Incurable optimiste, content
de son sort, de sa «tête à courant d’air», Xavier le narrateur commence
dès l’enfance à aimer la lecture. Son père l’oriente vers le judo, dure
formation qui lui apprendra l’ambition, la réussite, avec en corollaire
la question: à quoi ça sert?
Il abandonne la compétition et vit de petits boulots. Il découvre pour
la première fois le bonheur de raconter par écrit, tranquillement, dans
le style de tous les jours, des histoires de sportifs qui seront
publiées dans la série de romans «alimentaires», faciles et sans
prétention, tous sur le même modèle, ce qu’on appelle des romans de
gare.
Invité par erreur à une «escapade» en France avec des écrivains
romands, il verra s’émietter ses certitudes. Et cela nous vaut la plus
superbe confrontation avec un écrivain très connu, aussi prétentieux en
public que sincère dans son travail.
Cette Cour des grands est un
chant merveilleux à la gloire du travail pénible, assidu et toujours
recommencé de celui qui veut, avec courage et honnêteté, trouver les
mots pour s’exprimer. On sent que l’auteur parle de choses qu’il
connaît bien et avec un art tel qu’il vous laisse de quoi réfléchir
même après avoir fermé le livre.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
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Dans ce roman autofictionnel (écrit à la première personne), le narrateur et principal personnage – Xavier
Chaubert – nous décrit son parcours pour le moins atypique. Enfant
turbulent et pourtant fasciné par la lecture, il est amené par son père
à pratiquer le judo afin de canaliser une énergie des plus
dévastatrices. École de vie, à la dure mais implacable discipline, ce
sport transmettra en plus à Xavier le goût de la réussite. Classé
dans les meilleurs internationaux suisses, mais éternel second
lorsqu’il s’agit de qualifications pour des grands tournois, notre
héros abandonne la compétition suite à un déclic au tournoi de Paris.
Il continue cependant à vivre de leçons de judo et commence à écrire
des romans sportifs. Ces écrits, certes alimentaires et sans
prétention, se vendent bien dans des collections de type «roman de
gare». Xavier, invité par erreur à un voyage avec des plumes suisses
romandes à succès, voit sa conception de la littérature et de la vie
entièrement bouleversée (notamment à cause d’un écrivain suisse révéré,
un dénommé «Montavon»…) lors d’un parcours tantôt picaresque, tantôt
gargantuesque, souvent drôle et parfois tragique.
Mais pourquoi avoir choisi d’évoquer cet ouvrage dans une gazette
destinée à des lecteurs-judokas? Serais-je tombé sur le crâne une fois
de trop? Que nenni! Outre l’évident attrait que constitue la simple
évocation du noble sport qu’est le judo dans le roman d’un des grands
auteurs suisses actuels, plusieurs aspects de ce livre peuvent retenir
notre attention. Il est, par exemple, fort amusant de retrouver des
personnages bien connus de tout judoka lausannois: Sergei Aschwanden ou
Kazuhiro Mikami (dissimulé ici sous le nom de «Maître Nakajima»). De
plus, il n’est évidemment pas besoin d’expliquer l’intérêt de lire
de belles et précises descriptions des exercices pratiqués
quotidiennement (la plupart d’entre nous s’y efforcent en tout cas) et
des combats – plus ou moins titanesques – auxquels nous nous livrons.
Tout judoka sera donc heureux de retrouver son univers sportif magnifié
ici par une écriture splendide. Mais ce qui attirera peut-être le plus
votre intérêt sera sans doute le fait que le personnage principal de ce
roman est profondément (re)défini par sa pratique du judo. Il n’est
plus l’enfant violent d’autrefois car le judo l’a structuré et lui a
transmis des valeurs et des normes morales. En effet, une fois parti
dans l’univers (ô combien différent) de l’exercice littéraire, Xavier
n’aura pas honte d’apprendre de ses erreurs, de gérer ses faiblesses et
ses forces et, somme toute, de se relever lucidement après avoir chuté,
car le travail passionné et acharné (qu’il soit d’écriture ou
d’uchi-komis) mène toujours à un mieux.
FRANÇOIS DEMONT, Gazette du Judo-Kwai Lausanne
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Xavier
le jeune judoka, Charlène la belle voyageuse, Borloz le motard
pornographe. Points communs: auteurs de romans de gare, apparemment
aussi contents de leur vie que sans arrière-pensées. Or, les voici
précipités dans l’«Escapade» de Francophones sans frontières, qui cette
année-ci invite la fine fleur des écrivains de Suisse romande, parmi
lesquels le fameux Pierre Montavon, apôtre de l’écriture «sacrée» et
papable sérieux pour le Prix Nobel. Ce qui devait être une villégiature
se transforme en poudrière. Les «pitres» n’ont pas leur place dans
cette cour-là. Ils s’incrustent, pourtant. «Après tout, écrire, lire,
pourquoi faudrait-il que ce soit réservé?» Ce n’est peut-être pas
réservé, mais certes jamais innocent… Strasbourg,
Verdun, Reims, Château-Thierry, Paris jalonnent les péripéties de cette
initiation à la fois farcesque et grave, entre vanités et vérités.
Personne ne sortira indemne de l’affrontement, avec les autres ou avec
soi-même.
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Un Bovard mordant
J’ai lu le nouveau roman de Jacques-Étienne Bovard d’une traite. C’est
un écrivain que j’apprécie et je ne suis pas le seul: il a des
lecteurs, ce qui fait sans doute quelques envieux en Suisse romande où
tout le monde ne peut pas en dire autant. Bovard écrit de bons romans
qui savent être populaires, un peu comme Jean Vilar faisait un théâtre
élitiste pour tous.
La Cour des grands
rappelle deux de ses précédents livres. Comme son premier roman, La
Griffe, c’est le récit d’une virée de groupe qui tourne au vinaigre. Et
comme la nouvelle «Le nombril et la loupe» (dans Nains de jardin),
c’est une satire mordante qui saisit la littérature romande au jarret.
Ce versant un peu teigneux de Jacques-Étienne Bovard m’enchante. Il a
raison de suivre sa pente flaubertienne; il est très doué pour
démasquer la bêtise qui instaure en toutes choses le règne des poncifs
et des clichés. À cet égard, La Cour des grands est un bonheur de
lecture doublé d’une œuvre de salubrité publique.
Les premières pages du roman présentent le narrateur, Xavier Chaubert,
vingt-neuf ans, ancien espoir du judo suisse devenu moniteur de sport
pour gosses et retraités. Un peu par hasard, il s’est aussi mis à
écrire des livres sans prétention, mais qui lui garantissent des
revenus confortables: aux Éditions Weekend, il publie des romans
sportifs qui relèvent de la littérature de gare ou d’aéroport.
Xavier écrit ça comme une machine. À peu de choses près, c’est toujours
la même histoire, les mêmes personnages, les mêmes ressorts
dramatiques, les mêmes expressions toutes faites… Ce qui ne l’empêchera
pas d’être invité à une «escapade» littéraire organisée par
Francophones sans frontières. Il se retrouve ainsi à Strasbourg, en
compagnie de deux autres plumitifs des Éditions Weekend: l’intrigante
Charlène, qui produit de la confiture sentimentale, et l’adipeux Borloz
qui publie de la pornographie épaisse dans la collection «Sans tabou».
On s’apercevra que leur invitation était une erreur, mais il est trop
tard pour revenir en arrière. Leur présence est un scandale pour la
fine fleur de la littérature romande convoquée à cette «escapade». Et
surtout pour Montavon, écrivain vaniteux, suffisant, poseur, ruminant
ses chances au Nobel, qui voudrait faire déguerpir ces manants.
Mais le trio s’incruste. Les relations s’enveniment. Au fil de cette
«escapade» qui rejoint Paris via Verdun, Reims et Château-Thierry, le
roman passe aussi par tous les rituels de la mondanité littéraire: la
foire aux livres, la séance de dédicaces, la rencontre des lecteurs en
librairie, la conférence solennelle… C’est souvent extrêmement drôle.
Jacques-Étienne Bovard a le sens de la scène. Il organise avec une
belle férocité le choc entre la littérature de bas étage et les règles
de la comédie littéraire. Il possède un savoir-faire remarquable,
travaillant à la fois dans la vigueur de la farce et la nuance
psychologique: il arrive que les plus risibles de ses personnages, à la
faveur d’un détail qui déchire le voile, se révèlent tout à coup
étrangement touchants.
