Il faut être poète sans cesse
Dans les salons littéraires de Suisse romande, après avoir acheté un
livre, si vous tendez l’oreille auprès des stands d’éditeurs, il y aura
toujours un moment particulier où vous surprendrez, entre deux
écrivains en dédicace, une discussion romanesque sur Jacques Chessex.
En long, en large et en travers, vous entendrez toujours la même
ritournelle, avec les mêmes adulations, avec les mêmes griefs, avec la
même chute qui en découle, comme une rivière éternelle de mots naissant
et renaissant sur des lèvres mouillées par un seul nom, celui de
«Chessex»:
– Quand même, c’était un grand écrivain.
– Un immense écrivain.
– Mais quel caractère de sagouin! Quel orgueil, aussi! Une amie
libraire m’a dit qu’une fois, au téléphone, il l’avait harcelée toute
une soirée, car il ne voulait pas dédicacer son livre en compagnie
d’autres auteurs.
– Pourquoi donc?
– Soi-disant pour ne pas faire de l’ombre aux autres.
– Quel phénomène! Il paraît aussi qu’il sortait de temps en temps avec
ses élèves. Qu’il profitait de leur côté ingénu, comme prof.
– Ça ne m’étonne pas!
– Il a dû se battre comme un lion, dans la vie, pour s’imposer. Surtout pour s’imposer à Paris!
– Comme tous les grands écrivains.
– N’empêche que L’Ogre a eu le Goncourt.
– Ah, ça !
– C’est d’ailleurs un des seuls écrivains, il me semble, qui a ramassé
d’une pierre deux coups le Prix Goncourt et le Goncourt de poésie.
– Le Goncourt de poésie? Vraiment? J’ai entendu dire que sa poésie n’était pas à la hauteur.
La plupart de celles et ceux qui ont lu les romans de Jacques Chessex, que ce soit L’Ogre, Le Vampire de Ropraz ou Un Juif pour l’exemple,
ne savent pas toujours qu’il écrivait aussi de la poésie. Qui plus est,
qu’il obtint en 2004 le Goncourt de poésie à Paris. Quand ils le
savent, généralement, ou ils ne l’ont jamais lu, ou ils ne l’apprécient
guère (1). Quoiqu’il en soit, Jacques Chessex était bel et bien, en
plus d’être un écrivain pulsant, célèbre et reconnu par ses pairs, un
authentique poète, une «figure de force brûlante et farouche» (2). En
partant en vrille (3), on pourrait dire qu’il était un oiseau nocturne
– pourquoi pas le hibou –, capable de voir les fantômes qui rôdent et
qui, descendant de son bocage, parmi les ombres torrentielles des
buissons, fouillait les herbes pour y débusquer l’insecte le plus
flamboyant à becter. Cette chasse, sans cesse renouvelée, était
peut-être sa seule façon d’habiliter son chant et de le faire porter
au-delà de l’air, du regret et de la mort.
Les œuvres complètes poétiques de Jacques Chessex ont été publiées par
l’éditeur Bernard Campiche, à Yvonand, en 1997. Chose particulière dans
l’édition, l’éditeur a fait lui-même la mise en pages. Regroupés en
coffret, trois volumes solides, reliés au fil, au papier doux et
légèrement ivoirin, sont enfourrés respectivement dans une jaquette
illustrée par une aquarelle du peintre Pietro Sarto. Il a fallu 574
pages pour coucher sur papier les 45 années d’écriture poétique de
Jacques Chessex et ainsi mener à bien ce projet éditorial d’une qualité
rarement atteinte dans l’édition helvétique. Chacun des ouvrages
possède un avant-propos éclairant sur le rapport entre la vie menée par
Jacques Chessex (les choix effectués dans son parcours d’homme) et sa
poésie. Ce qui permettra aux plus jeunes lecteurs de penser cette
époque, d’en ressentir l’ambiance et l’interaction vivante, artistique
et plus encore, entre des personnalités helvétiques comme Gustave Roud,
Yves Velan, Jean-Pierre Schlunegger, Bertil Galland, etc. Et de
comprendre, par les liens de la vie d’un homme, les nœuds et les déliés
que peut contenir sa poésie, qu’il écrivait, semble-t-il, sous le
commandement d’une prière bien personnelle: «Jacques Chessex a publié
ses poèmes avec une grande régularité. Deux interruptions remarquables,
seulement dans ce rythme vital: 1959-1965 et 1976-1983. Jamais il n’a
cessé de faire de la poésie le centre de son œuvre. «Pensant au poème
et à la poésie je me souviens immédiatement d’un commandement
d’Origène: il faut prier sans cesse. C’est le conseil que je me donne
en poésie: il faut être poète sans cesse.»
Quand vous ouvrez ces ouvrages et que, sur le bout des lèvres, vous
chuchotez un poème, vous pénétrez dans un monde au-delà du monde. Et
les questions fusent: «Quel signe suivre», «Ai-je mérité la splendeur
de l’été», «Que chante le lierre à la grille noire?» Alors vous tombez
nez à nez avec le mystère de la condition humaine, que chacun suit,
malgré lui, comme attiré, comme poussé par l’irréfrénable besoin en
nous d’interroger, de questionner, de nommer ce qui nous paraît le plus
obscur, le plus indéterminé, le plus oublié. Comme la mort est
oublieuse. Jacques Chessex, en tant que poète, déploie la mort autant
qu’il l’exalte, chante l’herbe d’oubli sous les saisons qui passent et
ose descendre dans le tombeau de la nuit, nous ramenant à un lyrisme
universel, aux sources de nos interrogations, à des textes anciens,
pourquoi pas L’Odyssée, avec Ulysse au pays des Morts:
«Ai-je su vivre, ai-je été lâche devant le soir
Est-ce la barque et l’eau roide du passeur des morts ?
