Plafond de verre
Dans Ramdam,
Antonin Moeri avance sur la corde raide en mettant en mots une histoire
banale, celle d’un voisin bruyant qui rend fou le locataire du dessous
Est-ce là un agacement de la vie quotidienne, un drame du racisme
ordinaire ou le délire d’un homme qui se mure dans ses obsessions?
Quand Antonin Moeri met en mots un fait banal, qui ne mérite qu’à peine
la qualification de divers, le doute reste permis. L’intrigue tient en
une phrase, la première de Ramdam:
«Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans.» Car depuis tout
ce temps, Malik Oussedik subit les claquements de porte, passages
d’aspirateur nocturnes et musique intempestive de l’occupant du dessus,
Roger Bugnon. Sauf que le premier est d’origine algérienne, et que le
second se revendique comme un «bon Suisse», ce qui change un peu la
donne.
Le bruit rend fou, ce n’est pas un mystère. Mais l’inconstance de la
victime, le ressenti de ses proches – il y aura procès et
interrogatoires – laissent planer la suspicion: ne sombrerait-il
pas dans la paranoïa, imaginant des insultes, ne s’adonnerait-il pas à
son tour au harcèlement, téléphonant sans arrêt à son voisin pour se
plaindre?
Dans Ramdam, Antonin Moeri
avance sur la corde raide, s’accordant, comme il le précise, le droit à
la fiction pour incarner ses personnages, leur inventant au besoin une
enfance, un abandon, des opinions fort tranchées pour expliquer leur
incapacité à trouver un terrain d’entente. Coupable ou victime? La fin
ouverte n’apporte pas de réponse. Mais ce sentiment diffus
d’incompréhension, de réalité fluctuante, laisse derrière lui un
malaise quant à lui bien palpable.
AMANDINE GLÉVAREC, Le Courrier, 20 décembre 2019
Émission radiophotonique «Entre nous soit dit», avec Mélanie Croubalian, le 9 janvier 2020.
Que se passe-t-il vraiment dans Ramdam?
Tout commence avec un article d’un journal régional bien romand: «Ses
voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans». Le narrateur, dont on
ne sait pas grand-chose, ce qui ajoute une gangue de mystère à mesure
que la narration s’épaissit, est intrigué. Il reçoit d’un ami un
classeur fédéral gris contenant les pièces du dossier. Il n’est pas
certain que ce soit suffisant. Mais enfin, qui ne tente rien en sait
encore moins. N’est-ce pas? Cela aussi, ce n’est pas si sûr.
Querelle de voisnage
Les querelles de voisinage peuvent devenir un enfer entre locataires
que rien ou presque ne rassemble. C’est le cas de Malik, un viticulteur
bien de chez nous hormis, diront certains, ses origines maghrébines. Sa
vie lui plaît. Un métier. Une copine. Le calme. Pas de problème.
Jusqu’au jour où son voisin du dessus emménage. Un Bugnon dont les
biscotos présagent de sales bugnes en cas de bisbille de palier. Un
balèze aux bras comme ça qui a, lui aussi, une copine, mais un berger
allemand et la fâcheuse habitude de laisser tomber ses haltères de
vingt kilos. On vous passe le reste, la musique qui fait vrombir les
murs, l’aspirateur à deux heures du mat’ et autres joyeusetés sonores
et verbales. Le brave immigré intégré contre le sale Suisse «de souche»
dans un pays qui a – vaste sujet! – un rapport particulier à l’altérité
comme au silence? C’est sur ce canevas bien perçu qu’Antonin Moeri
développe une intrigue brouillant insidieusement les cartes. Cet
écrivain genevois confirmé (Allegro amoroso, Juste un jour,
etc.) laisse son narrateur enquêter, interroger, soupeser les
témoignages des uns et des autres pour mieux l’égarer – et le lecteur
avec.
Le racisme? Seulement lui? Il y a des ressorts haineux qui s’expliquent
comme il y a des claques qui se perdent. Quelle autre piste? La
paranoïa? Mais encore? Qui est le bourreau? La victime? Dans Ramdam,
le doute chemine confusément entre faits se brouillant et imagination
s’épandant. Cette enquête insolite sur l’enfer (extra)ordinaire du
voisinage se transforme alors en enlisement dans les méandres du
psychisme de l’être humain. À cet égard, Antonin Moeri fait figure de
démiurge particulièrement roué. Ses éclairages ne restent jamais sans
obscurités. Il y a de quoi être ébranlé. Et épaté.
