Le
narrateur, en un flot continu, décrit sans indulgence «ce monde peuplé
d’estropiés». Il est méchant, hargneux, coincé entre une mère qui le
méprise et une sœur qui l’écrase de sa réussite.
Ses descriptions sont d’autant plus caustiques qu’il manifeste une
grande retenue, avec un vif refus de toute familiarité. Il décrit les
ambiances ordinaires et par un léger et invisible glissement leur donne
un sens inquiétant.
Il essaie, après avoir assisté à la mort de sa mère, de se
reconstruire. «Mes yeux hagards ne voient plus le monde tel qu’il est,
horrible, menaçant, cruel et grotesque. Mais tel que je l’imagine:
harmonieux, tendre, beau, trouble, étonnant.» Beau programme pour une
dure réalité!
JULIETTE DAVID, Le Messager suisse
De la malice du narrateur
Les Éditions Campiche ont eu raison de publier deux récits éblouissants
d’Antonin Moeri. Le narrateur parle, le plus souvent. Fait mine de se
raconter et aussitôt embarque le lecteur en des méandres qui touchent
au cœur de l’âme humaine. Dans Les Yeux safran,
il évoque, devant une tablée imperméable à ses propos, son admiration
passionnée pour sa sœur virtuose. Qu’il ne parvient pas à emmener avec
lui pour une cure pour son bien. Il l’emporte en pensées et c’est plus
fort encore: le récit bascule en un dialogue intérieur avec son double,
faisant croire en un premier élan à son ratage de vie pour, en un
second temps, révéler combien les forts ne sont là souvent que pour
compenser leurs faiblesses. Du grand art.
SERGE BIMPAGE, La Vie protestante, Genève, décembre 2011
Antonin Moeri en poche
Quand j’avais lu ces livres, j’avais été frappé par l’originalité de
cette voix neuve. L’écriture y est servie par une distance ironique qui
rend certains passages d’une drôlerie irrésistible. Elle est précise et
joue sur des expressions toutes faites reprises avec ce même
tremblement qu’on trouve chez Flaubert lorsqu’il utilise des clichés:
un écho de pièce vide fait résonner les mots, empêche qu’on les prenne
au premier degré mais refuse le deuxième degré souligné, reste entre
deux.
Dans L’Île intérieure, Moeri
ne découpe pas son texte en paragraphes. Ce n’est pas gratuit, ça donne
un rythme et une signification par le refus de hiérarchiser, de
dissocier les événements: ils se retrouvent au même plan et concourent
ainsi à la description de l’absurdité.
Le même effet se trouve dans son premier texte publié, prix de la revue [vwa], et dans son premier roman: Le Fils à maman
(Poche suisse), de même que s’y retrouvent des thèmes et le type de
narrateur-personnage: un être falot, pâle, maigre, névrosé. Ici, c’est
un acteur raté que handicapent des difficultés respiratoires. Le roman
l’oppose à sa sœur, qu’il aime d’une manière ambiguë, musicienne
exceptionnelle, pure, privilégiée, active. On y trouve aussi des
discours sur l’écriture, sur l’artiste et sa fonction (jeter des perles
aux pourceaux, leur dispenser une sorte de luminosité intense) et
toutes sortes d’épisodes liés par aucune nécessité autre que l’écriture
et la vision singulière du narrateur.
Ça commence dans une soirée mondaine, prétexte à impairs et
présentation du personnage. Puis on voit le frère, la sœur lui propose
de partir à Djerba, il y croise quelques personnages singuliers.
Dans Les Yeux safran, il
s’agit d’autre chose. Safran, c’est la couleur de la mort: celle de la
mère du narrateur, atteinte d’un cancer, et qui s’éteint petit à petit
devant lui tandis que sa peau jaunit. Insomniaque et perdu, le fils
s’efforce de capter, avec une extrême attention, les réactions intimes
que les souvenirs ou les rêves sur elle provoquent.
Cette agonie et cette mort provoquent un déclic: le narrateur se met à écrire pour reconstruire son existence.
Les souvenirs évoquent Louis, l’ami d’enfance qui apprenait à fumer
dans une cave, à voler à l’étalage ou à embrasser Caroline. On retrouve
les portraits chargés dans lesquels Moeri excelle: un athlétique
contrôleur de chemins de fer, «homme aux yeux globuleux d’un bleu
transparent fichés aux extrémités d’un visage massif comme des boutons
de culotte sur le masque burlesque d’un épouvantail». Un intellectuel:
«Quand on lui demande de décrire ses occupations, il répond en enlevant
ses fines lunettes de son auguste nez: je fais de la recherche. Sur
quoi tout le monde se tait. La phrase a été martelée avec une telle
assurance qu’on se dit: quelle surprenante arrogance de roquet chez cet
âne accoutumé au silence.»
