Quand la page vibre de vie
Dans cette poignée de poèmes, le temps se lève dans des éclaircies de
musique qui résonne de Schubert et de rue, à où s’est arrêté «le
pianiste à ciel ouvert». On y entend et on y voit passer, dans ces
textes «écrits sur des coins de nuit», le «dernier tigre blanc» comme
le «dernier des Cherokee» que serre dans sa voix le magnifique Jacques
Probst. Voilà qui brave le temps et le fait renaître.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coopération
Les poèmes pour Marie ont été «écrits sur des coins de nuits pour celle
de mes douze filles qui a quarante ans aujourd’hui», précise l'auteur,
en date du 4 février 2015, sur la page de garde. Ils sont donc son
cadeau d'anniversaire.
Dans son introduction poétique, d'ailleurs, il se demande s'il n'aurait
peut-être pas mieux valu qu'il lui offre des fleurs, seulement l'hiver
n'en est pas la saison et elle seule en est une. Toutefois, prévoyant
et pratique, il conclut:
«Si ce qui suit n'est pas à ton goût,
aucune importance:
tout ça est accompagné d'un bon d’échange.»
Le recueil comprend d'autres poèmes. Ils figurent dans les premières
pages et sous les titres de Prologue 1 et Prologue 2. Mais le
lecteur comprend en les découvrant que ces autres poèmes et ceux pour
Marie en fait se répondent.
Car les thèmes du recueil sont, en filigrane, l'âge et la fin de vie.
Dans l'un des premiers poèmes, le poète évoque ainsi la dernière sonate
pour piano de Schubert, la D960, en si bémol majeur, et la courte
existence du musicien:
«qui n'avait pas pour lui un endroit,
une place à la surface de la Terre,
ou, de place, une petite pour peu de temps
mais beaucoup de musique.»
Le titre des Poèmes pour Marie
n'est pas celui du livre. Le poète l'a intitulé «Le Dernier des
Cherokees». Comment ne pas y voir un clin d'oeil fait au roman de James
Fenimore Cooper consacré à une autre tribu amérindienne?
Le dernier des Cherokees, c'est lui, bien sûr, que l'anniversaire des
quarante ans de Marie ne rajeunit pas et qui, en un poème, qu'il oppose
aux vents d'hiver, répète, lucide, comme une antienne: «Je suis un
vieil homme maintenant».
L'hiver est la saison du froid et de la mort. Le poète est en harmonie
avec elle. Ton feu est mort, se dit-il à lui-même dans un sonnet
d'hiver, intitulé Feu froid, où la neige elle-même prend, semble-t-il,
une couleur de circonstance:
«Cendre grise que la neige, jours gris
après nuits grises, recouvre et te recouvre aussi,
Toi bientôt mort de froid, je crois».
Il a peut-être eu raison d'évoquer au début du recueil la possibilité
d'un échange par bon, sans que l'on sache ce qui pourrait bien en tenir
lieu. Le fait est qu'il n'est guère tendre avec lui-même et que cela
pourrait déplaire à sa fille:
«Je deviens de plus en plus vieil homme,
Vieux con qui n'écoute plus personne,
Ou seulement des oiseaux sur mon chemin
Parce qu'ils ont des ailes et s'envolent et s'en vont loin.»
Le lecteur bienveillant hésite entre le prendre au mot ou voir dans ses
autoportraits de l'autodérision, une manière de conjurer le temps qui
passe, ou encore un appel à le contredire - ce qu'il cherche peut-être
- parce qu'il en fait trop:
«Je suis un vieil homme chevrotant maintenant
Pas encore tout à fait sourd
Pas encore tout à fait aveugle
Mais aveugle et sourd tout à fait
Ça viendra, ça viendra».
En attendant cette décrépitude hypothétique, il se montre beaucoup plus
crédible quand, au bout de son introspection poétique, dans le poème
Enfance, il fait un aveu incontestable - s'il en était besoin ce
recueil en apporte la preuve:
«Maintenant vraiment vieillissant
Je ne retombe pas en enfance
comme on dit souvent des vieilles gens
car qu'un enfant, je n'ai pas su vivre autrement.
À cinq ou six ans, j'étais déjà un enfant
qui apprenait alors à lire
mais quand je serai grand
j'apprendrai peut-être à écrire…»
Blog de FRANCIS RICHARD
Poèmes pour passer la nuit
Chez Jacques Probst, la
simplicité ouvre la porte aux émotions. Les textes réunis ici
permettent de se prémunir du vent d’hiver et de la peur
De manière inespérée, Jacques Probst nous envoie de ses nouvelles: une
poignée de poèmes crépusculaires, à la fois apparemment légers (pour
leurs rimes, leur fraîcheur, leur fausse candeur) et d’une noirceur
totale.
Comédien et auteur dramatique, notamment de l’inoubliable monologue Torito (à relire dans le poche Huit monologues,
paru chez Campiche en 2009), le Genevois avait disparu de la
circulation après avoir lu en public les très beaux et prometteurs
extraits d’un nouveau roman attendu avec ferveur, annoncé depuis des
années, mais qu’il s’est gardé de faire parvenir à son éditeur.
En guise d’excuse peut-être, il nous fait cadeau de quelques feuillets,
comme un talisman, un viatique pour traverser la nuit et l’hiver. Ils
sont dédiés à sa fille aînée, Marie, également comédienne, et datés de
2003 à 2022. Ils rappellent la mélancolie et la pureté d’un François
Villon. Ces derniers souffles de voix, venus des confins, sont joueurs,
jamais pesants, répartis en deux sections intitulées ironiquement
«Prologue 1» et «Prologue 2». Comme si la vie à son terme n’était
encore qu’une ébauche.
La malice d’un Rembrandt
Évocations de l’hiver, de la mort de Schubert, de celle de Pouchkine:
quelques mots suffisent à l’auteur pour raconter des histoires
vastes comme le monde. «Le dernier tigre blanc», «Le dernier des
Cherokees, ce «vieux vagabond» qui a égaré jusqu’à son baluchon, ce
«Prométhée vieillissant» qui donne son foie à manger aux moineaux,
c’est toujours lui, le poète, qui se met en scène dans ces
autoportraits. Il a la malice d’un Rembrandt, qui se déguise en prince
alors qu’il est ruiné et qu’il a perdu les siens. Ce qui reste, lorsque
tout s’est évanoui, que la voix s’est usée au point que les murs n’en
renvoient plus l’écho, c’est un «obscur bonheur d’être au monde».
Rien de misérable, au contraire, mais toute la force de la fragilité et
du dépouillement. De fulgurantes élégances au bord du vide, comme un
clin d’œil, une accolade, à nous tous qui seront un jour face au
crépuscule. Peut-être que la même scène exactement nous attend, telle
qu’elle est racontée dans les ultimes pages du recueil, le poète
lessivé, sans un sou, chute sur le trottoir au sortir d’une gargote
nommée «Divino Bar», tristement égaillé par la rengaine bégayante d’un
piano mécanique, sous le regard d’une barmaid superbe aux airs de
panthère et à la voix tragique.
JULIEN BURRI, Le Temps
Haut de la page
j’aurais sans doute aujourd’hui mieux fait de t’offrir des fleurs
ou n’importe quoi qui soit en couleurs
Mais l’hiver n’est pas saison de couleurs,
et de fleurs en hiver
tu es la seule.
Alors…
Si ce qui suit n’est pas à ton goût,
aucune importance :
tout ça est accompagné d’un bon d’échange.
4 février 2015
|