Le
livre se passe essentiellement entre les murs d’un gymnase (lycée)
lausannois. François Aubort, Professeur de français, est confronté à la
rentrée au suicide inexplicable d’un de ses élèves. Le choc qu’il en
ressent l’oblige à remettre en question autant sa conception de
l’existence que celle de son métier.
Il se sent perdu, peut-être un peu responsable de la mort de son élève
par le choix des livres étudiés pendant le trimestre. Et
paradoxalement, ce sont les jeunes qui vont lui permettre de «ne plus
jamais se rasseoir dans sa médiocrité» et d’envisager une autre façon
de s’impliquer dans l’avenir de ses élèves.
Cela dure un trimestre où il se passe beaucoup de choses:
manifestations contre les coupes budgétaires, visite au Grand Conseil
vaudois, voyage en Allemagne avec passage au camp de concentration de
Sachsenhausen.
L’auteur, dans un style clair, aussi bien adapté aux réflexions
profondes qu’aux anecdotes, pose des questions essentielles sur
l’avenir offert à la jeunesse de son pays et sur la manière de l’y
préparer. On sent une expérience vécue et un grand courage pour
s’élever et rester à «hauteur d’homme».
JULIETTE DAVID, Suisse-Magazine
Les Beaux Sentiments
de Jacques-Étienne Bovard est un ouvrage rigoureusement construit: il
s’ouvre sur la cinquième rentrée scolaire de François Aubort, (dont le
lecteur n’apprend le prénom qu’à la cent soixante-septième page), un
professeur remplaçant de français dans un lycée du canton
de Vaud, en Suisse. Le roman s’achève à la fin de l’année scolaire,
après la remise des prix attribués aux lycéens «élevés au grade de
bacheliers et bachelières». Chacune des quatre parties du roman
se termine par un écrit d’élève: le dossier de Bertrand Fiaugères, le
texte d’Anne-Sophie, celui de Cédric et enfin la carte d’Anne-Sophie.
Cet ouvrage charpenté introduit le lecteur dans le flux de conscience
d’Aubort, entrecoupé de dialogues adaptés au style de chaque locuteur.
Ces monologues intérieurs aux multiples réflexions, analyses, remises
en question données en alternance à la première ou à la troisième
personne du singulier présentent un personnage ordinaire, fragile et
révolté, encore plein d’idéalisme, qui porte un regard négatif sur
lui-même et aigu sur les autres. Le lecteur voit Aubort comme il se vit
lui-même. La grandeur de cet enseignant réside dans sa lucidité, mais
cette grandeur est dépourvue de puissance: on ne peut lutter seul
contre le malheur d’autrui, contre la société, contre la crise.
Après le suicide d’un de ses élèves pendant les vacances estivales,
Aubort culpabilise: il n’a pas su voir le mal être de
Bertrand: «qu’est-ce qu’il fallait voir, qu’il n’a pas vu sur ce
visage intelligent, quel signe, quelle blessure?» ou tout du moins il a
laissé passer les ténus indices de son futur geste: «Ce faux-fuyant,
qu’il a vu, pourtant, mais renoncé à relever pour ne pas laisser les
autres s’agiter dans l’attente de leurs propres copies ». Il
s’interroge alors avec angoisse sur l’opportunité des lectures, aux
messages souvent mortifères, proposées à ses élèves: «Ce pays nous
ennuie, ô Mort appareillons!…», «Les êtres nous deviennent
supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter»…La
littérature n’est pas innocente, elle peut même posséder un pouvoir
létal: «La littérature serait-elle un vaste
cimetière? N’offre-t-elle aucune certitude résolument tournées
vers l’espoir, aucune valeur, aucun idéal?».
Aubort va essayer d’échapper à ce sentiment de culpabilité en tentant
de pénétrer l’opacité de ses élèves, d’aller au-delà des
apparences, de se rapprocher d’eux. Mais les lycéens fuient, répondant
par des lieux communs: «Bien sûr, en sa présence de prof doublé pour la
plupart d’un inconnu, on surveille son propos, réflexe de prudence
acquis depuis l’école primaire, mais il se peut aussi qu’on n’ait rien
d’autre à dire que ces lieux communs sur tout et rien (…)». Aubort
essaie alors de sauver Cédric, élève de classe
technologique, qui masque la réalité, ses sentiments, ses craintes sous
des airs faussement joyeux et désinvoltes («petite bouille
démantelée en face de lui qui attend la question suivante en
essayant de rattraper ses sourires de faux joyeux…»), cependant le
drame qu’il vit est décelable essentiellement dans son angoisse du
regard de l’Autre, dans ses silences qui parlent, dans ses conduites à
risques, lorsqu’il slalome dans les rues au milieu des
voitures, à «une folle allure, les patins tressautant sur le macadam»,
la mort étant «ici l’attrait irrésistible du jeu». Les gestes
d’autrui délivrent des messages susceptibles d’interprétation diverses
comme le dernier salut de Bertrand. Le roman met l’accent sur le
caractère imprévisible des êtres, montre qu’on ne les comprend pas
toujours, qu’on ne peut les aider s’ils refusent. On ne peut s’emparer
de leur liberté. Une distance existe toujours entre le «moi» et l’autre.
