Le quartier de mon enfance
Quand la lecture de quelques pages d’un livre qui vient de sortir me fait replonger dans le quartier de mon enfance.
Heureusement, les librairies sont encore ouvertes. Il y a deux
semaines, un petit livre (pas trop épais heureusement, mes étagères me
remercieront) attire mon regard. Café des Chemins de fer, publié par l’éditeur vaudois Bernard Campiche.
En quelques minutes, c’est tout un monde qui me revient en mémoire,
celui de mon enfance dans le quartier de Pérolles à Fribourg, autour
d’un café mythique, Les Chemins de fer,
c’est son nom officiel. Mais tout le monde l’appelait tout simplement
«Chez Marcel», en référence à son mythique patron, Marcel Cotting.
C’est d’ailleurs sa fille, Marie-Claude, qui a coécrit ce petit récit
avec l’historien et journaliste Jean Steinauer. Jeunes et vieux,
ouvriers ou intellectuels, tout le monde allait chez Marcel, du petit
matin à l’heure de la fermeture, le «firâbe» comme disait le patron
avec son accent bolze.
Mais le livre ne raconte pas que l’histoire du bistrot. Il l’inscrit
dans un quartier passionnant, Pérolles, fruit du développement
urbanistique de Fribourg. Un quartier aux rues à l’équerre, édifié en
partie sur des vallons comblés par des ordures. Un quartier à la
population bigarrée où se côtoient intellectuels, médecins, ouvriers,
petits fonctionnaires et immigrés italiens.
Le quartier de mon enfance, en particulier celui des rues derrière chez
Marcel, avec le magasin de cycles de Vuichard, l’usine de cartonnage,
le théâtre Livio. Tout ça a aujourd’hui disparu, laissant la place à
des immeubles modernes. Mais le «gratte-ciel» du quartier, une tour de
dix étages, construite en 1932, est toujours là.
J’habitais au dernier étage de cette «Tour Pizzera», du nom de
l’entrepreneur qui l’avait construite. En 128 pages, ce petit livre
touchant m’a ramené 50 ans en arrière. Séquence émotion.
NICOLAS VUILLEMIN, Arc-Infos, 11 novembre 2020
Café des Chemins de fer, de Marie-Claude Cotting et Jean Steinauer
Combien l’on aimerait pousser la porte du Café des Chemins de fer,
s’installer à la table des menteurs, boire une bière avec Roger Monney,
le forgeron. En face, il y aurait «Biscuit» dans une conversation
animée avec Victor, le menuisier. Et Paul Duruz, journaliste à La Liberté,
qui fait sautiller les touches de sa machine à écrire. Les uns et les
autres, amis du patron. Autour de cette table, «s’y profèrent des
énormités et s’y racontent des blagues irracontables».
Le récit de Marie-Claude Cotting et Jean Steinauer se dévoile, au fil
des pages, à la manière d’une œuvre théâtrale. Avec des personnages
bien campés. Marcel les domine tous de sa stature et de sa truculence.
Le café, c’est l’histoire de trois générations. Il y a d’abord Louis et
Catherine qui débarquent en 1923. Ils auront deux fils: Marcel et
Pierre, ce dernier missionnaire baroudeur, grand pourfendeur des règles
de l’époque.
Dans ce café sis dans le quartier de Pérolles à Fribourg s’y côtoient
les ouvriers de la Brasserie Cardinal, ceux des «cartonnages» ainsi que
des marchands de bétail et même des étudiants d’Outre-Atlantique.
Le forgeron a réalisé l’enseigne. Ça lui aura prix sept ans. Il a fallu
un camion-grue pour instaler ce chef-d’œuvre, disproportionné par
rapport à la façade de la maison. Elle fait aujourd’hui partie du
patrimoine public. Pas de juke-box chez Marcel. Le baby-foot trône au
fond du bistrot.
Le café-pomme, c’est la boisson du matin, celle qui met du cœur au
ventre. «On vide chaque jour quatre à six litres de pomme aux Chemins
de fer. Les maniérés qui veulent un expresso font bien rire en cuisine.
Marcel met simplement une cuillerée de Nescafé en plus dans la tasse.»
Dans cet univers s’épanouissent les «mimis»: Rachel et Marie-Claude.
