Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Elisabeth Horem a dédicacé
Elisabeth Horem, qui vient de sortir son dixième ouvrage, La Mer de Ténèbres,
était en dédicace à la Maison de la Presse, vendredi matin {12 août
2016}. Elle s’est installée définitivement à Saint-Quay-Portrieux à la
fin du printemps dernier. Elle apprécie et sait faire apprécier «la
belle écriture».
Ce n’est pas un hasard si l’on trouve dans ses romans les thèmes de
l’exil, du départ, de la nostalgie ou de la frontière: ses séjours en
Afrique, en Syrie, Égypte, Irak… en constituent le terreau. Après
notamment Un Jardin à Bagdad, Shrapnels, Congo-Océan conçus de son expérience, son nouveau roman La Mer des Ténèbres, reprend les idées qui lui sont chères avec des personnages qui cette fois trahissent plus nettement une part d’autobiographie.
Ouest-France
En épitaphe à son roman, d'où le titre, Elisabeth Horem a mis ce vers tiré du Voyage
de Charles Baudelaire. Il est le trait commun des trois récits de
voyage qui le composent et qui se correspondent, ce qu'on ne sait qu'en
lisant le troisième, même si une brève allusion est faite au premier
récit dans le deuxième.
Dans le premier récit qui s'intitule «Ta langue est ta monture», un proverbe arabe (Lisânak, hisânak)
qu'aime Johann Ludwig Burckhardt (1784-1817), l'auteur raconte les
voyages au Proche-Orient et en Afrique de ce voyageur singulier et
solitaire, né à Lausanne, originaire de Bâle et mort au Caire.
Johann Ludwig Burckhardt est investi d'une mission d'exploration des sources du Niger par l'African Association.
Sa mer des Ténèbres à lui n'est pas seulement celle que connaissent les
marins de Baudelaire, mais celle métaphorique de routes terrestres tout
aussi ténébreuses, qu'il parcourt souvent à pied, dans le dénuement,
alors qu'il n'est pas miséreux...
Route faisant – il a appris l'arabe et se fait appeler Ibrahim –, en
Syrie, en Égypte, en Nubie, au Soudan, Johann prend des notes,
furtivement, pour que cela ne soit pas mal interprété. Ceux qu'ils
rencontrent sont bien souvent analphabètes et sont d'autant plus
soupçonneux. Il doit alors se contenter de noter des yeux et n'est pas
toujours bien vu.
Sur la route de Souakin: «Tu lis l'horreur dans le regard des femmes,
le dégoût pour ton teint blême, tu t'étais approché de leurs huttes, tu
voulais juste leur acheter un peu de lait, un peu d'eau, et elles te
chassent avec de grands gestes affolés comme un insecte répugnant.
Elles savent bien que c'est la maladie qui décolore la peau des Blancs,
que Dieu les préserve de leur contact.»
Dans le deuxième récit, qui s'intitule «Les Bâtisseurs» et qui se passe
un siècle plus tard, l'auteur raconte ce qu'il advient à deux enfants,
Ben et Fanny, dont la mère, devenue veuve, a démissionné de son emploi
pour ne pas céder aux avances de son chef d'atelier. Sans ressources,
elle croit bon de confier provisoirement ses enfants à des religieuses.
Les conditions de vie de ces enfants sont déplorables: peurs,
malnutrition, froid. Fanny redevient énurétique, on ne lave pas ses
draps, on la traite de pisseuse, on lui confisque sa poupée. Ben n'est
pas mieux loti, on lui tond le crâne qui se couvre de plaies, on
l'oblige à boire du lait, avec sa peau, qu'il régurgite, on lui fait
croire que sa mère est morte et on fait croire à sa mère qu'il est mort.
Bref, ces religieuses font tout pour rompre les liens entre les parents
et leurs enfants qui leur sont confiés. Elles emploient un moyen
imparable et ignoble pour les séparer définitivement. Elles les
expédient dans l'hémisphère sud où, considérés comme une main d'œuvre
bon marché, ils sont employés qui dans des fermes, qui sur des
chantiers, d'où le titre du récit.
Dans le troisième récit, qui s'intitule «L’Impossible Reconstitution de
l'Abbaye de Westminster», l'auteur raconte le voyage accompli par une
femme, qui, considérée comme une orpheline de la même manière que les
enfants du deuxième récit, a été déportée dans son enfance et qui,
aujourd'hui, voyage en relisant les journaux de Johann Ludwig
Burckhardt, en prenant la même direction que lui.
