Il
y a vingt ans qu’Émile Typhon, le voleur aux évasions multiples, est
mort, bizarrement suicidé dans sa prison. Mais tout le village fait de
petites gens englués de rites et de monotonie, se souvient. Il reste,
bien cachées sous les strates de l’existence, la mémoire d’un ciel de
liberté qu’il leur a appris, des mots avec lesquels il expliquait qu’il
valait mieux «être que paraître», que «la vie est une fête, un jeu
permanent où il faut désapprendre les règles inculquée dès notre
naissance qui disent que la soumission, la souffrance et la culpabilité
sont inhérentes à l’existence». Son oeuvre accomplie, Émile est parti
vers un destin qu’il a choisi, comme s’il n’avait plus rien à faire
dans ce monde.
«Une main invisible tournait la manivelle du temps» et l’auteur nous
conte, dans un style à la fois sobre et riche, agrémenté de quelques
helvétismes bien choisis, quelles traces Émile a laissées dans ce pays
un peu trop propre et bien rangé.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Dans tous les sens
Sous le drapeau à croix blanche
La diversité de la littérature suisse témoigne d’une bonne santé, ses auteurs affichent une imagination foisonnante
Sous le drapeau à croix blanche, la littérature n’est décidément que
surprises et propos soutenus par des écritures solides, parfois
esthétiques, quelquefois humoristiques, une nouveauté au pays de
Guillaume Tell. Promenons-nous dans les pages de quatre auteurs fort
différents les uns des autres.
Dans la région jurassienne, entamons une lecture de Thierry Luterbacher
de Péry-Reuchenette, qui vit aujourd’hui à Romont, non loin de Bienne.
Évasion à perpétuité,
son cinquième récit, est un portrait romancé, donc falsifié, de Walter
Stürm, le roi de l’évasion suisse, pour qui même les juges avaient de
la sympathie. Stürm le flambeur finira pas se suicider en prison en
1999 à l’âge de cinquante-sept ans. Sa vie n’a été que barreaux et
cavales, grosses bagnoles et braquages. Pas d’arme, il n’aimait pas.
Luterbacher s’est inspiré de ce personnage de légende pour créer sa
«bande du Foyard… Odile, Angèle, Louis, Arthur, Théodore, Philippe,
Thomas, Paul, Lison, Joseph, Margaux, Émile…». Onze gosses aimantés par
la personnalité d’Émile Typhon, qui sait d’instinct illuminer leur
banale existence. Grâce à lui, la médiocrité est gommée, chacun vit une
intensité insufflée par la présence de ce personnage, qui sera bientôt
un truand magnifique. Les femmes l’attendent, frémissantes, les hommes
l’admirent. Mais nul n’est éternel, lorsqu’Émile disparaît, que
deviendront les onze survivants de la bande, privés de l’énergie vitale
qui transformait l’ordinaire en extraordinaire? L’auteur joue
habilement de la plume pour leur tailler à tous un destin sur mesure.
Écrit avec entrain – qui fait passer les pages de morosité d’êtres sans
consistance – le roman de Luterbacher dénonce malgré lui une certaine
Suisse propre en ordre, traditionnelle, toujours à l’heure, où respirer
apparaît déjà comme un début d’aventure. (…)
BERNADETTE RICHARD, Le Quotidien jurassien
Évasion à perpétuité
Présentation
Le village aimait Émile Typhon comme le fruit défendu. Le seul à ne pas
avoir été à l’envers des rêves, le seul qui avait osé défier le rail
tout tracé d’avance et braver la résignation qui éduquait les gens à
coups de «à quoi bon, il n’y a rien à faire». Il avait rendu le village
célèbre en devenant un mythe et même ceux qui ne juraient que par le
droit chemin éprouvaient de la fierté en lisant les récits du roi de
l’évasion dans le journal, en écoutant les nouvelles de la chasse à
l’homme à la radio, en regardant au téléjournal la banque ou la
bijouterie victime de son dernier braquage. Il était la vengeance du
village et de l’insoutenable médiocrité du quotidien. Du plus humble au
plus puissant, il suffisait de voir Émile Typhon pour l’aimer, il
rendait les gens magnifiques et les persuadait que leur ordinaire était
extraordinaire. Lorsque la «Bande de la cabane du Foyard» pensait une
chose impossible, il y avait toujours eu Émile, le Fils du ciel, pour que tous croient que la vie s’invente à chaque pas.
Extrait
Dans le village, il n’y avait qu’Émile pour inventer la vie. Il était
là pour chacun, grand ou petit, à chaque fois que la désolation
s’emparait d’une tête. Sa présence dissolvait l’ennui, anoblissait
l’existence de celui qui se pensait moins que rien, persuadait de sa
beauté celle qui se trouvait laide. Il suffisait de rencontrer Émile et
un quelque chose d’indéfinissable enchantait la journée la plus morose.