Cette dernière, une amie de longue date du journaliste Jean Steinauer,
tenait à faire revivre ce haut lieu de la vie sociale à Fribourg. Tous
deux ont commis un livre savoureux, plein de charme. L’humour est
bonhomme. Il y a de la tendresse dans l’évocation des personnages.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 24 décembre 2020
Les Chemins de fer, un bistrot riche d’histoire(s)
Gothard, Arcades, Marcello, Sauvage, Alpes ou Belvédère… du haut en bas
de la ville, Fribourg ne manque pas de cafés mythiques. À Pérolles,
c’était celui des Chemins de Fer, où ont vécu trois générations de
Cotting entre 1923 et le milieu des années 1980. Bistrot ouvrier, il
attirait aussi les artisans, les étudiants, les familles, les fêtards
de tout poil et même les paysans, parfois. Ambiance chaleureuse, bière
descendue en droite ligne du Cardoche, saucisse de chien (si, si),
patron de rêve, singularisaient l’endroit… sans compter un café tout à
fait infâme. Marie-Claude Cotting, fille aînée de Marcel, second
tenancier, ainsi que le journaliste historien Jean-Steinauer consacrent
un ouvrage à ce café riche de tant d’histoire(s).
À observer la couverture du livre, on mesure la distance: baguettes à
journaux suspendues à la paroi, poêle à charbon, fote-fote au coin de
la salle et longues tables de bois parsemées de cendriers. On
entendrait presque les chaises racler le plancher. L’âme du café,
c’était la famille Cotting, tout entière logée sous le toit de la
maison qui faisait face au passage du Cardinal. Des grands-parents,
venus de la campagne et qui avaient pris le risque d’acheter le
bistrot, aux deux petites-filles, chacun y travaillait selon son âge et
ses capacités. Une figure s’en détache: Marcel, maître des lieux avec
sa femme Marie pendant quelque vingt ans. La période – les années
1960-1980 – et le personnage auquel s’attachent particulièrement les
auteurs. Marcel? Une bonne bouille ronde, toute la gentillesse du monde
dans le sourire, mais un caractère bien trempé et une main de fer quand
il s’agissait de «tenir» son établissement, quitte à éjecter d’un sec
«sortez» des clients au comportement inadéquat, qui ne demandaient pas
leur reste.
À ce tableau, il faut ajouter le personnel; des sommelières d’une
fidélité sans faille et qui étaient traitées comme des membres de la
famille, l’un appelant l’autre sans doute. Grand seigneur, le patron
nettoyait lui-même les toilettes des hommes, jugeant que ce n’était pas
aux employées de le faire. Quand les clients ont obtenu, pétition à
l’appui, la réouverture du bistrot le dimanche matin, c’est Marcel qui
s’y est collé, puisque le personnel avait congé. Le soir, à la fin du
service, tout le monde était réuni autour de la table familiale où l’on
partageait saucisse, litre d’Algérie, gâteau, petites joies et grands
soucis; ou l’inverse.
Et puis il y avait les clients, la chair et le sang du café, qui s’y
sentaient chez eux. Les ouvriers d’abord, qui se réchauffaient d’un
café-pomme avant d’aller sur les chantiers. Pour le café, inutile
d’attendre un italien bien serré; c’était du Nescafé additionné de
plusieurs sucres, de crème et d’une rasade de schnaps. Avec ça, allez
chercher le goût du café. Les mécontents pouvaient changer de crémerie,
mais non, ils revenaient. La pomme, les filles de Marcel – ses mimis –
en remontaient quatre litres tous les matins et cela ne suffisait pas
toujours. Plus tard, dans le livre d’heures du café, il y avait la
cérémonie des neuf heures – z’Nüni.
Y participaient surtout les ouvriers et les artisans du quartier. À un
client qui se plaignait de l’éternelle saucisse de chien (en réalité,
une honnête saucisse de porc), le patron a suggéré d’apporter autre
chose. Le lendemain, quelques copains sont arrivés avec gril, charbon
de bois et viandes à griller, enfumant tout le bistrot. Ce jour-là, les
neuf heures ont duré jusqu’à midi et tout le monde en a profité.
Des anecdotes de ce type, l’ouvrage en regorge, comme l’épisode où des
fêtards de Carnaval sont venus tirer dans le bistrot un coup de canon
chargé de… farine. L’histoire ne dit pas s’ils sont restés pour
poutzer. Ou la saga de l’enseigne, un coq doré portant une lanterne que
le ferronnier Roger Monney a créée pour son copain Marcel. Tellement
énorme, le coq, qu’on a craint pour la solidité de la façade. Après la
fermeture définitive du bistrot, il a été racheté, est désormais
propriété de la ville et domine le haut de la Grand-Fontaine.
