Une
balle perdue... Un souffle qui passe presque inaperçu, mais qui laisse
planer un avertissement d'une implacable précision, quand on se rend
compte qu'on a frôlé la mort et que ce n'est pas le fait d'un simple
hasard. Peu à peu les consciences s'éveillent, les habitants de ce pays
de Vaud, tapi dans ses forêts entre lacs et montagnes, pointent le bout
de leur peur, sortent de leurs zones d'ombres.
Qui est ce snipper, ce "Guillaume" qui fait usage de son Tell 40, petit
bijou de l'armurerie helvétique, pour effrayer ses concitoyens sans
autre but apparent ? C'est l'énigme que l'inspecteur Borgeaud et son
acolyte, l'aspirant Morisetti, cherchent à élucider. Immersion dans le
mythe d'une Suisse neutre et tranquille, dont le passé se révèle en
eaux troubles, à travers les souvenirs du pêcheur Chanivaz, les secrets
de l'association Hydra, les montagnes trouées de bunkers et de galeries
comme un morceau d'Emmenthal. Dans ce roman policier plein de suspense,
Jacques-Etienne Bovard, avec sa verve littéraire et son sens de
l'humour très ancrés dans le franc-parler local, dévoile tout un pan de
l'Histoire suisse et sonde les mentalités de personnages complexes et
attachants. Le résultat de cette fresque aux multiples facettes est
remarquable: un livre représentatif de la culture et de la littérature
suisses romandes contemporaines.
Blog de FREDERIC LAMOTH
Jacques-Étienne Bovard: «Arrive un moment où mes personnages prennent la main»
Le romancier vaudois sort de
14 ans de silence avec un roman dont les personnages se méfient de
la parole. À la faveur d’une enquête que mène un impayable duo de
policiers, l’auteur revient sur ces années 1990 qui ont secoué la
Suisse en exhumant un passé verrouillé.
Son dernier roman, La Cour des grands, remontait à 2010. Voici l’écrivain de retour avec un livre à la fois tendu et comique.
L’armée suisse est omniprésente dans ce neuvième roman de
Jacques-Étienne Bovard. Du fusil d’ordonnance au réduit national, sans
oublier les munitions stockées par un réseau clandestin, l’inspecteur
Borgeau et l’aspirant Morisetti doivent affronter le passé militaire de
la Suisse. Ensemble, ils vont élucider le mystère des tirs
«platoniques» commis avec un Tell 40, fusil à lunette datant de la
guerre. Passé sous silence
est un livre à la fois tendu et comique qui fait place à la polémique
sur la Suisse de 1939-1945 et à une peur diffuse de l’avenir.
Geneviève Bridel: En exposant les menaces qui pesaient sur la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, vouliez-vous écrire un livre patriotique?
Jacques-Étienne Bovard:
Disons que j’ai toujours été irrité par les accusations selon
lesquelles nos parents (surtout nos grands-parents) impliqués dans ces
années noires étaient ou des naïfs ou de vagues complices de quelque
chose de pas propre. Alors j’ai fait s’exprimer à la fois les tenants
d’un discours fustigeant la lâcheté de la Suisse et ses compromissions
avec les puissances de l’Axe, et ceux qui, au contraire, saluent la
détermination de notre pays à prévenir une invasion allemande.
Geneviève Bridel: Est-ce pour laisser libre cours à cet agacement que vous présentez votre livre comme une fable?
Jacques-Étienne Bovard:
Il y a plusieurs raisons: même si j’ai beaucoup lu sur le sujet, des
livres de la bibliothèque familiale, ceux d’historiens critiques des
années 1990, puis les ouvrages contestant le rapport Bergier, j’ai été
marqué par les récits de mon grand-père, qui a fait près de
900 jours dans une brigade frontière, mobilisé comme cavalier. Et
par les souvenirs de ceux qui n’hésitaient pas à dire leur angoisse
face aux Allemands. J’ai donc pris la liberté de mêler l’analyse et le
vécu. Y compris quand je parle d’Hydra – la P26, en fait, réseau né
pendant la guerre froide et dissous à la suite du scandale des fiches
de 1992. J’ai changé aussi les noms des lieux pour pouvoir les décrire
librement, ce qui n’empêchera pas leurs habitants de les reconnaître.
