Lors du séjour en Suisse de Houssam Khadour, nous avons eu la joie de partager quelques jours avec lui à Charmey.
À cette occasion, le réalisateur Jean-Marcel Schorderet a produit la
vidéo d'une interview que vous pouvez découvrir en cliquant sur le lien
en attache.
http://www.youtube.com/watch?v=Qal2K6QQSaM
Initialement
condamné à mort, Houssam Khadour a passé quinze ans dans la prison
centrale de Damas pour «entrave à l’économie socialiste». Houssam Khadour, Damas à la vallée de Joux
L’écrivain syrien Houssam Khadour, auteur des récits de prison La Charrette d’infamie, est l’invité de la Journée des Editions Bernard Campiche le 21 juin 2014. Venu de Damas, il s’exprime dans nos colonnes.
Je suis heureux d’être ici. C’est grâce à la Suisse que j’ai pu publier mon livre La Charrette d’infamie:
il a paru chez Bernard Campiche l’an dernier grâce à l’écrivaine et
traductrice Elisabeth Horem et à son mari Martin Aeschbacher, qui a été
ambassadeur de Suisse à Damas. Ce sont eux qui ont eu les premiers
entre les mains le manuscrit du livre. J’ai passé quinze ans dans la
prison centrale de Damas, de 1986 à 2001, pour «entrave à l’économie
socialiste». Mais je suis socialiste! J’étais alors connu pour mon
engagement envers les droits de l’homme. J’ai été condamné à mort, puis
la peine a été commuée en 1995 à vingt ans d’emprisonnement. La plupart
des nouvelles de La Charrette d’infamieont
donc été écrites lorsque je pensais ne jamais sortir de
prison, et même mourir. Ma femme d’alors, mère de mon fils né en
1983, et moi avons d’ailleurs divorcé. Elle était trop jeune pour
rester mariée à un condamné à mort. Lorsque je suis sorti de prison,
nous avons essayé de nous remettre ensemble, mais ça n’a pas
marché. Elle est artiste peintre et vit en France. Mon fils Ahmed vit
depuis dix ans à Chypre. Je suis remarié à une femme que j’adore, Hoda.
Elle a vingt ans de moins que moi, je l’ai rencontrée chez des
amis après être sorti de prison. Elle est traductrice pour un
département de l’administration qui s’occupe de matières premières.
Mon livre a eu des échos dans Le Monde diplomatique et L’Humanité, et Al Jazeeraa
traduit en arabe les articles en français. J’ai eu beaucoup de
retours. Ce livre fait partie d’une trilogie inspirée par l’univers
carcéral parue en arabe et que je suis en train de traduire en
anglais. Le second raconte comment dans un pays, on fait entrer les
gens en prison pour les guérir de maladies graves dont ils souffrent.
C’est ce qu’on nous inculque en Syrie: vous êtes malades, on va vous
guérir en prison. Tous ces livres ont été écrits durant ma détention.
En quatorze ans, j’ai eu le temps…
Aujourd’hui, je suis toujours en train de découvrir le retour à la vie. Je suis traducteur pour une revue internationale, Arabic Literature,
et secrétaire général de l’association des traducteurs de mon pays.
J’habite avec mon épouse à Damas, dans le quartier de Mazzé, près des
universités. Depuis le début de la guerre en 2011, la vie est devenue
difficile et dangereuse. On ne sort plus de la maison à moins d’y être
obligé. L’inflation est terrible, le pain ou les tomates coûtent dix
fois plus cher qu’avant. La faute à la guerre mais aussi aux sanctions
internationales. C’est une punition injuste qui met le peuple à genoux.
Je suis pour un changement démocratique. La solution politique est la
seule possible. Il faut commencer par stopper cette violence, séparer
les pouvoirs politiques et de la justice, rendre la liberté
d’expression possible. Le problème est le financement et l’assistance
logistique qui permettent à un terrorisme extérieur de s’installer en
Syrie. Les conférences qui ont eu lieu en Suisse font partie d’un
processus plus long: il faut continuer. Viendra un jour où tous les
partis seront prêts à négocier. Quant au président al-Assad, c’est au
peuple de décider de son avenir. Il a ses partisans. Il n’est pas
réaliste de l’exclure du processus. L’Occident s’est enfin rendu compte
que l’on ne peut pas faire confiance aux partis islamistes. Regardez
l’Égypte… Je me considère comme un humaniste avant d’être musulman. La
culture est plus importante que la religion.
De mes années en prison, il me reste l’impression d’être constamment
surveillé, et un besoin d’intimité très grand. Je suis Dieu merci sorti
en relative bonne santé de ces années. Partir? La Syrie est mon pays.
Si les citoyens le quittent, à qui vont-ils le laisser?
Propos recueillis par ISABELLE FALCONNIER, L'Hebdo
La «métamorphose» de l'être humain telle qu'on la pratique dans les prisons syriennes
Le Syrien Houssameddine Khadour consacre son premier recueil: 'Arabat az-Zull (paru à Damas aux éditions Charq-wa-Gharb; traduction française d'Elisabeth Horem, La Charrette d'infamie,
parue en Suisse chez Bernard Campiche Éditeur) à «la justice aux yeux
ouverts», par opposition à la justice aux yeux bandés, telle qu'on la
représente couramment et dont on suppose qu'elle est la même pour tous
et qu'elle ne fait pas de distinction entre un homme et un autre. Cette
justice-là, en revanche, se révèle à l'opposé de la justice qu'on
reconnaît comme telle, celle qui devrait être. C'est ce que l'auteur
raconte dans ces récits qu'il a tirés de son expérience de détenu ayant
passé quatorze ans dans les prisons du régime syrien.
Khadour mentionne dans sa préface que ces récits le replongent dans une
période critique de sa vie, période qu'il a passée en grande partie à
attendre qu'on exécute sa sentence de mort mais qui, d'un autre côté,
lui a fait mesurer la force qu'il avait en lui. Il présente ces récits
comme ceux d'un monde de désolation et pourtant palpitant de vie, bien
qu'il s'agisse de la prison. Ils donnent, selon lui, une image fidèle
du lieu qui a vu sa vie changer. Khadour essaie de mettre en lumière
les situations qui se multiplient çà et là dans les grandes prisons en
s'appliquant à décrire les méthodes de torture criminelles qui sont
utilisées dans la prison et au-dehors d'elle, et à dénoncer le crime
dévastateur qui consiste à transformer tout un pays en une vaste prison.