Xavier ne sort pas indemne de l’aventure. Au contact de la haute
littérature, il se met à caresser l’idée qu’elle pourrait l’élever
au-dessus de lui-même. Et ce rêve d’une rédemption par l’écriture le
conduit à une confrontation finale avec l’inénarrable Montavon, bouffi
de prétention littéraire.
J’avoue avoir un peu plus de peine à suivre Jacques-Étienne Bovard sur
cette pente. A-t-il voulu tempérer par un peu de morale un livre qui,
sans cela, serait demeuré dans les eaux noires et désenchantées de la
satire? Paie-t-il par là le plaisir (évident) qu’il a pris à s’y
baigner sur les trois quarts du roman?
Quoi qu’il en soit, le roman de Jacques-Étienne Bovard suggère que la
quête d’une «belle écriture» puisse être instrumentalisée à des fins
d’élévation morale. On serait heureux s’il était possible de tendre
ainsi, d’un même élan, vers le beau et le bien. Mais, franchement, on
en doute.
MICHEL AUDÉTAT, Passage du livre, le blog de Michel Audétat, journaliste au Matin Dimanche
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«On ne sait pas que j’en ai bavé»
Jacques-Étienne Bovard écrit en
Suisse romande, depuis près de trente ans. Il aime ce pays et ses gens,
et nous dit ses passions multiples. Rencontre autour de son dernier
livre.
Comment vit-on ici comme écrivain?
C’est à la fois beaucoup de solitude et beaucoup d’indépendance.
L’exiguïté de ce pays exclut de pouvoir vivre de sa plume. J’enseigne à
plein temps, je n’écris que par plaisir et passion, sans aucune
espérance de jackpot. Cela dit, je fais très exactement ce que je veux,
quand je veux et comme je veux.
Vous n’en êtes pas moins, à
l’échelle de ce pays, une des stars du paysage littéraire. N’avez-vous
pas envisagé de quitter la Suisse pour Paris?
Rien ne me fera quitter la Suisse. Je suis profondément attaché à ce
pays, dont j’aime les gens, les paysages, beaucoup de choses.
La Cour des grands, votre dernier
roman, est l’histoire d’un jeune prof de judo, devenu auteur de romans
de gare, qui rêve d’écriture, la vraie, la grande. Mais qui sont les
«grands»?
Bonne question… Une scène décisive se passe dans l’Ossuaire de
Douaumont, où reposent cent trente mille corps non identifiés de la
guerre de 1914: être confronté à cela ramène les choses à leur juste
place horizontale. Comme disait Céline, invoquer sa postérité, c’est
faire un discours aux asticots. Être grand, en quoi que ce soit, c’est
être soi-même dans la verticalité de l’instant. Les grands sont ceux
qui cherchent leur propre vérité, avec ténacité et sans concessions.
Comment avez-vous créé les personnages de Montavon et de Xavier?
Tout simplement, je me suis amusé à m’inventer deux doubles: Montavon
le «sérieux», le «sacré», c’est moi avec quinze ans de plus et la tête
enflée à l’hélium de la vanité. Xavier le judoka, le pisse-copie, c’est
moi aussi, en accentuant le côté gamin, farceur, candide. Je me suis
pour ainsi dire étiré dans ces deux avatars antinomiques de moi-même. Je
les habite totalement, et me reconnais aussi bien dans l’un que dans
l’autre, à la fois si antagonistes et près de se serrer la main.
Une envie de réconciliation avec vous-même?
Disons plutôt la quête d’un équilibre, d’un élargissement. Je me suis
amusé aussi à mêler plusieurs styles: farcesque, académique, populaire,
lyrique. Le destin de mes écrits m’est relativement égal. Je ne suis
pas connu en France, mais je m’en accommode très bien. En 1991, j’avais
envoyé le manuscrit de La Griffe
à dix grands éditeurs parisiens. Dix refus plus tard, je suis allé voir
Bernard Campiche au Salon du livre et mon manuscrit lui a plu. Il m’a
envoyé un contrat, et voilà. Ont suivi sept autres romans, des
nouvelles, un récit autobiographique.
Les Suisses sont-ils mal aimés ou méprisés à Paris?
À part peut-être Ramuz, Chessex, Pascale Kramer, Noëlle Revaz,
Jean-Michel Olivier et peu d’autres, nous ne présentons pas d’intérêt
prioritaire dans un pays où paraissent déjà six cents à sept cents romans chaque
année. Être loin de Paris, c’est aussi ce qui fait le charme de ce
pays. L’immédiateté, les rapports directs d’écrivain à libraire et
lecteurs. Pas de réseaux ou presque, pas d’enjeu financier important,
pas de contrainte…
À chaque roman, vous explorez un univers différent.
Je fais ou ai fait de la photo, de la musique, de la pêche, de
l’équitation, du judo, etc. Je m’intéresse à beaucoup de choses, qui
ensuite nourrissent ce que j’écris. Quand je décris un violoniste qui
se remet à jouer, je ne serais pas crédible si je n’avais moi-même joué
du violon pendant vingt-cinq ans.
Quand on évoque le milieu
littéraire romand, on a l’impression d’un microcosme fait de rivalités
et de gens qui se jalousent et se détestent cordialement.
Je me sens de plus en plus décalé. Je vis isolé à la campagne, à
l’écart de tout, et je ne me reconnais pas dans ces descriptions. J’ai
beaucoup d’amis parmi les auteurs romands: Barilier, Bühler, Moeri,
Layaz, Sylviane Roche, Anne Cuneo et bien d’autres. Je ne me connais
pas d’ennemis. Je crois bêtement qu’on gagne plus à additionner qu’à
soustraire.
Vos maîtres?
Il y en a trop. Disons que j’ai commencé à me passionner pour la littérature en lisant simultanément Homère et San-Antonio.
Comment et quand écrivez-vous, parmi vos multiples activités?
J’ai une grande puissance de travail, qui me permet de travailler
n’importe quand: tôt le matin ou la nuit, en vacances ou le week-end.
Je n’ai pas de rituels particuliers. Je travaille lentement mais
régulièrement. Je fais des ébauches de plan, après quoi les personnages
prennent leur envol, ou carrément la barre du navire. J’écris en
raturant, en corrigeant, en reprenant, c’est pathétique, même mon
ordinateur n’arrive pas à suivre. Quand on me complimente sur ma
facilité, on ignore combien j’en ai bavé pour me hisser jusqu’à cette
apparence. Je suis d’ailleurs fasciné par Simenon. Quand je pense qu’il
a écrit par exemple Le Bourgmestre de Furnes en huit jours!
Jacques-Étienne Bovard
Un romancier de talent et à succès
Parcours. Né le 17
novembre 1961 à Morges. Après quoi, «parcours classique», dit-il:
études de lettres, puis enseignement au Gymnase de la Cité à Lausanne.
Une vie ordinaire habitée de beaucoup de passions. Publie ses premiers
récits en 1982.
Fidélité. Dès 1992, date de sortie de La Griffe, son premier roman chez Bernard Campiche, il demeure fidèle à son éditeur.
Succès. Chaque livre de Bovard est synonyme de succès – traductions, rééditions en poche, quelque quinze mille exemplaires vendus. Rare ici.
Prix. Une écriture
«impliquée et engagée», dit la critique, un ton mordant, caustique,
agaçant, drôle ou cynique. Un talent couronné par de nombreux prix
(Prix des Auditeurs, Rambert, Lipp…).
VÉRONIQUE ZBINDEN, Coopération
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On termine «Quartier Livre» ce matin avec La Cour des grands,
c’est le nouveau roman de Jacques-Étienne Bovard, qu’il dédicacera
d’ailleurs cet après-midi chez Payot, à Lausanne, de 15 heures 30 à 17
heures.
Un livre qui dépeint les grandeurs et les bassesses du monde littéraire. C’est ça, Geneviève?
C’est exactement ça, avec une énergie, une férocité mais aussi une
tendresse pour ceux qui sont fragiles ou cabossés, qui fait vraiment
plaisir à lire.