Au rang des étudiant qui ont marqué la vie du café, il y avait les
étudiants, chahuteurs, amoureux, amateurs de bière et de fote-fote,
quitte à tricher un peu pour économiser les quatre sous que coûtait la
partie. Mais Marcel avait l’œil… Un petit air d’Amérique a même flotté
aux Chemins de Fer, les étudiants et pensionnaires de la villa
Saint-Jean en ayant fait leur stamm. Pas de juke-box dans le bistrot:
le patron passait sa musique, enregistrée sur des bandes magnétiques;
cédant à l’insistance des jeunes Américains, il a accepté d’entrelarder
yodel et morceaux d’accordéon d’airs pop ou rock. Et de voir ses
clients danser sur les tables – et lui avec.
Mais le café des Chemins de Fer n’aurait pas été tel sans son
environnement. Ce Pérolles, premier quartier industriel de la ville –
qui a dû attendre les années 1950 pour avoir une école publique et une
église paroissiale, que l’on méprisait un peu vu de Gambach ou de la
Grand-Rue. Le livre propose une balade architecturale entre villas Heimatstil,
bâtiments locatifs modernes, petites maison d’ouvriers, et hauts
immeubles où se multipliaient les familles nombreuses. C’est qu’il
fallait du monde pour faire tourner la collection d’entreprises que
comptait le plateau: bière, chocolat, pâtes alimentaires, arsenal,
serrurerie, cartonnage, fonderie, cuisinières électriques,
récupération… il n’en reste aucune. Toutes ces activités ont donné
naissance à quartier plein de vie entre terrain de foot ou patinoire
improvisés suivant la saison et un ravin – le Grabe, ses rats, sa
broussaille, ses détritus – où les gamins étaient rois.
Les auteurs, tous deux natifs de Pérolles, en dessinent un portrait à
la fois érudit, tendre et rigolard. Ce n’est pas de l’histoire au sens
poussiéreux qu’on prête parfois au terme. Plutôt une histoire vivante
fondée sur des faits, dictée par la mémoire, riche d’anecdotes et
pleine d’émotion.
MADELEINE JOYE, Annales fribourgeoises, vol. 82. 2020
Billet de Genevière Bridel, sur La Première de la RTS
Yann Amedro: Geneviève Bridel, vous nous emmenez maintenant dans un café typique fribourgeois, pour ne pas dire un café mythique, le Café des Chemins de Fer qui est à l’honneur dans un livre qui vient de paraître, signé Jean Steinauer et Marie-Claude Cotting.
Geneviève Bridel:
Exactement. Café dont de nombreux habitués se souviennent encore
trente-six ans après sa fermeture, en 1984, fermeture suivie de la mort
de son charismatique patron Marcel Cotting quatre ans plus tard. Et
l’une des auteurs, Marie-Claude Cotting, n’est autre que la fille de ce
patron, qui a grandi dans l’appartement au-dessus du café et qui y a
travaillé longtemps avant de se tourner vers l’hôtellerie puis la
thérapie par massages. Elle a travaillé donc avec Jean Steinauer,
journaliste et écrivain spécialisé dans l’histoire de son canton et qui
avait déjà cosigné un livre sur l’Auberge du Sauvage
à Fribourg aussi. Tous deux sont donc imprégnés des lieux et de
l’époque qu’ils décrivent et ils nous préviennent, d’ailleurs je cite
«On ne fait pas de l’Histoire en laissant au vestiaire ses passions,
ses émotions et ses convictions… Nous n’avons jamais hésité à
ressusciter l’univers subjectif de nos jeunes années, disent-ils, pour
construire un morceau d’histoire urbaine»…
Yann Amedro: Voilà qui
est dit. Quant à l’histoire urbaine, elle est indissociable du café qui
s’inscrtitdans un quartier précis, avec ses habitants?
Geneviève Bridel: Oui, c’est le quartier de Pérolles, que les auteurs
décrivent comme, je les cite encore, «Limité à l’ouest par le chemin de
fer… Et bordé de l’autre côté par des pentes boisées tombant dans
la Sarine.» Quartier qui dans l’immédiat après-guerre se caractérisait
aussi par sa diversité sociale: on y trouvait des représentants de la
bourgeoisie, de la classe moyenne et un socle ouvrier résistant, comme
le dit le livre, parce qu’il y avait encore des usines le long de la
voie de chemin de fer. Il y avait notamment le Cardoche, c’est-à-dire
la Brasserie Cardinal, qui va fermer, heureusement, quinze ans après la
fermeture du Café des Chemins de fer,
et puis il y avait aussi une autre industrie, les «cartonnages», comme
on disait. Mais la c ampagne n’était pas loin du café, avec le champ de
foire à moins de cent mètres, où les marchands venaient encore vendre
leur bétail…
Yann Amedro: Et du coup ce sont surtout des travailleurs qui viennent au Café des Chemins de fer, Geneviève?