En quelques mots, il donnait à croire que chaque pas pouvait
ressusciter un amour défunt, que chaque instant était porteur d’une
liberté inattendue, et que chaque pensée était enfant de rêve. Émile
sacralisait les anonymes, les forçats de la routine, celles et ceux qui
se croyaient dévolus à la médiocrité, qui avaient abandonné l’espoir
d’une autre vie. Le miracle d’Émile, c’est qu’il rendait les gens
extraordinaires, il avait une grâce qui, le temps de sa présence, les
transformait en la personne qu’ils auraient tant voulu devenir. Lorsque
Émile avait une idée pour celui qui ne savait plus comment se sortir de
la mouise, il ne la formulait pas, mais n’avait de cesse que l’idée
devienne celle de l’autre.
La bande s’était constituée naturellement autour d’Émile dès la petite
enfance. Il leur inventait une terre des merveilles, le pays où l’on
s’ennuyait ailleurs, là où régnait l’Hêtre humain, l’arbre frère qui
abritait la cabane du Foyard.
La bande du Foyard… Odile, Angèle, Louis, Arthur, Théodore, Philippe,
Thomas, Paul, Lison, Joseph, Margaux et Émile. Pour être de la bande du
Foyard, il fallait marauder aux grands un quelque chose qui devait
servir à construire ou à décorer la cabane.
Odile qui avait été allaitée au sein de la vertu anabaptiste, et pour
qui voler était un péché, a trouvé son salut dans la récolte des
cheveux d’ange sur les sapins de Noël abandonnés. «Ça, c’est du
réfléchi», avait dit Émile, «elle a volé sans voler!»
Angèle révélait sa tragédie par une offrande, une mèche de cheveux de
son père que sa mère portait dans un pendentif. Angèle l’avait
remplacée par l’une des siennes. Elle avait procédé à l’échange pendant
que sa mère dormait, dérobant le pendentif de dessus de la table de nuit
en tremblant de peur. C’était pour Angèle la seule manière d’être
portée sur le cœur de sa mère. Maintenant, lorsqu’elle était battue,
Angèle voyait sa mèche qui se balançait sur la poitrine de sa mère et
elle souriait aux coups. Elle obligeait sa mère à l’aimer malgré elle,
et elle s’appropriait l’amour de son père qui avait pris la fuite. En
offrant cette mèche de cheveux, Angèle offrait sa part la plus intime.
Émile lui avait fait croire à sa beauté quand sa mère et son miroir ne
cessaient de lui répéter qu’elle était laide.
L’auteur
Né en 1950, à Péry-Reuchenette, dans la partie francophone du canton de
Berne (Suisse), Thierry Luterbacher est journaliste, réalisateur,
auteur, metteur en scène de théâtre, artiste-peintre et père de trois
enfants âgés de quinze, vingt-deux et vingt-sept ans.
La route. Il la prend à dix-sept ans pour aller vivre et travailler dans les
kibboutz, en Israël. Revenu en Suisse, il suit le cours préparatoire
des Beaux-Arts, à Bâle. En 1972, il reprend la route au volant d’un
Ford Transit aménagé et, «en bon hippie», parcourt le monde. Sa vie de
bohème est racontée dans Le Sacre de l’inutile (Bernard Campiche Éditeur).
Le déclic créateur. Il se produit à la lecture du Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier. Avec son premier roman, Un cerisier dans l’escalier, Thierry Luterbacher remporte le Prix Georges-Nicole en 2001.
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«J’ai une gueule d’ananar»
Avec Évasion à perpétuité,
c’est une histoire d’amitié et de liberté que nous livre Thierry
Luterbacher. La liberté de devenir ce que l’on veut être et de ne pas
vivre à l’envers de ses rêves. Un roman à savourer page après page.
Coopération. Le titre de votre dernier roman, Évasion à perpétuité, est désarçonnant: la perpète, c’est pour les condamnés, non?
Thierry Luterbacher. Ce roman est très librement inspiré de la vie de Walter Stürm (ndlr: un braqueur célèbre dans les années 1980-1990, surnommé «le roi de l’évasion», mort en prison le 13 septembre 1999).
En découvrant son histoire, j’avais l’impression que sa vie n’était
satisfaisante, enivrante, que lorsqu’il rêvait d’évasion entre quatre
murs. J’ai romancé le personnage et je l’ai appelé Émile Typhon.
En guise d’épigraphe, vous citez Léo Ferré, qui se voulait anarchiste, et Bob Dylan: êtes-vous anarchiste?