Geneviève Bridel:
Un lien presque paternel se noue entre les deux policiers, issus de
deux générations différentes, chargés de neutraliser le tireur d’élite.
Lien présent aussi entre un père et sa fille dans le roman. Aviez-vous
l’ambition de montrer la filiation sous différents angles?
Jacques-Étienne Bovard: Ce
thème de la paternité, assumée ou conflictuelle, s’est imposé malgré
moi. Il a pris une importance telle que je vois ce livre comme le roman
des pères, au sens des anciens. J’ai dû renoncer à trop l’approfondir
pour garder le rythme de l’enquête. Même si j’établis une série de
fiches sur mes personnages, arrive un moment où ils prennent la main.
C’est pour cela que mes livres sont rares: je corrige beaucoup.
Geneviève Bridel: Le binôme «inspecteur bougon – stagiaire turbulent», vous l’avez pourtant bien conçu pour son aspect comique…
Jacques-Étienne Bovard:
Oui, il y a du Maigret chez Borgeau mais il y a aussi un clin d’œil à
San-Antonio, puisque le prénom de Morisetti, révélé à la fin du livre,
c’est Antonio. Je trouvais drôle de coller à cet inspecteur lettré,
féru de Balzac, fasciné par le personnage de Vautrin – le bagnard
devenu policier – un garçon qui l’horripile à cause de son français
approximatif, comme moi je me suis hérissé contre les fautes de mes
élèves, jusqu’au jour où j’ai choisi de m’en amuser.
Geneviève Bridel:
Hormis votre jubilation évidente à écrire les scènes dialoguées ou les
descriptions de paysages, ne ressentez-vous pas aussi une certaine
indulgence pour vos personnages?
Jacques-Étienne Bovard:
Probablement qu’avec le temps, on apprend à ne pas classifier les idées
mais à se les approprier avec leurs nuances. On observe que rien n’est
tout blanc ou tout noir, on est moins sarcastique, ou moins naïf,
peut-être, comme écrivain. Quant au plaisir de mettre en mots certaines
scènes, il est énorme, c’est vrai, au point que – sans prétention
aucune – je voyais le film de ce que j’écrivais. Je me considère
pourtant comme un romancier amateur, mais je me réjouis d’écrire mes
prochains livres.
GENEVIEVE BRIDEL, site de La Liberté
L'inspecteur-chef
Borgeau, de la Sûreté vaudoise, se voit confier une enquête tout à fait
insolite : des tirs de fusil, venus de très loin, frôlent leurs cibles
sans les blesser. Pourquoi ? L'enquête révèle en outre que l'arme en
cause est un fusil de tireur d'élite Tell 40, créé par l'armée suisse
pour équiper ses troupes durant la Mobilisation de 1939-1945.
Circonstance négligeable, ou résurgence inexplicable de l'organisation
de résistance clandestine Hydra, qui fit tant de scandale et fut
dissoute à la fin du siècle passé ? Flanqué de l'inspecteur
scientifique Bonzon et de l'aspirant Morisetti, dont l'inexpérience et
l'impulsivité n'iront pas sans provoquer des situations délicates,
Borgeau, solitaire endurci, va se sentir lui-même plus impliqué qu'il
aurait imaginé dans cette enquête.