Geneviève Bridel: Alors
essentiellement, mais il y a aussi des artisans, des petits patrons (le
boulanger, le vitrier, le chauffagiste, le marchand de cycles), et
l’après-midi, alors c’est plutôt les «mamies», comme disent les
auteurs, et les retraités et puis en fin de journée, c’est les
étudiants et les apprentis. Donc c’est assez éclectique comme
clientèle. Ce qui est moins éclectique, c’est le menu qui, le matin,
consiste en Nescafé (jamais il n’y a eu de percolateur dans ce café),
une «pure lavasse» disent les auteurs et, midi et soir, c’est «saucisse
de chien», alors attention c’est ce que dit le patron à ceux qui lui
demandent la composition de ses saucisses grillées, en réalité du pur
porc provenant de la Boucherie Poffet, précisent les auteurs…
Yann Amedro: …alors nous voilà rassurés…
Geneviève Bridel: …et
qu’il servait avec un morceau de pain et de la moutarde, sans set de
table ni rien ou une assiette de fromages (et par «assiette de
fromages», il faut comprendre «vacherin et gruyère». Point barre.) Et
quand on évoquait devant lui l’expresso, Marcel, le patron, expliquait,
je cite, «Si tu ajoutes trois sucres, de la crème et de la pomme, le
goût du café n’a plus d’importance». Et de la pomme, il en coulait à
flot même le matin, chaque matin quatre litres pour le café, ce que les
auteurs appellent aussi «z’Nüni», c’est les neuf-heures en fait. Les
filles allaient chercher donc à la cave ces quatre litres de pomme, de
même qu’elles allaient chercher l’algérie que le patron avait bien su
choisir, qui plaisait beaucoup, un rouge plus qu’honnête…
Yann Amedro: En fait, Geneviève, le livre rend hommage à l’âme des lieux, à ce Café des Chemins de Fer, au patron aussi?
Geneviève Bridel: Oui,
bien sûr. Mais pas que… C’est vraiment l’histoire d’une famille, depuis
le père de Marcel, Louis venu de son village de Praroman et qui a
acheté la maison pour en faire le Café des Chemins de Fer,
et puis ça parle des femmes et des filles de ces deux-trois générations
de Cotting, qui étaient toutes au boulot dès que le ménage, l’école,
les devoirs, étaient expédiés, et plus largement de celles que l’on
appelait les «sommelières» qui formaient vraiment un cercle élargi
autour des Cotting, des femmes qui même mariées venaient dépanner au
café une ou deux fois par semaine et dont certaines sont restées trente
ans dans la maison. Il y en a une que son mari ramenait chez elle tous
les soirs après la fermeture du café, le samedi soir il venait donc la
chercher, quand elle se retrouvera veuve c’est le patron qui va la
ramener chez elle tous les samedis. Et pour les auteurs, Marcel c’est
le chef d’orchestre. Ils disent: «Il savait faire coexister des
ensembles et des solistes, et produire avec tout cela quelque chose
d’harmonieux en souriant assez fort pour déguiser son humeur, cacher sa
fatigue et masquer son autorité…» Fin de citation. On peut ajouter
aussi qu’il savait éviter les bagarres quand les gens étaient bien
avinés ou faire patienter le gendarme quand la fermeture était un peu
dépassée, cette fermeture qui approchait et que les auteurs appellent
«Firâbe», un terme bolze c’est-à-dire fribourgeois que vous devez
connaître, Julien, en tant que Fribourgeois vous-même…
Julien: Alors je ne suis
qu’un Fribourgeois d’adoption, hein, je suis arrivé en ville en 1993 et
le café a fermé neuf ans plus tôt. Donc ma notion du patois bolze est
très limitée, pour ne pas dire nulle, mais j’ai mené l’enquête,
Geneviève, auprès d’un jadis pilier de l’endroit, qui m’a effectivement
confirmé, outre l’histoire du Nescafé et de la saucisse de chien,
qu’effectivement Marcel, le patron, utilisait ce mot de patois bolze,
qui viendrait du mot «Feuerabend», qui veut dire «couvre-feu», lors de
la fermeture et dont une formule est restée dans les esprits de tous
ceux qui ont connu l’endroit, il s’exprimait ainsi, je le dis, j’essaie
avec l’accent: «C’est Firâbe, faut rentrer chez la maman.»
