Le médecin humaniste né en 1961 en Valais avait choisi Rances
pour y habiter avec sa femme et ses trois enfants. En automne dernier,
il a commis un ouvrage d’une centaine de pages, dense, essentiel. Avec
des questionnements foisonnants. Ce livre-là est à laisser sur la table
de chevet et à reprendre au gré de ses humeurs livresques.
La mémoire de l’écrivain fouille dans le passé, l’ausculte à la
recherche de liens, d’appartenances, un thème récurrent dans les romans
qui ont pris naissance sous sa plume et publiés par Bernard Campiche.
«Nous ne sommes pas seuls dans le passé, nous sommes gens de même terre
et de même lumière, de même nuit, musique, pain, nous qui avons vécu
dans les mêmes temps et lieu, de génération en génération.» «Il y a
même, cette part commune qui traverse les générations maillées, les
unes aux autres.» Et la vieillesse qui en découle: «On ne vieillit pas
sans voir disparaître des bonheurs et des insouciances.» Et cette
question existentielle: «Quel est le sens de toutes ces fins?» Et
celle-là, vertigineuse: «Comment exister entre deux ténèbres, pour nous
qui sommes nés d’une inconcevable nuit et mourons pas à pas dans une
autre?»
L’espace, le temps qui fuit sont des constances dans ses réflexions:
«J’ai suivi pendant des années la drague de Hubble dans l’espace et ce
qu’il ramenait dans ses filets a compté dans mes rêves: des nuées de
galaxies d’étoiles. L’immensité. L’immense immensité de l’immense
immensité.» Que pèse la trajectoire de l’homme dans ce mystère et ce
vertige? Le passé l’arrime au présent et lui entrouvre la porte du
futur.
L’écriture est élégante, racée, la poésie dont il orne ses propos,
belle, bouleversante. «Le chant fait une couleur chaude.» «Elle
approche. Se pose contre mon corps avec les précautions d’un voilier en
arrivage. Ses lèvres sans eau sur mes lèvres sèches, deux terres
avides» «Qui connaît nos envies de fontaine, une tendresse de jadis?»
«Le besoin de fleurissements clairs et vifs défie les ciels bousculés
et gris.» Les expressions dont il parsème ses lignes, suggestives et
précieuses pour le lecteur: «le banquet de mes lectures est desservi.»
«Ce livre est déposé en villégiature chez moi.» «Nous sommes au bonheur
de nous voir.» Il manie l’humour avec subtilité. «Un homme ne
termine-t-il pas son adolescence à la quarantaine, s’il parvient à
mûrir avant de rancir?»
Entre recueillements, beautés et questions sans réponses, j’aurai vécu.»
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 8 mars 2019
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Je passe d'un lieu à l'autre. J'écris ce journal rythmique ici et
là-bas, ces traits d'un visage qui pourrait être le mien; lui va et ne
revient jamais. Il migre peut-être sous la surface des eaux de la
rivière où je me baigne dans la montagne, sous la surface de l'eau de
la fontaine du village qui le reflète, en plaine. Va-t-il jusqu'aux
baleines, tortues et anguilles qui nagent vers le lieu de leur
naissance, jusqu'au-dessus des eaux et des terres avec les hirondelles,
les cignognes et les oies sauvages en quête des quartiers de leurs
hiver ou de leurs nidifications? Quoi qu'il en soit, il s'éloigne.
Peut-être avec les systèmes solaires, les nuages stellaires et les
galaxies en route pour nulle part.
Tant de mémoires existent partout qu'oublier défie l'ordre des choses.
La géologie, les glaciers, l'arbre, le chemin, la ville, chaque
communauté humaine, le génome de tout ce qui vit, tout se souvient. Les
livres, nos lectures, nos écritures, même les plus insignifiantes:
colonnes de comptes, listes de courses, et notre regard,nos sens, notre
peau, tout est tracé d'histoires. Jusqu'au jour où notre esprit
découvre ce que notre coprs a su dès son premier orgasme: tout
disparaît sans cesse dans l'oubli, et nous migrons vers un monde sans
passé, un lieu de naissances perpétueles qui n'a que fare de notre
personne et de notre histoire. Alors se regarder et se voir
disparaître… Ainsi va ce journal où bat le temps comme le balancier
indifférent d'une horloge comtoise. Où je rends compte d'écriture, de
lecture et du désir, cette fratie qui a toujours fait une part profonde
de ma vie.
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