L’auteur
a conservé pendant quinze ans les cahiers que son père lui avait remis
avant sa mort. Quand il se décide à les lire, il part à la recherche de
cet homme qu’il avait connu notable et ami des arts.
Il découvre un être tourmenté qui envisage, mais en vain, de devenir un jour écrivain.
Le mélange des citations du père, des souvenirs du fils et des
questions qui restent posées en fait une œuvre touffue, riche et d’un
style alerte.
On y sent toujours le mystère qu’a entretenu sa vie durant ce
cardiologue connu, fils d’un facteur qui rêvait d’art et d’une œuvre
que finalement son fils a accomplie pour lui.
La nature humaine cache souvent bien des tourments derrière une façade «propre en ordre».
JULIETTE DAVID, Suisse Magazie, No 325-326, septembre-octobre 2016
Quelque
temps avant sa mort, Émile, le fils du facteur des postes, remet à son
fils une valise contenant quatre cahiers à la couverture noire. Une
sorte de legs testamentaire. C’est alors que le narrateur entre – avec
un profond respect – dans l’univers de ce père, éminent cardiologue. Il
lui a fallu quinze ans pour que l’auteurse décide à lever le voile sur
cet être énigmatique qui se rêvait écrivain et qui a élevé l’Art au
panthéon des activités humaines. Sa route croisera celle de
Charles-Albert Cingria, de Gustave Roud, de Georges Borgeaud…
«Ce qui me touche dans ces cahiers, c’est l’enthousiasme, l’inquiétude,
le besoin de grandeur…» Car cet élégant jeune homme né dans un village
vigneron a «la prétention de se mesurer à ceux que légitime leur rang
social». Au cours de la Seconde guerre mondiale, il entame des études
de médecine avec une farouche détermination. Il tombe amoureux fou
d’une jeune fille solaire mais fantasque. Elle le quitte. Le médecin
nouvellement assermenté rejoint la Palestine. Elle est déchirée par la
guerre avec Israël. Avant de rentrer en Suisse, il part pour l’Égypte.
«Une multitude d’enfants accourent, la main tendue vers les étoiles».
Il n’est pas tendre avec ses confrères qu’il qualifie de «poireaux
gonflés de science et qui éjaculent du bonheur de se sentir savants».
Il prend femme, découvre la paternité avec étonnement. Mais il sait
qu’un jour, il s’embarquera pour le Mexique…
Pap’s est un livre
magnifique, incandescent. C’est une sorte dialogue posthume entre en
père et son fils. Ce dernier témoigne, tout en citant des passages à
l’écriture raffinée, mâtinée de poésie. Car c’est dans ces cahiers
qu’Émile, le fils du facteur des postes, le métier du grand-père
revient comme un leitmotiv, a enfoui ses rêves d’écrivain. C’est dans
ces mots peu à peu apprivoisés …qu’il aurait fait chanter les oiseaux
qui nichent en eux».
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus
La lecture de Pap’s,
de l’ami Antonin, me rappelle à la fois le personnage et la personne
d’Émile Moeri, son père qui fut mon ami, et mon propre père avec lequel
j’ai pu nouer, aussi, de tardifs liens d’amitié.
La question de l’intimité se pose avec la pratique de l’Internet, et la
nécessité d’une protection s’imposera de plus en plus. Il s’agit de
protéger son corps et son cœur, donc son esprit et son âme, puisque le
corps et l’âme ne font qu’un. L’âme est la partie la plus personnelle
de la personne, qui doit être protégée parce qu’elle est aussi la plus
sensible et la plus secrète.
En lisant le Pap’s d’Antonin
Moeri, je découvre un aspect d’Émile que j’ignorais, lié à sa recherche
personnelle de jeune homme en quête d’absolu et en mal de créativité
littéraire. Les velléités d’écriture du père, devenu médecin, ont été
formulées dans les quatre cahiers noirs qu’il a remis à son fils avant
sa mort, et l’on y perçoit une réelle nature d’individualiste
possiblement créateur, en rupture avec son milieu de vignerons vaudois
mais sans la force nécessaire à la poursuite, de front et sur la durée,
d’une activité de médecin et d’écrivain. À en juger par les extraits de
ces cahiers, autant que par les nombreuses cartes postales que j’ai
reçues d’Émile, celui-ci avait une qualité d’observation et
d’expression révélant une certaine originalité, mais ses essais en
matière de narration ne semblent guère, en revanche, bien concluants.