Yann Amedro: Bon. Vous faites pas mal l’accent pour un Fribourgeois d’adoption
GENEVIÈVE BRIDEL, RTS La Première. Six heures-heures le samedi, Le Trio, samedi 12 décembre 2020
«Nous
ne rapportons que des faits vrais et des paroles attestées par un
document ou plusieurs témoins, mais nous refusons d'occulter leur
dimension proprement légendaire, ce “surplus de vérité” qui de nos
jours encore abolit le temps et rapproche les gens.»
Cette intention exprimée dans les premières pages de ce récit est
pleinement respectée par les auteurs. Ils font en effet revivre un
établissement de la ville de Fribourg aujourd'hui disparu et nous
rappellent qu'en de tels lieux des gens de toutes sortes peuvent se
côtoyer.
Aujourd'hui où beaucoup d'établissements de sociabilisation comme le
fut celui-là sont menacés de disparaître parce que dans nos pays la
gestion publique de la santé est calamiteuse face à un virus couronné
peu létal, un tel récit prend d'autant plus de sens.
Il ne s'agit pas de dire que c'était mieux avant, mais que c'est
toujours bien de nos jours que de tels lieux existent, qu'il serait
dommage que ce ne le soit plus demain. Il est vital que l'homme puisse
échanger avec ses semblables en dehors de chez lui ou de son activité.
Le «surplus de vérité» permet au lecteur d'imaginer ce que fut
l'ambiance de ce café, au cours d'une journée, d'une semaine, à de
grandes occasions, et, même, de la revivre, grâce à «ces multiples
petites choses qui composent les grandes», comme disait Georges Haldas:
«Le temps du bistrot est rythmé comme celui du couvent, avec des Heures
marquées, matin, midi et soir, par des célébrations réglées: ouverture,
z'Nüni 1, apéro, jass, fîrabe 2; avec des saisons liturgiques ponctuées
de fêtes solennelles, le triduum du Carnaval, la Répartition de la
cagnotte, la Soirée-choucroute en décembre.»
Ces petites choses, ce sont les anecdotes qui émaillent le récit, les
portraits du patron, Marcel Cotting, et de sa famille, des sommelières
qui servent à leurs côtés et de tous ceux qui fréquentent le Café des
Chemins de fer situé dans le quartier de Pérolles.
À l'époque, de 1950 à 1970, «limité à l'ouest par le chemin de fer»,
bordé à l'est «par des pentes boisées descendant vers la Sarine», le
Pérolles est à la fois résidentiel et industriel. Les clients sont des
ouvriers, des artisans, des étudiants, des amoureux, des fêtards:
«Café des jeunes en soirée, les Chemins de fer reçoivent en journée des
hommes d'âge mur. Hors des mamies qui jouent au jass l'après-midi, peu
de femmes fréquentent le bistrot. Quelques-unes viennent tard dans la
soirée rapatrier leur mari. Le dimanche arrivent les familles…»
Aux Chemins de fer, il n'y a jamais eu de percolateur: «Marcel ne sert
que du Nescafé, dans de grands verres à pied, une pure lavasse, mais il
fait observer avec bon sens que “si tu ajoutes trois sucres, de la
crème et de la pomme, le goût du café n'a plus d’importance.”»
