Le roman pour ne pas oublier
Pierre Béguin a déjà placé ce fait divers au cœur de Joselito Carnaval, en 2000. Mais l’horreur ne passe pas et tout n’était peut-être pas dit. Dans Et le mort se mit à parler,
l’auteur genevois revient sur le même drame, survenu en Colombie en
1992. Avec le point de vue d’un protagoniste de l’histoire dont
l’identité n’est révélée qu’à la fin.
Dans une ville côtière de Caraïbes, un homme s’échappe de la faculté de
médecine . On l’avait laissé pour mort, poignardé, dans une cuve de
formol. Enlevé, comme d’autres cartoneros
(des indigents qui survivent en récoltant cartons et canettes),
Wilfrido Soto va révéler un ignoble trafic de cadavres et d’organes.
Mais le scandale sera étouffé dans les fastes enivrés du carnaval.
Après Condamné au bénéfice du doute
(Prix Édouard-Rod 2016), Pierre Béguin met à nouveau son talent de
romancier au service d’une affaire réelle. Il s’appuis en outre sur sa
connaissance en profondeur de la Colombie, ce pays où «la seule loi qui
fonctionne vraiment, c’est la loi de la pesanteur». Mais aussi ce pays
de couleurs et de musiques, de fêtes et de traditions.
En plus de la révoltante affaire au cœur du livre, le roman trouve son
intensité dans l’écriture, dans ce style qui mélange avec une
pertinence rare le trivial et le lyrisme. Il permet de dire aussi bien
le quotidien des bidonvilles que la beauté de cette «lumière peau
d’abricot», juste avant l’aube. Et ces moments de grâce dans un monde
où «la violence et la mort sont une donnée banale du quotidien»:
«Malgré l’obscurité, le ciel semble encore tirer la lumière des pierres
et des murs, buvant l’eau de la terre, irrisant tout, ne laissant plus
au ras du sol qu’une chaleur sèche, sans un souffle d’air, comme si
tout restait figé dans l’attente de quelque chose».
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Sanglant carnaval
En 2000, Pierre Béguin évoquait dans Josélito Carnaval un
sordide fait divers survenu huit ans plus tôt dans une ville
colombienne. Remettant l’ouvrage sur le métier à partir de ce même
drame, du même personnage et du même décor, il signe aujourd’hui Et le mort se mit à parler. Il faut dire que la matière qui l’inspire, révélatrice du plus abject visage de la folie humaine, est romanesque au possible.
Un cartonero, gagnant sa
survie en recyclant les ordures de la ville, est laissé pour mort dans
une cuve de l’université, recouvert de fragments de cadavres en
putréfaction. Il parvient à s’en tirer, et alerte ce qui sert de
justice dans cette ville rongée par la corruption où seul règne la loi
du plus fort. Les preuves de l’existence d’un réseau de trafic
d’organes s’accumulent, mais le scandale est rapidement étouffé dans
les vapeurs du carnaval. Une trame puissante que l’écrivain genevois
dilue pourtant en multipliant les perspectives. La nervosité de
l’enquête est mise à mal par une prolifération de personnages
secondaires et par la peinture parfois très didactique du décor
caribéen, tandis que l’auteur se complaît en sanglantes descriptions.
Dommage.
THIERRY RABOUD, La Liberté
Sordide, le récit tricoté avec de la laine rêche par l’écrivain genevois!
Comme les feuilles mortes, les cadavres se ramassent à la pelle dans la
ville côtière de Colombie, face à la mer exubérante des Caraïbes. C’est
le temps de Joselito Carnaval et sa débauche d’excès. Aussi lorsqu’un
indigent est laissé pour mort dans une cuve de formol à la
faculté de médecine et qu’il en ressort, ça sème le trouble dans la
sphère politique dès que les médias s’emparent de l’affaire. Ça fait
désordre! Oh pas longtemps! Juste quelques vagues. Un chiffonier
ressuscité ne va tout de même pas semer le trouble pendant le
sacro-saint carnaval!
Wilfrido Soto gêne. Et dans ce pays, les gens qui se mettent en travers
de la route nauséabonde de politiciens pourris doivent être éliminés.
La peur est le ferment de la lâcheté. Montalvos, le sixième juge
d’instruction, tente de prendre fait et cause pour l’indigent. Il
risque sa place et sa promotion. Lâchement, il renonce. Par son
silence, il glane des galons. Il devient procureur de la République.
Wilfrido meurt, une seconde fois. Atrocement.
Trafic d’organes, jeunes enfants de la rue énucléés et qui errent, le
regard vide. C’est l’horreur glauque étalée devant les yeux du lecteur
qui en a entendu parler, mais la Colombie, c’est si loin! «Banques
d’organes clandestines pour les États-Unis avec des ramifications
possibles en Europe dans des laboratoires privés de recherche
scientifique.» Un cauchemar à la face hideuse!
Ce roman fort, percutant, est traversé de fulgurances poétiques, ce qui
lui confère quelque humanité. Cependant, il laisse le lecteur glacé
d’horreur. Des détails d’une violence inouïe, jusqu’à la nausée!