Complètement. J’ai une «gueule d’ananar»! Il y en a un sur cent mais
ils existent, comme disait Léo Ferré. Du reste, ce n’est pas un hasard
si j’ai appelé mon plus jeune fils Léo. J’ai toujours en moi ce
bouillonnement qui m’amène à me révolter contre l’injustice. Et cela
depuis l’enfance. Je suis devenu anarchiste comme d’autres naissent
avec des yeux bleus. J’exècre le pouvoir qui mène à l’injustice.
Même un pouvoir de gauche?
D’un point de vue strictement social, il est évident que je partage des
idées de gauche. Malheureusement, l’histoire de l’humanité me prouve
que les gouvernements de gauche se sont fait récupérer par le pouvoir
qu’ils se sont donné et qu’ils oublient bien vite leur engagement pour
les plus faibles de notre société.
Regardez ce que sont devenues les révolutions… Elles se sont terminées
dans des bains de sang et le pouvoir a repris sa marche. Le pouvoir de
l’argent mais aussi le pouvoir pour le pouvoir. L’idéalisme n’a aucune
chance contre la realpolitik.
Walter Stürm était-il un anarchiste?
La rébellion de cet homme m’a impressionné. Même si, à l’époque, il a
été récupéré par des mouvements gauchistes qui ont manifesté en son
nom, il n’était pas politisé. Walter Stürm aimait les femmes et les
grosses bagnoles. Ce n’était pas l’anarchiste-braqueur comme l’ont été
les membres de la bande à Fasel. Eux prônaient un idéal anarchiste.
Lui, pas du tout. Il l’était «à l’insu de son plein gré» (rires). Ce que je retiens de lui, c’est qu’il n’a jamais tué personne.
Votre livre résonne aussi comme un hymne à l’amitié...
Bien sûr. Les douze amis d’enfance de la «bande du Foyard» se
retrouvent dans un désert affectif à la mort d’Émile Typhon. Ils se
sentent perdus parce que «l’écumeur céleste» les faisait «s’envoler»,
les rendait extraordinaires. Il rendait l’ordinaire extraordinaire. Ils
ont perdu cette rampe de lancement qui les faisait naviguer dans leurs
rêves et dans ce qu’ils auraient tellement voulu devenir.
Dans Évasion à perpétuité, vous opposez deux mondes: l’un monotone et terne, l’autre libre. Mais tous deux ne sont pas sans risques...
Bien entendu. Nous ne vivons pas dans un paradis mais dans une société
qui bat en brèche nos rêves. Je me rappelle une très belle phrase de
1968 – que j’ai vécue très intensément – qui disait: «Même si on nous
promettait le paradis, nous le refuserions. Car nous voulons le
prendre.»
Alors vous invitez le lecteur à briser les carcans et à vivre ses rêves?
Le carcan réside parfois dans le fait que les gens ne deviennent pas ce
qu’ils auraient tant souhaité devenir. Ils vivent souvent à l’envers de
leurs rêves d’enfance ou de leurs vingt ans. C’est ce qui est arrivé
aux membres de la bande du Foyard. Cette espèce de parenthèse de vie
qu’a représentée Émile Typhon leur a permis de croire qu’ils pouvaient
devenir ce qu’ils désiraient ardemment être.
Faut-il vivre en rupture avec la société pour être libre?
Je ne crois pas que l’on puisse vivre en rupture avec la société, à
moins de choisir d’être un ermite. La rupture, c’est vivre l’instant
présent de toutes ses forces, de toutes ses facultés, et se laisser
aller à l’extraordinaire. C’est accepter que, chaque jour, la vie nous
invente pas à pas. La rupture consiste à être ce que l’on pense et à ne
pas vivre à l’envers de ses rêves.
Il y a une dimension christique
chez Émile Typhon: il apporte espoir et réconfort et, surtout, il dit:
«Je vous donne ma paix»... Pourquoi cette référence au Christ?
Je prends le Christ dans sa dimension d’homme qui s’est élevé contre un
empire et des croyances fortement établies en prônant l’amour. C’est ce
personnage-là qui m’intéresse. Il pourrait revenir cent fois sur terre,
il se retrouverait à chaque fois en prison. Qu’on ait voulu en faire
Dieu ou le Fils de Dieu ne m’intéresse pas. Émile Typhon est un
Christ-braqueur qui offre la rédemption en se chargeant des rêves
inachevés du monde.
Portrait
Anar et bourlingueur
Wanted. Thierry
Luterbacher est né le 29 juin 1950 à Péry-Reuchenette (Jura bernois).
