Ce livre est un magnifique chemin de lectures et de rencontres. Je le mets en parallèle avec L’Ambassade du papillon,
des carnets tenus entre 1993 et 1999, paru en 2000. Ici, il s’agit
plutôt du journal d’un lecteur professionnel et passionné. Il couvre
une période particulièrement intéressante de l’histoire de la
littérature en Suisse romande, puisque les chroniques commencent en
1973, peu de temps après la création de l’Âge d’Homme, dont Kuffer
était alors un des auteurs et collaborateurs. Jean-Louis Kuffer évoque
les grandes traductions des auteurs des pays de l’Est, comme ces Migrations
de Milos Tsernianski, qui ont opéré un tel choc. Il parle aussi de ses
voyages, de ses rencontres avec des auteurs. J’ai beaucoup apprécié les
portraits: Pierre Jean Jouve, Gustave Roud. Il y a des anecdotes
amusantes sur Michel Tournier. Bref, c’est un ouvrage généreux qui
communique une soif de lectures et donne des envies. Et l’homme à la
mère décédée, placé en fin de volume, est très beau et émouvant, avec
cette citation de Tsernianski en exergue: «Les migrations existent. La mort n’existe pas!».
SYLVIANE FRIEDRICH, La Librairie, Morges, Le Temps
Le Chant du monde
Incontestablement,
c’est l’événement littéraire de ce début d’année riche, pourtant, en
parutions intéressantes. Par sa taille, d’abord, qui en impose
d’emblée. Mais aussi par son propos, ample et intime, par son ton
généreux, par son ambition, enfin, d’interroger la littérature dans ce
qu’elle a d’irréductible et de secret, ambition parfaitement maîtrisée.
Avec Les Passions partagées, Jean-Louis Kuffer confirme – si
besoin en était – qu’il est l’un des lecteurs les plus attentifs et les
plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire cessante.
Certains seront tout d’abord effrayés par ce livre fleuve
(près de 440 pages) qui tient à la fois du roman de formation, du
journal intime, des carnets où chacun consigne ses réflexions, et du
traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant, de ne pas se
laisser entraîner par une écriture à la fois limpide et fluviale, qui
plus d’une fois retrouve les grâces du chant, et évite constamment les
préciosités stylistiques, comme les facilités de tout genre.
L’état chantant
Qu’on
ne s’y trompe pas pourtant: Les Passions partagées se lisent comme un
récit épique et passionnant dans lequel l’auteur à la fois nous guide à
travers les méandres de ses pérégrinations, et se cherche lui-même en
découvrant le monde. Car Kuffer réussit le prodige, dans ce livre
fleuve qui est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le
miracle de son expression. Dès les premières pages – magnifique éloge
de la lecture qu’il faudrait donner à lire à tous les collégiens ou
gymnasiens de ce pays – le monde s’offre comme une découverte et une
jubilation, une énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde
en perpétuels mouvement et mutation? Comment percer son mystère? Kuffer
pose d’emblée la question et y répond aussitôt: en retrouvant, par la
magie de l’écriture, cet état chantant où le monde se donne à
dire (et à voir) dans sa transparence originelle. C’est à propos de
Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail: «L’écriture,
donc la vie: l’écriture sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui
transcende la durée en cristallisant dans l’instant (poésie) ou en
reproduisant, au fil des courants subconscients, le cheminement de la
mémoire dans le temps (chronique).» Le monde se donne à dire
comme un défi, et jamais comme un acquis: telle est la difficulté de
celui qui cherche dans les mots son salut. Pour mieux comprendre ce
défi, Kuffer propose des sortes de balises qui ont pour noms Cingria,
le modèle jamais égalé de l’écrivain génial et sans attache, Jaccottet,
Gustave Roud, les peintres Joseph Czapski ou Olivier Charles, Kundera,
Jouhandeau, Gore Vidal, Denis de Rougemont, Michel Tournier, qui sont à
la fois lus et mis à nus, avec une acuité rare. Chaque rencontre,
restituée comme un tableau vivant, apporte à celui qui écrit une partie
de l’énigme. Elle sert moins de modèle que de miroir: elle montre
comment, et à quel prix, on peut entrer dans cet état chantant qui dit
le monde (en nous et hors de nous) comme une grâce.
Le partage amoureux
Car ce n’est pas la moindre beauté de ce livre que de nous faire partager
la quête de son auteur. Quête qui passe par la lecture, conçue comme
une initiation au monde et à soi-même, mais aussi par les rencontres,
intellectuelles ou sensuelles. Ainsi l’attente de «la femme de sa vie»,
qu’il cherche aux quatre coins du monde avant de s’apercevoir qu’elle
est – et a toujours été – tout près de lui. Le journal des lectures
devient alors chronique amoureuse et les mots se font chair. Comme si
l’écriture, par un jeu de miroirs, renvoyait constamment à la vie, qui
renvoie toujours aux livres…
JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes Magazine
Haut de la page
Si, pour les uns, lire s’apparente à la fuite, pour d’autres, c’est une
nécessité vitale. Jean-Louis Kuffer est de ceux-là et c’est avec
bonheur – pour lui, et pour ses lecteurs – qu’il partage son «vice
impuni», ses coups de cœur autant que ses détestations. Mêlant ses
amours et ses souvenirs personnels à ses fines notes de lectures, le
critique emmène dans un voyage à la Blaise Cendrars et à la
Charles-Albert Cingria. Et voici que les rivages inconnus et les
sommets qu’il célèbre attirent le lecteur aussi. Le temps est suspendu;
ne comptent plus que les rencontres fortes de ces hommes et femmes dont
les mots n’ont cessé et ne cessent de raviver les braises de
l’existence. «Si longtemps on est seul quand on lit, un lecteur n’est
jamais seul.» Avec Les Passions partagées: lectures du monde, 1973 – 1992,
on est en riche compagnie, alors que curieusement la part belle est
donnée aux écrivains de fiction et non aux poètes. Et peut-être, au
bout du compte, saura-t-on mieux lire. Avec plus de saveur et de
jubilation.
SERGE MOLLA
Plusieurs fantômes hantent le livre de Kuffer, qui sont au cœur, eux aussi, des passions partagées.
Il s’agit du père de l’auteur, dont on suit les progrès inéluctables de
la maladie, puis de sa mère, à qui sont dédiées les dernières pages du
livre, requiem aux accents bouleversants. C’est grâce à eux, aussi, que
le partage se fait et se transmet, d’un monde à dire dans la jubilation, car chacun sait, dans le fond de son cœur, que «la mort n’existe pas».
Bulletin critique du livre français
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