Déprime en Valais
La montagne qui étouffe
Le nouveau roman d’Olivier
Pitteloud aborde les non-dits d’une famille dysfonctionnelle coincée
dans les Alpes à travers une écriture qui s’inspire du flux de pensée
de Woolf et de Faulkner. Une belle réussite.
Le Valaisan Olivier Pitteloud nous avait fort impressionné en 2019 avec son roman Après la colonie,
qui abordait avec une infinie délicatesse la thématique des enfants
abusés et des conséquences sur les victimes devenues adultes, ainsi que
l’omerta qui entoure ces crimes dans les vallées reculées. Il revient
aujourd’hui avec Combler la faille, une autre indéniable réussite qui explore les gouffres d’une famille dysfonctionnelle.
Ambiance toxique
Par courts fragments non chronologiques, Pitteloud raconte une famille
valaisanne rude et taiseuse dont l’une des deux filles a pris ses
distances pour échapper à l’étouffement («le village, ça fait
vieillir les gens, ça les rabougrit, comme une terre dure et
infertile»), tandis que l’autre a continué à vivre dans l’ambiance
toxique générée par ses parents qui ne parlent plus et dans la
frustration d’une carrière musicale qui n’aura jamais lieu («elle ne
s’est pas tuée, ou pas en vrai et ça a recommencé à pourrir à
l’intérieur, dans la tête et dans le ventre»). À la mort de la mère,
l’échappée à la ville revient à la montagne pour retrouver sa sœur,
mais toute réconciliation est impossible.
Les tréfonds de l’âme
La force de l’écrivain réside dans son style élégant qui retranscrit le
flux de pensée comme chez William Faulkner et Virginia Woolf. À
l’instar des Vagues de cette
dernière, on passe d’un personnage à l’autre imperceptiblement,
enjambant les époques et les points de vue, un procédé qui évoque aussi
Claude Simon. Les très longues phrases de Pitteloud jouent leur petite
musique proustienne avec brio, exposant les tréfonds de l’âme des
protagonistes, exposant leurs traumatismes et ce qu’ils refusent de
s’avouer à eux-mêmes. Il décrit avec minutie l’oppression générée par
le relief lorsque la sœur citadine s’en éloigne: «Elle roulait déjà sur
l’autoroute toute droite entre les montagnes, qu’elle sentait peser sur
ses épaules comme des mains ennemies dont on veut se débarrasser mais
on n’y arrive pas, ou pas tout de suite, pas avant que la terre
redevienne plate, là où elle reprendra peu à peu le fil de ses pensées,
où elle pourra à nouveau parler sans bafouiller, comme si le village
était un hachoir et elle un simple bout de viande. » Un livre brillant.
SEBASTIEN BABEY, Vigousse
Les mots pour dire les côtés obscurs
Aline a quitté son village, dans la montagne, et mène une vie de
citadine, de journaliste vedette à la radio. Un message va la ramener à
ses racines: «La mère est morte.» Elle prend sa vieille Buick et
retourne vers son passé, vers tout ce qu’elle a fui, vers tout ce
qu’elle a voulu oublier…
Dans ce troisième roman, Olivier Pitteloud continue à fouiller les non-dits, les rancœurs, les rognes recuites. Après Dans l’ombre de l’absente (2016) et Après la colonie
(2019), ce Fribourgeois d’origine valaisanne (ou Valaisan installé à
Fribourg) se penche à nouveau sur les parts sombres de sa terre natale.
Cet exigeant Combler la faille
s’appuie sur une langue magnifique, ample, profonde, qui roule en
alternance entre la rudesse et quelques traits de lumière. On croit
parfois presque se perdre, des ellipses ajoutent au mystère, mais l’on
reste épaté par la fulgurance des images («les mots flottaient dans
l’air comme des papillons de cendre») et par cette manière de décrire
ces lieux et ces gens qui savent «qu’il ne faut pas les mots pour
parler».
ERIC BULLLIARD, La Gruyère
«La mère avait dit: ne pas laisser souffrir, et elle a
laissé, et le reste, ce qui vient, ne sera que de tenter de combler la
faille.»
Au village, il y avait le père, la mère et leurs deux filles. La vie y
était rude. L'aînée des filles, Aline, était partie de la maison, sans
retour, dès ses dix-huit ans révolus.
Aline laissait derrière elle le père, charpentier, la mère qui avait
rêvé de ville, sa cadette, Solène, qui trouverait refuge dans le piano
acheté, «par faiblesse», par le père.
Le père avait secoué Solène qui était dans ses jambes. Ayant heurté le
radiateur, elle s'était ouvert le crâne. Entre eux la distance n'avait
cessé de grandir, malgré le piano.
Aline, devenue une voix à la radio, y était la meneuse de jeu et
n'avait plus à plier devant ses parents, son père ne la comprenant pas,
sa mère enviant son indépendance.
La famille était un foyer de haine contre le père. La mère se sentait
enterrée là et haïssait sa cadette de n'avoir été que la fille au
piano, haine que celle-ci lui rendait bien.
Solène haïssait Aline d'avoir quitté la maison, l'avait chassée quand
le père était mort, non sans avoir souffert, parce que la mère avait
refusé qu'il soit emmené à l’hôpital.