Il est journaliste, écrivain, réalisateur, metteur en scène de théâtre,
artiste peintre et père de trois enfants âgés de quinze, vingt-deux et vint-sept ans.
La route. Il la prend à dix-sept ans pour aller vivre et travailler dans les kibboutz, en Israël.
Revenu en Suisse, il suit le cours préparatoire des Beaux-Arts, à Bâle.
En 1972, il reprend la route au volant d’un Ford Transit aménagé et,
«en bon hippie», parcourt le monde. Sa vie de bohème est racontée dans Le Sacre de l’inutile (Bernard Campiche Éditeur).
Le déclic créateur. Il se produit à la lecture du Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier. Avec son premier roman, Un cerisier dans l’escalier, Thierry Luterbacher remporte le Prix Georges-Nicole en 2001.
JEAN PINESI, Coopération
Évasion à perpétuité
de Thierry Luterbacher offre au lecteur une peinture à l’acrylique de
l’écrivain. Cette toile concrétise les concepts d’évasion et de
manumission avec lesquels le romancier joue dans tout l’ouvrage qui
constitue un véritable hymne à la liberté, à l’amitié, à la vie. Deux
poissons, un rouge et un bleu, symboles d’une liberté totale, nagent en
plein air. Cernés par la luminosité du jour, ils se détachent, lignes
courbes et souples, à l’extérieur de l’obscurité, hors d’un intérieur
fermé par les lignes droites et rigides d’une fenêtre et d’une porte
sombres. Ce petit fretin ne représente-t-il pas Émile Thyphon, le héros
absent intensément présent du roman en perpétuelle quête de liberté?
Évasion à perpétuité évoque la «la bande du Foyard…Odile, Angèle, Louis, Arthur, Théodore, Philippe, Thomas, Paul, Lison, Joseph, Margaux et Émile.», un groupe d’amis fidèles et dévoués qui «s’était constitué () naturellement autour d’Émile dès la petite enfance».
Le lecteur voit, entend Émile à travers la voix et les yeux présents et
passés de ses amis, à travers leurs bribes de vie simple, laborieuse et
surtout monotone sans lui. Émile est un hors-la-loi. Cependant, il «n’(a) jamais tiré sur personne». Il agit pour « la beauté du geste», pour se prouver qu’il est libre et pour le rester. «Voler (…). Un beau mot, pensait-il, un sens complète l’autre. Voler en volant…». Assailli de défis, Émile refuse d’être sous l’emprise des carcans de la société, de ses contraintes arbitraires: «il
est moins dur à payer que de passer sa vie sur du vide derrière un
bureau ou une chaîne de montage… c’est ça la prison à vie. Moi, si je
suis condamné à perpétuité, c’est à l’évasion.» Mais surtout Émile, pour les habitants de son village, pour ses amis, est un «mythe». Un simple de ses regards apporte réconfort, bonheur. Émile transfigure le réel et les êtres: «Les yeux d’Émile disaient qu’il suffisait de croire que la vie pouvait être extraordinaire pour qu’elle le devienne.» Il existe tout un pouvoir rédempteur, salvateur chez ce hors-la-loi doté d’«une aura mystérieuse». «Sa
présence dissolvait l’ennui, anoblissait l’existence de celui qui se
pensait moins que rien, persuadait de sa beauté celle qui se trouvait
laide. Il suffisait de rencontrer Émile et un quelque chose
d’indéfinissable enchantait la journée la plus morose. (…) Émile sacralisait les anonymes, les forçats de la routine…» «Le miracle d’Émile, c’est qu’il rendait les gens extraordinaires».
Paradoxalement, tout un aspect christique règne en lui. Comme le
Christ, Émile apporte la joie, l’espoir, le réconfort, le soutien. Il
aide les plus démunis. Les nombreuses connotations religieuses le
concernant («Émile était le paradis et auprès de lui, on devenait le paradis. Les limites du bien et du mal disparaissaient») insistent sur cette personnalité généreuse, altruiste, opposée à la morale traditionnelle de la société: «il affranchissait chacun des lois immuables de la contrainte, de la morale, de ce qui se faisait et de ce qui ne se faisait pas». Les derniers mots d’Émile sont même ceux de Jésus: «Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix.».
Le narrateur insiste maintes fois sur cet aspect rédempteur: «La
rédemption n’était pas pour Émile de porter l’iniquité de nous tous
mais de nous délivrer en se chargeant des rêves du monde.»