THIBAUT KAESER, L'Écho Magazine, 7 novembre 2019
Le Ramdam d’Antonin Moeri ne tombera pas dans l’oreille des sourds
Dans sa dernière fiction,
l’auteur romand joue avec un fait de société (la guerre entre voisins)
comme s’y emploient le percutant Ferdinand von Schirach dans ses
nouvelles ou le non moins grinçant Ulrich Seidl dans ses films proches
du « docu ». Où le style, à tout coup, le regard personnel et la
patte font office de valeur ajoutée…
Les conflits de voisinage ont ceci de particulier, dans la longue
histoire des relations humaines, qu’ils prennent souvent, à partir de
vétilles, des proportions tellement outrées qu’elles en deviennent
irrésistiblement comiques, et La brouille des deux Ivan de Gogol en est
la meilleure illustration en littérature.
Il y a quelques années de ça, un reportage de la télé romande
documentait ce genre de bisbilles dans un contexte de villas Mon rêve
où des nains de jardins de nos régions se transformaient soudain
en foudres de haine et autres harpies, recourant tantôt à la police et
tantôt aux tribunaux pour des questions infimes de pelouses défrisées
ou d’arbrisseaux jetant de l’ombre sur le jacuzzi voisin, que c’en
était à se tordre de rire.
Bref, chacune et chacun connaît ce genre de situations bêtes ou
méchantes sans en faire pour autant un plat ou pire : un livre, alors
qu’Antonin Moeri s’y accroche, dans Ramdam, avec une sorte de
passion vorace qui ne date à vrai dire pas d’hier.
De fait celles et ceux qui ont suivi le parcours littéraire de ce nouvelliste mordant (Allegro amoroso ou Le Sourire de Mickey)
auteur en outre de plusieurs romans décapants travaillant le matériau
actuel et le langage des temps qui courent avec une acuité verbale à la
Houellebecq, plus ou moins héritier aussi d’un Thomas Bernhard par son
usage du sarcasme et de l’humour noir – ceux-là donc auront apprécié
(ou pas !) le type d’observations cinglantes, voire désobligeantes, de
celui qui représentait son double narrateur en veste de pyjama dans son
roman précédent – l’une de ses plus belles réussites.
L’homme qui a vu Naïm qui a vu Malik…
Or Ramdam développe
l’observation du scrutateur en veste de pyjama de façon plus têtue,
tonique et panique, et plus «explicite » dans sa façon de traiter un
fait de société virant à la tragédie – dans une sorte de rapport à
valeur de dénonciation au deuxième degré que le narrateur (on
dira l’auteur pour faire simple) dédouble en fiction,
mêlant faits possiblement avérés et compléments extrapolés à sa façon;
et c’est là que, véritablement, le roman commence.
Au départ du «travail» du narrateur, un fait divers relatif au
ras-le-bol d’un certain Monsier Tavares, victime d’un voisinage
toxique, le porte à imaginer, à partir de documents que lui fournit un
certain Naïm sur un cas similaire, une fiction romanesque qui se
nourrit de témoignages divers relatifs à la vie quotidienne d’un
certain Malik, fils binational d’un Algérien et d’une Suissesse, en
butte lui aussi aux débordements sonores de son voisin du dessus, un
certain Monsieur Bugnon qui n’aime rien tant que de faire trembler tout
l’immeuble en laissant retomber ses haltères sur le sol, ou de
forniquer non moins bruyamment, avant de provoquer verbalement son «
bougnoule » de voisin à chaque fois qu’il le croise flanqué de son
chien Brutus…
Pour une «meilleure compréhension»
Ainsi le projet du narrateur a-t-il cela de particulier qu’il joue à la
fois sur des faits supposés «réels» et toute une série de compléments
relevant de la fiction mais qui nous en diront plus sur la
situation en cours, les détails s’accumulant sur les composantes
du conflit opposant Malik et le redoutable Bugnon, lequel devient un
personnage assez représentatif du racisme ordinaire tout en
s’humanisant quelque peu sous la plume du romancier, alors que Malik,
au contraire, apparaît sous un jour quasi parano qui nuance son statut
de victime idéale.
Mais à quoi tout cela rime-t-il? N’est-ce pas un jeu équivoque que
d’imaginer des situations qui procèdent à la fois d’une réalité sociale
avérée et de la fantaisie d’un romancier? Celui-ci ne trahit il pas la
«vérité» en soumettant ses personnages au conditionnel de ses
conjectures. Ou, tout au contraire, le jeu des suppositions permet-il
au romancier, en s’impliquant également lui-même, de participer à
une meilleure compréhension de la situation évoquée.