C’est que Moeri, à l’époque, en voulait aux individus plus qu’à la
société. Fidèle disciple de Handke et de Thomas Bernhard, il empruntait
à ce dernier l’invective et l’indignation. Dans le livre, il s’attache
aux personnages, les suit dans l’avion, sur la plage, marchant. Tourne
autour des images, recherchant des états de musique et de délire
verbal. Pour écrire ensuite, la nuit, en vacances, en altitude, après
un grand effort physique, dans des conditions de malaise existentiel et
de solitude, des histoires vengeresses.
ALAIN BAGNOUD, Blogres
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Isabelle Rüf présente L’Île intérieure d’Antonin Moeri à la radio suisse romande
Isabelle Rüf: Dans L’Île intérieure,
Antonin Moeri donne un paysage précisément intérieur du trouble d’un
jeune homme écrasé par les femmes, une mère, une sœur, ce qui est
d’ailleurs un thème récurrent chez lui. Nous avons découvert cet auteur
quand il avait gagné le prix de la revue VWA il y a quelques années, et
j’avais déjà été fascinée par ce flot verbal, cette habileté langagière,
ce plaisir des mots, et puis cette dérision toujours derrière le
discours. Il a également traduit le jeune Hohl aux Éditions Zoé, ces
nouvelles magnifiques qui relèvent encore du genre narratif. Antonin
Moeri est un auteur très marqué par la littérature allemande. Par
exemple, Thomas Bernhard.
Il y a un thème qui revient
toujours chez Antonin Moeri, celui du rapport à la mère. Il met en
scène des personnages écrasés par des mères abusives et, quand on
rencontre Antonin Moeri, on ne peut s’empêcher de lui poser la question
de l’autobiographie.
Antonin Moeri: Je crée de la fiction à partir d’expériences fortes,
d’émotions qui m’ont marqué et que je transpose, car je ne crois pas
avoir une admiration infinie pour ma propre personne. Je me regarde un
peu comme Rembrandt se regardait pour faire son autoportrait. Il a
passé sa vie à faire des autoportraits. Je ne crois pas que ce soit de
la vanité que de partir de soi. Si vous songez à Montaigne, il n’a fait
que ça : parler de soi. Mais la transposition est indispensable, sinon
c’est banal et fatigant pour le lecteur.
I.R.: Donc, d’une certaine façon, ce
jeune homme mal à l’aise et indécis, et terriblement écrasé par les
prédictions maternelles, ce serait vous.
A.M.: Ah non! Je préfère dire que c’est le narrateur, un personnage qui
n’a pas de nom ici. Il pourrait s’appeler Marcel ou Émile. Mais j’ai
préféré ne pas lui donner de nom. Pendant longtemps, quand je lisais
des livres, je mélangeais narrateur et auteur. Je trouve qu’il ne faut
pas le faire. Dès qu’on utilise les mots d’une langue quelle qu’elle
soit, on fabrique. C’est une fabrication.
I.R.: Votre narrateur anonyme se
définit par rapport à deux pôles féminins: sa mère qui n’a cessé de lui
dire qu’il n’était pas capable de…, et sa sœur qui est un modèle de
perfection inaccessible. Pourquoi l’avez-vous placé devant ces deux
figures féminines, l’une inaccessible et l’autre repoussante, au sens où
elle le repousse?
A.M.: Le rapport à la mère est une constante dans ce que j’écris.
J’ignore d’ailleurs pour quelle raison. Il faudrait que j’entreprenne
une psychanalyse pour démêler ce nœud. En effet, je n’ai pas du tout
vécu ce que raconte mon personnage. Je crée une mère très froide, très
dure, très distante, très cultivée. Elle pourrait être une aristocrate,
une célèbre femme de lettres qui écrase son fils. Je le répète, c’est
une pure création de mon esprit, mais je me plais dans cette
situation-là. Quant au rapport à la sœur, cette sœur pourrait
représenter toutes les grandes pianistes qu’on peut imaginer. En
vérité, elle représente toute la musique que j’aime. Quand j’écrivais
ce livre, j’écoutais le magnifique trio de Shostakovich. Mais, en dehors
de ça, je voulais pour une fois écrire un livre sur l’amour d’un frère
pour sa sœur. L’amour pour une sœur est un thème qui traverse la
littérature européenne, on le retrouve chez Musil, chez Trakl. Dans la
vie, Pascal a aimé sa sœur Jacqueline. J’avais envie de travailler sur
ce rapport-là. Je n’ai pas osé mettre en scène l’inceste, mais
peut-être qu’un jour…
I.R.: Et ce jeune homme voudrait
faire du théâtre. Lui par contre, si elle est pianiste, n’y parvient
pas. Le théâtre a joué un rôle dans votre vie. Vous avez fait l’École
de Strasbourg et vous avez été acteur.