Dix ans après la mort du père, c'était au tour de la mère d'être
malade. Pour sa mère comme ce fut le cas pour son père, Solène refusa
l'hôpital: qu'elle souffre lentement.
Ce sera sans compter avec l'intervention de la fille qui se reprochait
d'avoir laissé souffrir et qui croira bien faire en agissant, elle,
sans haine, après avoir fait ce constat:
«C’est comme ça dans la forêt, sur la terre d'humus et dans la douceur
de l'air, il y a les bêtes qui vivent et les bêtes qui meurent, et
c'est dans l'ordre des choses, c'est sans cruauté, pas comme chez les
gens du village en bas…»
Pour raconter cette tragédie où tous les personnages descendent,
Olivier Pitteloud adopte ce ton nature et l'épilogue montre à quel
désastre humain la haine peut aboutir.
Blog de FRANCIS RICHARD
Olivier Pitteloud, l'esthétisme autour d'une famille où passent les générations
C'est aux éditions Bernard Campiche que l'écrivain d'origine valaisanne
Olivier Pitteloud, aujourd'hui enseignant à Fribourg, a fait paraître
son troisième roman, Combler la faille. Il s'agit d'un ouvrage résolument esthétique, court mais dense, crépusculaire aussi.
Si dense qu'il paraît difficile de résumer l'intrigue qui porte Combler la faille.
Voyons: le lecteur embarque à la suite d'une animatrice radio qui
apprend, alors qu'elle anime une émission face à des interlocuteurs
ennuyeux, que sa mère est morte. La voilà qui monte dans sa Buick huit
cylindres vers un village où l'attendent quelques secrets inattendus,
homicide inclus. L'arme du crime? Un coussin.
L'écrivain travaille son écriture en esthète, artisan du ressassement
qui vise à trouver la tournure la plus propre à ce qu'il faut dire. Par
moments, les mots font dès lors émerger des images qui vont marquer,
voire séduire le lecteur. Il y a par exemple la conception du travail
du bois chère au patriarche, portée par un procédé manuel qui respecte
le sens des veines pour que le matériau n'éclate jamais.
Il y a aussi ce piano sur lequel on hésite à jouer, porteur de
souvenirs de famille forts, liés à la contrainte des exercices
quotidiens et peu gratifiants. Enfin, le lecteur se souvient d'une
énigmatique jeune fille qui vit dans la demeure familiale, appelée à
disparaître alors qu'une génération s'efface. Cela fait image: les
parents n'ont jamais voulu renoncer à l'artisanat du bois, ni à un
certain type de croisillon aux fenêtres. Alors que Papa, mort en bon
homme d'une maladie diagnostiquée trop tard, et Maman sont décédés, il
est temps d'inaugurer une nouvelle page.
Ces éléments d'intrigue sont livrés par l'auteur de façon fragmentée,
comme si c'était le personnage principal, cette animatrice de radio,
qui les découvrait peu à peu et les laissait résonner en elle.
L'écriture est dense, on l'a dit, préservant la narration de tout éclat
hors de propos et la plaçant dans le rythme lent et implacable d'un
fleuve – le Rhône, peut-être? Elle est travaillée par la recherche du
mot exact quitte à que les phrases semblent se reprendre et rechercher,
un mot après l'autre, l'image exacte correspondant à ce qui se trame.
Blog de DANIEL FATTORE
La sombre radiographie d’Olivier Pitteloud
Avec son troisième roman, l’écrivain fribourgeois prolonge sa veine tragique aux hautes ambitions esthétiques.
C’est d’abord une langue, agglutination de courtes séquences cousues de
virgules, flux pulsé de doubles points, sans cesse relancé d’un
paragraphe à l’autre par l’élan d’un «et». A l’oralité très ramuzienne
du précédent roman d’Olivier Pitteloud succède ainsi cette prose plus
personnelle, à la fois rythmique et sinueuse, elliptique et comme
enroulée sur elle-même. On y retrouve toutefois cette opposition
structurante entre deux mondes, constitutive de l’œuvre de l’écrivain
fribourgeois, où la modernité urbaine incarnée par une animatrice radio
amoureuse de cylindrées américaines se heurte au silence épais du
village montagnard, gorgé de rancœurs anciennes, hanté par ces femmes
«revêches comme un vieux tapis» dont la «rigidité advenue», à en croire
le croque-mort, n’est pas toujours naturelle… Prolongeant sa veine
tragique autant que sa quête esthétique, Olivier Pitteloud offre avec Combler la faille
une sombre et complexe radiographie d’un corps familial déchiré par la
frustration, la violence, mais également l’étrange beauté du sauvage.
THIERRY RABOUD, La Liberté
Une
faille s’est ouverte, en elle et dans le monde: il ne fallait pas
laisser souffrir, et elle a laissé souffrir. Le reste ne sera,
peut-être, qu’une tentative de combler cette faille.
C’est ce que sent la sauvageonne. Elle viendra bientôt habiter au
village, dans la maison de la vieille femme et de sa fille musicienne.
Et quand la vieille femme mourra, son autre fille reviendra, celle qui
est devenue journaliste, celle qui est partie il y a longtemps.
Les trois femmes – les deux sœurs et la sauvageonne – se croiseront
sans jamais se rencontrer vraiment, hantées par la souffrance passée et
les traces que celle-ci a laissées jusqu’à aujourd’hui.
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