L’auteur ne l’épargne pas, le lecteur! Pourquoi d’ailleurs mettre des
gants lorsque la misère vous explose à la figure et vous éclabousse de
sa fange? Un livre dont le thème est extrait de strate la plus dure, la
plus crue, la plus terrible de la réalité.
Rarement livre ne m’a autant bouleversée. Dans Et le mort se mit à parler, le vice, la violence, la misère se côtoient, se chevauchent sans espoir de rédemption aucune.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus
Malheur à celui par qui le scandale arrive
Du sang, des morts, et la fête qui continue, car rien ne saurait arrêter un carnaval. Dans son dernier roman, Et le mort se mit à parler,
paru chez Campiche, Pierre Béguin situe l’intrigue dans une ville
latino-américaine de la côte caraïbe. Il pourrait s’agir de la
Colombie, mais qu’importe le drapeau. Cette fiction s’inspire
d’ailleurs de faits réels. Dans un précédent opus, Joselito Carnaval, Pierre Béguin s’était appuyé sur les mêmes événements survenus en 1992. Et le mort se mit à parler ménage le suspense jusqu’à la fin.
À l’université de la ville, un indigent est laissé pour mort dans une
cuve à formol. À priori, il n’y aurait là qu’un incident bizarre vite
oublié. Néanmoins, cette affaire va mettre au jour un énorme scandale.
Ce dernier sera vite étouffé, mais la dynamique des événements aura
tout de même permis d’entrevoir les aspects les plus sombres de la
misère et de l’inégalité entre les êtres humains. Sur fond de nouba et
de réjouissances carnavalesques, le lecteur est entraîné vers les
bas-fonds, parmi des miséreux qui recyclent cartons et bouteilles, les
cartoneros de la ville.
Le «mort» qui se met à parler n’est autre que l’indigent retrouvé à la
faculté de médecine. Son témoignage gêne du monde, de telle sorte que
s’il a survécu jusque-là, il court un grand danger. Pierre Béguin
montre en gros plan un monde pris de folie réduit à la dualité entre
prédateurs et proies, sans lois applicables ni garde-fous. La jungle
urbaine, la drogue, les tueurs à gages: le paysage social de ce roman
met à nu une ville et un pays implacables, laissant fort peu d’espoir
aux démunis. Le tout en tenant le lecteur en haleine de bout en bout.
MARC-OLIVIER PARLATANO, Le Courrier
Les remords d’un juge
Dans Et le mort se mit à parler, Pierre Béguin revient sur un fait divers survenu en Colombie en 1992
Après les méandres psychologiques tortueux et fascinants de l’affaire Jaccoud dans la Genève des beaux quartiers (Condamné au bénéfice du doute,
prix Édouard-Rod 2016), Pierre Béguin poursuit dans la veine du fait
divers mais change de continent et de milieu. Nous voici en effet, dans
Et le mort se mit à parler,
sur les bords de la mer des Caraïbes, en Colombie, au tout début du
carnaval de l’année 1992, au milieu des cartoneros, les ramasseurs de
canettes, de bouteilles et de cartons usagés. Abordée déjà dans Joselito Carnaval
(2000), l’affaire, sordide, de l’Université, a jeté une ombre sur les
festivités avant de se dissoudre dans les flots d’alcool, le tonnerre
des percussions et la violence des gangs. On entre facilement dans ce
récit où le bidonville est un personnage à part entière et le carnaval,
l’expression grimaçante d’un capitalisme où la vénalité sert d’unique
boussole.
Le roman s’ouvre par un «Avertissement» où le narrateur s’adresse
directement au lecteur: le drame qu’il s’apprête à raconter, à la
troisième personne, a constitué pour lui un «moment de vérité» dont il
a tiré considération et prestige tout en y laissant un «morceau d’âme.»
Ce n’est qu’à la fin que l’on comprend pleinement qui est ce narrateur.
Avant cela, on se laisse prendre par l’épopée tragique de Wilfrido
Soto, le ramasseur de détritus à recycler. Le «mort qui se mit à
parler», c’est lui. Aux premières pages du livre, il se réveille dans
un lieu indescriptible dont il prend petit à petit la mesure de
l’horreur. Quand il se rendra à la police, encore hébété et hoquetant
de douleur, pour témoigner de l’enfer dont il a réchappé, sa voix de
miséreux n’aura que peu de poids. L’ampleur du scandale ébranlera bien
quelques personnes dont un juge. Mais quand les gangs font régner la
terreur, quand la mort fauche quiconque tente de dénoncer les abus, qui
peut avoir le courage de s’interposer? Le carnaval, immense force
d’inertie collective, vient de toute façon laver le sang et les remords.
Le Temps
Dans l'évangile de Luc, le mort qui se met à
parler est le fils unique d'une veuve de Naïm, ressuscité par Jésus,
pris de compassion pour elle. Dans le roman de Pierre Béguin, Wilfrido
Soto, laissé pour mort, au milieu d'autres morts, dans «une grosse cuve
en métal», s'en échappe et fait une déposition à la police.