À part un léger fléchissement juste avant la fin, comme si l’auteur
tentait de montrer que vouloir écrire c’est aussi vouloir s’élever,
donner du sens à sa vie et devenir meilleur, mais sans le dire
vraiment, à part ce passage-là qui est peut-être moins réussi, le livre
est toujours captivant et jubilatoire.
Les écrivains, les éditeurs et les critiques littéraires en prennent pour leur grade, c’est ça?
Mais bien sûr, mais il y a plus que ça quand même. La Cour des grands,
c’est un titre qui exprime bien le propos du livre qui est de réunir
lors d’une tournée des écrivains francophones des auteurs de ce qu’on
appelle des «romans de gare» et LE grand écrivain des lettres romandes,
toute ressemblance avec des modèles existants ou ayant existés n’est
pas fortuite. Ce grand écrivain trouve que leurs présences déshonorent
les vrais auteurs et il va tout faire pour faire exclure ces auteurs de
seconde zone, si vous voulez, de ladite vie littéraire. Le héros est un
type équilibré, optimiste et droit qui, justement, publie chez un de
ces éditeurs commerciaux. Lui, il est ex-champion suisse de judo,
devenu moniteur pour gamins et pour personnes âgées et il s’est mis à
écrire des romans qui mettent en scène des sportifs de haut
niveau, qui font de la voile, de l’hippisme, de l’alpinisme ou de la
plongée par exemple, et qui ont été frappés par un coup du sort et qui,
grâce à leur force d’âme, soit s’en remettent soit finissent par
accepter un destin qui va les révéler sous un autre jour.
Donc, ce qu’il fait, c’est qu’il découvre un filon et il l’exploite…
…Absolument, et ça donne une démonstration de la fabrication d’un roman
en douze chapitres qui est absolument hilarante dans le livre.
Dans ce roman, si vous voulez, il y a le Jacques-Étienne Bovard de La Griffe,
ce huis clos dans lequel il faisait exploser les tensions au sein d’un
groupe de fumeurs en cure de désintoxication, et puis il y a Bovard
avec son intérêt pour la nature humaine avec ce réalisme puissant et
populaire qui est sa marque de fabrique.
Ça serait faux de dire qu’il montre des «loosers». En fait, il montre
des gens comme vous et moi, ni pires ni meilleurs, juste moyens, et
même la seule scène de lit dans laquelle il s’est risqué et qui se
déroule entre le héros, Xavier Chaubert, et une auteure de romans à
l’eau de rose, est moyenne, je vais dire, voire ratée, puisque notre
grand judoka a une panne.
La fin du livre? Je ne vais pas
vous la demander. En revanche, j’ai envie de vous demander ce qu’on
retient de cet affrontement entre grands et moyens écrivains, de cette
comédie littéraire.
Eh bien ce qu’il y a de bien avec Bovard, c’est qu’on peut le lire à
plusieurs niveaux. On peut le lire pour l’histoire qu’il raconte, aussi
pour la maîtrise de son sujet et des moyens de le raconter, mais
également pour ces petites lucarnes qu’il entrouvre sur les zones
d’ombre des humains, sur les fissures non colmatées.
Ce que moi j’ai retenu, c’est ce propos d’un entraîneur de judo, qu’il
adresse au héros venu dans un club montré qu’il a encore de beaux
restes sur un tatami, et qui lui dit, je cite: «Le judo est un chemin personnel
de patience et d’humilité, pas un moyen de régler vite fait des trucs
pas clairs. C’est bien de se le rappeler de temps en temps, surtout
après les années de compète.» De là à penser que ce genre de définition
s’applique à l’écriture, il n’y a qu’un pas que le lecteur franchira ou
non…
Que désigne ce mot: littérature?
Le narrateur de La Cour des grands
s’appelle Xavier Chaubert. Moniteur de judo, il rêva d’une carrière de
champion international. Zut! Anschwanden lui passe devant le nez.
Faudra se contenter des seconds rôles. Xavier décide alors d’écrire
sous pseudo des romans de gare qui se vendront par dizaines de
milliers. Et voilà que les auteurs suisses sont invités à l’Escapade:
quatre jours (dans le nord de la France et à Paris) de lectures,
dédicaces, conférences, rencontres, débats. Le rêve!!!!!!
Le hic, c’est que l’ordinateur s’est trompé: trois auteurs people ont
été invités en même temps que l’illustre Montavon qui, lui, fait une
«vraie carrière», est auréolé d’une «vraie gloire». Montavon sait ce
qu’écrire veut dire, il édite ses livres chez Gallimard, il songe
sérieusement au Nobel, il ne peut accepter de signer ses œuvres à côté
de vulgaires pitres de province. Ce mépris, il le manifestera au cours
des quatre jours, mais un cataclysme va l’anéantir: la perte du cahier
contenant ses derniers poèmes. Chaubert y découvrira une dizaine de
poèmes «douloureusement accouchés {...} sur l’approche terrifiante de
la mort».
Il y a, dans ce roman, des moments de délire, des descriptions de repas
flaubertiennes, des évocations superbes de corps féminins, d’un rameur
sur l’eau (trois pages à couper le souffle), de personnages qui, au fil
du récit, deviennent bouleversants, en particulier celui de l’écrivain
nobélisable, pathétique avec sa soif de reconnaissance, ses stratégies
machiavéliques, sa vanité de paon foireux, son irrémédiable solitude,
ses rages enfantines. Il y a une énergie rare dans le geste de Bovard
(en dépit de quelques facilités dans la gauloiserie), qui rend
palpitante la lecture de ce roman. On tourne les pages comme celles d’Europa de Tim Parks (dont le cadre spatio-temporel rappelle celui de La Cour des grands: un voyage en car, qui dure trois jours, de
Bologne à Strasbourg avec des intellos qui ne croient plus en rien), on
tourne les pages avec une jubilation que l’auteur vaudois sait
communiquer au lecteur.
Est également posée, ici, la question de la littérature, ou plutôt de
ce que peut désigner ce mot. Question qu’on peut légitimement poser à
une époque où les livres de Marc Lévy valent infiniment plus que ceux
de Michon, et où les mémoires de Zidane valent infiniment plus que les
nouvelles d’Annie Saumont. À cette question, Bovard ne donne pas de
réponse. Il la met «juste» en scène.
Un faux-semblant signé Bovard
Méfiez-vous de la littérature romande, elle recèle des bijoux lovés
dans des écrins empreints d’un régionalisme troublant. Ou lorsque les
relations franco-suisses sont passées à la lorgnette d’un écrivain
«bien de chez nous». Sauf que la plume ne sonne pas, ou si peu,
régionale. Oui, parce que Jacques-Étienne Bovard est un perspicace.
Disséquer ainsi la littérature de ce coin de pays tient du véritable
acte de résistance. Si bénigne soit-elle, la lecture du scénario, en
surface, prêterait à rire. Xavier, le jeune judoka à la retraite,
entame sa reconversion post-sportive et se lance dans la littérature de
gare. Le voici parti avec Charlène, la belle voyageuse, et Borloz, le
motard pornographe, sur les routes de France. En «visite» pour un
road-movie littéraire chez nos voisins d’outre-Jura. Ils y affronteront
le terrible Montavon, apôtre de l’écriture «sacrée».
Tout pourrait sembler si simple, mais Bovard décroche et prend une
direction courageuse. De bucolique, la prose devient universelle. Comme
lorsque Bovard fait la critique d’une littérature romande aphone dans
sa diffusion, mais libre dans sa capacité créatrice.
Écrire cela, c’est toucher l’étoffe du doigt. Cette étoffe faite de
complexité face à des «amis» hexagonaux méprisants à l’égard de ces
«petits Suisses» définitivement perçus comme d’étranges phénomènes.
Bovard donc, ou lorsque le rôle fondateur de la littérature refuse le
néant au profit d’un tout salvateur.
Jacques-Étienne Bovard
Il sort son septième roman, La Cour des grands,
où des auteurs de romans de gare se confrontent à la fine fleur de la
littérature romande. Un récit jubilatoire qui a les qualités de son
auteur…
Populaire
À quarante-neuf ans, Jacques-Étienne Bovard est l’un des auteurs les
plus lus en Suisse romande. Ce succès l’enchante, parce que son but n’a
jamais été de «se confiner au petit cercle des initiés». Comprenez: il
est populaire et fier de l’être.