ELLEN ISCHTERS, Qwertz
Jacques-Étienne Bovard sort enfin de son silence
L’auteur vaudois revient avec Passé sous silence, à la fois enquête policière très drôle et fable sociale sur le mal, d’hier à aujourd’hui. Coup de fil
Jacques-Étienne Bovard a laissé ses lecteurs sur leur faim pendant plus d’une décennie. Son dernier livre, La Cour des grands,
remonte à 2010. L’écrivain et enseignant vaudois revient avec Passé
sous silence, où l’on pourrait croire qu’il parle de lui. En fait,
l’auteur de Demi-sang suisse ou des Beaux Sentiments réapparaît avec un roman à suspense ancré dans un territoire vaudois aux noms travestis, qui tient du polar comme de la fable.
Ce qui l’a fait changer d’avis, lui qui disait ne plus vouloir publier?
Un téléphone à son éditeur Bernard Campiche, alors hospitalisé: «Je lui
ai demandé ce que je pouvais lui apporter. Je m’attendais à un journal
ou des chocolats… il m’a répondu «un manuscrit», raconte l’écrivain au
bout du fil. Et puis, le Morgien a fait un «pacte d’écriture» avec
Daniel Abimi, autre auteur de la maison Campiche, qui a clos en octobre
dernier sa trilogie lausannoise avec une très noire Saison des mouches, à laquelle Passé sous silence fait d’ailleurs un clin d’œil…
Le récipiendaire du Prix Rambert et du Prix des auditeurs de la RTS,
prompt à jeter ses écrits qu’il juge indignes, est donc allé au bout
cette fois. L’inspecteur-chef Borgeau, flic solitaire et ronchon qui
chérit l’apiculture et la lecture – avec Ramuz en tête de ses auteurs
favoris –, doit composer avec le fringant aspirant Morisetti pour
pister un tireur fantôme, qui prend un malin plaisir à frôler ses
cibles sans les blesser. Rien de bien méchant, en apparence. Sauf si le
prochain tir était fatal… Sans compter que les balles retrouvées
proviennent certainement du fusil «Tell 40», dont une série
d’exemplaires sont dans la nature, sans doute en lien avec un réseau
clandestin nommé Hydra.
Rattacher le fusil au mythe
Le «Tell», c’est une invention de l’auteur, basée sur les fusils de
l’armée suisse du début du XXe siècle. Le rebaptiser, c’est «le
rattacher au mythe du Suisse, qui est bon tireur, roi de la défense à
longue distance». L’écrivain a aussi imaginé Hydra, en s’inspirant de
la P-26, une armée secrète active durant la guerre froide dont la
révélation avait fait scandale: «Cette initiative a été ridiculisée,
mais le roman montre que l’action de ses membres, réalisée dans un
unique but de défense, est surtout digne de respect.»
Hommage aux grands-parents
Le réflexion sur le rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale
traverse le récit, dont une partie se passe dans un fort du réduit
national: «Cette Suisse défensive a été complètement caricaturée, comme
preuve d’une peur irrationnelle et infondée. Avec le recul, un fort
comme celui du livre témoigne non seulement de l’effort, sans jeu de
mots, qui a été fourni, mais aussi de la justesse et de l’efficacité de
ce plan de défense, surtout par les temps qui courent.» L’auteur se
garde pourtant de dire ce qu’il faut penser. Il souhaite surtout rendre
hommage à ceux qui ont vécu la guerre difficilement, comme ses
grands-parents: «Ils ont risqué beaucoup plus de choses que nous, qui
avons eu huitante ans de paix. Les femmes aussi, dont le rôle durant la
mobilisation a été grandement passé sous silence.»
Le livre souligne d’ailleurs que la réalité historique s’estompe. Le
jeune Morisetti, qui a pourtant été grenadier, ne reconnaît pas le
général Guisan en photo: «Si j’avais dit ça à mon grand-père qui a fait
huit cents jours de service pendant la MOB sur son cheval, il ne
m’aurait pas cru», relève l’auteur.
Ce polar qui interroge la manifestation du mal sous diverses formes,
dans un pays en apparence si tranquille, captive dès la scène
d’ouverture grâce à une écriture très travaillée. L’ironie n’est jamais
loin, quand le ton n’est pas ouvertement comique, comme dans ce début
justement, où des chasseurs pas très futés sont sidérés d’avoir été
eux-mêmes pris pour cibles, pour une fois.