Cette femme voyage à bord d'un cargo, un porte-conteneurs, en
Méditerranée, en Mer Rouge. Ce voyage est l'occasion pour elle
d'évoquer sa famille, dont elle a surtout pris connaissance par des
cartes postales, par des lettres et par des photos mises dans des
cartons. Dans une boîte à biscuits elle a aussi retrouvé un puzzle, en
mauvais état:
«Comment savoir si toutes les pièces y étaient, comment être sûre
qu'aucune n'avait été perdue au cours des années, tombée par terre,
balayée ensuite par inadvertance et jetée au feu dans la cuisinière en
même temps qu'un vieux journal froissé sali par les épluchures de
pommes de terre, disparaissant sans retour parmi les boules de coke
incandescent et rendant à jamais impossible la reconstitution de
l'Abbaye de Westminster? »
Les voyageurs de Baudelaire s'embarqueraient volontiers sur la mer des
Ténèbres «avec le coeur léger d'un jeune passager». Ce n'est pas
vraiment le cas ici. Et la fin du poème peut-être éclaire, si j'ose
dire, le propos du roman, où la mort joue un rôle à la fois charmant et
funèbre:
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!
Blog de FRANCIS RICHARD
J. L. Burckhardt, jeune bourgeois de
Bâle né au XVIIIe siècle, entreprend au début du XIXe siècle un long
voyage vers l'Orient, vers les sources du Nil. Il a perdu en une vie
dissolue une bonne part de la fortune familiale bâtie sur un commerce
longtemps florissant. Ces pérégrinations deviendront peu à peu une
quête initiatique, un questionnement sur l'identité, la difficulté
d'exister entre problèmes de survie et relations complexes, parfois
très violentes, avec les pays traversés et leurs habitants. Les aléas
qui forment peu à peu la vie sont évoqués dans un savant mélange de
riches descriptions, de réflexions construites comme une adresse au
personnage par l'auteur et comme une sorte de méditation rêveuse à la
fois précise et hésitante sur le désir de connaître et de comprendre,
de changer de vie (et donc de langue, de rôle, de nom et de monde), de
trouver un havre, «une sorte de bonheur tout de même après toutes ces
années, et le loisir enfin de mettre au net les notes accumulées».
Apparaît alors le journal de bord de J. L. Burckardt, livre réel et
livre dans le livre: il sera sur la table de chevet d'un des deux
enfants de la deuxième histoire et la narratrice de la troisième
histoire mesure son propre cheminement à l'aune de cette lecture. Le
titre du récit, «Ta langue sera ta monture», trouve là tout son sens:
tant qu'un livre existe et trouve un lecteur attentif, la mémoire
continuera de se faire, de se défaire et se refaire à travers le temps.
L'effet que crée cette mise en abîme est féconde. Elle crée une sorte
de continuité chronologique entre les trois morceaux d'un puzzle
incomplet qui montre à la fois comment des vies singulières se
déroulent à chaque époque et comment chaque trajectoire révèle de
nombreuses parentés avec les autres. Le lecteur est fortement incité à
faire jouer la première histoire dans les deux autres et
réciproquement. Les miroitements éclairent la façon dont la fiction
nourrit notre appréhension du réel. Nos vies sont en partie faites des
histoires des autres et c'est peut-être ainsi que nous pouvons,
parfois, au détour d'un reflet, mieux nous comprendre.
Les deux enfants anglais de la seconde histoire, orphelins de père par
revers de fortune (mais de la classe ouvrière, contrairement à notre
voyageur des post-Lumières), sont envoyés en Australie à des fins de
colonisation. L'esprit de conquête de certains sur les terres (les
biens) et les esprits, se manifeste aux dépens de vies individuelles et
fragiles dont l'identité reste, là aussi, menacée et malléable à merci.
Le bateau sur lequel les deux enfants embarquent leur offre un beau
voyage vers un pays qu'on leur présente comme paradisiaque. Cette
lumineuse parenthèse est peut-être à l'origine de la révolte qui les
saisira lorsque le but de cette déportation, construire un nouveau
monde pour de nouveaux dominants, leur pèsera trop, lorsque le désir de
s'évader, d'être libre et autonome, prendra le dessus et les poussera à
risquer le pire ou le meilleur, la mort ou la vie. Fuir pour vivre,
enfin, encore une autre façon de voyager, la seule qui vaille? Se
mesurer à la solitude absolue ou rencontrer une oreille compatissante
reflètent encore la force des récits qui donnent à chacun, selon les
mots de Paul Ricœur, une «identité narrative», même trouée. «Les
bâtisseurs» contient moins d'interrogations philosophiques que le
premier récit, mais il est parcouru par chacune d'entre elles qui
résonneront dans le troisième. Celui-ci se révèle être la passionnante
et talentueuse chambre d'échos des deux précédents.