Dans ses récits, Khadour souligne la façon dont la prison métamorphose
les gens en créatures qui n'ont d'autre aspiration que d'être libérées.
Il pointe le fait qu'au lieu d'amender ceux qui sont considérés comme
délinquants les prisons en font des criminels. Il souligne le
comportement vindicatif que les autorités pénitentiaires ont à l'égard
des détenus, et le fait que la sphère de pouvoir de ces autorités
s'étend jusqu'à englober le gouvernement, lequel édicte des lois
liberticides.
Ce recueil comporte dix-huit récits, parmi lesquels: La
charrette d'infamie, Les visiteurs de l'aube, Meurtre de l'amateur de
poulet rôti, Le rêve d'Abdel Qader, Les métamorphoses de Saleh Al-Atiq,
La femme au jasmin, Sorti de prison mais pas rentré chez lui, Chahine,
Histoire d'un tableau, Le moineau, Ma chatte, Abou Ma'an, L'amnistie
générale.
La prison a de nombreux effets négatifs parmi lesquels celui que
Khadour dénonce comme étant peut-être le pire, à savoir la perte de son
intimité et la transformation de l'être humain en un numéro qu'on
menotte. Il a essayé de retrouver une intimité virtuelle à travers
l'écriture, comme s'il avait été envoyé en mission dans un monde
inconnu – ainsi qu'il l'exprime – et que sa mission eût consisté à en
faire, depuis l'intérieur, la description détaillée.
L'écrivain souligne le fait que la prison détruit le cours de la vie
d'un homme et paralyse l'esprit d'initiative qui était en lui, avec les
conséquences qui s'ensuivent. Il raconte comment la vie du prisonnier
se sclérose pour se résumer à des demandes simples qui sont presque
aussi difficiles à réaliser que des rêves et qui peuvent même tuer ceux
qui les formulent, comme dans le récit Corps de sang
où certains détenus se révoltent en réclamant «du pain, du soleil et
des cigarettes», ce qui mène à leur encerclement, à leur châtiment et à
l'exécution de l'un d'entre eux. L'auteur imagine alors le discours que
la victime pourrait adresser au directeur de la prison: « Crois-moi,
Commandant, mon histoire n'est rien de plus que le parcours d'un homme
exploité par l'administration de cette prison que tu diriges. J'ai déjà
vécu longtemps. Vingt ans en prison, c'est une longue existence.» (p.38)
Le narrateur rassemble différents tableaux de la réalité du monde
carcéral et de ses engrenages, il dessine des personnages enlisés dans
le désespoir et le déracinement, des personnages qu'on prive de
volonté, de liberté, d'humanité, qu'on traite comme des objets
consacrés au service de leur geôlier, otages de ses désirs insensés
auxquels ils doivent complaire. Le geôlier n'est pas cantonné au monde
de la prison, on le retrouve partout dans la réalité de la répression,
de l'impunité et du crime. Ainsi le juge, supposé représenter l'un des
étais de la justice, est le premier à anéantir sa structure, à en
fausser la notion et l'essence. Il obéit à ce qui lui est prescrit, il
est lui aussi prisonnier de l'homme des services de renseignements qui
peut l'humilier et qui a tout pouvoir sur ce qu'il fait et sur les
jugements qu'il rend, comme dans le récit intitulé Au tribunal.
Khadour raconte les tentatives des tortionnaires pour avilir et métamorphoser les détenus; ainsi dans le récit Les métamorphoses de Saleh Al- Atiq,
il montre comment un homme se trouve dépouillé de son être, spolié de
son essence, comment il se trouve obligé de reconnaître qu'il est une
femme – preuve qu'il est dépossédé de sa masculinité –, tout cela de
manière à l'humilier doublement en le privant à la fois de son humanité
et de sa virilité. Il arrive aussi que ce soit le contraire, que
l'abjection, le meurtre, la torture se trouvent dans le camp adverse,
quand le détenu se venge de son geôlier: ainsi par le meurtre d'un des
officiers dans Meurtre de l'amateur du poulet rôti et le retour, pour un instant, de son sentiment de puissance et de sa faculté d'initiative.
Il écrit comment, dans l'ombre de la dictature et du crime, les
critères d'appartenance, de loyauté et de patriotisme sont jetés bas:
les criminels restent en liberté et ont tout pouvoir sur les gens, ils
font retentir des slogans pour défendre la patrie et ils collent à qui
bon leur semble une accusation d'atteinte à la sûreté de l'État; ils se
dissimulent derrière les impératifs de l'intérêt général pour accuser
les autres de crime et les envoyer en prison ou à la mort, suite
à un ramassis d'accusations inventées et dépassant l'imagination, dont
on rirait presque tant elles sont excentriques et qui révèlent par là
même l'indigence des esprits qui les ont conçues. Le narrateur parle de
la force d'endurance des détenus: le fouet de la faim, de la torture et
des humiliations a beau déchirer leurs corps, les geôliers ne
parviennent pas à arracher de leur âme le souffle vital du rêve, et
leurs rêves leur offrent une échappatoire pour se libérer de leur
terrible prison. Celui-ci rêve que sa bien-aimée vient lui rendre
visite, un autre qu'il se promène dans la nature, un troisième rêve de
richesse et de postérité, et ces rêves dissipent leur sentiment
permanent d'être des vaincus, d'être réduits à l'état d'objet: par la
force de son rêve et de son espoir le détenu triomphe de l'impossible.
Khadour aimerait présenter une œuvre qui éveille chez le lecteur le
souci des valeurs humaines, qui sont les mêmes de l'Orient à
l'Occident: la liberté, la justice. Les récits de Khadour rappelleront
au lecteur le roman de Carlos Liscano, Le Fourgon des fous,
inspiré de sa détention politique en Uruguay sous la dictature
militaire dans les années 70 et 80. Liscano y a raconté sa détention et
retracé l'histoire de sa vie dans l'intention de faire la lumière sur
ce monde désolé qu'est la prison, en utilisant ses propres histoires et
celles d'autres détenus, ce qui constitue pour cette longue période
sanglante de l'histoire du pays un document sur la folie qui régna en
Uruguay et sur les crimes qui y furent commis contre ses fils et contre
l'avenir qu'ils pouvaient avoir dans leur pays.
HAYTHAM HUSSEIN, Al-Hayat, traduit par Elisabeth Horem
L’auteur
a passé des années dans les prisons syriennes, à la fin du XXe siècle.