Savoureux dialogues
L’auteur ouvrage aussi des dialogues qui restituent excellemment la
vivacité de l’oralité. Le vocabulaire familier et la syntaxe
approximative de Morisetti font sourire. «À travers lui, j’ai voulu me
réconcilier avec tout ce qui m’agace dans le langage que j’entends chez
mes élèves notamment. Je préfère m’en amuser. Ce n’est pas parce qu’on
ne parle pas correctement, au sens du vieux grammairien que je suis,
qu’on n’est pas intelligent.» Car, derrière ce que Borgeau qualifie de
«naufrage énonciatif», pointe chez le jeune bleu un esprit de déduction
très affûté.
Ce binôme attachant qui va peu à peu s’apprivoiser thématise aussi la
question de la transmission, tandis que Jacques-Étienne Bovard rend
hommage à ses pères en écriture, entre autres Simenon: «C’est pour moi
un écrivain immense.» Comme Maigret, Borgeau apprécit les alcools
forts, et Bonzon, l’expert scientifique, fume la pipe. Il y a du La
Fontaine aussi dans ce texte jalonné par une série d’animaux, notamment
le loup,
Et bonne nouvelle: Jacques-Étienne Bovard a cette fois bien repris la
plume. La preuve, il se prend à imaginer une suite où Morisetti
essayerait de bien parler…
CAROLINE RIEDER, 24 Heures
La joie du retour
Sur le bandeau, l’éditeur Bernard Campiche a voulu un mot: «Retour». Et
c’est peu dire qu’il fait plaisir, ce retour en librairie du Vaudois
Jacques-Étienne Bovard. L’écrivain à succès de Nains de jardin (1996) n’avait rien publié depuis 2010 (La Cour des grands). Passé sous silence
permet de retrouver avec bonheur son ironie, son observation
délicieusement narquoise (mais jamais aigrie) des mœurs de ce pays,
ainsi que son sens du récit, doublé d’une écriture limpide.
Les lieux sont fictifs, mais décrits si précisément que l’on croit les
connaître… De même avec les personnages plus vrais que nature. Comme ce
Borgeau, inspecteur bougon de la police de sûreté, qui se voit confier
un stagiaire aux tendances de chien fou et une drôle d’enquête: des
chasseurs et un pêcheur ont été frôlés par des balles de fusil, tirées
de loin. Selon le spécialiste de la balistique, l’arme utilisée est un
Tell 40. Mis au point par l’armée suisse pour la Mob, ce fusil d’élite
équipait également Hydra, réseau de résistance ultrasecret,
officiellement dissous. Au fil de l’enquête, Jacques-Éienne Bovard
s’amuse avec les références de l’histoire récente de la Suisse (à la
fameuse organisation P-26, notamment), confirmant une fois de plus que
rien ne vaut la fiction pour éclairer la réalité.
ERIC BULLIARD, La Gruyère
Le
30 septembre, trois chasseurs viennent de tuer un chevreuil. Pour
immortaliser l'exploit, ils posent pour une photo. Au moment où
l'appareil, muni d'un retardateur, se déclenche, un tir passe au-dessus
de l'un d'entre eux et fait un trou dans la portière avant de son
pick-up.
La gendarmerie, débordée, a demandé à la Police de Sûreté de venir
s'enquérir des faits. L'inspecteur-chef Borgeau et l'inspecteur
Morisetti se rendent sur place pour enquêter et constatent que la balle
a fait un trou rond dans l'oreille d'un chamois peint sur ladite
portière.
L'un des chiens des chasseurs est blessé, comme s'il s'était battu avec
un autre, mais le propriétaire prétend que c'est avec un barbelé, ce
qui paraît invraisemblable. Les chasseurs ont-il vu quelqu'un? Non. Un
couple de retraités a juste entendu un coup de feu et des cris de bête.