Il est intitulé «L'Impossible reconstitution de l'Abbaye de
Westminster», titre d'un puzzle retrouvé dans la maison parentale par
la narratrice, puzzle impossible à finir dont la description semble
être celle du roman que l'on est en train de lire:
«Il était là, inachevé, sur un grand plateau de bois, certaines parties
de l'image avaient été assemblées et isolées les unes des autres, cela
faisait comme des îles entre lesquelles flottaient quelques pièces
éparpillées, décourageantes tant elles se ressemblaient, toutes de la
même forme ou presque et de couleurs sombres, brouillées. [...]
comment être sûre qu'aucune n'avait été perdue au cours des années
[...]?»
De nombreux souvenirs, effacés en partie, campent en peu de mots de
nombreux personnages, font traverser au lecteur divers pays et époques,
nourrissent une épopée familiale, souvent tronquée, plus ou moins
précise. Par exemple, la relation très attachante d'un amour menacé par
la guerre de 14-18, suggéré par la lecture de cartes postales
elliptiques, atteste à la fois de l'importance des traces et leur
vulnérabilité. La narratrice, en même temps que le lecteur, reconstitue
des pans de mémoires individuelles, des bribes d'une histoire familiale
et plus largement collective. Peu à peu, elle tisse une réflexion
impressionnante sur les facettes contradictoires des désirs humains
tout en nous entraînant dans une dernière et étrange traversée sur un
monstrueux porte-containers qui semble rassembler tous les fils
symboliques de cette puissante construction romanesque.
La photographie de la couverture de La Mer des Ténèbres,
prise par Elisabeth Horem elle-même, illustre la troublante aventure de
ce bateau. Comme livré au hasard, tel un vaisseau fantôme, il
transporte des contenants fermés sur leurs secrets et laboure la mer
pour quelles conquêtes inutiles souvent, pour quelles échappées
nécessaires parfois? Même si quelques métaphores trop faciles ou
quelques incertitudes formelles affaiblissent parfois un style par
ailleurs d'une grande sensibilité, précise, inventive et généreuse, il
convient de saluer un ouvrage étonnant qui développe les qualités
exploratoires de la littérature dans une conclusion qui semble suggérer
que l'écrivain, s'il ose suivre des chemins moins courus, peut se
trouver en face d'une sorte de vérité, cruelle et douloureuse, d'où
sûrement une tristesse revendiquée, que le titre ne dément pas.
Elisabeth Horem réussit à faire jouer l'un sur l'autre et d'une manière
radicale les synonymes parfois si éloignés que sont les mots «attente»,
«quête» et «désir». Elle découvre et défend la nécessité de savoir
garder, accueillir ou même rechercher notre étrangeté à nous-mêmes:
celle-ci semble la seule garante d'un peu de liberté effective. Elle
fait magistralement apparaître les liens complexes et parfois terribles
qui existent entre désir de savoir et appât du gain, désir de
s'échapper et désir de demeurer, entre besoin d'identité et besoin
d'indépendance anonyme, entre forces naturelles et forces humaines qui
se conjuguent autant qu'elles se combattent. Et ce en proposant un
voyage imaginaire dans l'espace et le temps:
«Et moi j'aurais bien aimé m'en aller [...] ni trop vite ni trop
lentement parce que ce n'est qu'en se déplaçant dans l'espace ni trop
vite ni trop lentement qu'on peut donner une forme au temps, comme si
on l'avait rattrapé et qu'on avance à la même allure, sans jamais
s'arrêter, sans avoir désormais plus rien à craindre de lui, on
franchit les étendues comme de grands morceaux de temps qu'on jetterait
par la fenêtre avec cette sorte de liberté joyeuse qu'on gagne à se
mettre en danger, à se faire soi-même l'enjeu du jeu, on a l'impression
d'être enfin son seul maître - pour l'instant du moins, parce qu'on
sait bien qu'il nous attend au tournant, même pas ricanant, patient
seulement [...]»
Peut-être peut-on lire ces lignes comme une définition du roman, ainsi que de toute entreprise littéraire digne de ce nom.
La Mer des Ténèbres
habite longtemps la pensée après qu'on l'a refermé. Et toute évocation
de ce livre ravive une forte émotion tout en donnant de nouvelles
dimensions au réel, aux rapports que l'on entretient avec lui et avec
soi-même. Ils deviennent plus amples, plus complexes, et curieusement,
la tristesse, qui avait fini par se transmettre aussi au lecteur, s'en
allège d’autant.