Enraciné
Bovard est Romand, de l’intrigue à l’éditeur. Notre pays est son
terreau, avec ses travers et ses moments de génie. Il a publié tous ses
romans chez Campiche et assume sereinement le fait que Paris ignore son
existence.
«Ruclonneur»
C’est l’adjectif qu’il emploie pour expliquer qu’il tape dans ce qu’il
sait faire pour donner de la chair à ses personnages. Parce que
recycler son vécu dans le romanesque, «c’est une façon idéale de ne pas
mourir». Donc oui, comme le fringant Xavier de La Cour des grands, Bovard pratique le judo… et l’écriture.
Grinçant
Bovard est brillamment vache sans jamais céder à la méchanceté gratuite. Une belle manière de ne jamais trahir ses personnages.
Jouisseur
Sa langue est sensuelle, la bouffe dans ses romans souvent
gargantuesque et il excelle dans l’art de la scène. Lorsque Bovard
donne à voir, c’est souvent vertigineux, parfois carrément
cinématographique.
CATHERINE RIVA, Femina
Dans la cour des grands
Que diable allaient-ils faire dans cette galère? C’est la question que
se posent trois auteurs de romans de gare, invités par la grâce d’une
erreur de casting pour trois jours de conférences et de dédicaces entre
Strasbourg, Verdun et Paris en compagnie de la crème de la littérature
suisse romande. Voici résumé en deux mots l’objet du roman de
Jacques-Étienne Bovard, paru il y a quelques semaines.
Xavier Chaubert, le narrateur de vingt-neuf ans, est un ancien espoir
du judo suisse reconverti dans l’enseignement de ce sport. Doué
d’imagination, il écrit, sous le pseudonyme d’Alexis Berchaut, toujours
la même histoire, racontée chaque fois dans un milieu sportif
différent: le héros, jeune sportif prometteur, voit ses rêves de
consécration anéantis par un événement brutal et imprévu. Après avoir
connu le fond du trou, le héros arrive à se sublimer lors d’une épreuve
que les malices du destin lui imposent. Ayant regagné l’estime de
lui-même, le héros repart du bon pied dans une nouvelle vie.
Chaubert, tout comme Roger Borloz, motard gros bras auteur de romans
pornos, et Charlène, voyageuse narrant les péripéties d’une
globe-trotter aventurière, ont été tous trois invités à un cycle de
conférences et de dédicaces par une association culturelle dont le but
est de favoriser les échanges littéraires dans toute la francophonie.
Mais la présence de ces trois auteurs populaires dans la caravane des
plus éminents représentants de la littérature romande ne va pas sans
poser de problème. Montavon, figure de proue mystique des lettres
romandes, s’offusque avec panache et grandiloquence de la présence à
ses côtés de ces trois «pitres» déshonorant la littérature. Dessibourg,
éminent spécialiste universitaire de Blaise Cendrars, n’en pense pas
moins, mais l’exprime avec une diplomatie si finement courtoise que les
«pitres» ne saisissent pas ce que leur présence dans ce cénacle
littéraire a d’incongru. D’ailleurs, piqués par le mépris craché devant
le public par Montavon, ils s’incrustent parmi les grands. Les ingrédients
de la farce ainsi réunis conduisent à un bouquet final dont nous
laissons les joies de la découverte au lecteur.
Ces trois auteurs de roman de gare ont beaucoup de choses en commun.
Tous trois sont doués d’une imagination supérieure à la moyenne, à
laquelle l’écriture permet de donner une existence. Le fait que leur
connaissance de la langue française dépasse à peine celle de leur
correcteur informatique d’orthographe ne leur pose aucun problème. Ils
n’ont pas d’amour-propre, acceptant sans autre les corrections ou les
suppressions que leur impose leur éditeur: tant qu’on est publié, cela
permet d’arrondir les fins de mois. Cette désinvolture commune face à
l’acte d’écriture cache toutefois chez chacun un malaise existentiel
qui éclatera durant cette escapade: Charlène, ambitieuse, mais sentant
la fatigue de la quarantaine, se sait au seuil d’un avenir qu’elle
redoute médiocre et solitaire. Elle saisit donc la chance inespérée de
cette introduction dans le monde des lettres pour s’y faire accepter.
Borloz, lâche et peureux, a une fois au moins le courage de pousser la
confrontation à son extrémité sans reculer. Il en ressort certes
physiquement et moralement démoli, mais retourne à ses romans pornos
avec l’humilité qu’il convient. Quant à Chaubert, optimiste invétéré et
champion de l’esquive face aux problèmes et conflits, son passage dans
la cour des grands lui ouvre les yeux sur son orgueil et sa médiocrité.
Il se découvre soudain dans la peau du héros pathétique de ses propres
romans, parvenu au fond du trou; sa confrontation avec Montavon est le
coup de pouce du destin qui lui donne une chance de se sublimer.
Entre les lignes truculentes de cette aventure littéraire, Bovard
aborde très directement la question de l’écriture: non, écrire n’est
pas une partie de plaisir: c’est une obligation intérieure suscitée par
des nécessités qui dépassent l’auteur; c’est un travail sérieux,
pénible, laborieux et douloureux; l’expérience n’y arrange rien, car,
pour créer, il faut chaque fois réinventer et oublier le tour de main
déjà acquis. Et ce sont certainement deux facettes hypertrophiées de la
personnalité de Bovard qui s’affrontent dans la longue explication
entre Montavon et Chaubert à la fin du roman:
— Pensez-vous être capable de sentir des choses que les autres ne sentent pas?
— Je crois que oui. Mais je suppose aussi que tout le monde croit cela…
— Tout artiste le sait!… Donc pas de connaissances, pas d’expériences,
pas de grandes souffrances, pas de révolte, pas de foi, pas
d’engagement, pas de folie, pas de révélation d’aucune sorte, pas de…
Mais enfin, jeune homme, ne comprenez-vous pas que vous êtes le
contraire d’un écrivain? Il n’y a rien en vous, je ne dis même pas qui
vous prédispose à écrire, mais qui vous rende cette dimension
accessible!…
Nous ne savons pas si cet ouvrage a réussi à libérer Bovard de quelques
vieux démons. Pour notre part, nous avons retrouvé avec bonheur la
gaieté féroce dont l’auteur nous avait régalés avec ses Nains de
jardin.
CÉDRIC COSSY, La Nation
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La Cour des grands de Jacques-Étienne Bovard
Dans une librairie de Morges, il y a dix jours, j’ai rencontré Jacques-Étienne Bovard, qui m’a dédicacé La Cour des grands,
publié chez Bernard Campiche Éditeur. Il partageait sa table avec
Jean-Michel Olivier et Mélanie Chappuis, auteurs respectivement de L’Amour nègre et Des baisers froids comme la lune,
avec lesquels j’ai pu faire plus ample connaissance. Il était donc en
bonne compagnie. Ce fut l’occasion de découvrir cet écrivain vaudois
que je ne connaissais pas, à ma grande honte.
L’éditeur Bernard Campiche était présent, assis donc derrière deux de
ses auteurs, plongé... dans un livre. Ce qui m’a donné l’occasion
de le féliciter pour la qualité des livres qu’il édite. Ce sont en
effet de véritables œuvres d’art, qui se tiennent agréablement dans les
mains. Les couvertures, le papier, sans oublier le contenu bien sûr,
comme il me l’a tout de suite fait remarquer, ne peuvent que ravir le
lecteur. Car ce dernier va tout de même habiter ces objets magiques
quelques heures durant, en général nocturnes, pour ce qui me concerne.
Autant que ce soit pour le plaisir des yeux, du toucher et de
l’intellect.
Xavier Chaubert, la trentaine, est moniteur de judo. Cette voie de la
souplesse a certainement été une bénédiction pour lui et le meilleur
des apprentissages de la vie, sur laquelle il s’agit pour tout un
chacun de «crocher». Après avoir été champion international et avoir
fait le pèlerinage obligé au Japon, il a pu, grâce à elle, acquérir une
humilité de bon aloi et une résistance aux vicissitudes et aux injures
des hommes et du temps. Cet art martial lui rendra un signalé service
au cours de l’histoire qui nous est contée par lui et lui permettra à
la fin de rebondir, comme on dit de nos jours.