Assez curieusement, ce travail de mémoire du fils marque, plus qu’une
relation de fils à père, celle d’un fils à l’égard d’un autre fils,
avec le décalage d’une génération.
Pour ce qui me concerne, je vois au moins deux raisons de m’intéresser
à ce livre, qui éclaire une personnalité que j’ai bien connue tout en
faisant revivre une époque et un milieu – toute une société en voie de
disparition. De Pierre Estoppey à Georges Haldas, Olivier Charles ou
Jeannot l’Oiseau, entre vingt autres écrivains ou artistes, tous les
amis d’Émile, à part l’abbé Vincent, ont disparu. Or Antonin, à travers
le portrait «en creux» de son père, restitue bel et bien quelque chose
de cette époque, avec ses créateurs et ses amateurs éclairés, même si
l’on eût pu en dire beaucoup plus sur les relations d’Émile et de
Charles-Albert Cingria, ou de Louis Moilliet.
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
Mon père cet inconnu
À propos de Pap's, d'Antonin Moeri.
En lisant le dernier récit d’Antonin Moeri, intitulé Pap’s
et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés
son père avant sa mort, me sont revenus les mots du prélude de L’Ange exilé
de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est
revenu tant de fois: «Qui de nous a connu son frère? Qui de nous a lu
dans le cœur de son père? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier?
Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul?»
Ensuite, au fil du livre, c’est aussi bien un Émile Moeri différent de
celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a
écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune
médecin attiré par la littérature et la «vraie vie», évoquant tour à
tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, enfin la
rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère de son futur
premier fils (l’écrivain) au Mexique.
Or Antonin Moeri semble avoir été aussi touché à la lecture des cahiers
que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs
fragments insérés comme «en abyme» dans son récit assez peu
circonstancié au demeurant; mais il est émouvant de retrouver, sous la
plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils
d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et
s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses
rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais
achevé.
Ceux qui, comme moi, ont bien connu Émile Moeri, cardiologue veveysan
estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert
Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moillet, notamment),
auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les
siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois
constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Émile écrivain?
C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement
réalisé «à travers» son fils, mais jamais nous n’aurons eu le sentiment
qu’il y avait eu chez lui un écrivain «empêché», sinon raté...
Assez curieusement, et à cela tient sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s,
plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de
deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de
la littérature, qui se retrouvent ainsi liés, par delà les eaux
sombres, dans le cercle magique, sans rien de sentimentalement
complaisant, d’un récit littérairement achevé nourri par des notes
restées «du côté de la vie».
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
Il capte les voix humaines et les réenchante
À l’heure où paraît son sixième roman, l’infatuation ne l’étouffe pas
comme d’autres écrivains suisses de sa génération. Antonin Moeri a la
modestie souriante. Il s’intéresse moins à la politique qu’aux
voyageurs qu’il entend parler dans le tram 14 de Genève, où il vit
depuis trente-cinq ans, comme dans le train qui souvent le conduit vers
Lavaux. Il y possède une maison familiale et peut remuscler son corps
de sexagénaire en faisant de l’aviron sur le Léman. «Ces gens
ordinaires, j’enregistre leurs conversations les plus banales, car
elles traduisent plus justement que tout discours les désarrois
actuels, l’absurdité du temps qu’on vit.» Une absurdité à la fois
bouffonne et tragique, comme chez Samuel Beckett, qu’il avait failli
rencontrer à Paris quand il y était comédien, grâce au metteur en scène
Roger Blin, le créateur de Fin de partie
en 1957. Il prise tout autant Thomas Bernhard, le grand auteur
autrichien, Robert Walser et Ludwig Hohl, dont il traduit les livres
quand la rédaction de ses propres écritures lui en laisse le temps.