On ne parlait pas encore de la révolution. Mais à observer la chape
d’injustices, l’incohérence d’un pouvoir qui s’unissent pour ajouter
aux tortures physiques la négation de toute valeur humaine, on comprend
que c’était inéluctable.
Les récits sont écrits dans une langue dont la mesure ajoute à la
dureté des faits et permet de passer de l’expérience vécue à quelque
chose d’intemporel et de général.
La traduction d’Elisabeth Horem est remarquable, tant elle rend l’ambiance de cette société qu’elle a bien connue.
JULIETTE DAVID, Suisse magazine
«La division qui règne dans le pays ne peut que nous enfoncer davantage dans la guerre»
L'écrivain syrien Houssam
Khadour, né en 1952 à Lattaquié, a passé quinze années de sa vie dans
les prisons syriennes pour «obstruction à la législation socialiste».
Il en a publié de courts récits dans La Charrette d'infamie. Aujourd'hui, cet ancien diplômé de sciences politiques de l'université de Moscou revient pour L'Humanité Dimanche sur la guerre civile qui touche son pays.
Entretien.
L'Humanité Dimanche. La situation en Syrie actuellement semble bien pire que celle que vous décrivez dans votre livre. Quelle est votre analyse?
Houssam Khadour. La Syrie
est confrontée à une période difficile. Notre pays est victime d'une
guerre horrible, une guerre civile par procuration. Des millions de
Syriens sont contraints d'abandonner leurs foyers, leurs foyers
détruits, et de chercher refuge ailleurs. Ils ont tout perdu hormis la
haine, une haine contre tout le monde et contre personne. Ils se
haïssent eux-mêmes. Les combats ont coupé notre pays en morceaux.
Certaines zones sont contrôlées par le régime. D'autres par des groupes
armés divers. Plusieurs grandes villes comme Alep et Homs sont
contrôlées à la fois par les forces loyales au régime et celles de
l'opposition. Hélas, rien de ce qui a été promis n'a été réalisé là où
les groupes d'opposition se sont implantés. Ces groupes sont conduits
par des islamistes qui, à l'aide de la charia et de leurs bannières
noires, n'offrent aucune place aux démocrates. Ce ne sont pas des
démocrates.
L'Humanité Dimanche. Est-ce que le mouvement de protestation syrien, apparu au moment des printemps arabes, existe encore?
Houssam Khadour. Au cours
de la révolution, les espérances démocratiques et populaires du peuple
ont été anéanties par la militarisation de la révolution qui a ouvert
les portes aux groupes terroristes comme le Front al-Nousra, aux
mouvements islamistes et djihadistes venus du monde entier et aux
autres groupes armés comme l'Armée libre de Syrie. La militarisation du
printemps arabe en Syrie a été un désastre. Le mouvement pacifiste et
populaire initialement dirigé contre la dictature s'est transformé en
une guerre civile par procuration qui vise le régime mais dont les buts
sont autres, comme les relations avec l'Iran et le Hezbollah et avec,
en arrière-plan, le conflit entre chiites et sunnites.
La population est aussi victime des difficultés économiques. Des
milliers d'usines et d'ateliers ont été détruits ou démantelés par
l'opposition pour être vendus en Turquie. La production agricole a
chuté sensiblement pour trois raisons: démantèlement du pays,
destruction des biens et des propriétés (provoquant l'exode de millions
de réfugiés à l'intérieur et à l'extérieur du pays), sanctions
économiques et financières imposées par les États-Unis et l'Europe.
L'Humanité Dimanche. Quel rôle joue l'Occident?
Houssam Khadour.
L'Occident aurait pu jouer un rôle positif en Syrie mais il ne l'a pas
fait. Il a au contraire imposé des sanctions immorales et illégales sur
le plan économique et financier contre notre pays. Ces sanctions ont
accru les difficultés de la vie quotidienne et de la population. À tout
cela s'est ajoutée la suspension des relations diplomatiques avec la
Syrie. L'Occident a décidé de renverser le régime mais sans se soucier
de savoir comment, ni des conséquences. C'est un jeu très dangereux.
L'Occident devrait faire preuve de plus de sagesse.
L'Humanité Dimanche. Des solutions existent, selon vous, face à la situation tragique que vit la Syrie?
Houssam Khadour. Il y a
deux solutions pour mettre un terme à la guerre civile. La première
consiste en une victoire de l'armée du régime contre les groupes armés.
Mais cette solution paraît difficile dans les circonstances actuelles,
sans une aide régionale et internationale.
La seconde piste est une solution politique qui passe par la réunion de
la conférence dite de Genève 2 sous l'égide du Conseil de sécurité de
l'ONU afin de parvenir à un règlement qui conduirait à une solution
réaliste.
Personnellement, je suis favorable à Genève 2 qui pourrait déboucher
sur un processus démocratique, une victoire du peuple. A contrario, si
l'une des parties au conflit, le régime ou les oppositions armées
remportent la mise, on peut craindre une catastrophe nationale. Nous
sommes confrontés à un problème clé: nous ne possédons pas d'élite
politique ni de partis en mesure de suppléer au régime en place. C'est
pourquoi il aurait été préférable de poursuivre la lutte pacifique pour
la démocratie et contre la corruption et le favoritisme.
La division qui règne dans le pays ne peut que nous enfoncer davantage
dans la guerre. Deux courants opposés existent an Syrie: un premier
courant est d'obédience nationaliste (bassiste, et nassérien, etc.), le
deuxième est islamiste. Le premier prône l'unité arabe, le deuxième
veut l'unité islamiste. Actuellement, sur le terrain, nous assistons à
la lutte contre le régime menée par des combattants islamistes
originaires de pays arabes et même d'Europe, dont le but est de fonder
un État islamiste, qui pourrait être la base d'un futur empire
islamiste.
Personne ne veut la scission de la Syrie sauf les seigneurs de la
guerre. Bachar Al-Assad veut préserver l'unicité de la Syrie, pas
moins. Même les Kurdes ne souhaitent pas la création d'un État
séparatiste en Syrie alors qu'ils sont favorables à un État kurde
indépendant pour rassembler les peuples kurdes de Turquie, d'Irak,
d'Iran et de Syrie.
L'Humanité Dimanche. Est-ce que la Syrie peut connaître le même sort que l'Irak?