Les arts martiaux, à tout âge, permettent en effet de forger le corps
puis l’esprit, l’esprit puis le corps, comme ce fut le cas pour votre
serviteur qui a pratiqué la voie de la main nue, le karaté do, pendant
une quinzaine d’années. Si cet art m’a appris à ne pas esquiver les
difficultés mais à y faire face, le judo lui ressemble comme un frère,
en creusant un autre chemin, que le narrateur dépeint en ces termes:
«Ce que la voie de la souplesse a de mieux à nous apprendre, et qu’elle
nous enseigne même en premier, n’est-ce pas à céder avant de casser, à
tomber, puis à se relever?»
Pour nourrir cet homme qu’il est devenu, Xavier Chaubert, sous le
pseudo transparent d’Alexis Berchaut, écrit ce qu’il est convenu
d’appeler, un peu trop dédaigneusement à mon goût, des romans de gare,
dans la collection Effort des Éditions Weekend. Ces romans sont en
quelque sorte fabriqués. Ils suivent un schéma immuable qui se prête à
de multiples variations. Ils répondent à l’attente d’un public qui ne
cherche pas à se prendre la tête mais à se divertir. Ses héros sont à
son image des sportifs de haut niveau, malmenés par un accident de
l’existence.
Francophones sans frontières est une association qui a pour objet de
faire «découvrir des écrivains de langue française au-delà des
cloisonnements, centralismes ou réseaux d’influence». À cette fin elle
organise chaque année une Escapade sur plusieurs jours, avec au
programme «séances de dédicaces, lectures, conférences, rencontres et
débats». L’année qui nous occupe, la Suisse est l’invitée de cette
manifestation, qui va se dérouler du 14 au 17 juin à Strasbourg,
Verdun, Reims, Château-Thierry et Paris.
Par «erreur informatique», Berchaut, ainsi que deux autres auteurs
maison de chez Weekend, Charlène Mohave et Armand Duchêne, pseudo de
Roger Borloz, est invité à ce périple pour représenter la Suisse
française aux côtés de Dessibourg, professeur honoraire de l’Uni de
Lausanne, maître d’œuvre de l’édition des Œuvres complètes de Cendrars
dans La Pléiade, et surtout de Pierre Montavon, le célèbre écrivain,
dont le nom est évoqué pour le prochain Nobel de littérature et qui
vient de faire paraître chez Gallimard une autobiographie titrée Le
Sacre, en toute modestie.
Le problème est que Pierre Montavon ne supporte pas la promiscuité de
ceux qu’il appelle les «pitres», ces trois forçats de l’écriture dont
les livres paraissent chez Weekend . Qu’y a-t-il de comparable en effet
entre son œuvre encensée partout et les minables opus de Charlène,
dont l’héroïne, Karen Cochise, parcourt le monde, et ceux de Borloz, le
pornographe, dont les personnages s’ébattent dans toutes les positions
techniques que leurs corps sont capables de prendre? Que viennent faire
ces folliculaires dans la Cour des grands?
L’Escapade promise ne s’avère donc pas être une promenade de santé pour
les protagonistes. Tout au long, l’auteur ne nous ménage pas les
rebondissements. Les personnages s’affrontent durement, tombent, se
relèvent, lors de scènes d’anthologie. Ils dévoilent au passage leurs
forces autant que leurs faiblesses. Les échanges vont du fleuret
moucheté, ou du venimeux, à la goujaterie éthylique, ou à la prise de
corps qui laisse des traces à l’âme comme dans la chair. L’auteur joue
donc sur plusieurs registres et une fois refermé le livre, dont la
couverture représente des gouttières anonymes, nous nous interrogeons
sur le bien-fondé de la Cour des grands, à laquelle d’aucuns aimeraient
accéder.
Blog de FRANCIS RICHARD
D’un pitre à l’autre
Ils n’auraient jamais dû se retrouver là, invités par erreur pour une
manifestation littéraire en France, trois auteurs de romans de gare (ou
de plage ou de ce qu’on voudra) se retrouvent au milieu des écrivains
romands les plus réputés. Dont le grand Pierre Montavon, qui mérite au
moins de décrocher le Nobel. Et qui ne supporte pas de côtoyer ces
«pitres».
Avec La Cour des grands, Jacques-Étienne Bovard reprend la veine satirique qui a fait le succès de Nains de jardin,
entre autres. Avec son observation pertinente et hilarante du milieu
littéraire bouffi de certitudes, l’écrivain vaudois réussit un roman
jubilatoire, tout en posant d’intéressantes questions sur l’écriture et
la littérature. Tout au plus peut-on regretter un léger essoufflement
vers la fin. Et quelques facilités, comme ce vieux truc du narrateur se
mettant à écrire le roman que le lecteur a sous les yeux.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Les tribulations d’auteurs «suisses mais universels»
«La
Cour des grands», c’est le cénacle des écrivains avec un grand E.
Jacques-Étienne Bovard y lâche un héros candide qui aura besoin de tout
son judo pour affronter les grands hommes.
Ce
pourrait être une opérette ou du théâtre de boulevard avec claquements
de portes, grandes scènes, caprices de star, retournements de
situation, disparitions d’objets, bagarres homériques et
réconciliations de dernière heure…
Tel est le sentiment que procure la lecture de La Cour des grands,
le dernier roman de Jacques-Étienne Bovard. Mais il faut nuancer la
comparaison. Car une longue exposition fait le récit de l’enfance, de
l’adolescence et des débuts dans l’âge adulte comme judoka et écrivain
de romans sportifs, du personnage principal, le bienheureux Xavier
Chaubert, musclé des bras et pas trop de la tête… ce qui ne le dérange
guère tant sa nature est heureuse et bien disposée. Mais cette belle
placidité ne va pas durer. La suite du roman va démontrer comment
l’esprit, l’écriture, et les souffrances qui vont avec, lui vinrent
malgré tout.
Mais passés donc ces premiers chapitres un peu longuets, l’action peut
commencer. C’est ainsi que Jacques-Étienne Bovard imagine d’embarquer
sur les routes de France, direction Paris bien sûr, une petite
brochette d’écrivains romands. Seulement voilà, au sein de cette petite
troupe invitée d’une quelconque organisation francophone vont
cohabiter, plutôt mal que bien, un grand homme escorté d’une cour
d’admirateurs et trois malheureux écrivains de romans de gare, très
vite qualifiés de «pitres».
Dans le sillage du premier, qui, comme on le dit en pays romand, «ne se
prend pas pour la queue de la poire», on chuchote avec componction
«Pléiade» ou «Stockholm», allusions à la prestigieuse collection de
Gallimard ou au Prix Nobel qu’on imagine promis à l’homme de plume. Les
seconds, dont ledit Xavier Chaubert, une aventurière charmante et un
motard auteur de romans pornos, sont donc plutôt mal vus en tant que
représentants de l’éditeur Weekend, dont le slogan indique la
vocation: «Vite lu, tout compris, que du bonheur.» Improbable et
terrible choc culturel. De salons du livre en pique-nique littéraire,
les trois «pitres» et le «grand homme» vont s’affronter dans une série
de duels sanglants. Le droit à l’écriture ne va pas de soi.
ÉLÉONORE SULZER, Le Temps
Un tir groupé de passions éclectiques
Le bleu effronté de son regard a la clarté de ses rivières à truites, et
il fixe le vôtre comme les Vaudois le font rarement. Jacques-Étienne
Bovard tient moins du serpent enjôleur Kaa de Rudyard Kipling que du
faune enjoué qu’il fut au collège de Morges. Du potache facétieux qu’il
est resté à l’orée de son demi-siècle d’existence. Il enseigne au
Gymnase de la Cité depuis plus de vingt ans: «Une vocation qui remonte
à mes premières études du latin et du grec: quel beau destin d’être en
permanence plongé dans des livres et d’avoir un petit public scolaire
pour flatter mon narcissisme…»
Voilà trois décennies qu’il écrit des œuvres à succès de la meilleure
qualité. Ils se vendent jusqu’à quinze mille exemplaires: à l’aune de
littérature suisse romande, c’est un exploit. Aussi entend-il rester
fidèle à son éditeur urbigène Bernard Campiche. D’ailleurs, être publié
à Paris n’a jamais été pour lui un vœu obsessif.
Aujourd’hui, Bovard vit «isolé», «décalé» mais heureux à la campagne.