Une page intéressante éclaire la démarche à la fois «objective»
et non moins «subjective» du narrateur. Celui-ci, plus ou moins
en panne sur son «travail», s’accorde une balade au cours de laquelle
une rêverie en roue libre l’aidera peut-être à relancer son récit: «Car
je m’étais demandé comment persévérer dans cette entreprise, dans cet
essai de compréhension (…) Ce que j’ai toujours aimé dans la marche,
c’est la délicieuse ivresse qu’elle peut procurer», et de fait la
marche vient compléter ici les phrases esquissées entre les quatre murs
de sa cellule et voici qu’en pleine nature les images du conflit
imaginé s’exacerbent: «Il y a la bête immonde mue par un obscur
instinct, l’exécration et la terreur ; les foudroyantes agressions, les
pulsations de la vue et le chant rauque qui monte le long des tours, la
guerre entre voisins», etc.
Les faits et le «plus» de la fiction
L’usage des faits divers en littérature remonte à la plus haute
Antiquité, pourrait-on dire en parodiant le délicieux Alexandre
Vialatte, mais les choses ont changé avec la prolifération des journaux
populaires, à la fin du XIXe siècle (notamment avec Dostoïevski tirant
le polar «métaphysique» de Crime et châtiment
d’une sordide affaire), et les médias actuels, l’explosion du
feuilleton plus ou moins criminel à base sociale ou psychologique
rebondissant en séries télévisées auxquelles s’ajoutent de nombreuses
docu-fictions parfois supérieures en qualité, tout cela nous incitant à
mieux discerner ce qui relève du «photomaton», pure copie du réel, et
ce qui, par le style de l’auteur, ressortit à ce qu’on appelle la
littérature, sans connotation «élitaire» obligatoire.
Mais la patte d’une Patricia Highsmith, ou celle d’un Simenon, dont les
romans partent souvent de faits divers, signalent bel et bien une
«valeur ajoutée» qui se retrouve, au cinéma, dans les fictions
astringentes de l’Autrichien Ulrich Seidl, très proches de docus
sociaux en plus carabinées, ou dans les nouvelles de l’auteur allemand
Ferdinand von Schirach (Coupables et Crimes), avocat de
métier qui « traite » les affaires les plus significatives, et parfois
les plus atroces, avec le regard acéré d’un moraliste et le talent d’un
vrai conteur.
Je tombe enfin, dans le journal de ce matin, sur le compte rendu du
procès intenté à une jeune mère qui a étouffé son nouveau-né après
avoir dissimulé cette troisième grossesse à son entourage, je vois la
scène en tremblant de rage et de compassion mêlées et je me dis : «
affreux ! », tout en constatant in petto que faire de cette
tragédie autre chose qu’un épisode à sensation demandera autant
d’empathie que de délicatesse, de lucidité et d’honnêteté…
Alors qui s’y collera d’Antonin Moeri, de Ferdinand von Schirach ou du terrible Ulrich Seidl ? Défi !
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
«À
cet instant, je ressentis une forte envie d'écrire ce livre; une envie
irrépressible de me glisser dans la peau d'un personnage arabo-suisse,
un personnage qui verrait s'acharner contre lui un citoyen balèze, dont
le lecteur ne saura pas si ce citoyen balèze est une projection ou non
de l'esprit d'un homme réduit à sa plus petite dimension.»
Malik Oussedik est le personnage arabo-suisse. Roger Bugnon est le
citoyen balèze. Ils habitent le même immeuble dans une ville de cinq
cent mille habitants, au bout d'un lac, dans «un petit pays ne
disposant d'aucune ouverture sur la mer.»
Malik vit «depuis cinq ans dans son appartement» mais le cauchemar
[dure] depuis un an. Depuis, Roger occupe l'appartement du dessus: il
rentre au milieu de la nuit en claquant la porte; son berger allemand
aboie comme une bête traquée.
Ce n'est pas tout: il ricane quand il croise Malik et son ami Naïm dans
la rue; il passe l'aspirateur à minuit; il laisse allumé son téléviseur
à toute heure du jour et de la nuit et, quand Malik essaie de lui
parler, il lui répond élégamment:
«Va chier sale bougnoule! »
Malik se défend. Il appelle la police pour faire cesser ce Ramdam.
Il voit «un responsable du service spécialisé dans la gestion de
crises.» À sa demande il remplit de notes deux cahiers pour raconter ce
qui lui arrive. Il porte plainte.
