Livre
énigmatique. Livre surprenant. Livre-fable? Qui pose la question de
l’héritage du père. Comment se secouer de l’emprise d’un être
autoritaire, voire tyrannique? «Mon père était un homme admirable. Il
était abominable.»
On est dans les années 1925, au Dakota-du-Sud. C’est l’émergence du Ku
Klux Klan et de ses terribles menées contre les Noirs ou tout ce qui
n’est pas américain pur sucre. Qui ne se souvient des images terribles
de ces fantômes à la haute cagoule et à la tunique blanche? Ils
allumaient une croix latine qui ne se consumait point. Un jour, le
héros assiste à la pendaison de deux Asiatiques. «Trop rapide, il n’y a
pas beaucoup de spectacles.» Le lecteur est choqué devant
l’insensibilité du jeune Borglum. Le père est l’un des grands manitous
du KKK.
Le racisme croît, hydre monstrueuse. «Les nègres, métèques,
chinetoques, bicots, youpins, cathos, pédés, communistes n’ont rien à
faire ici. L’Amérique aux Américains!» Comment Lincoln Borglum peut-il
proférer de telles insanités? Le racisme est dans sa sève, lourd
héritage paternel. Il en rajoute une strate: «Il y a cinq sortes de
singes humanoïdes: les gorilles, les orangs-outans, les bonobos, les
chimpanzés et les nègres. Tous ont un point commun: ils puent.
Imagine-t-on un Président noir?»
Ça c’est la face sombre de Lincoln, sculpteur mais qui n’a pas la
notoriété du père. C’est lui, le père, qui à 60 ans, avec 400 ouvriers
a sculpté la tête des quatre présidents dans le granit du
Mount-Rushmore, colline sacrée des Indiens.
Lui, Lincoln sculpte des saints dans les églises. Se marie. Sans amour.
Fait quatre garçons et une fille à sa femme. Il a des vélléités
d’écrivain. Il n’écrira que des livres sur son père à Mont-Rushmore. Il
a même rencontré Jean Tiguely à New York qui lui a confié: «Enfant, je
n’étais pas heureux. Plus tard, j’ai compensé avec l’art. On fait de
l’art quand on n’a pas été suffisamment aimé.» Lincoln meurt en 1986.
C’est alors un dialogue posthume entre lui et sa sœur Mary Ellis.
L’écriture est rapide. Sans flonflons. Le sujet ne s’y prête guère. Le langage est cru parfois. L’humour noir, très noir. La Revanche du cheval fou de l’écrivain lausannois mort en décembre 2017 est paru ce printemps chez Bernard Campiche Éditeur.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 18 octobre 2019
«Oui,
j'admire beaucoup mon père. S'il m'a amené (provisoirement j'espère) du
Connecticut dans le Dakota-du-Sud, c'est dans l'intention d'étudier la
possibilité de sculpter le Mont-Rushmore.»
Le père de James Lincoln de La Mothe Borglum (on l'appelle Jimmy) se
prénomme John Gutzon (Gutzon pour tout le monde), né en Idaho, d'une
famille de mormons (originaire du Danemark).
Les sculptures du Mont-Rushmore y représenteront les têtes gigantesques
de quatre présidents américains: Georges Washington, Thomas Jefferson,
Theodore Roosevelt et Abraham Lincoln.
De Borglum père et fils, François Conod fait des personnages d'un
roman. Qui commence en 1927, en même temps que les travaux des statues
monumentales du fameux Mémorial national de Keystone.
Jimmy admire son père, mais ne l'aime pas. Celui-ci est en effet un
«tyran domestique», qui contrôle tout, «même les lectures»: Jimmy lit
en cachette un livre (qu'il lui aurait «déconseillé»), prêté par son
ami Chuck.
Jimmy n'aime pas les Noirs, comme son père, qui fait partie du Ku Klux
Klan et l'a emmené, pour l'éduquer, encagoulé de blanc, à une de ses
cérémonies secrètes, où sont pendus deux Asiatiques.
Gutzon meurt en 1941. Jimmy termine son grand œuvre presque achevé:
«J’ai vingt-neuf ans. Maintenant, je suis marié. À une femme que je
n'aime pas spécialement, mais qui a mis fin à mes tourments.»
Il voulait être ingénieur, mais est devenu sculpteur... Il est sévère
avec ses enfants alors qu'il essaie d'être pour eux un meilleur père
que ne fut le sien: «J’avais peur de lui bafouiller que j'avais peur.
De lui.»
Mont-Rushmore était pour les Indiens la montagne des Six grands-pères,
déflorée pour les quatre présidents. La Revanche du cheval fou sera,
tout près, «la plus grande sculpture du monde», celle de Crazy Horse…
Jimmy aura exercé le même métier que son père parce qu'il avait peur
d'être méprisé par lui. Mais il n'avait que du savoir-faire («Rodin
avait du génie, Gutzon du talent») et ne savait pas ce que c'était que
l'amour:
«Pour avoir mieux que du savoir-faire, il faut aussi de l’amour.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Roman posthume de François Conod, La Revanche du cheval fou évoque surtout une relation père-fils, dans l’Amérique du XXe siècle…
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