Houssam Khadour. La
situation de l'Irak est différente. Il y a eu une intervention
militaire étrangère. Les États-Unis ont détruit l'armée irakienne et
leurs services secrets. La Syrie possède une armée puissante et des
services secrets efficaces. C'est un atout majeur pour préserver
l'unité du pays, notamment si les camps opposés parviennent à un accord.
L'Humanité Dimanche. Ce qui se passe en Syrie a un impact sur vos projets d'écriture?
Houssam Khadour. Je suis
accablé par la crise actuelle. Je rassemble des éléments pour l'avenir.
Je compare le printemps (politique) syrien au vrai printemps. C'est
prometteur, mais seules les fleurs ont éclos, qui laissent espérer des
fruits… Je crains que nous ne soyons pas à la veille d'une moisson
prochaine. Je suis particulièrement sensible aux exemples des hommes et
des femmes qui s'engagent dans l'aide humanitaire. Ils travaillent
bénévolement pour alléger la souffrance des gens. J'en connais
beaucoup. Ce sont des héros qui méritent d'être reconnus par tous.
Entretien réalisé par PATRICK KAMENKA
Quinze années d'incarcération en 191 pages
La Charrette d'infamie
est un recueil de récits courts et incisifs sur ses quinze années
d'incarcération, condamné pour «obstruction à la législation
socialiste». Il y dépeint le monde carcéral de la prison centrale de
Damas des années 1990, qui «loin d'être dépassées, peuvent peut-être
aider à mieux saisir la spécificité de l'embrasement syrien», souligne
la traductrice du livre, Elisabeth Horem. Houssam Khadour a été arrêté
en 1986. Condamné à mort, il a vu sa peine commuée en détention. Pour
l'auteur, la vie derrière les murs d'une prison conduit le prisonnier à
perdre son intimité, à être «toujours sous le regard d'autrui». «C'est
terrible, c'est inhumain», lance l'écrivain syrien pour qui la
privation de liberté transforme le détenu «en bête».
L'Humanité Dimanche
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L’écrivain
syrien Houssam Khadour évoque, à travers une série de récits, la
situation des détenus au cours des années 1990 dans son pays. Lui-même
a été arrêté en 1986, condamné à mort pour «obstruction à la
législation socialiste», puis libéré en 2001, après quinze ans de
prison. Sans jamais hausser le ton, La Charrette d’infamie
raconte les horreurs subies et le dépouillement de l’écriture contribue
à souligner la «dépersonnalisation» du prisonnier qu’on transforme en bête, les peurs les phobies, les obsessions qui viennent le hanter.
Les scènes de désespérance se mêlent à des moments empreints de poésie,
comme dans «La femme au jasmin», qui conte la visite d’une femme à un
détenu politique, Houssam lui-même. Ou avec «L’arrivée du moineau» dans
la cellule, qui se transforme alors en une véritable fenêtre ouverte
sur le monde. Mais le final claque comme un couperet: «Ne te fie pas à
un prisonnier. Comme il ne peut pas s’envoler, il pourrait bien
t’enfermer avec lui», dit le détenu au moineau.
PATRICK KAMENKA, Le Monde diplomatique
Au
moment de sa parution à Damas, en 2012, le livre du Syrien
Houssameddine Khadour n'a rencontré aucun écho dans le monde arabe
malgré sa remarquable valeur littéraire et bien qu'il offre un
témoignage unique et impressionnant sur la situation dans les prisons
syriennes où l'auteur a passé quinze ans pour «obstruction à
l'application des lois socialistes». Une traduction française en a été
a récemment publiée par l'éditeur suisse Bernard Campiche.
Il faut d'abord souligner que le «délit» pour lequel Khadour a été
arrêté était en fait d'avoir acheté à quelqu'un des devises étrangères
(mille dollars) pour faire un voyage en Espagne! Un délit qui a failli
le mener à la potence puisqu'il a été condamné à mort, cette peine de
mort ayant été par la suite commuée en vingt ans d'emprisonnement.
C'est pendant les longues années qu'il a passées à la prison centrale
de Damas, de 1986 à 2001, que Khadour a écrit ce livre afin de faire
connaître les horreurs dont il a été témoin à l'intérieur de cette
prison mais aussi pour échapper au désespoir qui le guettait chaque
jour et pour se garantir, par le biais de l'écriture, un peu d'
«intimité virtuelle» dans un lieu qui prive de toute intimité.
Des récits très sombres
Le livre se compose de dix-huit récits brefs, à la construction très
maîtrisée, dans lesquels Khadour traite des humiliations et des
tortures que subissent les prisonniers de droit commun en Syrie, et
tout particulièrement la souffrance quotidienne que leur infligent la
faim, la peur et l'isolement. Il s'attache à évoquer les rapports que
les détenus entretiennent entre eux et qui vont de la fraternité à la
violence gratuite. Il traite aussi le thème du temps qui, à l'intérieur
de la prison, est suspendu et il évoque les discussions idéologiques ou
personnelles qui s'y déroulent, sans oublier la comédie des tribunaux
ni le désir constant et sans espoir que le détenu a de la liberté.
Des récits dont la noirceur n'est atténuée que par la visite d'un
oiseau à l'un des prisonniers, par exemple, ou par la tendresse avec
laquelle un autre prend soin d'un chat. Bien que Khadour cherche à
dénoncer par ces récits les traitements barbares que subissent les
«pensionnaires» de la prison, son but n'est pas d'entacher
systématiquement de sang son discours. Quelques mots suffisent dans
chaque histoire à dire la terreur, à décrire la souffrance, et
réussissent à montrer comment l'homme peut transformer son frère,
homme, en animal ou en machine.
Dans l'un des récits, par exemple, un geôlier force sans cesse un
détenu à aboyer, si bien que celui-ci en vient à perdre le langage des
hommes. Ailleurs un prisonnier braie comme un âne pour faire rire ses
tortionnaires afin qu'ils cessent de le torturer ou encore, dans une
troisième histoire, un détenu, à force d'être en butte aux moqueries de
ses camarades, perd toute volonté, toute dignité, et finit par se
transformer en automate qui exécute sans broncher tout ce qu'on lui
demande, y compris de commettre un meurtre.
Il y a, parmi ces histoires impressionnantes, celle où certains détenus
se révoltent contre leurs tortionnaires pour améliorer les sombres
conditions de leur emprisonnement, ce qui aboutit à la mort par balles
de l'instigateur de la mutinerie; celle où un prisonnier s'endort avec
l'espoir de rencontrer la femme qu'il a vue une fois en rêve; celle où
un avocat emprisonné qui, après avoir été relâché, ne rentrera pas chez
lui – et on ne sait si la raison en est sa folie ou sa peur d'être
arrêté de nouveau – ou bien sa liquidation par les mukhabarat syriens
dès sa sortie de prison, parce qu'il a connaissance de secrets qui
pourraient exposer certains hauts responsables de l'appareil d'État à
un scandale retentissant.