Dans ce roman réaliste, comme dans la vie ordinaire, le lecteur ne
dispose que de bribes d’explications sur les événements proposés de
façon partielle et partiale par Aubort, ses collègues et les élèves. Le
lecteur est confronté à la complexité psychique des êtres, aux
situations difficiles qu’ils vivent et affrontent avec leurs propres
moyens dans un univers souvent absurde et angoissant. Les Beaux
sentiments témoignent de la vie de la jeunesse, mais aussi d’une époque
et d’une région, la Suisse des années 90, engluée dans une crise
économique et politique avec un gouvernement qui sacrifie l’éducation:
«suppression de cours facultatifs et d’heures d’appui, diminution du
personnel et de l’offre alimentaire de la cafétéria, réduction des
plages d’ouverture de la bibliothèque et, bien entendu, regroupement
systématique des classes dont l’effectif descendra au dessous d’un
certain seuil…», une société qui méprise et jalouse les enseignants au
soit disant «salaire “indécent”, (aux) “obscènes” vacances, (aux)
horaires “sur mesure”…». L’ordre politique et social s’effrite, se
désintègre. La chambre des députés n’est plus qu’un lieu de disputes
vulgaires, de brouhaha informe, d’indifférence («À droite et au centre,
on boucle son porte-documents, on lit un catalogue de jeux
informatiques, renversé sur son siège on téléphone à Madame, on bâille,
on discute, on rigole…») qui accable financièrement les citoyens.
Dans ce texte qui se veut analogique, confronté aux événements de son
époque, à leur absurdité, l’absence d’espérance n’est pas totalement
une désespérance. Malgré son apparence souvent apathique, la jeunesse
possède un esprit critique, elle est capable d’analyser, de se
révolter. Par leurs remarques pragmatiques, («Parce qu’il y a quand
même un moment où il faut arrêter de se prendre la tête pour s’empêcher
de vivre…») les élèves aident même Aubort à évoluer, à percevoir le
réel autrement. La vie est ambivalente, acceptons cette ambivalence et
essayons de cultiver les beaux sentiments malgré leur modeste
efficacité: «Mais il sera dit que les beaux sentiments ne suffisent pas
mieux à vivre qu’à faire de la bonne littérature… Il sera dit que les
beaux sentiments ne s’épanouissent comme les fleurs que dans le terreau
âpre de l’angoisse, de la violence et du sacrifice… Il sera dit
que les beaux sentiments ne peuvent que croître passionnément ou
mourir…»
Avec Les Beaux Sentiments, Jacques-Étienne Bovard a écrit son meilleur roman.
…Au nombre de ses dons, Jacques-Étienne Bovard possède celui du
monologue intérieur. Huis clos de la conscience dans lequel le
personnage démasque ses lâchetés intimes, avec une sorte de joie féroce
à piétiner sa propre image. Nausée de l’âme qui le fait descendre dans
ses ténèbres, mais qui lui donne aussi une chance de reprendre
possession de lui-même. Dans ses nouvelles, Bovard décrit des
existences clouées au sol, retenues par la peur, la convention, la
prudence helvétique qui est une variété de nanisme moral (lire Nains de jardin,
Campiche, 1996). Dans ses romans, il montre en revanche une
métamorphose possible: un chemin pour s’élever un peu au-dessus de
soi-même, à hauteur d’homme, rien de plus. Demi-sang suisse (Campiche, 1994) faisait passer cette initiation par la médiation du cheval. Dans Les Beaux Sentiments,
elle s’opère au contact des élèves, personnage collectif, avec ses voix
multiples, qui donne au jeune Aubort la volonté de «ne plus jamais se
rasseoir dans sa médiocrité».
On retrouve ici les qualités de Jacques-Étienne Bovard. La netteté du
style. L’observation clinique (la salle des maîtres, la société des
«collègues»…). La faculté d’émouvoir sans jamais mettre le pied dans la
mélasse.
…Ce n’est pas un roman sur le blues professoral. Ni sur la jeunesse
abusée. Encore moins sur les «beaux sentiments»: mais sur un homme qui
se bat avec cette idée, et par là même s’élève.
MICHEL AUDÉTAT, L’Hebdo
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