Dans un village joratois encore empreint de la poésie virgilienne et
élégiaque de Gustave Roud. Il y apprécie l’immédiateté des relations
humaines, la tchatche spontanée de ses voisins, même quand elle
s’estropie de cuirs langagiers. En se rendant à Lausanne, ou au Salon
du livre de Genève pour quelque séance de dédicace, il se love dans un
contexte culturel plus modique mais plus douillet, plus sain que dans
la Ville lumière, où désormais ce sont des enjeux financiers qui font
la loi.
La littérature romande actuelle est considérée par les Parisiens comme
un aquarium francophone discret, où leur épuisette ramasse de loin en
loin un gros poisson rare. Le Bovard s’y complaît en petit fretin –
affranchi de toute contrainte, libre, presque aérien. Mais il n’en
reste pas moins curieux des aléas du marigot de la vie littéraire
française, et de ses compatriotes qui y pataugent. Son nouveau roman, La Cour des grands,
exploite ce contexte avec une gourmandise narrative qui a fait la force
de ses meilleurs livres. Le scénario en est simple: un pape des lettres
romandes que Paris a consacré, et qu’un Prix Nobel est sur le point de
consacrer davantage, se trouve par mégarde invité en même temps que des
plumitifs à succès, auteurs de romans dits «de gare». Entre Xavier le
judoka – le plus drolatique de l’escouade – et le maître, un certain
Montavon, que cette promiscuité avait indisposé, s’instaurera une
relation alambiquée, soldée par une envolée finale qui surprendra le
lecteur.
«Ce Montavon stockhomisable, à crinière poivre et sel, et à orgueil
démesuré c’est moi, avec quinze ans de plus. Son impertinent adversaire
Xavier Chaubert, c’est moi aussi, bien sûr, en plus jeune.»
À Morges, Jacques-Étienne Bovard vit une enfance épanouie dans le
quartier de Peyrollaz, cantonné entre la voie CFF et l’autoroute
Genève-Lausanne. Il a pour père un avocat de culture raffinée,
Pierre-André Bovard, qui joue aussi du violon, l’encouragera à
l’accompagner à l’alto. La bibliothèque paternelle est éclectique à
souhait: le fiston s’y pervertit un brin dans la lecture des Dames galantes
de Brantôme. Ou, en celle, bien moins libertine, des chroniques de la
Bataille de Stalingrad. Il dévore aussi tous les San Antonio possibles
de Frédéric Dard, et les romans de Simenon – dont la simplicité des
mots l’éblouit. Parallèlement, il se délecte pareillement de la lecture
en grec ancien du Timée de Platon.
Avant d’y enseigner lui-même dès 1989, il devient un gymnasien modèle à
la Cité, suivant les cours d’un Jacques Chessex (dont il consignera,
cinq ans plus tard, les meilleurs souvenirs dans un texte intitulé Itinéraires.)
À la Faculté des lettres de Lausanne, il consacre en 1986 son mémoire
de licence à un écrivain plus cher à son cœur: Jacques Mercanton.
L’auteur de L’Été des Sept-Dormants
n’y enseigne plus, mais reste attentif aux nouvelles générations
d’étudiants mus d’ambition littéraire. «De 1971 jusqu’à sa mort, le 27
avril 1996, j’ai eu l’honneur d’être souvent invité chez lui, dans le
quartier du Denantou, à Lausanne. Il me parlait de ses amitiés étroites
avec James Joyce ou Thomas Mann. Sans jamais s’en féliciter. Il était
ironique envers lui-même…»
GILBERT SALEM, 24 Heures
Quatre personnages en quête de gloire.
Voici
quelque temps que Jacques-Étienne Bovard nous a habitués à son regard
socio-ethno sur le microcosme helvétique. Son recueil de nouvelles, Nains de jardin,
fut un modèle du genre. À vrai dire, on ne s’habitue pas à la
littérature de l’auteur lausannois, tant il nous réserve de surprises
et d’audace en son regard affûté.
La Cour des grands porte
bien son nom. En dénonçant la prétention, Jacques-Étienne Bovard y
entre de plain-pied. De quoi s’agit-il? D’un voyage littéraire auquel
participent trois misérables auteurs suisses romands. Le narrateur,
Xavier, judoka à ses heures, doté d’une inclinaison littéraire plutôt
sportive. Charlène, belle autrice voyageuse, dont l’écriture se cherche
autant qu’elle-même. Et Borloz, motard pornographe rédigeant ses romans
à la pelle. Tous auteurs de piètres romans de gare mais heureux de leur
vie et dépourvus d’arrière-pensées.
On allait presque oublier la star du voyage: Pierre Montavon,
l’Écrivain. Le détestable et admirable vieux maître (devinez qui dans
la réalité) qui fait la pluie et le beau temps de l’édition romande et
se targue d’être connu en France. Lequel, en ce périple allant de
Strasbourg à Paris à l’invitation d’une association culturelle
française, ne cachera pas un seul instant son profond dégoût d’être
entouré de si minable équipage.
De trajets en autobus en séjours à l’hôtel en passant par les
réceptions et une émission de télévision, chaque participant à cette
inopinée promiscuité en sera pour ses frais, cherchant pathétiquement à
tirer son épingle du jeu. Propulsés dans le rôle de personnages de
romans, les auteurs se voient précipités dans une rude confrontation
avec leurs œuvres ainsi qu’avec eux-mêmes. La vraie vie est autrement
bouleversante que tout ce qu’on peut en dire.
Il est bien rare qu’un auteur, en particulier suisse, fasse autant
rire. Qui plus est, l’humour de Jacques-Étienne Bovard est profond.
Entre Albert Cohen et David Lodge, bien au-delà de la simple (et
impitoyable) analyse sociologique, il conduit à une métaphysique emplie
de poésie. «…et toi, est-ce que tu les reconnaissais, ces petits livres
aux couvertures lustrées, énergiques, lisses comme des miroirs, où rien
pourtant ne se reflétait? Est-ce que tu te reconnaissais toi-même dans
ces titres simples, ces histoires stratifiées, ces personnages toujours
les mêmes sous leurs oripeaux de marionnettes?»
En un scénario bien ficelé aux rebondissements savoureux,
Jacques-Étienne Bovard articule ses marionnettes avec la jubilation et
l’amour que les grands auteurs ont pour elles. Très contemporaine, la
langue est remarquablement maîtrisée. Et l’éternelle interrogation
littéraire, qu’est-ce qu’écrire, qu’est-ce
que bien écrire, discrètement présente au travers de ces désopilantes tribulations.
SERGE BIMPAGE, La Vie protestante
La Cour des Grands.
Modulé
sur divers registres, l’art de l’écriture est célébré en un voyage
divertissant, souvent drôle, parfois teinté de lyrisme, selon les
tempéraments des divers protagonistes. Ceux-ci sont essentiellement
quatre: trois écrivains avec guillemets et un Grand Écrivain, auxquels
se joignent l’exégète et l’égérie de service. Une cour. Les différents
comparses ne déméritent point et, disons-le d’emblée, les personnages
sont la grande réussite du roman. Sans parler des situations où
l’auteur les place avec une habileté dramatique parfaite au cours d’un
voyage homérique et tendu. Des divergences insurmontables séparent les
uns, des complicités de circonstance en unissent d’autres…
Xavier Chaubert, enfant au parcours scolaire médiocre mais bagarreur et
grand lecteur de BD, est initié au judo pour pallier sa violence
désordonnée. Ses frère et sœur aînés rachètent par leur réussite
socio-professionnelle l’inéluctable débâcle commerciale de leurs
parents, petits artisans fromagers étouffés par la concurrence des
grandes chaînes de distribution.
La carrière de judoka de Xavier, d’abord prometteuse, trouve cependant
vite son issue, elle aussi inéluctable face aux grands champions
français et japonais; brisé dans sa chair, ayant entre-temps perdu ses
parents, Xavier tente sa réinsertion en écrivant des billets pour France Judo
– et en enseignant le judo à des aînés tout en travaillant comme
veilleur de nuit. Précisons qu’à Paris, tombant par hasard sur une
édition des Fabliaux du Moyen Âge,
Chaubert découvre le plaisir de goûter à des tournures archaïques, de
s’absorber dans des histoires. Xavier finit par en écrire une, «comme
ça, pour voir ce que ça faisait», pendant une de ses veilles…
De fil en aiguille, Chaubert se nomme désormais Berchaut et devient
écrivain à la pièce aux Éditions Weekend, ayant eu le mérite d’y créer
sa propre «collection», Effort.