Le 3 octobre, un pêcheur professionnel, sur son bateau, a essuyé au
moins six tirs de balles. Il n'a pas été blessé mais les tirs étaient
précis, les cibles étant un disque de signalisation de son bateau, pour
pêcher tranquille, et des polets, cubes en polystyrène, pour marquer
ses filets.
Le 7 octobre, un Conseiller national, qui s'est prononcé contre le
retour du loup dans la région, le Jura vaudois, et qui a été menacé de
mort, essuie également six tirs de balle alors qu'il se trouve attablé
avec six autres chasseurs: seul le chaudron au-dessus du feu a été visé.
Le point commun entre les trois affaires est le calibre de l'arme
utilisée qui pourrait bien être la même et qui, compte-tenu de la
précision des tirs et de la longue portée, serait une arme de guerre,
le Tell 40, si bien que les deux policiers baptisent Guillaume leur
tireur en série.
Pour résoudre l'énigme, l'inspecteur-chef Borgeau et l'inspecteur
Morisetti, qui est son stagiaire et qui est d'une autre génération,
vont devoir remonter dans le passé de la région, car le Tell 40 est une
arme spéciale, produite en nombre limité dont six exemplaires se sont
évaporés.
Ces six exemplaires faisaient partie d'un lot de soixante-sept qui
avaient été livrés à un réseau de résistance clandestine dénommé Hydra,
en allusion à l'hydre des marais de Lerne, monstre mythologique dont
les têtes avaient la propriété de se multiplier quand on les coupait…
Passé sous silence peut se comprendre comme un «passé» mis «sous
silence» ou comme un mobile «passé sous silence». Si le passé joue un
rôle dans l'histoire, le mobile retenu qui pousserait le tireur à user
de son arme de nos jours ne reste longtemps qu'une hypothèse à étayer.
Jacques-Étienne Bovard, comme la loi du genre le veut, promène le
lecteur, qui ne lui en veut pas, parce que le microcosme décrit est
plus vrai que nature, savoureux, et que ses personnages sont bien
campés, à commencer par les deux policiers qui sont ses protagonistes.
Borgeau et Morisetti sont vraiment très dissemblables et n'ont pas la
même culture... Ainsi, quand Borgeau cite Charles Ferdinand Ramuz, pour
lui confirmer que «le métier entre: «Je sens que je progresse à ceci
que je recommence à ne rien comprendre à rien», Morisetti lui répond:
«Balèze, l'idée. Je suis un surdoué, alors? J'adore. C'était qui, en
fait, ce Ramuz?»
Blog de FRANCIS RICHARD,
Les chasseurs chassés?
L’inspecteur-chef Borgeau, de la Sûreté vaudoise, se voit confier une
enquête insolite: des tirs de fusil frôlent leurs cibles sans les
blesser. Quels «messages» le tireur anonyme envoie-t-il ainsi? Les
«victimes» semblent n’avoir aucun rapport entre elles, si ce n’est
qu’elles appartiennent aux milieux de la chasse ou de la pêche. Le
tireur est-il un «écoterroriste» agissant en lien avec les tensions qui
s’accroissent quant au sort de la meute de loups du Mont-Siméon, dont
la régulation paraît inexorable?
PATRICK MORIER-GENOUD, LireSuisse
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L’éternel retour
Après quatorze ans de silence,
Jacques-Étienne Bovard publie un polar qui revisite les secrets de
l’histoire suisse pendant la Guerre froide, en écho à notre époque
contemporaine
Sur le bandeau rouge, un seul mot: «Retour». Cela faisait près de
quatorze ans que Jacques-Éitenne Bovard ne publiait plus. Son dernier
livre paru, La Cour des grands, chez son fidèle éditeur Bernard Campiche, remontait à 2010.