Il y reporte ces paroles capturées au vol, consignées auparavant dans
des carnets. Mais il se fait un devoir de les reciseler à sa manière,
les réenchanter, quand il faut tout mettre «au propre» sur la page
blanche, puis sur l’écran. «J’ai un ordinateur, mais il me faut d’abord
rédiger manuellement. Je n’ai pas de parti pris contre les ordinateurs,
mais je crois que, chez moi, il y a un lien direct entre la main et le
cerveau.» Et Antonin Moeri de rire de cette assertion qui sonne
prétentiarde. Un rire qui fait rayonner son visage et le pencher de
côté à la manière des oiseaux. Pourtant, dans la sérénité de ses yeux
vert amande, qui ont l’élégance de ne jamais quitter les vôtres, on ne
discerne point la saillie de curiosité, l’acuité d’observation qui fait
la force de la douzaine de livres – romans, récits et nouvelles – qu’il
a publiés depuis vingt-six ans, d’abord à L’Âge d’Homme, par
l’entremise de Jean-Louis Kuffer, puis chez Bernard Campiche. Des
proses au style très maîtrisé, mais aérien, picaresque, avec une
dimension musicale. Et d’un réalisme troublant, car on y devine une
part prépondérante d’imagination. L’auteur n’en disconvient pas: «La
vie réelle n’a pas les mêmes structures que la vie dans l’écriture;
dans ce livre, Pap’s, je
raconte la vie de mon père à partir de cahiers à couverture noire qu’il
m’avait remis, que je n’ai voulu lire que quinze ans après sa mort, en
1990.»
Antonin Moeri a fini par s’en inspirer pour narrer l’existence de son
père, Émile, en citant souvent des extraits exacts de son journal
intime de voyage au Moyen-Orient, de médecin malgré lui, d’hédoniste au
cœur triste. Car il admirait les peintres et les poètes, était un ami
de Charles-Albert Cingria et rêvait sans y croire, et sans espoir, de
devenir à son tour un écrivain. Il légua à son fils, avant de mourir,
une valise en cuir contenant des souvenirs inavoués. «Il avait
peut-être sa petite idée», reconnaît Antonin Moeri.
«Pap’s», c’est le surnom qu’il donne à son papa, dont il ne trahit
jamais les réflexions mais dont il embellit à son gré poétique l’épopée
grandiose et le destin tragique. Rejeton d’un facteur des Postes, Moeri
père étudia la médecine sans savoir qu’il deviendrait un jour le
cardiologue le plus important de Vevey.
À Berne, il épouse une laborantine qui y enfante Antonin et, deux ans
après, une fille qui deviendra flûtiste classique. La famille séjourne
trois ans à Mexico, revient en Suisse, à Zurich, où les enfants
apprennent le Schwyzerdütsch. Une étape à Clarens dans un vieux manoir,
puis installation à Vevey, où Antonin fait ses premières écoles avant
de les continuer à Lausanne, au Gymnase du Belvédère. «Durant mes
scolarités, j’ai eu des problèmes de comportement, mais c’étaient peut
être des désirs de discipline.» Il trouvera celle-ci à la fameuse école
de théâtre de Strasbourg, en y subissant la férule de professeurs
exigeants. Suivront des tournées en France avec Peter Brook entre
autres. Mais son expérience théâtrale prend fin à Genève en 1980,
lorsqu’il doit incarner le personnage d’Aumerle dans le Richard II
de Shakespeare, mis en scène par François Rochaix, au Théâtre de
Carouge. «Je m’y suis trouvé si mauvais acteur que j’ai quitté la scène
définitivement.»
De cette expérience, Antonin Moeri a hérité une diction impeccable de
comédien. Et un goût du ping-pong dramaturgique qui rend si vivants ses
dialogues romanesques. Mais ses héros à lui ne se veulent pas
shakespeariens. Ils babillent dans le tram 14.