La spécialité de la maison, c'est la saucisse de chien. En réalité,
c'est du pur porc, mais cela donne l'occasion à Marcel de plaisanter
quand il n'y en a plus assez pour tous: «La semaine dernière j'avais
encore trouvé un saint-bernard, mais je n'ai rencontré qu'un basset…»
1- Le casse-croûte
2- La fermeture
Blog de FRANCIS RICHARD
Aux heures des Chemins de fer
«On va chez Marcel?» Chez Marcel, c’était le Café des Chemins de fer à
Fribourg et voilà que son temps résonne et qu’il tinte, s’agite, rit et
s’étourdit aux tables de bois et des soirs jusqu’à ce que soit
rituellement proclamé le fîrabe par Marcel soi-même. «It’s time to go to sleep, we must up at seven o’clock, rentrez chez les mamans!» C’est ce temps qui danse dans les pages de Café des Chemins de fer,
le livre de Marie-Claude Cotting (l’une des deux filles de Marcel) et
de Jean Steinauer qui donnent vie et voix aux heures de cette légende
de bistrot, de ses attablés réguliers, ouvriers du jour, étudiants et pèdzes
des soirs. Ce bistrot fabuleux qui raconte l’histoire d’un quartier et
d’une ville. D’un temps où l’on trinquait à coups de canettes et à
refaire des mondes. Dans l’aura de Marcel, le magnifique.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coopération, No 40 du 29 septembre 2020
À Fribourg, il était une fois le Café des Chemins de fer
Un homme, une ville, un métier. L’historien et journaliste Jean Steinauer avait appliqué cette formule dans Le Grand Fred
(Campiche, 2019), un portrait de l’entrepreneur morgien Alfred
Friderici qu’il avait écrit en compagnie de son fils Pierre. Il
récidive en signant Café des Chemins de fer
avec Marie-Claude Cotting. Thérapeute par le massage, elle est la fille
de Marcel Cotting, personnage de légende, truculent et généreux, qui a
longtemps étanché la grande soif des Fribourgeois dans son
établissement du quartier de Pérolles. Le Café des Chemins de fer a
fermé en 1984. Ceux qui l’ont connu en parlent encore avec des larmes
aux yeux.
Les patrons de bistrot laissent peu de traces dans les livres, mais
beaucoup dans les mémoires. Ce petit ouvrage répare donc une injustice.
Précis, rigoureux, Jean Steinauer ne considère pas que la discipline
historique doive imposer la froideur comme gage de sérieux; les auteurs
ont vécu les temps dont ils parlent; leur livre relève d’une
micro-histoire affectueuse. Invité à pousser la porte du Café des
Chemins de fer, le lecteur en devient aussitôt le client. Le patron
paraît: il possède cette «parfaite maîtrise du métier» qui lui permet
de diriger son établissement en chef d’orchestre. Mort en 1988 comme il
l’avait souhaité (à la fin d’une bonne soirée et non au début «parce
que ça fout en l’air l’ambiance»), Marcel Cotting a magnifiquement
incarné l’humanisme bistrotier.
Le voici donc au milieu de ses tables, dans son quartier et dans ces
années 1950-1970 où le café populaire avait une importance qu’il a
perdue. Le charme du sépia opère. Le livre restitue avec élégance ce
monde ancien, ses rites, ses gestes, son atmosphère, les cafés-pomme
servis dès l’ouverture, le baby-foot autour duquel on fait cercle, les
clients venus du «Cardoche» (la brasserie du Cardinal fermée en 1996)…
Attablé au Café des Chemins de fer, on voit aussi le quartier
fribourgeois de Pérolles qui se métamorphose peu à peu.
MICHEL AUDÉTAT, Passage du Livre, Le Matin dimanche, dimanche 27 septembre 2020
Ce café a vu changer la ville
Avec Café des Chemins de fer,
Marie-Claude Cotting et Jean Steinauer font revivre un bistrot
légendaire de Fribourg. À travers son histoire, c’est l’évolution de
Pérolles, de la ville et de toute la société qui transparaît
Il y avait un côté réunion de famille, l’autre matin, à la présentation publique de Café des Chemins de fer.
Les filles du patron, d’anciennes sommelières, des clients, des enfants
de clients souriaient en se remémorant ce bistrot de Fribourg, devenu
objet du livre de Marie-Claude Cotting et Jean Steinauer. Et ces
retrouvailles devaient bien amuser Marcel Cotting (1921-1988), le
patron légendaire, affiché au fond de la terrasse de la Brasserie 39.
Très vite, la conversation porte sur la saucisse de chien et le vin
d’Algérie, double spécialité de la maison. «C’est parti d’un witz,
raconte Marie-Claude Cotting, fille et petite-fille des propriétaires.
Un jour, un client a demandé de la saucisse de chien. Mon père l’a pris
au mot…» La viande en question était de porc et de bœuf, mais
l’expression est restée.
Le Café des chemins de fer, à la route des Arsenaux, était un de ces
troquets comme on n’en fait plus. Pas de snob espresso, là-bas, mais du
Nescafé servi dans de grands verres à pied. «Une pure lavasse»,
écrivent les auteurs. «Si tu ajoutes trois sucres, de la crème et de la
pomme, le goût du café n’a plus d’importance», précisait le patron.
Quatre à six litres de pomme s’y écoulaient chaque jour. Disons que
c’était pour faire passer le jus de chaussette.