On le connaît pour ses romans populaires, creusant la veine policière et locale (Demi-sang suisse, Prix Rambert 1995; Les Beaux Sentiments, Prix des auditeurs de La Première 1998), ses nouvelles acides pointant les ridicules de ses contemporains (Nains de jardin, 1996), ou un livre plus intimiste mêlant ses propres photographies à sa passion pour la pêche à la ligne (La Pêche à rôder,
2006). Il avait annoncé, à l’âge de 50 ans, ne plus vouloir publier.
Professeur de français au Gymnase de la Cité, devenu doyen, il jugeait
sévèrement ses nouveaux textes et les envoyait à la corbeille les uns
après les autres.
Un inspecteur à la Maigret
Et voici que Passé sous silence,
inespéré, sort à point nommé pour le Salon du livre de Genève. Près de
400 pages d’enquête menée par un vieux briscard, l’inspecteur-chef
Borgeau, qui nous est immédiatement sympathique et pour cause, il aime
lire Ramuz et Proust, prendre son temps à table, fréquenter les
auberges communales, déguster des choucroutes, des filets mignons, les
arroser de grappa. Taiseux et observateur, c’est un inspecteur à la
Maigret. On se croirait dans les années 1940 quand soudain surgit un
smartphone, et, plus loin, une allusion à la guerre en Ukraine. Le
roman se déroule donc aujourd’hui. Contre son gré, l’inspecteur est
flanqué d’un stagiaire de 26 ans, l’aspirant Morisetti, beau gosse ou
«tête de minet» maniant le langage 2024, fourmillant de répétitions
(«du coup», «cool», «pas de soucis»), de franglais et de fautes de
grammaire. L’auteur dit s’être inspiré de ses élèves.
Mais le jeune homme, brillant, saura tirer son épingle du jeu. C’est
cette confrontation puis cette connivence entre deux générations que
raconte Bovard. Morisetti est à la recherche d’une nouvelle virilité
qui aurait le droit d’exprimer ses sentiments, tout en croyant
nécessaire de rappeler qu’il est bien un homme, un vrai, au cas où nous
aurions des doutes. «J’ai rien contre les homos, mais quand on me
traite de, désolé, je transactione pas.» Peu de femmes dans cette
équipe de policiers, elles sont plutôt reléguées au rôle de
secrétaires. Retour aux années 1940? Pourtant cette relation père-fils
qui ne dit pas son nom, placée au cœur du roman, séduit.
Et puis il y a l’enquête. De mystérieux coups de fusil tirés par un
sniper invisible, sans faire de morts ni de blessés; des impacts de
balle comme des mises en garde, qui commencent à semer la panique.
L’arme utilisée est un «Tell 40» imaginé par l’auteur à partir de
fusils d’ordonnance de l’armée suisse datant de la première moitié du
XXe siècle. La question de l’héritage déborde la relation père-fils et
s’étend à l’histoire suisse. Surgit le souvenir d’un réseau de l’ombre,
Hydra, inspiré de l’organisation secrète P-26, créée au moment de la
Guerre froide pour préparer la résistance en cas d’invasion du pays. Sa
découverte avait défrayé la chronique en automne 1990, dans la foulée
du scandale des fiches: les Chambres fédérales ignoraient son existence.
Petite visite au doyen
Pour en savoir plus, rendez-vous à deux pas de la cathédrale de
Lausanne. Jacques-Étienne Bovard nous reçoit dans son bureau de doyen
au Gymnase de la Cité, avant de donner son cours de français du jeudi.
Il a été lui-même l’élève de Jacques Chessex dans cet établissement
lausannois.
Au mur, des photos en noir et blanc qu’il a prises à Londres. Et un
portrait de Churchill le jour de sa nomination en tant que premier
ministre. «J’admire beaucoup Churchill. Regardez son expression,
fascinante, emplie de haine… Vous devinez à qui elle s’adresse?… Il
semble regarder Hitler et lui dire: «J’aurai ta peau!»