GILBERT SALEM, 24 Heures, Tribune de Genève
Les carnets du père
Feu Émile, le cardiologue réputé d’une ville de vingt mille habitants a
laissé nombre de cahiers d’écriture derrière lui. Ce praticien appliqué
et pas toujours aimé a en outre été l’ami de Charles-Albert Cingria,
Gustave Roud, Philippe Jaccottet, Georges Borgeaud, Lélo Fiaux et Carlo
Coccioli. Autant de personnalités du monde littéraire, dont l’une, le
poète vaudois Gustave Roud, fait actuellement l’objet d’une exposition
au Musée d’art de Pully.
Intitulé Pap’s, le dernier
livre d’Antonin Moeri met en scène la redécouverte du père disparu par
le narrateur. L’ouvrage prend forme autour d’un schéma narratif basé
sur l’exploration et le traitement de notes héritées par un descendant.
Entraînant le lecteur dans une riche aventure familiale et humaine.
Égypte, Soudan, Assouan, Karnak, Le Caire, Paris, le British Museum de
Londres, Grenade ou encore Cordoue, autant de lieu jalonnant le
parcours d’Émile – ce Pap’s défunt que le fils découvre au fil des
pages de ses carnets. Après une mission en Palestine, Émile n’a eu de
cesse de voyager avant d’être rappelé en Suisse pour raisons
professionnelles. La narration met en évidence, à plusieurs reprises,
une déchirure dans ce protagoniste plus ténébreux que ses airs de
notable ne le laissent paraître. Certes, il réussit son parcours
universitaire, dans le domaine médical, jusqu’à se bâtir une certaine
renommée en qualité de cardiologue. Mais voilà, Émile n’aime pas les
«squelettes figés», les «hommes de bois».
Sous ces appellations imagées transparaissent les représentants d’un
conformisme suisse bon teint. De plus, Émile sait que certains regards
posés sur lui dissimulent de nombreuses arrière-pensées, spécialement
ceux que lui jettent les «villageois au coin des ruelles», alertés par
l’allure de ce fils de facteur des postes, affublé de son «costume bien
taillé». Ils sentent que le nouveau médecin, qui plus est amateur d’art
et amis d’écrivains n’est pas des leurs. Ce que confirme le narrateur:
«Émile ne fréquente pas n’importe qui, il se sent par conséquent de
plus en plus seul.»
Néanmoins, Pap’s préserve un
élan, une dynamique positive, à savoir celle d’un homme qui s’est
demandé s’il allait devenir peintre ou écrivain, qui n’a jamais renoncé
à sa passion pour les arts même si celle-ci ne débouchera pas sur la
publication de livres. Mais il a soigneusement rempli des cahiers à
couverture noire où il a notamment rédigé ces mots involontairement
prophétiques: «Malgré moi j’éclaterai. Comme une graine mûre.» En
italique dans l’ouvrage, ces notes prises au cours d’une vie reflètent
la «voix» d’outre-tombe du cardiologue. Une voix qui, grâce à la
curiosité du fils, va peu à peu éclore pour révéler les contours
secrets d’un homme épris et tourmenté.
MARC-OLIVIER PARLANTANO, Le Courrier
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{…} Il y a des histoires de famille dans l’air avec l’auteur, comédien et traducteur Antonin Moeri, qui dans Pap’s
(Bernard Campiche) tente de retracer la jeunesse de son père Émile, fils
de facteur devenu le premier cardiologue d’une ville de vingt mille
habitants, à l’aide des cahiers que celui-ci lui a légués un an avant
de mourir. Il le suit sur une plage de Tel-Aviv en 1948, tente de
«cheminer au plus près d’un individu» qui l’intrigue, lui a appris à
«parler, à raconter des histoires», le regarde voyager de Mexico à
Cully, retrouve les notes prises à sa naissance. Cette mise en abîme de
la mémoire familiale est vertigineuse et puissante. {…}
ISABELLE FALCONNIER, L'Hebdo
Comment les pères sont-ils appelés,
ou se font-ils appeler, par leurs enfants? De nos jours d’aucuns parmi
les pères, se targuant d’une proximité illusoire avec leur progéniture,
aiment se faire appeler par leur prénom, mais la plupart des pères sont
encore appelés, ou se font encore appeler, affectueusement, Papa ou
Dad...
