleurs en étaient vives et réalistes. Mais depuis il a passé sur
la toile une nouvelle couche homogène, un jaune safran transparent. La
femme et l'homme sont nus, assis face à face en plein champ. Au-dessus
d'eux les collines et le ciel composent une frise. Dans cette lumière
d'or qui semble venir de très loin, les corps et les blés sauvages sont
tellement confondus qu'ils semblent déjà avoir été dématérialisés.»
Le mot important est ici dématérialisé, parce qu'il contient le mot
matière. Or la matière et sa destruction sont implicitement, ou
explicitement, exprimés dans les onze nouvelles qui composent le
recueil. La matière y fait place au vide, à un trou béant, à la
disparition, ou, au contraire, prend toute la place, comme un défi,
justement, à la disparition, à la mort.
Les fenêtres de Marianne Lucas, cuisinère au chômage, ouvrent sur un Chantier
et son vacarme. Ce bruit dure de l'aube à la nuit, tous les jours que
Dieu fait, excepté le dimanche. Marianne sent comme un trou noir. Ce
trou noir se creuse à la faveur de ce bruit de chantier. Ce trou ne
cesse qu'avec le silence. Il lui semble que le monde est aspiré par ce
trou et qu'il est sur le point d'y disparaître.
Dans Rank, diminutif
affectueux d'une marque de photocopieur, tout peut être réduit de
taille par la technique de reproduction des images. Tout, les êtres
comme les choses. Ce phénomène crée un monde de rechange,
tellement éloigné de l'original qu'il fait perdre pied, que les
mots pour le dire perdent leur signification et que «le mensonge semble
être devenu la règle».
Son genou est de plus en plus douloureux. Ses difficultés à se déplacer
la mettent en marge du groupe composé de collègues et de leurs familles
avec lesquels elle et son fils Sébastien passent leurs vacances en
Crète. Souvent elle se sent vide. La meilleure façon de boiter est
encore de prendre la route au volant de la Micra de location, avec
Sébastien, féru de Kerouac, de s'alléger ainsi temporairement de ses
angoisses et de laisser les autres à leur plage.
L'homme a trouvé sa mère morte sur le carrelage de la cuisine. Pour la Congeler,
il a acheté un gros électro-ménager, de quatre cents litres, lequel
occupe une grande partie de la pièce: La complicité des objets de la
cuisine semblait acquise: table et chaises, étagère, plan de travail,
boîte à pain, même la cafetière, tous par leur matérialité obtuse,
opposaient à la mort un déni radical. La mère était devenue un peu
comme eux, et c'était toujours être. Une chose...
Sa chatte noire, Pamela, a fait une Fugue.
Elle a profité de la porte laissée ouverte par Germano chassé du lit
conjugal pour une onomatopée émise par sa bouche quand il dort. Il
paraît que personne ne l'a vue. Alors elle scotche une vingtaine
d'affichettes où elle a écrit à la main: «Perdu chatte noire. Tache
blanche en forme de slip. Soutien-gorge assorti. Yeux jaunes.
Téléphone». Cette disparition réserve bien des surprises à sa
propriétaire...
Sa grand-mère dit un jour: j'aime les gens simples. Et c'était dans sa
bouche une phrase inhabituelle. Elle s'efforce depuis de faire semblant
d'être simple. Elle ne supporterait pas d'être désapprouvée par sa
grand-mère si elle était encore de ce monde. Alors elle pense
simplement à elle. Elle écrit sur elle. Elle écrit à sa place, parce
que sa grand-mère, de langue allemande, n'écrivait rien d'autre que des
mots sur ses listes de commissions, tels que Fleisch, Wein, Blumen.
À Santiago, pendant les
événements, Herrera travaillait au service des passeports. Un jour il a
été désigné volontaire pour la morgue où les cadavres ne finissaient
pas de défiler. Qu'y faisait-il? On ne sait. Ce qu'on sait, c'est que
Kiko, qui était avec lui, a reconnu Victor parmi ces cadavres: «Comme
tout le monde, Kiko et Herrera connaissaient les chansons de Victor,
les plus célèbres, celles qui regorgent de colombes, de papillons, de
fenêtres ouvertes».
Il serait parti dans un pays Loin comme la Chine:
«Les autres habitants seraient des hommes comme lui, à demi effacés,
sans peur à l'idée de disparaître bientôt complètement, leur chair
confondue à celle de la ville». Et Camille finirait par trouver le nom
de la ville et l'adresse où il réside, on ne sait trop comment, et elle
y déchiffrerait, à l'aide d'un dictionnaire de voyage, l'alphabet
inconnu des rues.