Le silence des pères
L’écrivain revisite les silences des générations qui nous précèdent.
«Ils étaient tous comme ça, les hommes, dans la famille, des cadenas,
des coffres…» confie l’un de ses personnages. «Les Coffres» étaient le
titre de travail du roman, il évoque les banques, les forts creusés
dans les montagnes, le protestantisme… Et tout ce qui est généralement
passé sous silence. «En Suisse, on ne parle pas d’amour, de sexe, ni
d’argent. Les pères ne disaient rien, jusque sur leur lit de mort. Ou
des propos de surface.»
Son inspecteur-chef Borgeau, est de ceux-là, un «coffre». Lui aussi
tait ses sentiments: «Il développe une relation paternelle vis-à-vis de
son adjoint, Morisetti, mais ne l’accepte pas. Au lieu de lui témoigner
son affection, tout ce qu’il trouve à dire, c’est: imbécile.»
L’écriture de Passé sous silence
a été déclenchée par un accident: «En janvier 2023, mon éditeur Bernard
Campiche a souffert d’une embolie pulmonaire. Il a fait une chute, il
est resté sur le sol pendant quatre jours sans pouvoir s’alimenter, ni
en eau ni en nourriture. Il s’en est sorti après 81 jours d’hôpital. Je
lui ai téléphoné aux soins intensifs et nous nous sommes parlé comme si
nous nous étions quittés la veille. Je lui ai demandé s’il souhaitait
que je lui apporte quelque chose. Il m’a répondu: «Un manuscrit!». Cela
m’a touché. J’ai la plus grande admiration pour cet homme qui s’est
dévoué corps et âme à l’édition.»
Tireur «platonique»
L’idée du sniper qui ne tue pas, d’un tireur «platonique» qui met en
joue ses victimes, puis se livre à une sorte de caedes interruptus avec
son arme, a été la première image du projet «Cela me fascinait, de
manière presque picturale. Je voyais la lunette, le viseur, ces tirs
précis, à la Lucky Luke… Mettre en scène une angoisse qui ne repose sur
rien de concret me plaisait aussi. Une telle angoisse est coutumière en
Suisse.» On la trouvait déjà au cœur de la nouvelle «Les Oisillons» de Nains de jardin.
Si Morisetti ne reconnaît pas le portrait du général Guisan dans une
auberge, Borgeau se charge de lui remettre les pendules à l’heure. «On
ne peut plus contester aujourd’hui l’importance de l’armée suisse en
tant qu’élément de dissuasion face au Reich et le rôle très efficace de
Guisan comme commandant en chef», soutient Bovard, très critique envers
«les thèses d’historiens soucieux de peindre la Suisse comme un pays
totalement asservi au IIIe Reich, publiés dans les des années
1990-2000, dans le contexte de l’affaire des fiches, de la P-26, des
fonds juifs en déshérence, thèses contredites depuis par d’autres
études plus sérieuses et nuancées».
Militariste, Bovard? «Je n’ai pas fait l’armée, je le regrette. Mais je
ne comprends pas qu’on puisse reprocher à un pays d’avoir pris des
précautions pour essayer de se défendre. Les mêmes personnes qui
criaient au scandale de l’organisation P-26 encensaient la résistance
française.» Au passage, on apprend que son père, avocat morgien, ne
portait pas le Général Guisan dans son cœur.
Au moment où l’Europe est de nouveau déchirée par la guerre, l’écrivain
embusqué a un message à faire passer. Le tireur isolé, d’une certaine
manière, c’est lui. Il ne projette pas de balles, mais des mots. Il a
repris la plume pour se rappeler à nous. Si vis pacem, para bellum
– il faut préparer la guerre pour avoir la paix. Si on ne le fait pas,
on est pris.» Une mise en garde également lancée par l’un de ses
personnages, une femme. «Tout se paie, tout se défend, ou tout se perd.»
JULIEN BURRI, Le Temps
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