Dans cet ouvrage où les valeurs sont inversées, une écriture poétique («…la
broderie du gel (…) enrobait les arbres dénudés avec, au-dessus,
l’espace immense aux fondus gris et bleus vibrant de cristaux») et une écriture blanche s’imbriquent, rythmées par des lambeaux de chansons («tout doucement sans faire de bruit»), parsemées de quelques mots familiers qui font dérailler le texte en introduisant une note réaliste. Évasion à perpétuité
de Thierry Luterbacher est un livre plein d’espoir et de beauté car il
parle de l’amitié lointaine d’un groupe de jeunes épris de liberté.
ANNIE FOREST-ABOU MANSOUR, L’Écritoire des muses
«Je suis un menteur»
Thierry Luterbacher, auteur d’Évasion à perpétuité, son cinquième roman, et Bernard Campiche, son éditeur, évoquent l’avenir du livre mardi prochain à Bienne.
«D’habitude, Bernard me dit toujours: “Tu sais, si tu veux, on peut le
publier comme ça.” Je déteste ça», explique le romancier Thierry
Luterbacher. «Pour la première fois, il ne l’a pas fait.»
Langage
Assis à ses côtés, l’éditeur éclate de rire. La complicité entre les
deux hommes est évidente. «Il y a une progression très nette dans
l’écriture de Thierry et je pense qu’Évasion à perpétuité
est vraiment son meilleur roman.» Pour Thierry Luterbacher, «un
écrivain considère toujours que son dernier roman, voire le prochain,
est le meilleur. Mais je pense avoir vraiment trouvé un langage, un
style.»
Charisme
Deux événements, deux commandes, sont à l’origine de ce roman. Un
magazine a d’abord demandé à Thierry Luterbacher d’écrire une nouvelle
sur le thème du passé. «J’ai commencé à écrire l’histoire d’une femme,
Odile, sans savoir où cela allait me mener.» Puis le réalisateur
Jean-François Amiguet a demandé au romancier rominat d’écrire le
synopsis d’un futur film sur le «roi de l’évasion» Walter Stürm. «Mon fils Roman s’est chargé des recherches.»
Le parcours du bandit ne pouvait que fasciner Thierry Luterbacher.
Walter Stürm jure ne jamais s’être servi d’une arme à feu parce que,
lors de son premier braquage, une vieille femme, pas du tout
impressionnée, avait répondu «Je n’ai pas le temps, je dois aller
manger» alors que le bandit braquait son pistolet sur elle. L’arme principale de Stürm, c’était son incroyable charisme, qui lui
permettait de s’évader encore et encore de prison et qui lui a toujours
valu la sympathie du public. «Même ses ennemis, comme certains juges,
avouaient l’aimer.» Thierry Luterbacher raconte que Stürm avait un jour
cambriolé un poste de police et volé son propre dossier. L’anecdote
l’amuse beaucoup.
Dans Évasion à perpétuité,
le bandit s’appelle Émile Typhon. Mais il n’est présent qu’à travers
les souvenirs de douze personnes qu’il a autrefois côtoyées. «Je ne
voulais pas faire une biographie. Déjà en rédigeant le synopsis, je
devais me brider. Je suis un raconteur d’histoires, un menteur.»
Thierry Luterbacher s’essaie ici au roman choral: de nombreux
personnages dont les destins s’enchevêtrent, «un peu comme dans les
films du réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu». Émile est
un roi de l’évasion aimé, adoré, par ceux qu’il côtoie. «Il prend sur
lui les rêves inachevés pour donner la liberté de rêver aux gens, ils
les rend beaux, les fait s’envoler, les sublime.»
Avenir
L’association Présences a
invité éditeur et auteur à évoquer «Le livre au présent et au futur»
mardi prochain à Bienne. Un thème forcément cher à l’éditeur vaudois.
«En 1987, quand j’ai acheté mon premier ordinateur, on m’a assuré que
l’édition était foutue», se souvient celui qui vient de fêter les 25
ans de sa maison d’édition. S’il dit ne rien avoir contre les livres
électroniques, Bernard Campiche préfère le beau papier, et fait de son
mieux pour publier des livres de qualité. «Il est très rare de trouver une faute d’orthographe dans un roman
publié chez Campiche», s’enthousiasme Thierry Luterbacher. Une qualité
loin d’être anecdotique, quand le dernier prix Goncourt est truffé de
coquilles. Bernard Campiche refuse également de publier à compte
d’auteur, contrairement à nombre de ses concurrents: «Je ne pourrais
pas travailler sereinement avec un auteur qui me paie pour être
publié.» Le secret de sa réussite réside probablement dans cette envie
de faire bien, dans cette complicité avec ses auteurs. Et tant que des
éditeurs auront cette envie de faire et de rendre beaux les romans qu’ils
publient, l’avenir du livre est assuré. RAPHAËL CHABLOZ, Biel/Bienne Prix de la Liberté
On l’appelait la «bande du Foyard». Une dizaine de jeunes gens du
village, réunis autour d’Émile. Soit Émile Typhon, le chef, le meneur
charismatique, un de ces types qu’on a envie de suivre au bout du
monde. Sauf qu’Émile est en fuite perpétuelle, poussé par sa révolte et
son refus des carcans.