Dans le roman d’Antonin Moeri, Émile, c’est Pap’s. Et Pap’s, un
médecin, fils d’un facteur des postes, a un fils, le narrateur, né de
ses amours avec Elsa, une laborantine, fille d’un marchand de vins,
qu’il a connue lors d’un souper dans un restaurant de Berne, le
Bierquelle, réunissant outre Elsa, Fabiola, une amie à elle, et deux ou
trois toubibs. L’alcôve où se trouve la table des convives porte sur le
mur une inscription:
«L’amour est plus fort que les principes…»
Pendant longtemps, quinze ans, le narrateur s’est abstenu d’ouvrir la
valise de cuir dans laquelle son père, Pap’s, a glissé à son intention,
avant de mourir, quatre cahiers à la couverture noire, remplis de son
écriture lignée. Mais, un jour, sans réfléchir, il ouvre le deuxième et
tombe sur un passage écrit à Tel-Aviv, le 25 août 1948, alors qu’Émile
a vingt-cinq ans. Et une phrase se détache:
«Le hasard peut nous mêler à des faits héroïques. Mais où est le vrai héros?»
Il n’en faut pas plus pour que ces cahiers, journal intime de son
paternel, donne envie au narrateur d’en savoir davantage sur cet homme
de père qui l’intrigue. En le lisant, il essaie donc de reconstituer ce
qu’il fut, tel qu’il ne lui est pas apparu de son vivant, et tel qu’il
a voulu que son fils le découvre. Lequel ne laissera pas de
s’interroger sur le pourquoi d’un tel legs.
À la suite du narrateur le lecteur découvre un homme comme il en
existait au siècle précédent. C’est à dire à la fois un homme qu’il
connaît, cardiologue et père, à la voix chaude et bien timbrée, et un
homme qu’il ne connaît pas, un homme angoissé, souffrant d’une faille,
d’une fêlure ou d’une fissure, derrière un bonheur apparent, laquelle
affecte ce scientifique doublé d’un passionné d’art, qui est pour lui
une véritable religion.
Dans ces cahiers, Émile essaie de comprendre ce qu’il est vraiment.
Pour cela il se raconte, passe en revue les grands moments de sa vie
passée qui constituent son éducation et font de lui ce qu’il est quand
il écrit: l’enfant qui bégaie, les plongeons dans le lac, l’amour pour
la fille capricieuse, la rencontre de Charles-Albert, les études de
médecine, la mort de son ami, la guerre en Palestine, la mort de sa
mère, le voyage en Égypte, le suicide de son oncle...
Émile lit beaucoup. Il a une grande soif de connaissances, mais ce ne
sont pas de connaissances désincarnées dont il s’agit: Il pense que la
recherche scientifique et la création artistique sont deux
manifestations analogues de l’homme. Et, quand il sera un médecin bien
établi, ce ne seront pas les notables qu’il invitera à sa table, mais
des écrivains, des peintres, des artistes en somme, comme il aimerait
en être un et comme il ne le sera jamais. Voire...
Dans ce récit, le narrateur d’Antonin Moeri cite longuement des
passages tirés des cahiers à couverture noire de son père. Il les
commente. Il les confronte à ses souvenirs. Il se livre à des
conjectures pour redessiner la figure du père dont les incertitudes le
rassurent et qui place l’art sans doute trop haut, parce qu’il retarde
toujours le moment où il lui sacrifiera tout. Mais ses cahiers, tels
quels, ne sont-ils pas l’oeuvre d’art de cet humaniste, où il forge une
langue qui est sienne?