À partir de ces cahiers et de l'épais dossier gris qui lui ont été
remis, le narrateur comprend que, tout simplement, «le costaud
[reproche] à Malik d’exister» et que celui-ci, au moindre bruit,
exaspéré, le harcèle aussitôt en lui téléphonant.
Le narrateur rencontre les témoins de l'affaire: Naïm Baroudi, le
confident de Malik, Loulia Vesel, la compagne de Malik, Ariane P.,
l'amante de Roger. Il explore les passés de Malik et de Roger et leurs
relations avec leurs pères.
Malik paraît normal, mais il présente des signes qui auraient dû
alerter son entourage: «trouble du sommeil, indécision, agitation
inhabituelle, paroles erratiques, idées de ruine aussitôt suivies d'un
gonflement d'égo spectaculaire.»
Antonin Moeri laisse ouverte la fin de son histoire: au lecteur de
l'imaginer, à partir des derniers éléments qu'il lui donne, notamment
le jugement que le Tribunal de police rend après avoir examiné la
plainte que Malik a déposée.
Blog de FRANCIS RICHARD
L’enfer, c’est les autres
Ramdam commence comme un
banal fait divers de voisinage dans une grande ville du bout du lac.
«Ses voisins l’empêchent de dormir depuis quatre ans»: le titre de
journal qui accroche l’attention du narrateur le pousse à en savoir
plus sur le conflit qui oppose Malik, jeune fils de viticulteur
algérien, et son voisin Roger, montagne de muscle raciste qui lui fait
vivre l’enfer. Le narrateur se plonge dans le gros classeur que lui
confie Malik, mène son enquête auprès des amis de l’un et de l’autre,
Et distille le doute dans la tête du lecteur: qui a raison? Qui ment?
Pourquoi tant de haine?
Comment un homme peut-il en rendre fou un autre? L’écrivain, comédien
et traducteur Antonin Moeri plonge avec un bel appétit littéraire dans
l’enfer de la banalité quotidienne. Un plaisir contagieux.
ISABELLE FALCONNIER, Le Matin Dimanche, 13 octobre 2019
Quand un conflit de voisinage vire au cauchemar
Ramdam, le nouveau roman d’Antonin
Moeri, plonge le lecteur dans l’effroi et le doute: qui dit vrai entre
le bourreau, la supposée victime et celui qui tient la plume?
On ressort un peu sonné de cette histoire, saisi par sa double
dimension extraordinaire et banale. Une bête histoire de voisinage dans
un immeuble mal insonorisé, tapage nocturne et compagnie, dégénère en
cauchemar quotidien pour Malik, un jeune Arabo-Suisse pacifique, poli,
et, dans une large mesure, pour sa compagne Loulia. Un jour, un nouveau
voisin s’installe dans l’appartement au-dessus du sien. Un jour maudit,
car la vie de Malik va lentement s’engluer dans un enfer sans merci et
sans issue.
Celui qu’il faut bien appeler l’oppresseur, un certain Roger Bugnon,
«une montagne de muscles» à barbiche, vivant avec une copine et flanqué
d’un berger allemand, signale par exemple sa présence en laissant
tomber par terre des haltères de vingt kilos, en poussant les basses au
maximum, en cognant les parois de la tête ou des pieds ou encore en
passant l’aspirateur à deux heures du matin. A ces débordements, le
balèze ajoute des injures, des provocations et des attitudes menaçantes
chaque fois que l’occasion se présente, rendant inopérantes toutes les
tentatives de rapprochement de Malik, ponctuées d’un «Va chier sale
bougnoule!».
Racisme ordinaire
Le narrateur a reçu d’un ami de Malik un imposant dossier relatif à
cette affaire, deux classeurs rassemblant ses lettres à la régie, aux
habitants de l’immeuble et à la police. On ne connaît pas de manière
claire la profession du narrateur (il possède «un cabinet de travail»)
et ce statut indécis participe du roman, entre faits d’une violence
terrible et doutes sur la véracité de ce qu’affirment les
protagonistes. On devine que le narrateur se trouve dans la position du
romancier, poussé par une raison qui lui échappe à se lancer dans ce
récit, à l’agencer d’une certaine façon.
Lire aussi: Antonin Moeri. Paradise Now.