FRANÇOISE DELORME, Viceversa Littérature
Le roman des périls
Le Proche-Orient, les ruines de Palmyre, Alep, Damas et le site antique de Pétra comptent parmi les étapes de La Mer des Ténèbres,
dernier livre d’Elisabeth Horem qui réunit trois fictions. Dans la
première, «Ta langue est ta monture», l’écrivaine franco-suisse raconte
les voyages de Johann Ludwig Burckhardt. Cet explorateur né à Lausanne
a visité une partie du Proche-Orient entre 1809 et 1815 en se faisant
passer pour musulman. Ce premier volet au ton âpre montre un homme sans
cesse sur ses gardes (il ne doit rien révéler de ce qu’il est, au
risque d’être tué), se déplaçant dans des conditions extrêmes entre
chaleur, froid, soif et faim, qui traverse donc sa «mer des ténèbres» à
sa façon. Cette métaphore relie les trois parties de l’ouvrage, la
dernière reprenant par ailleurs les fils des deux précédentes.
Qu’il s’agisse du danger au Levant, de la déportation outre-mer de deux
jeunes Anglais («Les Bâtisseurs») ou du périple d’une femme qui, à bord
d’un cargo, cherche oubli et apaisement sans vraiment les trouver
(«L’Impossible Reconstitution de l’Abbaye de Westminster»), les
différents protagonistes traversent tous des épreuves. Dans
«L’Impossible…», le voyage prend l’aspect d’une odyssée familiale,
quête de compréhension d’une histoire ancienne dont subsistent
seulement quelques traces: des lettres de la Grande Guerre, une vieille
femme rescapée du passé, un monument en bronze dédié aux déportés,
voire une stèle funéraire rappelant qu’en 1817, l’intrépide Helvète
Burckhardt est mort au Caire à 32 ans…
Le livre marque par sa ligne narrative qui conduit le lecteur au cœur
du drame. L’auteure a recours à de longues phrases qui s’enrichissent
de précisions, de reformulations, comme une révélation qui s’opère
petit à petit et que rien ne pourra arrêter. La «mer des ténèbres» doit
être une étape, et non un cul-de-sac, suggère-t-elle dans ces trois
fictions.
MOP, Le Courrier
Trois récits, un roman.
« Ta langue est ta monture » emmène le lecteur au Levant, sur les
traces d’un voyageur suisse au début du XIXe siècle. « Les Bâtisseurs »
raconte l’histoire de deux enfants anglais déportés à l’autre bout du
monde pour y faire souche et consolider l’Empire. Enfin, dans «
L’impossible reconstitution de l’Abbaye de Westminster » – qui est
aussi un roman familial – une femme, de nos jours, cherche à surmonter
son désarroi en s’embarquant sur un cargo – mais cette traversée sera
tout sauf apaisante. Ce dernier récit reprend les fils qui couraient
dans les deux premiers, révélant entre leurs personnages si différents
une parenté dont la clef se trouve peut-être dans le vers de Baudelaire
cité en exergue : ils ont tous eu à traverser leur « mer des
Ténèbres ». Chacun à sa manière.
Un extrait du roman:
«Pour moi non plus il n’y avait rien sur l’Afrique, ou si peu de chose.
Des forêts sombres, affreuses, sous une lumière hachée par l’hélice
d’un hélicoptère, le bruit du moteur, rythmé, violent, et celui plus
doux de l’air brassé, frik-frik-frik-frik-frik-frik, l’hélice –
l’hélicoptère représenté, résumé par cette hélice – toujours vue de
dessus, comme si le regard embrassait à la fois l’hélicoptère et la
forêt, trace de quel souvenir, de quel film, de quelle image ? Ou encore
des plaies assaillies par les mouches, des pelages tressaillant sous le
fouet de la chaleur sur quelque marché indigène et le soir des colonnes
frémissantes, immatérielles, s’élevant dans l’air couleur de
pistache pour s’évanouir et retomber en neige soyeuse d’insectes morts.
Aucun souvenir de ma prime enfance africaine tranchée net par le retour
en métropole. Je me rappelle un appartement vide qui sentait la
peinture et le plaisir trouble à enfoncer mon pouce lentement dans le
mastic frais autour des fenêtres, creusant avec délices dans cette pâte
à modeler vierge des cratères dont les bords craquelés s’encrasseraient
de poussière avec les années, aucun autre souvenir en deçà de ce
plaisir à imprimer dans le mastic odorant la marque de ma présence
comme une signature dans ce qui allait être ma chambre jusqu’à l’âge de
dix-huit ans, aucun souvenir de ce qui avait précédé, de cette période
africaine dont les fantômes toutefois continueraient de planer dans
l’appartement de banlieue comme la fumée des cigarettes qu’allumait
mon père l’une après l’autre.»
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