Pap’s écrit dans un de ses cahiers ce passage révélateur: «Mais que
cherches-tu donc? Et je réponds toujours: l’HOMME. J’en ai rencontré
un, il y a quelques jours. Il avançait dans la plaine en fixant
l’horizon. Ses gestes, sa démarche, étaient d’un grand seigneur. Je
n’ai pas osé lui parler. Mais j’entends encore le bruit de ses pas.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Antonin Moeri raconte l’histoire d’un homme qui se cherche. C’est son père. Pap’s.
Un récit construit à partir des cahiers que tenait ce dernier, qui
écrivait une sorte de journal. Il les a remis à son fils juste avant de
mourir. «Je te les donnes tu en feras ce que tu voudras.» Ce qu’Antonin
Moeri en a fait, c’est un livre, en même temps tombeau, enquête et
engendrement passionnant.
Qui était Émile? Un adolescent, fils d’un facteur des postes, qui
rêvait d’être peintre, mais qui a promis à sa mère de devenir médecin,
qui a fait des études brillantes, qui est devenu le premier cardiologue
de Vevey. Un «docteur compétent, bienveillant, souriant et généreux».
Un «homme élégant et enjoué». Un «pater familias attentif et parfois
sarcastique». Tout ça mais encore autre chose que vont révéler les
carnets remis dans une valise en cuir, avec d’autres documents, dont
certains très intimes: des photos, des lettres d’amour.
Le fils aura attendu quinze ans pour ouvrir la mallette et se consacrer
à la recherche de cet homme, intéressé par les arts et les artistes,
qui fut l’ami de Georges Borgeaud, Philippe Jacottet, Gustave Roud,
Lélo Fiaux, Carlo Coccioli. Qui a beaucoup fréquenté Charles-Albert
Cingria, avec qui il nageait dans le lac et se baladait, écoutant avec
délices les improvisations de cet extraordinaire conteur.
Les documents de la valise en cuir sont complétés par des récits de la
mère, des souvenirs. Tout ça dresse un portrait du cardiologue et
révèle une surprise. Derrière le futur notable s’impatiente un homme
sensible, agité, nerveux, inquiet, et livré à l’indicible. Ce que
découvre Antonin Moeri, c’est que dans les années de jeunesse, la
médecine ennuyait Émile. Il rêvait de la quitter et de devenir écrivain.
Hélas pour lui, s’il y a l’aspiration, il y a aussi l’impuissance.
Émile n’aura écrit aucun livre. Dans les carnets même qu’Antonin Moeri
cite abondamment, on perçoit de la sensibilité mais les phrases sont
souvent creuses et emphatiques, solennelles et vides.
Cependant l’appel persiste, et la souffrance de ne pas pouvoir se
réaliser en tant qu’artiste aussi, qui durera des années, à travers des
errances dans le sud, un séjour au Mexique, jusqu’à ce que le médecin
se résolve à s’installer au bord du lac qu’il aime tant, à ouvrir un
cabinet. Il faut dire qu’Emile a connaissance des stratégies de Cingria
pour survivre, et a surpris cet autre écrivain, à genoux devant une
vieille aristocrate qu’il doit se concilier pour pouvoir manger. Ces
exemples n’incitent pas notre homme à idéaliser la vie de bohème.
«En vérité, écrit Antonin Moeri, ce qui me touche dans ces cahiers,
c’est l’enthousiasme, l’inquiétude, le besoin de grandeur.» En partant
de cette instabilité intérieure d’Émile, de cette recherche de
profondeur, de sens, le fils réinvente son père, un père qui lui
ressemble sûrement, et dont il finit par réaliser le destin rêvé.
On sent par moments, sous le récit, un peu de fantasme. Le père, par
exemple, visite l’Acropole et se dit fasciné par un Américain avec qui
il se lie. Antonin Moeri écrit: «Le fils du facteur des postes
aurait-il passé la nuit dans les bras du Texan déterminé, ultraprécis
dans sa minutieuse exploration du monde?» Autre exemple un peu
littéraire à propos d’une jeune fille nubienne que le médecin a
photographiée: «L’étonnant voyageur l’aurait-il "baisée" sur une natte
de paille...» Suit une citation de Flaubert lors de son voyage en
Orient, référence et modèle de l’écrivain en voyage exotique.