La force du roman tient à la manière distanciée, aussi pleine
d’empathie que de scepticisme, dont le narrateur s’empare de cette
histoire. Il mène à son tour sa propre enquête, interrogeant des
témoins, et se livre à quelques digressions toujours en lien avec le
drame vécu par Malik. Car c’est bien d’un drame qu’il s’agit, celui
d’un homme luttant pour sa dignité, doutant parfois de son bon droit et
perdant peu à peu les pédales. L’écriture distante, mais vivante et
inventive d’Antonin Moeri évite toute facilité simplificatrice entre un
homme très méchant et un autre très gentil.
Certes, un raciste très ordinaire dans sa haine, et très virulent dans
son comportement, s’acharne sur un «bougnoule» qu’il ne considère pas
comme un homme à part entière. Antonin Moeri n’élude pas cette pénible
détestation, jusqu’à l’écœurement presque, rendant bientôt transparent
le fait paradoxal que plus son personnage tente de préciser les raisons
de son aversion, plus il brosse inconsciemment son autoportrait.
L’ombre d’un doute
Mais autre chose est encore en train de se jouer. Gardant ses
distances, le narrateur plonge dans l’enfance de Malik, gosse au père
fantomatique, puis dans l’enfance de Roger, faisant tremper le lecteur
dans la mare poisseuse d’où sortent les racistes, faite d’échecs mal
digérés, de malchance, de jalousie et parfois d’injustices. Et puis, un
doute s’insinue. Peut-être que Malik exagère, ainsi qu’il lui arrive de
le penser lui-même. Peut-être qu’il «préférait persister dans la
plainte et l’accusation», qu’il trouvait le rôle de victime à son goût.
Son ami Naïm se demande parfois si Malik n’aurait pas «développé une
espèce de paranoïa». Il y a aussi ce «responsable des situations de
crise», étrange personnage tenant à la fois du fonctionnaire
bien-pensant et du psychologue perplexe, qui n’exclut pas l’hypothèse
que Malik aurait «besoin de cet adversaire pour se sentir exister».
Bref, tout n’est pas si simple, et, devant le tribunal, l’accusé n’est
pas forcément celui que l’on croit. Antonin Moeri semble savoir la
force de persuasion qui peut émaner de certains délires de persécution.
Direct et poignant, son roman constitue aussi un voyage dans le
psychisme humain, sur la mince frontière entre les faits et les
constructions imaginaires.
JEAN-BERNARD VUILLÈME, Le Temps, 30 septembre 2019
Exposé
au bruit des autres dans un espace public genre tram, café, train, bus
ou avion, vous pourriez vivre cette situation comme une malédiction.
Mais alors, comment réagiriez-vous aux agressions sonores répétées dans
votre espace privé ? C’est à cette question que tente de répondre
Ramdam dont les séquences et les situations s’inspirent de faits bien
réels. Sachant que ce genre d’agressions peut conduire aux pires
extrémités, l’auteur de ce roman tente d’imaginer les circonstances
dans lesquelles un individu peut, subitement, basculer dans
l’irréparable. Harcelé par un voisin musclé et sans scrupule, proche
des mouvements identitaires, un fils de viticulteur algérien sent le sol
se dérober sous ses pieds.
Antonin Moeri
Ramdam
Poursuivant depuis une trentaine d’années une œuvre narrative (récits,
romans et nouvelles), Antonin Moeri orchestre dans son dernier roman un
fait de société bien connu: la guerre entre voisins. Les conflits de
voisinage ont rarement été présentés avec une telle originalité et
autant d’humour grinçant. À l’instar de la vie réelle, les relations de
voisinage envenimées sont compliquées: on se met à détester l’autre au
point où on ne le supporte plus et les moindres gestes de la vie
ordinaire prennent des proportions tellement exagérées qu’ils en
deviennent comiques. Mais quel est donc le fait divers formant le noyau
de cette fiction romanesque? «Ses voisins l’empêchent de dormir depuis
quatre ans», annonce la première phrase du livre, tirée d’un article de
journal régional suisse romand. Ayant reçu un gros dossier relatif à
cette affaire, le narrateur est intrigué et se met à la recherche de ce
qui a bien pu s’être passé. Il chemine entre faits et fiction «pour
essayer de comprendre» le dérapage de la situation, se livrant à un jeu
subtil de suppositions. Le narrateur se trouve dans la position du
romancier, poussé à agencer son récit d’une certaine manière, menant sa
propre enquête, interrogeant des témoins et imaginant ce qui pourrait
être en lien avec le drame du protagoniste. Face aux documents
rassemblés, il ressent une «envie irrépressible» d’écrire ce livre dont
lecteur ignorera jusqu’à la fin s’il a affaire à une projection ou non
de l’esprit d’un homme qui semble être en train de perdre les pédales.