Et l’être entier tousse comme un bétail dans novembre
Quand la saison salue le maigre hiver.»
Ce lyrisme universel, chez Jacques Chessex, devait nécessairement lui
permettre d’écrire au-delà des frontières, en particulier de celle qui
sépare la France et la Suisse. Et certains poèmes, pour ce qui est de
l’appétit de vivre et de la pulsation d’exister, dépourvue de
frontière, elle aussi, sont bien nets. Goûter aux plaisirs de la bonne
chère ou de la bonne chair, parfois scandaleusement, les narines
béantes, avec une langue mousseuse, franche, puis écrire sur ces
expériences, mieux encore, figer sur le papier ce qu’il y a au-delà de
ces expériences, devait peut-être colorier l’air en rouge du paysage
littéraire romand de l’époque, plutôt calme, timoré et plein d’égard.
Ah, l’Eros fumant:
«J’ai laissé le mensonger laurier
J’ai aimé les quatre lèvres plus que ses pièges
J’ai tenu aux quatre lèvres
Plus qu’à la renommée aux dix mille bouches.»
Aux côtés de cet Eros du tonnerre, il y aussi les saisons, qui
reviennent souvent dans les poèmes de Jacques Chessex, au point de les
ordonner. Élégies, louanges et éloges côtoient le blâme et l’injure.
Sans oublier Dieu, au-dessus, qui souffle sur les nuages. Mais à quoi
servent les saisons si nous n’avons pas d’ami, avec qui marquer les
traces de notre passage? Plusieurs poèmes sont destinés à des amis et à
ceux qu’il admirait, comme Charles-Albert Cingria, Jacques Mercanton,
Hemingway, Edith Boissonnas, Philippe Garcin, Miles Davis, Pierre
Raetz, Jean Lecoultre, Georges Bataille, etc. Ce qui permet là aussi de
situer l’auteur dans son époque. Et d’être porté, par le poème,
jusqu’au coeur d’une toile. Et d’être le témoin d’une attitude, d’un
geste ou d’un sourire, comme celui de Jacques Mercanton: «Et vous
souriiez aimablement obscur de ce sourire / Énigmatique et délié en
pleine lumière.» Du reste, de ce qui n’aura pas été dit, du non-dit et
de l’indicible, il appartiendra au lecteur de se forger son opinion sur
ces poèmes regroupés en un fabuleux coffret et de suivre ses
propres signes, sans oublier le commandement paraphrasé d’Origène qui
plane, invisible, sur chacune des pages: «Il faut être poète sans
cesse.»
«Quel signe suivre
L’entrelacs des paroles disperse
Sait-il faire silence
Au vent du crâne passent trop de huées
La caverne du coeur résonne de trop de colère
Appels coups sursauts ressac
La hache du temps a taillé dans l’aubier de l’âme
La lame a fendu l’arbre de sel et de sang
La racine tremble comme un paysage de neige.»
1 Résultat d’une étude sur un échantillon de vingt personnes sondées.
2 Paul Éluard, Les Yeux fertiles.
3 Ce que la critique doit permettre, surtout dans les revues.
N’oublions pas la citation d’Anatole France: «Le bon critique est celui
qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre.»
ARTUR BILLEREY, La Cinquième Saison, juin 2020
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Trois
recueils pour suivre pas à pas le poète dans son cheminement, ses
hantises et ses peurs. Cet élan poétique qui le traverse et met au jour
le monde obscur qui l’anime. …En revanche, la poésie, cette chose
ailée, fugitive, légère, qui habite à cette frontière de la musique où
vont mourir les mots… La poésie que l’on a en vain essayé d’apprivoiser
au moyen d’une métrique codifiée, de la rime enchanteresse, tolère mal
la justice et, pourrait-on dire, la pensée quand celle-ci se croit
porteuse de vérité, profitable. D’où le fait qu’elle se trouve reléguée
aux marges d’ombre quand le poète – tenté d’expliciter ce que la poésie
a fait de ce monde obscur en lui qui l’a poussé à écrire – engage ses
forces de création dans une double voie, où poésie et roman progressent
parallèlement.
…Chessex donne l’impression, comme disait Claudel à propos de Verlaine,
non pas d’un auteur qui parle, mais d’une âme que l’auteur ne réussit
pas à empêcher de parler. Tandis que le romancier, lui, aspire
désespérément à parler, à multiplier les conjectures, à développer tous
les points de vue de son sujet: lui-même, ses fantômes, ses fantasmes.
Il était temps que le poète prenne sa revanche, et que la trentaine de
recueils publiés, ici et là, entre 1954 et 1997, soient réunis. Voilà
qui est fait, voilà l’œuvre: en trois volumes superbes où l’on suit le
pas du poète, la cohérence sans faille de son cheminement. Et, alors
que très vite il s’est inventé une discipline à son usage, on sent par
moments que tel état poétique a été suscité par Baudelaire, ou telle
mélodie par Verlaine.
HECTOR BIANCIOTTI, Le Monde
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