Elle et Agnès ont reçu pour mission d'aménager la salle commune du
rez-de-chaussée de l'entreprise, à moindre frais. Après avoir tout
transformé dedans, elles devront s'occuper des abords. Il n'y a plus de
salle fumeur: «Ceux qui n'ont pas renoncé à cette activité dangereuse
ne peuvent s'y livrer qu'à l'air libre, dans une Issue de secours.
Le vendredi venu, comme les heures comptent double mais pas la paie
[...], on doit donc doublement se détendre pendant les pauses»…
«Il a l'intention d'écrire quelques pages. Quel en sera le point de
départ? Une anecdote qu'il a entendue la veille dans une soirée.
Cependant, il a beau se concentrer, il n'arrive pas à s'en souvenir».
Alors il s'emploie, avec Méthode,
à retrouver l'anecdote perdue. C'est une méthode qui n'en est pas
vraiment une, puisqu'elle consiste à continuer à chercher en faisant
confiance à son inconscient et au hasard.
Il n'y a plus que quelques survivants au désastre. Ils sont devenus
muets. Certaines communautés, pour y remédier, ont imaginé d'organiser
les Banquets: Par les
banquets on arrive à se jouer de cette mélancolie obsédante qui habite
désormais les esprits, cette impression bizarre de tuer le temps, alors
qu'il est déjà mort, ou d'en être les exécuteurs testamentaires, même
s'il n'y a aucun légataire.
Mort et vie, absurdité et sens, fugue et recherche, rêve et réalité,
mensonge et vérité sont des mots-clés de ces nouvelles, où règnent les
antagonismes, que les protagonistes s'ingénient à dépasser. Et leur
angoisse y est omniprésente. Cependant, des bonheurs d'expression
mettent parfois du baume au coeur du lecteur, surtout s'il est
impénitent: «Les livres sont des lits où les poètes dorment les yeux
ouverts».
Blog de FRANCIS RICHARD
Safran
est le deuxième recueil de nouvelles de Marina Salzmann. À travers les
onze histoires qui le composent, l’auteure explore divers aspects d’un
monde hanté par sa propre disparition. Elle met en scène des
personnages qui, tous à leur façon, tentent de résister à l’absurdité
ou à l’anéantissement de leur existence.
Ainsi Camille réfugiée dans une Chine imaginaire y retrouvera peut-être
son amour perdu. Agnès et ses collègues opposent à la bureaucratie et à
l’aliénation une logique transmutatrice à la Lewis Carrol. Faute de
mieux, on peut toujours essayer d’échapper au contrôle des caméras,
habiller les morts ou décorer des cafétérias d’usine. Et on peut
parler. Parler au vide, parler pour prendre congé ou pour faire comme
s’il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un.
Un extrait de nouvelle:
«Assise sur la plage, je regarde la petite fille. Elle a chaussé des
palmes en caoutchouc de couleur bleue. Elle essaye de marcher en levant
haut ses jambes à peine plus longues que les palmes. La pierre, le
sable, la mer et le ciel, tout autour d’elle semble vivant. Les angles
trop affûtés des rochers paraissent s’adoucir autour de la petite fille.
Les arêtes perdent leur tranchant, la perspective s’incurve. Autour de
la petite fille le monde est ovale et penché.
J’ai écarté quelques mégots avant d’étaler ma serviette-éponge sur le
sable. Maintenant je suis assise un peu crispée sur son côté recto où
sont brodés à la machine des coquillages stylisés. Deux frises de
berniques me bordent en haut et en bas quand je m’allonge. Enfin, pas
tout à fait car, ma serviette-éponge étant un peu courte, la frise
inférieure m’arrive au mollet. Un épineux que je ne puis identifier
jette à terre et sur moi et ma serviette-éponge une ombre mouvante aux
contours indéfinis. C’est avec un groupe d’une quinzaine de personnes,
des collègues de travail accompagnés de leurs familles, que je passe
mes vacances d’été. Ils se trouvent à une dizaine de mètres en rang
d’oignons sous un bosquet. Les limites de leurs linges se chevauchent.
Mon fils Sébastien, seize ans, est avec eux, sa serviette presque
identique à la mienne, sauf qu’au lieu de coquillages elle a des motifs
d’ancres de bateau.»
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