Selon un schéma actionnel et relationnel très vite rodé – détaillé en
une typologie des plus cocasses –, il fournit à intervalles réguliers
ses romans aux ingrédients «littéraires» stéréotypés. C’est le succès.
Or, par un hasard très espiègle, voici notre héros embarqué pour une escapade de Francophones sans frontières.
Une erreur informatique a présidé à un amalgame lourd de conséquences,
consistant à réunir en un voyage littéraire et touristique (genre: sur
les traces de…) un grand auteur nobélisable avec sa cour d’écrivains,
un professeur de littérature et… trois tâcherons de chez Weekend.
Outre Chaubert-Berchaut, deux autres pseudonymisés sont de la partie,
un pornographe et une auteur d’aventures exotiques. Le voyage doit
culminer en apothéose médiatique à la télévison française. Dès le
départ, Montavon, le Grand Écrivain, refuse de frayer avec la racaille
de chez Weekend… Le ton est donné, on se frotte les mains!
Et les intrigues se nouent; de séances de signatures en repas
gargantuesques, de visites de sites et monuments (Verdun et Cendrars:
poignant!) en séductions frustrées, les écrivains se livrent aux plus
diverses tribulations d’une équipée en goguette. La bassesse la plus
vulgaire côtoie l’élévation la plus raffinée; et là, la virtuosité de
Jacques-Étienne Bovard fait merveille. En un style rapide et solidement
rythmé, parfois haletant, avec également des passages d’accalmie
contemplative (en suivant un rameur sur le Rhin, par exemple:
lumineux!), ce roman réussit à éviter les écueils d’un sujet somme
toute conséquent, vaste et périlleux. Mais les questionnements sont bel
et bien là, posés avec une mâle assurance, toujours teintés d’humour,
et d’un lyrisme où se traduit l’affection directe du monde et des autres; last but not least, d’indulgence pour l’humaine faiblesse.
JEAN-RYMOND TSCHUMI, Les Lettres et les les arts
«Écrire ou vivre, vivre ou écrire, c’est pour moi puiser à la même source »
Entretien avec Jacques-Étienne Bovard
Jacques-Étienne Bovard est l’un des auteurs romands les mieux reconnus d’aujourd’hui. À l’occasion de son dernier roman, La Cour des grands, paru chez Bernard Campiche, Les Lettres et les Arts est allé à sa rencontre et à glané quelques propos.
Jean-Raymond Tschumi: Pour vous, y a-t-il loin de la vie à l’écriture, et réciproquement?
Jacques-Étienne Bovard: Non, c’est intimement mêlé. Écrire ou vivre,
vivre ou écrire, c’est pour moi puiser à la même source, avec un
ustensile différent. Je vis peu de choses que je ne transpose
simultanément sous forme de récit, comme s’il fallait sans cesse
remoduler la réalité un peu ou beaucoup au-dessus d’elle-même. Je peux
vivre des semaines sans écrire, mais pas un jour ne passe sans que je
n’aie ébauché mentalement des scènes ou des descriptions, au moment
même où je les vis.
Dès votre début en tant que romancier (La Griffe,
1992), vos personnages principaux ont la consistance, l’épaisseur et la
vivacité d’une existence ancrée dans son terroir. Quelle fonction
attribuez-vous à cette identification locale?
Les personnages, à mes yeux, ne peuvent pas être réduits à des notions
ou des points de vue. Ils doivent avoir une sorte de matérialité pour
que j’y croie, et mon travail consiste à la fois à les épaissir et à
les affiner. Quant au « terroir », terme que je ne revendique ni ne
rejette, il est le reflet du monde où je vis tous les jours, où les
personnages et les histoires viennent à ma rencontre. À noter que
plusieurs d’entre elles se passent en France (Ne pousse pas la rivière; La Cour des grands)
simplement parce que j’aime y voyager. Nul doute que si j’habitais
quelque temps en Afrique ou ailleurs, il en ressortirait quelque chose.
Continuerait-on à parler de «terroir»? Or, il se trouve que je voyage
très peu…
Vos personnages féminins aimantent certes les désirs et les aspirations
des hommes, mais ils sont pour ainsi dire moins présents, moins
nettement dessinés que les personnages masculins. Qu’en est-il? La
femme est-elle pour vous l’expression d’un «idéal» plus ou moins
atteignable?
Hé hé, plutôt moins que plus… Disons qu’avec le temps je crois
connaître de mieux en mieux les hommes, et de moins en moins les
femmes. C’est peut-être ce qui aboutit à ce que vous relevez: «mes»
femmes sont souvent plus présentes par leur absence, leur force
d’attraction et de rejet à la fois. Elles ajoutent de l’imprévu, du
mystère, du trouble, mais par là même font avancer le récit, et
poussent les autres à se révéler. Ajoutons que la plupart de mes
narrateurs parlent en «je» et sont des hommes. La femme dès lors est
essentiellement la figure de l’autre.
Le voyage organisé, l’équipée,
la sortie en bande, etc., décrivent dans plusieurs de vos romans une
sorte de boucle – oserais-je dire – initiatique. Pourquoi semblez-vous
si attaché à cette manière d’organiser le récit?
Ah, mais c’est tellement tentant, un itinéraire, pour un roman qui se
déroule sur un court laps de temps: votre plan se fait tout seul, et
rien n’est plus propre à développer l’initiation, qui constitue en
effet la trame obsessionnelle de tout ce que j’écris. J’observe
cependant que j’ai écrit davantage de romans statiques, disons mieux,
concentriques, dans lesquels l’initiation se fait par de multiples
tours et retours sur les mêmes lieux, les mêmes questions (Demi-sang suisse; Les Beaux Sentiments; Une leçon de flûte avant de mourir; Le Pays de Carole).
L’essentiel est pour moi d’avoir plusieurs personnages réunis dans une
dynamique qui fasse avancer l’histoire et accentue les confrontations.
Quelle fonction attribuez-vous
aux grandes figures de l’art et de la littérature que vous évoquez dans
vos romans (Courbet, Cendrars, Dix, etc.)?
Je crois qu’il y a deux façons de sentir la vie, matière brute qui va
plus tard ressurgir dans une œuvre, sous forme élaborée: d’abord, par
ce que l’on vit soi-même, le plus souvent inconsciemment, du moins sans
se douter le moins du monde qu’on en fera quelque chose un jour.
Ensuite, par tout ce qu’on lit, voit ou entend, qui a été senti et créé
par d’autres. En réalité, le phénomène est beaucoup plus complexe que
cela, car ces maîtres nous ont appris à sentir sur le moment même ce
qui sera utilisé plus tard, si bien qu’il est difficile, voire
impossible, de savoir exactement ce qui nous appartient en propre.
Pourtant c’est bien cette part de vécu, de ressenti à chaud, qui
nourrit l’œuvre, ce minerai qu’on essaie de conduire de l’informe à la
forme, entre le brasier et l’enclume, au milieu de la forge pleine
d’outils hérités.
Quel rôle (social, littéraire, économique) pensez-vous jouer en tant que romancier au succès somme toute appréciable?
J’avoue que je vois mal en quoi je pourrais avoir un rôle social, si ce
n’est de permettre à mes lecteurs de partager un peu d’imaginaire, plus
ou moins proche de leur propre vécu, sensibilité, valeurs, etc.
Littérairement, je ne pense être un modèle pour personne et,
économiquement, les fruits de mon activité restent tout à fait
accessoires.
Je considère pour ma part que
l’étiquette de «romancier populaire», que vous attribuent certains
cénacles avec condescendance, est indéfendable dans votre cas. Comment
expliquez-vous qu’on en soit là?
Il est certain qu’on éprouve une méfiance pour les livres qui ne
plaisent pas qu’à l’aristocratie lettrée. Si leur auteur a le mauvais
goût d’avoir bonne mine, un accent à couper au couteau, un éditeur du
cru et une certaine fécondité, ce ne peut être qu’un faiseur, un
opportuniste. Il est très difficile de sortir du cercle vicieux: ce
dédain de principe entraîne une lecture hâtive, voire malveillante, qui
ne peut aboutir qu’à renforcer le dédain, et ainsi de suite. J’en ai
pris mon parti.