Il y a dans ce livre des histoires qu'on peut difficilement oublier
comme celle du prisonnier Hicham qui finit par préférer la torture à
l'épreuve de l'isolement et du silence, ou celle de Khaled, encore
mineur, qu'on accompagne dans les derniers moments de sa vie, juste
avant qu'il soit pendu, ou encore l'histoire de Saad, un jeune homme
qui sort de prison atteint de phobies et sujet à des convulsions suite
aux viols qu'il a subi pendant son emprisonnement.
Un monde kafkaïen
Dans la dernière histoire, celle qui a pour titre «L'amnistie
générale», Khadour met en lumière l'espoir d'être libéré qui
s'empare des détenus à chaque fois que se déroule la comédie des
élections présidentielles en Syrie – un espoir qui se change bientôt en
mirage après avoir suscité bien des rêves.
Khadour nous invite dans La Charrette d'infamie
à un voyage à l'intérieur de l'enfer en dessinant un monde fermé, tissé
de douleur, de désespoir, de mort. Par ses aspects cauchemardesques et
par la psychologie des geôliers, il évoque Le Procès de Kafka .
Un tel rapprochement n'a rien d'exagéré, car plus qu'un simple
témoignage brut des souffrances des prisonniers ou qu'un discours
contre l'arbitraire du pouvoir en Syrie ce livre, avec sa langue
concise et dense, son style fluide, son riche vocabulaire,
représente une authentique œuvre littéraire dans laquelle Khadour mène
une réflexion profonde et pénétrante sur la prison en général et les
dommages qu'elle cause aux détenus, en s'appuyant sur son expérience
personnelle qui fut longue et amère dans la prison de Damas,
«typique» à beaucoup d'égards.
Dans ce contexte, la peinture qu'il fait de la psychologie des geôliers
se distingue par une précision clinique qu'on retrouve aussi quand il
montre des détenus emprisonnés depuis longtemps dans des scènes où il
excelle à faire ressortir leurs désirs, leurs rêves, leurs phobies.
Plus encore, dans l'une de ces histoires, Khadour réussit à se glisser
avec nous dans la peau d'un juge siégeant au tribunal et à nous révéler
ce qui se passe dans son esprit, opération qu'il répète avec le jeune
Khaled en nous dévoilant avec une perspicacité rare les réflexions qui
lui passent par la tête et les réactions de son corps, avant et pendant
l'ultime moment de son exécution.
ANTOINE JOCKEY, Al-Jezirah {traduit par Elisabeth Horem}
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Coup de Coeur
Alors que l’actualité s’intéresse de moins en moins à la guerre civile qui ravage la Syrie, cette Charrette
et son pitoyable chargement d’histoires sordides ou cruelles nous
ramène au cœur de la prison de Damas, où l’auteur a passé de nombreuses
années. Solitude, délation, torture, exécution parfois sont le
quotidien des détenus, et Houssam Khadour n’en cache rien. Pourtant,
les tableaux de cette vie de misère sont empreints d’une humanité
profonde, d’un réalisme presque bienveillant, y compris pour les
bassesses et les compromissions auxquelles la peur accule. La belle
traduction d’Élisabeth Horem leur donne en outre l’élégance de ne pas
tomber dans l’excès, préservant au contraire par sa simplicité
l’horreur de chaque détail. Antérieurs d’une vingtaine d’années aux
faits actuels, ces témoignages indirects expliquent les racines de la
révolte contre une dictature ubuesque, et font de ces récits d’un autre
monde l’équivalent de la Journée d’Ivan Denissovitch.
JOËLLE BRACK, payot.ch
Votre traduction m'a accompagné quelques semaines, je n'abusais pas. Une nouvelle de La Charrette d'infamie
chaque soir et voilà que j'en ai terminé avant-hier. Difficile de
commenter de telles lectures. Elles nous font du bien et du mal, on ne
sait quelle part de nous y plonge plus profondément. Le cru triomphe
sur la pensée. On n'ose dire «aimer» ou «ne pas aimer», on n'ose même
parler littérature. Nous nous attachons à des êtres mais nous savons
qu'ils seront bientôt absents de nous, dans leur contour et leur
singularité. Il ne faut pas le blâmer. Au contraire! Nous leur rendons
leur liberté, une fois accomplie leur tâche. Demeurent alors, dans
notre mémoire, une phrase, une attitude particulière devant la
souffrance ou la mort. Mais guère plus. Et cela suffit à nos lentes
transformations. Grâce à Hicham, à «La Clef», à «Saad», je peux dire
que je ne suis plus le même. J'ignore comment s'opèrent de tels
changements mais ces livres changent quelque chose au fond de nous. Une
fine pellicule se rajoute sur le regard que nous portons aux autres et
sur le monde même si nous n'avons pas conscience de chacune de ces
épaisseurs. C'est cela l'important du lecteur. «Mon important». Devenir
autre à chaque lecture et pour cela donc, je vous remercie.
CHRISTOPHE FOURNEL, écrivain
Dans les prisons de Damas
L’écrivaine suisse Elisabeth
Horem se fait passeuse pour nous faire découvrir les récits superbes et
terribles du Syrien Houssam Khadour, auteur de La Charrette d’infamie
C’était il y a trois ans, en 2010, quelques mois avant que la Syrie ne
plonge dans une guerre civile meurtrière. Un vieil ami turc de
Martin Aeschbacher, alors ambassadeur de Suisse à Damas, lui parle d’un
cousin à lui, Syrien, qui écrivait sans avoir jamais été publié. Avec
sa femme, Elisabeth Horem, Prix Georges-Nicole 1994 pour «Le
Ring» et auteure de sept livres chez Bernard Campiche,
l’ambassadeur va rendre visite à l’écrivain, se voit remettre une
liasse de feuilles dactylographiées: des textes sans titres écrits
pendant les quinze années que Houssam Khadour a passées dans les
prisons syriennes de 1986 à 2011, sous Hafez el-Assad, condamné à mort
puis à vingt ans de réclusion pour une simple affaire de devises
étrangères achetées illégalement alors qu’il travaillait au port de
Lattaquié.