En s’inspirant de la figure de Walter Stürm (surnommé «le roi de
l’évasion», mort en prison en 1999), le Jurassien bernois Thierry
Luterbacher signe un magnifique portrait (souvent en creux) d’homme
libre. L’auteur d’Un cerisier dans l’escalier
(2001) tisse avec finesse des liens entre passé et présent, retraçant
le destin des membres de la bande. Admirablement construit, Évasion à perpétuité
est balayé par le souffle de cet Émile insaisissable et magnétique qui
affirmait: «Je suis pour le soleil levant, le soleil couchant et les
forêts profondes.»
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
La beauté du voleur de rêves
L’écrivain et journaliste Thierry Luterbacher a décidément la plume prolixe: son cinquième roman, Évasion à perpétuité
vient de sortir de presse, aux éditions Bernard Campiche. S’il
s’inspire ouvertement de la vie de Walter Stürm, ce titre astucieux
dépasse allègrement les frontières du simple hommage à celui qui mit la
Suisse en émoi pendant plus de deux décennies. En façonnant de sa plus
belle glaise son personnage principal, Émile Typhon, l’écrivain
transcende la figure mythique du «Roi de l’évasion» jusqu’à le muer en
un «Christ braqueur» aussi charismatique qu’attachant. Rien ne prédestinait pourtant le fantôme de Stürm à s’asseoir à la
table de Thierry Luterbacher: «J’ai commencé d’écrire ce livre en
planchant sur la thématique du passé, qui m’avait été proposée par un
magazine m’ayant commandé une nouvelle. Je suis parti du personnage
d’Odile puis, suite à une discussion avec le réalisateur Jean-François
Amiguet, la figure de Walter Stürm s’est imposée d’elle-même.» La suggestion de l’ami cinéaste Ami de longue date de l’écrivain, Jean-François Amiguet lui propose
alors de participer à la création d’un synopsis portant sur l’histoire
du Robin des Bois helvétique. «À ce moment-là, je n’avais pas de temps
à consacrer à ce projet. J’ai donc demandé à mon fils Roman de procéder
à des recherches sur Stürm. Quelques mois plus tard, il a livré un
dossier fourni, dont je me suis inspiré pour la rédaction de mon
roman», poursuit Thierry Luterbacher. Si l’observateur averti
reconnaîtra quelques épisodes «stürmiesques» dans les pérégrinations
d’Émile Typhon, l’histoire de ce brigand des cœurs n’en est pas moins
purement romanesque. Tel le Christ au milieu des apôtres, Émile Typhon est l’épicentre de la
«bande de la cabane du Foyard», dont les onze membres (parmi eux la
fameuse Odile) ont été plus ou moins cabossés par la vie pendant les
vingt ans qui ont suivi leur rencontre avec Émile, et surtout la mort
de cet ami pas comme les autres. «Mon personnage principal est un
passeur de rêves, il embellit les gens qu’il côtoie, les emmène vers la
rédemption», explique Thierry Luterbacher, qui met dans la bouche
d’Émile des sentences aussi définitives que troublantes, à l’instar de
celle-ci: «Je suis pour le soleil levant, le soleil couchant et les
forêts profondes.» L’on ne s’étonnera guère que l’auteur ait puisé cette matière aux
accents mystiques dans les textes apocryphes: «En fouillant sur
internet, j’ai découvert des merveilles pourtant censurées dans la
Bible. Ce qui ne m’a pas étonné outre mesure, ces écrits mentionnant
souvent la compagne du Christ, une thématique évidemment peu prisée par
l’Eglise... Je me suis aussi plongé dans la culture amérindienne, qui
me fascine depuis toujours.» Nimbé de l’aura d’un Sauveur aussi
universel qu’épicurien, Émile Typhon change d’une poignée de mots la
vie de ceux qu’il côtoie, à l’image d’Odile, ouvrière engoncée dans un
morne quotidien dont il parvient à briser d’une seule étreinte la
ponctualité maladive. «De même, les gens ne pouvaient pas s’empêcher
d’aimer Walter Stürm, qui écrivait énormément, que ce soit à ses juges
ou à ses avocats», ajoute l’écrivain. Émile bouscule un à un tous les membres de la bande du Foyard, autant
de personnages dans lesquels Thierry Luterbacher a saupoudré un peu de
son âme. Un sourire malicieux aux lèvres, l’auteur admet une
ressemblance plus aiguë avec Thomas Ribeau, ce solitaire «sachant
accueillir le spleen, lui dire bonjour ou bonsoir», ce plumitif qui
dresse les portraits des quidams dans le journal local, aimant «à
donner de la splendeur à de petites vies grises rongées par l’usure»,
un Thomas dont l’appartement est toujours impeccablement rangé et qui
ne supporte pas de voir traîner la vaisselle sale. «J’avoue que ces
aspects-là du personnage me ressemblent beaucoup, concède Thierry
Luterbacher. Si je suis anarchiste dans la tête, j’ai besoin d’ordre au
quotidien. Les femmes de ma vie sont d’ailleurs toujours épatées
lorsque je leur propose de laver et de repasser leurs vêtements...» En
toute logique, la Graine d’ananar de Léo Ferré a été choisie par
l’auteur en guise d’épigraphe, lui qui recommande par ailleurs se
savourer le regretté chansonnier français en lisant son roman. La
garantie d’une belle évasion littéraire.