Pour vivre Wilfrido Soto ramasse des cartons, des vieux papiers, des
bouteilles vides dans les rues d'une ville de Colombie. C'est un
«cartonero»… En passant devant l'Université, le premier jour du
Carnaval, il est appelé par un gardien, qui lui propose des cartons à
emporter avant que les camions à ordures ne passent.
C'est un piège. Il est roué de coups de bâtons par quatre hommes, qui
le maintiennent, pendant qu'un cinquième, celui qui l'a appelé, le
poignarde entre les côtes, puis dans l'estomac, enfin à l'épaule. Il
fait le mort. Alors ils le transportent dans une pièce très froide et
le placent dans une cuve déjà pleine de cadavres.
À l'Université de cette ville côtière des Caraïbes, le lendemain, la
police trouve, dans des cuves remplies de formol, dix cadavres: «Les
victimes sans exception, étaient des indigents sans papiers, vivant
[...] du recyclage, tous décédés de traumatisme crânio-cérébral et de
blessures à l'arme blanche.» Comme Wilfrido Soto...
Des cuves sont retirés, «outre les dix cadavres, quatre crânes encore
couverts de lambeaux de peau, vingt-trois membres inférieurs, huit
membres supérieurs, trente-deux foies ou morceaux de foie, des
viscères, une vingtaine de côtes et des centaines d'osselets...» Mais
ne s'agit-il pas d'une faculté de médecine?
Après deux jours d'investigation, «ce qui n’était au début qu’une
agression de quelques gardiens contre un indigent [menace] maintenant
de tourner au scandale national en pleine liesse populaire.» Parce que
cette investigation révèle un trafic d'organes qui bénéficie de
connivences entre la finance et la politique:
«Les financiers disent quand et sur qui il faut tirer. Les politiciens exécutent…»
Un des personnages du livre dit à la fin: «Nos démocraties sont des
façades qui dissimulent les réalités brutales du capitalisme…» Mais ne
faut-il pas entendre par là ce qu'il faut bien appeler capitalisme de
connivence? Ce capitalisme dévoyé qui demande au législateur de faire
des lois à ses convenance et profit:
«Les lois prolifèrent comme des cellules cancéreuses, semant dans leur
sillage des prisons qui jamais ne se vident, ajoute le même personnage…»
Au début du livre le narrateur, vingt-cinq ans après les faits,
explique pourquoi il les relate. C'est pour lui une tentative de
réparation. Il n'en attend pas une forme de rédemption, mais bien
plutôt l'accomplissement d'un devoir trop longtemps repoussé: il aurait
dû le remplir à l'époque, mais le courage lui a fait défaut…
À la fin du livre le lecteur apprend qui est le narrateur et comprend
ce qu'il voulait dire dans son avertissement: «Ce drame fut pour moi un
moment de vérité. J'y ai gagné à bon compte une certaine considération.
Avec la carrière et le prestige qui l'escortent habituellement. Mais
j'y ai laissé aussi un morceau d'âme...»
Blog de FRANCIS RICHARD
Colombie.
Une ville industrielle sur la mer des Caraïbes. Alors que le carnaval
déploie ses fastes et ses folies, un indigent est laissé pour mort dans
une cuve de formol de la faculté de médecine. Ce qui ne devrait être
qu'un banal fait divers dans un pays livré à la violence quotidienne va
se révéler l'un des plus grands scandales que le pays ait dû affronter.
Un scandale rapidement étouffé, mais qui laisse voir, le temps d'un
carnaval, les pires facettes de la condition humaine.
Basé sur un drame survenu en 1992 – et déjà abordé par l'auteur dans un
précédent roman (Joselito Carnaval, 2000) –, «Et le mort se mit à
parler», allégorie du monde moderne comme il va mal, tient le lecteur en
haleine jusqu'à la dernière page.
Extrait de l'œuvre
«L'affaire de l’Université lui apparut tout à
coup comme une sorte d'allégorie d’un monde dépourvu de tout garde-fou
moral où le mercantilisme systématisé, en colonisant l'espace social
jusque dans ses ultimes strates, avait poussé l'idéologie du profit au
plus haut degré du cynisme. Une société d'anthropophages !
Le juge éprouva, face au défi qu'il devrait relever, une sensation de
vertige presque physique. En même temps, il se demandait s'il ne se
laissait pas entraîner sur la pente de ses propres démons. Son esprit
méticuleux, son besoin obsessionnel de savoir que chaque chose est à sa
place, son sens de la retenue, soutenu par une prudence qui passait
pour vertueuse au palais de Justice, s’accommodaient très mal de ce
brusque dérapage de l'enquête sur un terrain qui, au-delà de ses
dangers, allait nécessiter esprit d'initiative, culot et sens de
l'improvisation. Pourtant, lui qui évitait scrupuleusement toute
situation non maîtrisée, lui qui se dirigeait résolument vers une
carrière construite avec circonspection, à coups d'instructions solides
et méthodiques, se sentait tout à coup investi d'une mission qui le
flattait au moins autant qu'elle le dépassait.»
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