Les époux Aeschbacher, de fins et cultivés arabophiles, se passionnent
pour ces récits puissants, et Elisabeth Horem s’attelle à leur
traduction. «J’ai tout de suite aimé leur ton direct, concret, fort,
sans les fioritures habituelles de la littérature arabe. Le fait que
Houssam ait fait des études d’anglais n’est sans doute pas étranger à
son style. «J’ai toujours voulu faire une traduction en complément à
mes activités d’écrivain.» Le thème de la prison lui est cher: au début
des années 80, alors déléguée du CICR, elle visitait des prisons à
Gaza. «Une expérience qui m’a marquée. De manière générale, j’aime
particulièrement la liberté; du coup, le thème de la prison me touche.»
En Syrie, les événements se précipitent et son mari est rappelé en
Suisse courant 2011. Les échanges avec Khadour se poursuivent par
courriels. En 2012, celui-ci arrive à publier La Charrette d’infamie
ainsi que deux autres romans dans la petite maison d’édition qu’il a
créée à Damas. Hasard des choses: il est soutenu par l’éditeur syrien
qui a traduit en arabe deux livres d’Elisabeth Horem, Shrapnels et Un jardin à Bagdad,
carnets de bord d’un quotidien vécu en recluse dans une ville assiégée.
L’écho, à la suite de la publication en arabe de «La Charrette
d’infamie», est quasi nul: «Les gens ont hélas d’autres soucis en Syrie
et, étonnamment, les récits de Houssam ne sont pas lus comme des récits
politiques mais comme de la littérature.»
Intimité virtuelle
C’est toute leur force: ces récits, écrits alors que Houssam Khadour,
condamné à mort, pense ne jamais sortir de prison, sont certes ancrés
dans des lieux précis et une époque définie (les prisons syriennes dans
les années 80), mais ils portent bien au-delà et parlent, comme
l’auteur l’écrit dans sa préface, de «toutes les prisons du monde».
L’écriture l’a sauvé de la folie, il en est certain. «Le pire en prison
était sans doute d’avoir perdu mon intimité (…) C’est terrible, c’est
inhumain. J’ai tâché de faire en sorte que l’écriture soit mon intimité
virtuelle, comme si j’avais été envoyé dans un monde inexploré et que
me mission personnelle y fût de le décrire de l’intérieur et en détail.»
En 18 récits saisissants, souvent terribles, impeccablement construits
et toujours d’une sobriété exemplaire, Khadour évoque l’humiliation, la
torture, les cachots humides et le temps qui s’arrête, la faim, la
peur, la folie qui guette, mais aussi les rapports de force entre les
détenus, les procès expéditifs, la justice aveugle, les débats
idéologiques qui se poursuivent jusque dans les dortoirs, le retour
impossible à la vie dehors. Un moineau apprivoisé, sujet d’un des
récits les plus courts et les plus délicats, vient à peine adoucir la
traversée de ces années de plomb.
Elisabeth Horem et son ambassadeur de mari sont aujourd’hui basés au
Qatar. Il leur reste deux ans avant la retraite, qu’ils passeront sans
doute en partie dans leur maison d’été en Bretagne. Houssam Khadour
survit à Damas, où il a femme et grands enfants qu’il n’a pas vus
grandir. «Pour Houssam, cette traduction est importante, confie
Elisabeth Horem. Chaque écho qu’il entend de ce livre est comme une
fenêtre ouverte dans cette nouvelle prison qu’est la Syrie aujourd’hui.»
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
Et
puis on termine avec un livre sur la Syrie et, plus précisément, sur la
prison que son auteur doit bien connaître, hein?, puisqu’il y a passé
quinze ans…
Oui, et quand on a fini de lire les dix-huit nouvelles signées Houssam
Khadour, on se dit que cet homme devait posséder une force inouïe pour
avoir survécu à l’enfer qu’il décrit et qu’une fois de plus, et c’est
vrai, la littérature est une planche de salut. En tout cas, elle l’a
protégé, lui, de la folie, du désespoir aussi, sans doute parce qu’il
en a fait, comme il le dit dans sa préface, son «intimité virtuelle
dans un lieu où il n’y a jamais d’intimité».
Est-ce qu’il dit pourquoi il est allé en prison, pourquoi et quand et comment aussi?
Non. En fait, il parle plutôt des autres, mais dans sa préface il
explique que ce qu’il va décrire dans ce livre, c’est la prison de
droits communs et donc pas la prison des détenus politiques. Et dans la
présentation que Bernard Campiche, son éditeur, fait de lui, on apprend
tout simplement qu’il a été emprisonné et condamné à mort pour
«obstruction à la législation socialiste». Mais quand on apprend les
motifs qui ont conduits d’autres détenus à être enfermés, ce dont il
parle dans son livre, comme par exemple l’échange de devises, on
se dit que la formule «obstruction» peut donner place à toutes sortes
d’arbitraires…
Alors, ça c’était pour le
«pourquoi» et le «comment», reste encore le «quand»? Alors c’était
quand?, C’était forcément avant la révolution syrienne? C’est ça?
Oui, c’était sous Hafez al-Assad qui a gouverné le pays plus de trente
ans, jusqu’à sa mort, en 2000, date à laquelle c’est Bachar al-Assad,
son fils, qui a repris le pouvoir. Houssam Khadour le dit, donc lui il
a passé les quinze dernières années du XXe siècle en prison. Alors, on
peut s’étonner du décalage dans le temps entre le moment où ont été
écrits ces récits et sa publication aujourd’hui à l’heure où il se
passe ce qu’il se passe en Syrie… Et pourtant, la traductrice de ces
textes, qui n’est autre que l'auteur suisse romande, Française de
naissance, Elisabeth Horem, une femme qui a vécu dans de nombreux pays
du Proche-Orient, dont la Syrie, cet auteur nous explique que la
lenteur, la violence et les caractéristiques de la révolution syrienne
tiennent justement à ces décennies de dictature de la Famille al-Assad,
qu’on trouve expliqué ici justement…
Et, en plus, malheureusement, la prison a quelque chose d’universel…
Comme vous dites… Et ce trait commun c’est la barbarie de l’homme… Et
avec Houssam Khadour, on est vraiment servis… Non pas qu’il tartine de
sang tout son propos, mais en quelques mots il réussit à dire
l’horreur, la torture, celle du «tapis volant» ou du «pneu», que je ne
vais pas décrire ici… Et, comme tous les grands écrivains qui parlent
de l’univers carcéral, il décrit surtout comment l’homme parvient à
faire d’un autre homme une bête. Il y a une nouvelle sur un homme qu’on
oblige à aboyer, et qui finit littéralement par en perdre le langage
humain, c’est absolument terrifiant… Il y a, en plus, jamais un mot de
trop dans ces textes; c’est une écriture très sobre mais, en même
temps, classique, et on sent très bien dans la superbe traduction
d’Elisabeth Horem la richesse du vocabulaire de l’auteur, mais le parti
de ne dire que ce qui est strictement nécessaire…
Est-ce que parmi ces nouvelles,
Geneviève, il y en a une, ou un portrait de détenu, ou un événement
dans la vie de la prison qui vous a marqué?