Le cas Walter Stürm
Le 13 septembre 1999, Walter Stürm est retrouvé mort dans sa cellule de
la prison cantonale de Frauenfeld. À cinquante-sept ans, il se retrouve
une nouvelle fois derrière les barreaux pour avoir attaqué une banque
de Horn, en Thurgovie, un délit dans lequel il niera toujours être
impliqué. Celui que toute la Suisse surnomme depuis des années «le Roi
de l’évasion» se serait suicidé en s’étouffant avec un sac plastique.
L’un de ses anciens avocats, Me Jean-Pierre Garbade, mettra
immédiatement en doute ce modus operandi: «On ne se suicide pas comme
ça avec un sac en plastique, c’est impossible. A-t-il laissé au moins
un ultime message? Stürm n’était pas le genre de type à s’ôter la vie
comme ça», réagit-il dans la Tribune de Genève du 14 septembre 1999. Simple truand pour les uns, Robin des Bois helvétique pour les autres,
Walter Stürm aura tenu tout le pays en haleine entre 1970 (sa première
évasion) et 1995, date de sa dernière arrestation. Multipliant les vols
et les braquages (mais n’usant jamais de violence face à autrui), il
s’évadera à de nombreuses reprises des geôles suisses et françaises,
usant de déguisements afin d’échapper à la police. Il saura si bien
changer de peau que l’une de ses maîtresses, découvrant à ses côtés un
avis de recherche le concernant à la télévision, n’établira aucun
rapport entre l’homme qui partage son lit et le repris de justice qui
mobilise les forces de l’ordre de tout le pays, allant même jusqu’à
s’étonner que «ce Walter Stürm soit toujours en fuite»... Non sans
humour, il laissait parfois des messages à ses geôliers avant de se
faire la belle. En 1981, le jour de Pâques, il leur adresse ainsi ce
billet: «Je suis parti chercher des œufs...»
ISABELLE GRABER, Journal du Jura
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Sagesse du voleur et grisaille des jours
La grisaille contre la promesse entrevue d’un monde meilleur. Tel est
le deal que l’écrivain bernois francophone Thierry Luterbacher propose
dans Évasion à perpétuité.
Inspiré de la vie de Walter Stürm, le roi de l’évasion, déguisé sous
les traits d’Émile Typhon, ce roman rapproche deux conceptions
opposées: la monotonie d’un train-train sans surprise et le rêve d’une
existence libre, mais en marge des lois. Au lecteur de choisir son
camp, en sachant, et l’auteur le suggère afin de susciter un certain
malaise, que ni l’un ni l’autre n’est satisfaisant.
Porté par un style très écrit qui assume son caractère suisse au
travers d’helvétismes épars, ce roman interroge le lecteur: «Te
donnes-tu les moyens de tes rêves les plus fous?» En la matière, Émile
Typhon joue un rôle de pivot. C’est un voleur virtuose, mais aussi un
sage, à la fois père et grand frère, capable de révéler à eux-mêmes les
membres de l’équipe du Foyard, ses complices fidèles, qui ont eu
l’occasion de connaître avec lui un coin de ciel bleu.
Ce coin de ciel bleu contraste avec l’existence de chacun. L’auteur la
présente comme une grisaille mâtinée de déterminisme. L’action d’Évasion à perpétuité
se déroule dans une petite ville sans attrait, où la vie étriquée de
tous, ouvrière à la chocolaterie, notaire empesé ou facteur sur son
boguet, masque de lourds secrets qui suscitent de profondes
culpabilités. Tenté de rêver avec Émile Typhon, homme aux huit évasions
de prison spectaculaires, le lecteur se retrouve obligé de se
reconnaître dans cette grisaille qui est, peu ou prou, le miroir odieux
de ses propres jours.