Père de Marcel, Louis Cotting (1882-1966) a acheté le bistrot en 1923.
Son fils le tiendra ensuite avec son épouse Marie jusqu’à la fermeture
en 1984. La maison sera démolie quelques années plus tard. Entre ces
dates, des vies se croisent, des amitiés se nouent. Pérolles et la
ville se transforment, la société tout entière se métamorphose. C’est
cette évolution qui se lit dans Café des Chemins de fer où revit toute l’atmosphère d’un bistrot ouvrier, au cœur d’un quartier qui l’était autant.
Le Grabe, ce paradis
À l’époque, on travaille à la brasserie Cardinal ou aux Cartonnages, à
la Fonderie, chez le serrurier Stephan, à la rue de l’Industrie, aux
Flocons… «Les enfants apprennent la géographie économique de Pérolles
rien qu’en ouvrant la fenêtre ou en humant les odeurs. La bise ou le
vent portent celles du chocolat (Villars) ou de la bière (Cardinal), la
pluie fait ramper les émanations âcres de la fonderie.» Et le bistrot
réunit ce petit monde d’ouvriers, d’artisans et de paysans.
Le quartier, alors, à son nombril: le Grabe, ce fossé profond qui tient
autant de la décharge que du trou à rats (au sens propre). Une place de
jeux, aussi, où les gamins se livrent des batailles mémorables entre
les broussailles, les carcasses de pneus et les fauteuils crevés. «Ce
paradis nauséabond a été dératisé par le feu en 1954.» Jean Steinauer
se souvient des milliers de rats traversant le boulevard de Pérolles
pour s’enfuir vers la Sarine.
Et la télévision arriva
Les enfants qui foulent aujourd’hui la pelouse des jardins du Domino ne
soupçonnent pas qu’ils jouent au-dessus de l’ancien ravin «enrichi de
dépotoirs». Où leurs prédécesseurs ont «mangé des grappes de sureau,
cherché des trésors, combattu les Indiens, essayé d’embrasser leurs
petit(e)s camarades et toussé en allumant une brindille de bois fumant».
Le vie des Chemins de fer comme ailleurs, a également suivi l’évolution
de toute la société. Le livre rappelle par exemple à quels profonds
changements a conduit l’arrivée de la télévision. Quand elle débarque
dans les cafés, à la fin des années 1950, «les familles s’entassent le
soir au bistrot devant les émission cultes». Mais quand elle entre chez
les gens, «les jeunes sortent pour aller au bistrot retrouver les
copains. Ils remplacent les ouvriers, qui désertent le bistrot après
souper pour regarder la TV en pantoufles.»
Marcel Cotting s’adapte à cette nouvelle clientèle: «Vous êtes les
bienvenus tant que vous restez dans la norme», lâchait-il aux jeunes.
Sans préciser ce qu’était la norme. L’endroit devient notamment un
rendez-vous de motards et, dans les années 1970, d’Américains. Ces
pensionnaires de la villa Saint-Jean, sur le site actuel du Collège
Sainte-Croix, feront du Café des Chemins de fer leur stamm.
Jusqu’en Arizona
Une anecdote vient rappeler à quel point cette tradition s’est
implantée: une famille fribourgeoise, au fin fond de l’Arizona, trouve
un jour un motel pour passer la nuit. Dans le hall, le père lève les
yeux et lâche, dans son plus bel accent bolze: «Nom de bleu, t’as vu
toutes des mouches!» La fille de la réception, qui a reconnu un parler
familier de ses études, s’étonne: «Oh! Vous venez de Fribourg? Vous
connaissez Mâârcel?»
Café des chemins de fer
fourmille ainsi de joyeuses anecdotes. Qu’il s’agisse du bistrot
lui-même ou du quartier. Avec la cour d’immeuble qui se transforme en
patinoire l’hiver et en terrain de foot l’été, un pull ou un sac
d’école désignant les buts.
Au fil des pages, défilent aussi des personnages savoureux. «La
fin’fleur de la populace» chantée par Brassens se mêle aux notables,
aux médecins, aux Italiens du quartier. Il y a là Guton, «Castella des
pneus», Roger Vuichard – qui «répare et vend des vélos dans son
atelier», juste en face – Poupon, Gâteau, Fricasse, Cuisse, Gounette,
Furax sans oublier Biscuit, «archétype du clochard», qui porte trois
cravates «pour tenir chaud».