Malik Oussedik, personnage arabo-suisse pacifique, et Roger Bugnon,
citoyen raciste et «montagne de muscles», habitent le même immeuble mal
insonorisé dans une ville au bord d’un lac, dans «un petit pays ne
disposant d’aucune ouverture sur la mer». Le cauchemar quotidien vécu
par Malik? Son voisin du haut rentre au milieu de la nuit, claque les
portes, passe l’aspirateur à deux heures du matin, et son berger
allemand est aussi intimidant que son maître. Quand Malik essaie de lui
parler des agressions sonores qui empestent sa vie, celui-ci ne fait
que l’insulter. Pour se défendre, Malik appelle la police, afin que ce
vacarme finisse, et, avant de porter plainte, il remplit deux cahiers
pour y enregistrer ce qui l’agace. C’est donc à partir d’un gros
classeur gris et de ces deux carnets de notes qui lui ont été remis que
le narrateur tente d’y voir plus clair. Il rencontre les témoins de
cette tragédie – satire sociale qui est, néanmoins, souvent comique –
et va même fouiller dans le passé des deux hommes. Ce que narrateur et
lecteur(s) finissent par comprendre, c’est que le «costaud» reproche
tout simplement à son voisin d’être sur terre, alors que Malik, épuisé
et à bout de nerfs, le harcèle au moindre bruit en l’appelant à de
nombreuses reprises. Pour finir, devant le tribunal, l’accusé n’est pas
forcément celui que l’on croit. Ainsi, la fin de cette «singulière
affaire» est ouverte, au lecteur de l’imaginer à partir des éléments
donnés, notamment le jugement que le tribunal de police rend après
avoir examiné la plainte déposée par Malik. Dans ce roman unique,
l’enfer, ce sont définitivement et réciproquement les autres.
Ce qui commence comme un banal fait divers de voisinage, se transforme
peu à peu en réflexion, à savoir comment un homme peut en rendre un
autre fou. Au fur et à mesure que l’on avance, on se demande qui a
raison, qui ment, et pourquoi les personnages se haïssent à ce point.
C’est impressionnant d’observer la manière dont le doute vient
s’infiltrer. Malik exagérerait-il? Serait-il atteint de paranoïa?
Direct et poignant, ce roman constitue un voyage dans le psychisme
humain, une observation psychologique et sociale sur la frontière entre
faits et constructions imaginaires du monde de la fiction. Fantaisie ou
délire? Lisant, on s’identifie facilement au narrateur qui affiche dès
le début: «Je m’agrippais à ce classeur gris qui dégageait des
radiations de danger. Je ne lâchais pas. Je saisissais un mot ici, une
phrase là. Je me sentais transporté dans une zone à la fois fangeuse et
ahurissante.» Cette «histoire qui pourrait être fictive» incite à
réfléchir sur l’imagination, l’invention de souvenirs et de détails
amusants ou insolites, les discours, narrations et récits, le jeu des
possibles. «Si les pages manuscrites ne me fournissaient que des
informations imparfaites, j’en remplissais les lacunes par des détails
que j’imaginais, en supplément de ces indications, mais qui ne leur
étaient jamais contraires.» Se comportant comme un régisseur, ordonnant
les faits, le narrateur tente de décrire dans cet «essai de
compréhension» la loi de la jungle ainsi que le regard posé sur
l’autre. Mais c’est notamment la particularité de l’humour qui retient
l’attention. Tout en écrivant, l’auteur joue avec la distance
qu’établit l’humour: la force du roman tient à la manière distancée,
aussi pleine d’empathie que de scepticisme, dont le narratuer s’empare
de cette histoire. Cette écriture distante évite toute facilité
simplifiant entre un méchant bourreau et une victime innocente; en fin
de compte, ce sont les suppositions et les incertitudes qui
l’emportent. Si Ramdam fait penser aux conversations et univers grinçants que l’on retrouve dans Art ou Le Dieu du carnage
de Yasmina Reza, cela est certainement dû au fait qu’Antonin Moeri est
également un homme de théâtre, ayant d’abord été comédien avant de
devenir traducteur, romancier et nouvelliste. Partant d’une situation
banale, quotidienne, il s’agit toujours de «trouver un autre rythme,
celui d’une narration possible» tout en scrutant la relation mutuelle
entre fictionnalité et factualité.
Ariane Lüthi, «Europe», Nos 1101-1102, janvier-février 2021
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