Ce face-à-face est peut-être la métaphore d’une certaine Suisse,
embourbée dans l’ornière de ses routines, maladivement ponctuelle à
l’instar de ses trains ou du personnage d’Odile, mais n’ayant jamais
renoncé à sortir du cadre étroit qui lui est assigné. Et si, en la
matière, c’était un voleur qui montrait la voie? DANIEL FATTORE, La Liberté
— On passe maintenant à Évasion à perpétuité, de Thierry Luterbacher. Un joli titre, qui peut s’interpréter de différentes manières… — Absolument. D’ailleurs l’ambiguïté reste entière dans tout le livre
où les morts sont souvent beaucoup plus vivants que les vivants. C’est
Émile Typhon, le «roi de l’évasion», qui inspire ce titre, lui qui a le
don, comme l’écrit l’auteur, «d’embellir les êtres qu’il côtoie», au
sens propre et figuré, «de rendre extraordinaire l’ordinaire». Et puis
à ses côtés, on trouve toute une galerie de personnages marginaux,
intemporels, un peu un «mix» entre les petites gens de chez Zola, ou
certains villageois un peu givrés qu’on trouve chez Marcel Aymé par
exemple. Thierry Luterbacher a été très remarqué avec son premier roman
qui s’appelait Un cerisier dans l’escalier,
ça lui avait valu pleins de prix littéraires: le Prix Georges-Nicole en
2001, le Prix Saint-Valentin du meilleur roman d’amour en 2002, un prix
français, il est à côté de ça auteur de théâtre, metteur en scène,
réalisateur et peintre. Et tout ça se mêle très bien dans son écriture
qui est à la fois poétique et organique, mais aussi plutôt engagée. Pas
étonnant, dans ce cas, que Thierry Luterbacher ait fait un film sur Michel Bühler.
GENEVIÈVE BRIDEL, Quartier livres
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D’Émile et des siens
Grand chemin. Émile a braqué
des banques, fauché des bagnoles, nargué les flics, s’est évadé de
prison. Et il a fait de ses amis ordinaires des êtres extraordinaires.
La bande du Foyard: des gosses paumés qui se retrouvent pour échapper à
leurs malheurs et s’inventer un monde où ils sont tous quelqu’un.
Autour du chef charismatique Émile Typhon (inspiré du «roi de
l’évasion» Walter Stürm), ces gamins franchissent joyeusement
l’enfance, se retrouvent adultes, mènent leur vie avec plus ou moins de
réussites, de satisfactions et de truandages.
Un jour, Typhon est coffré définitivement, entre quatre planches. La
vie de la bande est alors happée par une tempête de malheurs: Angèle
s’enlise dans une solitude aigrie, Théodore regarde l’existence sans y
participer, Odile se noie dans un quotidien qui se répète sans fin,
Joseph se perd dans un corps impotent, Arthur est submergé par le
poison qui coule dans ses veines, Margaux a fui la vie sans joie…
Mais, après vingt ans d’errance, un mystérieux pressentiment étreint
tous les anciens gosses du Foyard. Tel un ouragan, il va les ramener à
la vie.
Avec son dernier roman, Évasion à perpétuité, Thierry Luterbacher démontre que ce
que les gens disent impossible est souvent l’expression de la plus
parfaite simplicité, résoudre l’impossible est rarement complexe, mais
au contraire à portée de main, et invite chacun à se dépasser pour vivre en toute avidité. Une évasion réussie.
ALINDA DUFEY, Vigousse
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Le
village aimait Émile Typhon comme le fruit défendu. Le seul à ne pas
avoir été à l’envers des rêves, le seul qui avait osé défier le rail
tout tracé d’avance et braver la résignation qui éduquait les gens à
coups de «à quoi bon, il n’y a rien à faire». Il avait rendu le village
célèbre en devenant un mythe et même ceux qui ne juraient que par le
droit chemin éprouvaient de la fierté en lisant les récits du roi de
l’évasion dans le journal, en écoutant les nouvelles de la chasse à
l’homme à la radio, en regardant au téléjournal la banque ou la
bijouterie victime de son dernier braquage. Il était la vengeance du
village et de l’insoutenable médiocrité du quotidien. Du plus humble au
plus puissant, il suffisait de voir Émile Typhon pour l’aimer, il
rendait les gens magnifiques et les persuadait que leur ordinaire était
extraordinaire. Lorsque la « Bande de la cabane du Foyard » pensait une
chose impossible, il y avait toujours eu Émile, le Fils du ciel, pour
que tous croient que la vie s’invente à chaque pas. |