Venons-en à votre dernier roman, La Cour des grands.
Comment avez-vous constitué le
personnage de Montavon? Forcément, on songe à Jacques Chessex, dont
vous avez été l’élève, puis le collègue, l’ami, avant de vous brouiller
avec lui…
Disons simplement ceci: à Jacques Chessex, j’ai dit tout ce que j’avais à lui dire quand nous nous sommes fripés. Sur Jacques Chessex, j’ai écrit un texte de joyeux souvenirs gymnasiens que je ne renie pas (in L’Itinéraire,
1994). De Jacques Chessex, il y a douze ans que j’ai décidé de ne plus
parler dans les médias, parce que je ne vois pas l’utilité d’ajouter
des anecdotes à celles que l’on connaît déjà. Je m’y suis tenu, et m’y
tiendrai encore. Maintenant, il est évident que Montavon en reflète
quelques traits comiques, qui évoquent exclusivement des rodomontades
ou des algarades publiques.
Le personnage de Montavon a donc aussi d’autres modèles…
Bien sûr. On peut retrouver en lui aussi des réminiscences de Jacques
Mercanton, cette vivacité, ce brio dans l’ironie, ce maintien altier
que j’aimais tant chez lui. Et puis j’ai mis du Cendrars pour le côté
baroudeur, du Flaubert pour l’écriture acharnée, du Malraux pour
l’aspect impérieux du bonhomme, avec ce «de toute évidence» qui revient
à plusieurs reprises. Mais surtout, je me suis mis moi-même dans ce
personnage, une espèce de «moi» empiré, de double échappé, qui sous
l’effet de la renommée aurait perdu le sens de la mesure, qui aurait
basculé avec l’âge dans une vanité panique. Avais-je envie de secouer
un peu le harnais de bonne vieille humilité calviniste qui est le
costume ordinaire des gens de lettres de chez nous? C’était drôle, en
tout cas, de me monter virtuellement la tête comme ça. Je m’y voyais
avec délice et effroi. J’ai dû faire des efforts pour ne pas en
rajouter. Du reste, notez bien que je souscris sur le fond à tout ce
que dit Montavon.
Et Xavier est une autre projection de vous-même, en sens inverse…
Exactement. Je me suis plu à me représenter à travers lui dans un rôle
d’anti-écrivain total: sportif, inculte, pire, heureux! Il est toujours
content, ce con! Il boit de l’Ovomaltine aux buvettes des pistes de
ski! Et voilà qu’il prétend écrire, lui, le sain, le simple, le «pitre»
à qui manque la case «tourment», considérée par la plupart comme le
point de départ fondamental, comme la légitimité sine qua non
de toute œuvre! C’est l’imposteur absolu et le parfait innocent à la
fois. L’apprenti total. Et oui, je m’y retrouve aussi, complètement.
Vous racontez tout un épisode à
Verdun, sur les vestiges des tranchées. Autrement dit, vous érigez à
votre tour un monument aux morts de la Grande Guerre. Quelle fonction
cet épisode a-t-il dans la trame du roman?
Ce passage s’inscrit comme un monumental memento mori,
au moment où tout le monde commence à perdre la tête pour des futilités
de préséance, d’image… Pendant un instant, ces plus ou moins distingués
gens de lettres prennent conscience de leur horizontalité absolue, si
j’ose dire. Avant d’être repris par le narcissisme, l’ambition, les
appétits divers, par la vie qui continue…
Pour conclure, la littérature rend-elle «meilleur»? La fin semble l’indiquer, du moins en ce qui concerne le narrateur…
Meilleur, je n’en sais rien. Plus proche de soi-même, plus ouvert aux
autres. Peut-être moins malheureux, en somme, ce qui est déjà beaucoup
Propos recueillis par JEAN-RYMOND TSCHUMI, Les Lettres et les les arts
N’est pas grand qui veut
Démonstrations de force et d’allégeance, compromissions, course à la
gloire, revanche: rien n’a vraiment changé depuis la cour de récré. Et
pas seulement pour Xavier Chaubert, auteur de romans de gare. Loin
d’être un roman à clé et/ou un règlement de compte entre écrivains
suisses romands plus ou moins renommés, ce livre analyse de façon
sensible et intelligente la raison qui peut amener un jour ou l’autre
tout un chacun à l’écriture. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise
littérature, comprend-on entre les lignes. Simplement, peut-être, des
auteurs qui ignorent encore les trésors qu’ils portent en eux et qu’une
rencontre, fut-elle hautement désagréable, leur révélera peut-être au
prix d’une profonde remise en cause.
Qualifié de «tadié» par ses parents, chahuté par les grands sous le
préau mais possédant déjà un bon sens de la répartie, Xavier est une
sorte de benêt d’un optimisme indéfectible qui n’hésite pas à castagner
quand on l’insulte. Pour canaliser cette énergie, son père l’inscrit à
un cours de judo. Là, il apprend non pas à vaincre l’autre mais à se
dominer. Un art qui va lui être bien utile dans l’écriture qui lui
vient facilement un soir et dont il décide de faire son gagne-pain, à
raison de soixante pages par week-end pluvieux (la recette: des
expressions toutes faites, un plan rigoureusement identique de
développement de l’action, la contribution essentielle d’un logiciel de
traitement de texte). Une «escapade» en compagnie d’illustres écrivains
romands (dont un certain Montavon, imbu de sa personne jusqu’à
l’abjection) rend la confrontation de plus en plus inévitable, tant
avec l’odieux personnage qu’avec lui-même…
Le sage n’accable pas l’autre de sa supériorité dit un proverbe
chinois. Certes, mais le sage n’est pas toujours celui que l’on croit.
On pense à tort que le génie s’incarne chez l’homme avisé et juste,
mais hélas, c’est rarement le cas. Dès lors, il faut parfois savoir
surmonter son aversion pour apprendre. C’est une leçon de persévérance,
de lucidité et de modestie que l’auteur nous inculque. Il sait élever
la réflexion au-dessus des querelles intestines dont il se moque bien
(épinglant au passage l’écrivain suisse qui cherche désespérément la
célébrité et le tirage élevé qui vont de pair avec la publication hors
frontières nationales) et dénoncer quelques hypocrisies, notamment
celle qui consiste à applaudir aux romans policiers corsés – tendance
morbide et sadique, actuellement très en vogue – grâce à la figure
emblématique du «flic sympa» qui sauvera la face de n’importe quelle
sordide histoire, tout en jetant l’opprobre sur la littérature dite de
gare.
Tout comme le judo, l’écriture n’est ni un combat pour la gloire ni une
course contre l’autre mais avant tout pour soi-même. Ne jamais se
contenter de l’à peu près, pousser toujours plus loin l’exigence
vis-à-vis de soi, non pour la galerie, mais sous le coup d’une
nécessité intérieure afin de ressentir ne serait-ce qu’un instant
l’harmonie intemporelle et universelle que seule l’authenticité
procure. Un conseil qui vaut non seulement pour l’écriture, mais pour
toute aspiration personnelle.
Incurable
optimiste, content de son sort, de sa «tête à courant d’air», Xavier le
narrateur commence dès l’enfance à aimer la lecture. Son père l’oriente
vers le judo, dure formation qui lui apprendra l’ambition, la réussite
avec en corollaire la question: à quoi ça sert?
Il abandonne la compétition et vit de petits boulots. Il découvre pour
la première fois le bonheur de raconter par écrit tranquillement, dans
le style de tous les jours, des histoires de sportifs qui seront
publiées dans la série de romans «alimentaires», faciles et sans
prétention, tous sur le même modèle, ce qu’on appelle des romans de
gare.
Invité par erreur à une «escapade» en France avec des écrivains
romands, il verra s’émietter ses certitudes. Et cela nous vaut la plus
superbe confrontation avec un écrivain très connu, aussi prétentieux en
public que sincère dans son travail.
Cette Cour des grands est un
chant merveilleux à la gloire du travail pénible, assidu et toujours
recommencé de celui qui veut, avec courage et honnêteté, trouver les
mots pour s’exprimer. On sent que l’auteur parle de choses qu’il
connaît bien et avec art tel qu’il vous laisse de quoi réfléchir même
après avoir fermé le livre.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
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