À la fin de sa vie, George Balanchine, le célèbre chorégraphe d'origine
géorgienne, est hospitalisé à New-York. L'une après l'autre, ses Muses, qui furent ses danseuses et souvent ses épouses, lui rendent visite, avant qu'il ne meure le 30 avril 1983:
«Vieillir, c'est bien pire que mourir. La mort est une grâce. La mort, quand on est vieux, nous fait grâce de la vie».
Il leur demande à chacune de raconter leur histoire. Tandis qu'elles
parlent, il semble dormir mais en fait ne dort que d'un œil et son
oreille reste attentive. Il est comme un enfant que ses parents bercent
pour l'endormir avec de belles histoires.
Souvent il est sans réaction. Elles se demandent s'il les écoute ou
fait semblant, enchanté d'entendre la musique de leurs voix. Il y a des
mots qui, tout soudain, le font réagir et le font voir rouge, car ce
sont des mots tabous tels que Leningrad: «Ne prononce pas devant moi ce
mot grotesque et hideux !» Ou Staline: «Cet immonde voyou?»
Sinon, parce qu'il est vieux – il est né le 22 janvier 1904 – et
malade, il a des trous de mémoire, confond l'une avec l'autre, oublie
que certaines personnes ont disparu depuis bien longtemps ou, au
contraire, qu'elles sont toujours bien vivantes…
Certes Étienne Barilier a écrit là un roman, mais ce n'est pas une
fiction. Pour l'écrire il s'est beaucoup documenté si bien que le
lecteur n'a pas de doute sur la véracité des propos qu'il prête au
chorégraphe et à ses muses, plus loquaces que lui.
De quoi lui parlent-elles donc? De leur passé, bien entendu, mais d'un
passé qui semble inachevé, d'un passé très personnel et très intime
parfois, mais qui, en dépit de ses singularités ou peut-être à cause
d'elles, traite de sujets qui sont éternels.
Car il est question d'art et d'amour. Comment expliquer que ses
«aimées» soient devenues «amies» comme il le souhaitait? Comme lui,
elles aimaient l'art et leur «dévotion à la danse» les unissaient. Lui
ne pouvait créer d'ailleurs sans en être amoureux: «Je suis toujours
amoureux, c'est un devoir d’état.»
Elles aimaient en lui son génie et sa gentillesse, même si parfois il
pouvait être cruel. Avec lui, l'amour, qu'il ne feignait pas, était
indissociable du travail, le travail étant le «fruit de l'amour, un
acte d’amour». Il les glorifiait par ses chorégraphies:
«Si les gens ne comprennent pas qu'on ne peut que se mettre à genoux
devant la beauté, qu'il n'y a pas pour l'homme de devoir plus urgent,
ce sont de pauvres hères. Ce n'est pas pour eux que je travaille.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Ballet d’une vie passée
Étienne Barilier, passionné des
grandes figures qui ont marqué le monde, dresse dans Muses le portrait
du chorégraphe George Balanchine, qui fut aussi musicien et maître de
ballet
Que de personnages dans le nouveau roman d’Étienne Barilier! Passant
d’une série de ballerines à une meurtrière, c’est un véritable défilé
qui est convoqué par l’écrivain, un ballet de femmes qui viennent
rendre visite à Balanchine avant sa mort. Toutes partagent une même
expérience: celle d’avoir aimé le grand chorégraphe, d’avoir été aimées
par lui. Parfois, on se perd presque dans une longue suite de prénoms,
entre Tamara, Vera, Tanaquil, Darci et Frances. Comme si les souvenirs
s’étiolaient, que le cerveau se consumait. Le protagoniste se révolte
pourtant: «Je veux me souvenir, parce que je refuse que le diable rouge
emporte ma mémoire, me la suce du cerveau.» Si vous êtes novice en
ballet mais adepte de récits de vie, de récits d’artistes, n’hésitez
pas. Et si vous aimez la musique classique, je vous invite à lire
ce livre en écoutant le quatuor de Mozart KV 421. En effet, les
sensations provoquées par les notes entrent en résonance avec
l’écriture, elles mettent les mots de l’écrivain en mouvement. Et si le
temps vous le permet, allez à la recherche d’une des créations de
Balanchine, sa Sérénade par exemple, rythmée par la magnifique musique
de Tchaïkovski. Car le génie, Étienne Barilier le sait bien, «ne
consiste pas à danser sur la musique mais à métamorphoser la musique en
danse, ou plutôt l’inverse.
ELISA PELISSIER, LireSuisse
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Au début de l’année 1983, George Balanchine, émigré russe devenu le
plus grand chorégraphe du vingtième siècle, gît sur son lit d’agonie,
dans un hôpital de New York. Les danseuses qui ont été ses muses et
souvent ses épouses se succèdent à son chevet. Elles lui cachent la
gravité de son état, mais évoquent pour lui leur vie passée. Les deux
premières, Tamara Geva et Alexandra Danilova, partagent avec lui des
souvenirs de la Russie impériale et de la révolution, qu’ils ont fuie
ensemble. Vera Zorina fait revivre des souvenirs de Hollywood.
L’Amérindienne Maria Tallchief évoque le sort douloureux de sa tribu
natale. Tanaquil Le Clerq, clouée sur un fauteuil roulant par la
poliomyélite, s’efforce d’apaiser Balanchine qui se sent coupable de
son malheur. Suzanne Farrell, le grand et impossible amour de sa vie,
tente de lui faire oublier cette passion inaccomplie pour revivre avec
lui leur entente artistique fusionnelle. Enfin Karine von Aroldingen,
devenue une sorte de mère pour lui, s’efforce d’apaiser l’angoisse du
malade devant la mort, comme on apaise un enfant qui redoute le noir.
Ce livre, fait uniquement de dialogues entre les protagonistes, dans le
seul cadre d’une chambre d’hôpital new-yorkais, voudrait suggérer au
lecteur la beauté, la nouveauté et la force des chorégraphies imaginées
par le génie de Balanchine, tout comme il voudrait peindre la beauté et
la richesse intérieure des femmes qu’il a aimées. S’arrêter, enfin,
devant le mystère de l’art et celui de l’amour, qui ne font qu’un.
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