Alors il y en plein, évidemment, mais il faut préciser que ce ne sont
pas uniquement des témoignages… Il y a, par exemple, le récit d’une
mutinerie, celui d’une exécution; il y a le récit des rêves qu’un
détenu fait régulièrement; les bisbilles entre un cheikh, c’est-à-dire
un homme de foi et un professeur qui, lui, est accroché à la raison; il
y a aussi un texte sur une chatte qui est adoptée par un détenu qui s’y
attache de manière complètement maladive. Et dans toutes ces voix, il y
en a une, quand même, qui se détache, c’est celle d’un homme qui dit
comment l’épreuve du cachot, de la solitude, lui fait préférer la
torture… On est mal, franchement, quand on entend cette voix et elle
résonne dans nos têtes longtemps après qu’on a refermé le livre.
GENEVIÈVE BRIDEL, Quartier livres
Dans les geôles de Syrie
«Vite, ils retirèrent la chaise de sous [les] pieds [du condamné] et le
bourreau le tira avec force vers le bas.» Scène ordinaire dans une
prison syrienne. Car c’est en Syrie que se situent les récits du
recueil de Houssam Khadour La Charrette d’infamie.
Non pas la Syrie en proie à l’insurrection actuelle, mais celle d’avant
la rébellion, encore entièrement sous la férule de la lignée des Assad.
De surcroît, le lecteur est confronté ici à la Syrie côté prison(s),
soit une approche par la face obscure de cet État proche-oriental. Un
monde que Houssam Khadour connaît bien: né à Lattaquié en 1952, il a
été arrêté en 1986 et condamné à la peine capitale. Confirmée d’abord
en 1988, cette sentence a été commuée en 1995 en une peine de vingt ans
de détention. Libéré en 2001, Houssam Khadour est à présent écrivain,
éditeur et traducteur.
Au fil des dix-huit récits de La Charrette d’infamie,
le lecteur croise différents personnages. Y compris un jeune condamné à
mort par pendaison dont la peine, contrairement à ce qui est arrivé à
l’écrivain, n’est pas commuée. Ailleurs, un homme est libéré de prison,
mais il ne rentre pas chez lui, à croire que quelque chose s’est brisé
sans remède. Et il arrive à un détenu de souffrir peu à peu d’une
irrépressible phobie de la solitude, de l’isolement: l’homme malmené en
vient même, un comble, à supporter la torture (on torture, dans ce
livre, et plus d’une fois), à la préférer aux journées entières en
cellule d’isolement. Dans le dernier des récits du recueil, «L’amnistie
générale», une rumeur enfle, suscite l’espoir: lors de la réélection du
président, on va libérer des prisonniers. Mais ce n’est qu’un mirage:
«En période d’amnistie, on rêve davantage», cela ne porte pas à
conséquence.
On l’aura compris, le monde de La Charrette d’infamie
recèle douleur, mort et abandon, peur et sang, le tout rapporté sans
fard ni fioritures. «Ici tu es un détenu, ici tu ne fonctionnes plus»,
avertit le narrateur au début du livre, dans une nouvelle au titre
lapidaire: «Tu es un détenu». Houssam Khadour soulève une grille qui
ouvre sur un univers kafkaïen, et convie le lecteur à visiter cet enfer.
MARC-OLIVIER PARLATANO, Le Courrier, repris dans le blog du Monde sur la Syrie
La Charrette d’infamie est un recueil de nouvelles de l’écrivain syrien, Houssam Khadour.
La prison en constitue le lieu du récit, comme elle fut celui de l’écriture.
Si les questions de liberté, de justice, de dignité en Syrie sont
politiques, alors ce livre est politique. Si celles relatives à
l’exercice du pouvoir et à ses excès sont subversives, alors
ce recueil est subversif. L’auteur déclare une simple ambition:
«Ouvrir les yeux à la justice aveugle, afin qu’elle voie qu’il faut
paver le chemin du retour à ceux qui sont sortis de son sein». Ce ne
serait pas lui rendre justice que d’omettre d’affirmer qu’il a fait
oeuvre littéraire.
Extrait de la nouvelle «Corps de sang»:
Quel dommage que tu te sois
hâté de me tuer, Commandant [de la prison]. Cela veut dire que tu ne
désires pas connaître la trame de mon existence, que tu ne veux pas
voir dans toute sa réalité la pyramide qu’il y a au-dessous de toi. Il
semble que rien ne t’importe hormis que le calme règne. C’est ton
affaire. Mais je vais te dire la vérité : c’est la première fois que je
m’engage pour une cause juste, sans que personne de ta pyramide m’y ait
incité.
Et parce que traduire est en l’occurrence un choix, celui d’une femme
de lettres, Elisabeth Horem, on lira avec intérêt sa postface.
Blog de MICHEL GUÉRIN
Récits du fond des geôles
Pour La Charrette d’infamie, l’écrivain Houssam Khadour a été inspiré par sa longue détention dans les prisons syriennes
De cette Syrie qui vit aujourd’hui une effroyable tragédie, l’éditeur
Bernard Campiche nous fait connaître un écrivain. La vie de Houssam
Khadour n’a pas été banale. Né à Lattaquié en 1952, il a obtenu à
Moscou un diplôme en Sciences sociales et politiques. Arrêté, il est
condamné à mort en 1987 (donc à l’époque de Hafez el-Assad) pour
«obstruction à l’application de la législation socialiste». Pendant
sept ans, il attend chaque jour sa pendaison. Grâcié en 1995, il
restera cependant en prison jusqu’en 2001. Il vit aujourd’hui à Damas,
où il est écrivain, traducteur de l’anglais à l’arabe et éditeur.