A.M.: En effet, j’ai joué dans de très bonnes troupes en France. Le
théâtre a été pour moi comme un rêve. Je réalisais un rêve d’enfance ou
d’adolescence. À seize ans, je me prenais pour Antonin Artaud. Plus
tard, j’ai rencontré Roger Blin, avec qui j’ai passé des instants
inoubliables. Si je n’avais pas été acteur, je nourrirais d’immenses
regrets. La frustration serait immense. Il me manquerait quelque chose.
Je suis heureux d’avoir réalisé ce rêve mais, à un moment donné, ce
rêve a commencé à me fatiguer. J’ai alors changé de direction.
I.R.: On peut dire aussi que, dans
les portraits que votre narrateur fait de la bourgeoisie locale où il
peine à s’intégrer, il y a quelque chose de théâtral, dans le sens
burlesque justement.
A.M. : Oui, je comprends ce que vous voulez dire, un côté mise en
scène. Autant le narrateur se met en scène lui-même, autant il met en
scène les personnages qui apparaissent. Les femmes sont souvent assez
grotesques, passablement monstrueuses, les types sont plutôt
grand-guignolesques, ou simplement ridicules, c’est vrai, il y a un
côté théâtre. De même quand je donne la parole à un personnage, il se
met à parler comme s’il faisait un monologue sous les sunlights.
Quand le théâtre a commencé de m’ennuyer, j’ai décidé d’écrire dans des
carnets. Il y a longtemps que je tiens des carnets: poèmes,
descriptions de lumières ou d’animaux, rêves, etc. Tout ça était du
matériau brut. Je notais également les phrases d’écrivains que
j’aimais. L’écriture fait partie de ma vie depuis longtemps. Mais cette
pratique a pris de l’importance quand j’ai reçu le prix de la revue
VWA. C’était la première fois qu’on reconnaissait mon travail.
Jusque-là, j’hésitais beaucoup. Je gardais les brouillons dans un
tiroir. Je dois vous avouer que c’est mon frère qui m’a poussé à
envoyer «Journal-fiction» à La Chaux-de-Fonds. J’ai été agréablement
surpris.
I.R.: Vous avez un type d’écriture
qui est très frappant. Ne serait-ce qu’à feuilleter le livre, il n’y a
aucun paragraphe, c’est très dense, ce flux intérieur coule dans une
parole sans fin, c’est très frappant, je voulais vous demander si vous
voyez une origine à ce type d’écriture.
A.M.: Non. J’avais envie, là, dans L’Île intérieure, de faire des longs
chapitres sans paragraphes. Ce qui n’était pas le cas dans Le Fils à
maman. Celui auquel je travaille actuellement a des chapitres beaucoup
plus courts. Mais comme c’est ce flux d’écriture, cette musique qui
m’intéressent, ça peut couler, je veux dire, je n’ai pas besoin de
faire des paragraphes. Alors d’où ça vient? Je sais pas. Pour ce qui
est de la forme, vous avez un auteur qui écrit des livres entiers sans
paragraphes, c’est Thomas Bernhard. C’est évidemment un auteur que
j’admire. Je le lis en allemand. Sans doute exerça-t-il une influence
sur la forme. Mais le style, la tonalité n’ont rien à voir avec le
style et la tonalité de Thomas Bernhard.
I.R.: Votre narrateur rencontre un
informaticien assez étrange pendant ses vacances un peu forcées à
Djerba, et cet interlocuteur lui donne une sorte de leçon d’écriture.
Il lui dit: «{…} Il ne suffit pas de faire parler ses sentiments au
rythme d’un cœur gonflé. Il faut que la rigueur des phrases sur le
papier confine à une perfection mathématique. Musique et mathématique
{…}.» Est-ce une sorte d’art poétique pour vous?
A.M.: Écoutez, je ne m’y connais pas très bien en maths, je n’ai pas
étudié les maths, ce que faisait Beckett par exemple quand il sombrait
dans la dépression. Ce que je sais, c’est qu’il y a dans la musique une
rigueur qu’on compare à celle des maths. Lorsque j’écris, j’aimerais
trouver une rigueur de ce type-là. Oui, alors, dans ce sens, un art
poétique, peut-être. Je déteste le flou de la phrase. Je déteste la
syntaxe molle. Chez les écrivains que je respecte, comme Pascal, on
trouve cette rigueur. Pascal est pour moi un modèle d’écriture.
I.R.: Ça veut dire que vous les travaillez beaucoup vos textes?
A.M.: Alors ça dépend. Il y a des passages qui sont très travaillés,
qui me demandent beaucoup de patience et de labeur, où je cherche
pratiquement chaque mot de la langue française… est-ce le mot juste, ou
plutôt celui-là? Il y a d’autres passages où je privilégie le jet, car
je n’écris pas tout le temps. J’écris dans des moments de crise,
d’angoisse ou d’intense jubilation. Il m’arrive d’écrire à la montagne.
J’écris volontiers à la montagne, à 1 500 ou 2 000 mètres d’altitude.
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