Histoire d’une enseigne
Dans cette foule rigolarde, on croise aussi Roger Monney, le ferronnier
d’art, disparu en 2019. Jusqu’en 1962, ce «jongleur du fer et du feu» a
sa forge aux Chemins de fer. Ou juste à côté: elle communique avec le
bistrot par les caves. Ce Vulcain à la barbe rousse s’en souviendra
quelques années plus tard, quand il réalisera l’imposante enseigne du
bistrot. Il faudra sept ans de travaux et une pose épique pour qu’elle
prenne place, en 1972, sur la façade étriquée.
Le Café des Chemins de fer n’est plus, mais l’enseigne a survécu: un
habitué des lieux, Bernard Cotting – dit «des tuyaux» – l’a fait
restaurer et installer au haut de la Grand-Fontaine, sur une maison
qu’il possédait. La ville de Fribourg l’a ensuite rachetée et elle fait
aujourd’hui partie du patrimoine: «Les formes luxuriantes de
l’enseigne, ses dorures et son fer forgé conviennent parfaitement à cet
édifice Heimatstil, où elle est admirée tous les jours et photographiée
par les touristes du monde entier.
Derrière le bistrot et l’homme
Marie-Claude Cotting et Jean Steinauer ont grandi dans le même
quartier, partagent d’innombrables souvenirs, mais ne se connaissaient
pas avant d’écrire ce livre ensemble. «Nous avons trois ans de
différence», lâchent-ils, comme une excuse. Le projet est né de l’envie
de Marie-Claude Cotting de «faire quelque chose sur son père», raconte
l’historien et journaliste.
De son côté, il prolonge en quelque sorte le travail effectué pour «Au
café – Une soif de société», publié à l’occasion de l’exposition
homonyme au Musée d’art et d’histoire de Fribourg. «Derrière l’histoire
d’un bistrot et d’un homme, il y a un monde, un lieu, une région.
C’était mon enfance, j’ai vécu la mue de ce quartier, sans m’en rendre
compte.»
«Dans ce bistrot, il y avait notre famille», indique pour sa part
Marie-Claude Cotting. Qui ne pense pas seulement à ses parents et à sa
sœur Rachel, mais aussi aux sommelières et aux clients fidèles. «En
nous parlant, nous les faisions revenir», ajoute Jean Steinauer. Qui
s’est régalé des histoires inscrites dans la légende du café: «C’est du
Pagnol!»
Le sourire de Marcel
Ces pages sont traversées par le sourire bonhomme, la bonté simple et
directe de Marcel Cotting. L’homme qui laissait une bouteille de pomme
dans la sacoche de son vélomoteur stationné devant le bistrot, pour que
les jeunes puissent se servir et poursuivre la soirée après fîrabe.
Ce Marcel au sourire si doux répétait volontiers: «Je trouve qu’il faut
mourir à la fin d’une bonne soirée, pas au début, parce que ça fout en
l’air l’ambiance.» Et aussi: «L’idéal serait d’avoir une bière entamée
sur la table, un cigare qui fume encore dans le cendrier et hop, c’est
fini.» À la soirée annuelle des cafetiers-restaurateurs, en février
1988, Marcel, au cœur fragilisé, danse avec Marie-Claude quand il
s’affaisse: «Il m’a échappé des mains», raconte-t-elle. «Elle jette un
coup d’œil à la table, écrivent les deux auteurs. Sa bière venait
d’être entamée et un cigare fumait encore dans le cendrier. Il est mort
exactement comme il l’avait souhaité, à la toute fin de la soirée. Mais
l’ambiance a quand même été foutue en l’air.»
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère, mardi 15 septembre 2020
Au
commencement était un trou tapissé de verdure, que l’urbanisation
allait convertir en dépotoir géant et paradis des gosses: le Grabe,
ou ravin de Pérolles. Le quartier de ce nom grandit sur ses bords,
longtemps aimanté par le Café des Chemins de fer que tenaient Louis
Cotting puis son fils Marcel. Trois générations vivaient et
travaillaient dans cette petite maison, au milieu d’une cohorte de
serveuses et d’une clientèle d’ouvriers et d’artisans, d’étudiants et
de fêtards. On venait en voisins, en famille. La gouaille et le
savoir-faire du patron assuraient l’accueil et l’ambiance.
Voici donc un portrait de Marcel parmi les siens, et le récit de
soixante années du café et du quartier. Une tranche d’histoire urbaine
centrée sur deux moments-clés pour la ville et le canton de Fribourg,
l’entrée dans le XXe siècle, puis dans la société de consommation.
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