Le recueil de La Charrette d’infamie
est constitué de dix-huit récits évoquant tous, mais de manière
distanciées, les longues années passées par l’auteur à la prison de
Damas. Ce n’est pas un témoignage brut, comme l’a été par exemple La Pacification
pour la torture et les crimes de l’armée française en Algérie. Ce n’est
pas non plus un pamphlet politique . «Ce récit n’est pas une tribune
pour tenir des discours contre l’arbitraire du pouvoir.» C’est un
véritable travail d’écrivain, à la langue précise et usant d’un arabe
classique, pour autant qu’on puisse en juger par la traduction. C’est
enfin une réflexion sur la prison en général et de tous les temps,
incluant aussi bien les prisonniers de droit commun que les
«politiques». Ces textes sont parfois insoutenables. Ainsi l’évocation
des différentes tortures pratiquées, ou encore le récit minutieux de
l'exécution par pendaison, avec ses rites sinistres, du jeune Khaled.
Houssam Khadour recourt parfois à l’humour noir. La Syrie utilisait à
l’époque le bon vieux procédé de la pendaison traditionnelle (le
tabouret que l’on retire sous les pieds du condamné et la mort par
strangulation), par rapport à la pendaison «à l’anglaise» (la trappe
qui s’ouvre, le corps qui tombe, les vertèbres cervicales brisées, une
mort que l’on dit rapide et quasi indolore…) Et l’auteur d’écrire: «Il
faut croire qu’il n’existe pas {de potence} en Occident, que nous
pourrions importer pour notre consommation locale.» Pire peut-être que
la mort, la dégradation que les autorités pénitentiaires obtiennent
d’un détenu, comme ce Salah Al-Atiq réduit à l’état de bête, et
contraint par la torture «à parler» par aboiements. Sans doute une
certaine fraternité humaine existe-t-elle en prison, mais aussi la
violence entre détenus, souvent encouragée par les gardiens. La mère de
Saad a appelé un médecin pour soigner les phobies et les crises de
convulsions de son fils récemment libéré. Or le praticien, avec
aveuglement, se montre incapable de comprendre qu’elles sont dues aux
sodomisations forcées que celui-ci a endurées en détention. Khadour use
parfois de la litote. Un avocat incarcéré pour d’injustes raisons ose
accuser, dans une lettre de protestation, les services de
renseignement; une semaine plus tard il est libéré, «mais il ne rentra
pas chez lui.» Le Pouvoir – celui de l’État et celui de la prison –
apparaît comme une instance impersonnelle, qui fait songer aux
responsables de «La Colonie pénitentiaire» de Kafka. Dans l’attente
d’une hypothétique «Amnistie générale» (le titre du dernier récit), que
reste-t-il aux détenus de la prison, ce concentré de violence,
d’inhumanité et d'ennui, sinon la parole, parfois logorrhéique? D’où
l’affrontement verbal entre le cheikh islamique et le professeur
laïque, qui reproduit dans l’enfermement les débats qui agitent la
société civile.
Sans doute ces textes, au ton grave mais jamais désespéré,
s’inscrivent-ils dans la réalité syrienne des années 1990. Mais, comme
l’écrit la traductrice, ils «parlent, dans une certaine mesure, de
toutes les prisons du monde.»
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
Préface:
Cette préface est délicate à écrire – complexe. Elle me replonge dans
une période critique de ma vie, une période passée en grande partie à
attendre qu’on exécutât ma sentence de mort. D’un autre côté, pourtant,
ces années-là m’ont fait éprouver la force et le pouvoir de la
création. Et quel bonheur de triompher de la mort pour revenir à la vie!
Bien. Ces récits sont tirés d’un monde réel de désolation mais
palpitant de vie bien qu’il fût une prison. C’est que la vie consiste
en changements – et ces récits renvoient l’image du lieu qui a vu ma
vie changer.
Le pire en prison était sans doute d’avoir perdu mon intimité. Personne
ne peut connaître vraiment l’acuité de ce problème si ce n’est le
détenu qui se sent toujours sous le regard d’autrui, tout le temps.
C’est terrible, c’est inhumain.
J’ai tâché de faire en sorte que l’écriture soit mon intimité
virtuelle, comme si j’avais été envoyé dans un monde inexploré et que
ma mission personnelle y fût de le décrire de l’intérieur et en détail.
J’ai tiré ces récits d’événements survenus dans la prison, ainsi que
des pensées et des aspirations des détenus. Ils peignent sur le vif la
prison centrale de Damas où j’ai passé les quatorze dernières années du
vingtième siècle.
Ce recueil traite de la prison de droit commun. Les héros de ces
histoires sont donc issus de toutes les couches de la société, ce qui
va à contre-courant de la tendance générale de la littérature de prison
dans le monde arabe, laquelle traite de la prison politique. À mon
avis, sur un certain plan, tous les détenus, qu’ils soient politiques
ou non, se retrouvent de plain-pied, vu que la prison métamorphose les
gens en êtres qui n’ont d’autre désir que de retrouver leur liberté :
l’homme est d’abord une créature biologique, avant d’être une créature
idéologique.
Ces récits ont été écrits en prison, à une époque où je n’imaginais pas
en sortir un jour. C’est une particularité notable qui, à ma
connaissance, n’existe pas dans d’autres recueils.
Si les textes réunis ici reflètent bel et bien la réalité de la prison
syrienne à une époque historique précise, ils comportent toutefois,
dans une certaine mesure, des traits analogues à toutes les prisons du
monde. Celles-ci ont pour dénominateur commun d’être des lieux où la
liberté est enchaînée. Ceux qui s’y trouvent sont très proches du
portrait que j’ai fait dans le prologue de ce recueil sous le titre: Tu es un détenu.
J’espère présenter au lecteur un ouvrage qui éveille en lui l’universel
souci des valeurs humaines de l’Orient à l’Occident: la liberté, la
justice, la dignité. J’espère enfin que ces textes l’inciteront à avoir
une pensée pour tous ceux-là qui vivent dans des lieux où leur liberté
est pour un temps enchaînée. La société a le pouvoir de faire ouvrir
les yeux à la justice aveugle, afin qu’elle voie qu’il faut paver le
chemin du retour à ceux qui sont sortis de son sein : qu’ils puissent
retourner vers elle, guéris et convaincus de ne pas avoir subi une
injustice, et qu’ils soient pleins d’humaine compassion, car rien n’est
plus important que la compassion dans les temps difficiles.
Houssam Khadour
Damas, le 25 octobre 2011
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