Si Antonin Moeri cherche à comprendre la nature énigmatique de son
père, il la nourrit donc aussi par la même occasion. Sans doute y
a-t-il en Émile beaucoup plus ou beaucoup moins que ce que le fils
imagine, fantasme et palpe. Les êtres connus de tout près, examinés si
proches, sont plus mystérieux que vus de loin, le point de vue fasciné
et en gros plan aveugle, la proximité est un miroir.
C’est ce qui fait l’intérêt de Pap’s.
Cet entremêlement de vérité, d’imaginaire, ces interrogations ambiguës,
cette relation entre les écrits du père et les commentaires du fils,
cette attraction pour une figure dont les mystères pourraient être
anodins s’ils n’étaient pas ceux du géniteur, de la grande fonction
fascinante, de la référence monolithique de l’enfance, de la statue
qui, vue sous d’autres aspects, révèle des profils et des angles
insoupçonnés.
Pap’s prend place dans la veine «familiale» de Moeri. Il y avait eu la trilogie initiale, Le Fils à maman, Les Yeux safran, L’île intérieure, qui traitaient peut-être du même matériel mais sous un autre angle. Il y a eu Juste un jour, plus calé sur la famille du fils.
Pap’s continue
l’entreprise, servi par une maturité fertile. Dans ce récit bien
composé, la langue d’Antonin charme, souple et inventive, encore mise
en relief par les citations de son père. Ce père dont il a finalement
réalisé la vocation.
Blog d’ALAIN BAGNOUD
Celui
qu’on appelait «Pap’s» reste une énigme pour ceux qui l’ont connu…
Avant de mourir, il m’a remis des cahiers à couverture noire en
disant: «Tu en feras ce que tu voudras»… Quinze ans après sa mort,
j’ouvre ces cahiers et décide de raconter l’aventure (années quarante
et cinquante) d’un fils de facteur des postes qui se rêvait écrivain…
Ce fils de facteur des postes deviendra le premier cardiologue d’une
ville de vingt mille habitants… Il fut l’ami, entre autres, de
Charles-Albert Cingria, Philippe Jaccottet, Lélo Fiaux, Georges
Borgeaud, Gustave Roud, Carlo Coccioli…
Un extrait du roman:
«Je travaille dans un vieil
hôpital. Le Maître, digne professeur, ami de Hans Bellmer et d’Oskar
Kokoschka, très humain et très vivant, d’un grand âge, l’œil vif
encore, la réplique aussi, dans cette langue d’ici qui est un dialecte
allemand. Certes, je ne crois plus à cette vocation. Une transformation
étrange s’est faite en moi. Elle a commencé il y a déjà longtemps. J’en
ignore l’aboutissement. Ce travail de médecin, je le ferai. J’ai trouvé
le cadre qui peut, dans ces conditions, me convenir le mieux
: cette clinique humaine, qui ne se prétend pas scientifique et
parle à l’homme. Discipline suffisante pour me tenir en main. Ce travail
me permettra de vivre, d’entretenir une famille sans m’anéantir.
Au-delà de cette activité, je saurai bien retrouver la vraie vie, qui
est cette sève riche et chaude, ma religion: l’art. Cette période
sera difficile. Je le sais. Il faudra percer le mur auquel je me heurte.
J’ai connu une liberté divine que la prison même ne saurait m’arracher.
Un jour que je pressens, mais qui est peut-être encore très loin,
m’apportera la lumière sur ce que je dois faire. L’homme doit choisir
et, une fois compromis, ne pas tenter l’évasion.
Malgré moi, j’éclaterai. Comme
une graine mûre. Ah Cézanne, ah Gauguin, vous êtes pour moi des
exemples terribles. Le problème auquel je dois réfléchir et pour lequel
je dois trouver une solution est celui-ci: comment exprimer ce
qui fermente en moi? Toute mon angoisse vient de là, je crois. J’erre
à la recherche de cet outil et ne le trouve pas. En être conscient est
déjà un grand pas vers la lumière.»
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