À la rencontre d’une femme poète amoureuse du monde
Il est très rare que nous évoquions des poèmes dans cette rubrique. En
effet, ceux des poètes contemporains sont souvent abscons, voguent dans
les limbes éthérés. Ils s’adressent à une minorité de «happy few» et d’intellectuels branchés. C’est pourquoi j’ai été séduit par le recueil fresco stasera, qui par sa fraîcheur et sa simplicité – dans le meilleur sens du terme – parlera à de nombreux lecteurs et lectrices.
D’abord un rapide portrait de l’auteure. Marina Salzmann est une jeune
et belle sexagénaire, dont le visage expressif et les yeux pétillants
traduisent une vive curiosité envers la vie, les sites, la nature et
les êtres humains. Elle est née à Vevey, a passé son enfance à Nyon.
Puis la famille s’est établie au Tessin, plutôt que de partir en
Thaïlande (un poème évoque d’ailleurs le regret de n’avoir pas connu le
pays des wats boudhistes). À dix-sept ans, elle part «sur les routes»,
pour parodier le titre du fameux livre de Jack Kerouak. Elle voyage
«comme on pouvait le faire à ce moment-là, de manière assez impulsive
parce qu’on aimait quelqu’un ou une chanson, en Italie, aux États-Unis,
dans les Caraïbes, en mer», selon ses propres termes. Ses vadrouilles à
travers le monde sont bien évoquées dans ses poèmes. De retour en
Suisse en 1994, elle fait des études de Lettres à Genève, enseigne et
surtout commence à écrire. À ce jour, elle a publié plusieurs romans et
recueils de poésie.
fresco stasera {il fait ou fera froid ce soir} rapporte le propos d’un
vendeur africain rencontré sur une plage de Sardaigne. Le recueil
évoque de multiples endroits dans le monde, avec une prédilection pour
les pays du soleil, et notamment la Grèce: «Le ciel est ordinaire /
sans bornes / mais la mer / deux collines de part & d’autre du
village / la maintiennent entre leurs pinces / dans les proportions
raisonnables d’un golfe / où se balance un voilier bleu» ou encore:
«au-delà du bric à brac / de l’exploitation balnéaire / la mer
exhibe l’air innocent / tous ses diamants». On notera une vision
particulièrement réussie de l’atmosphère de Marrakech et de sa place
Jemaa el fna. L’auteure vit dans le monde contemporain et use
volontiers de termes familiers comme «deuxio», «plexy», «hop!» ou
«spa». Le recueil ne manque pas d’humour, lorsqu’elle parle de son fils
Smion, qui la moque gentiment sur ses élans littéraires. La nature, les
fleurs, les plantes ne sont pas absentes du livre, pas plus que les
êtres humains simples et au travail, tel ce peintre qui repeint une
maison en Grèce. L’ouvrage contient une critique implicite d’un certain
monde contemporain frelaté, notamment par le tourisme de masse et la
civilisation du coca-cola. L’auteure est à la quête de la simplicité et
de la Beauté vraie. Terminons par son évocation des cigales à Cassis:
«mille trilles que rince la lumière de juillet / mille ritournelles
tordues infinies / essorées dans la vrille / de la longue journée.»
PIERRE JEANNERET, Le Courrier-Lavaux-Oron-Jorat
Poésie au coeur du monde
Ce recueil de poèmes m'a beaucoup touché. J'aime la poésie qui, comme
une fleur, s'épanouit au cœur du monde, alors que trop souvent la
poésie cherche plutôt à le fuir, à moins qu'il ne s'agisse d'oublier
son corps avec ses douleurs avec ses laideurs, avec ses désirs. Or,
pour ma part, j'aime que le poème soit à la hauteur de la femme ou de
l'homme qui le fait, ni plus bas, ni plus haut.
Aussi, j'ai particulièrement aimé ces vers jetés au vent, presque
gravés sur la dureté de la pierre, presque ramassés sur le bord de la
mer parmi les écumes, les algues, les coquillages et les charognes,
sous le croassement brûlant de ces oiseaux qui s'enlèvent d'un seul
coup d'aile sous le soleil. J'ai aimé ces vers pressés qui se vident de
tout le vin du monde. Leur ivresse était douce, ma joie était profonde.
QUENTIN MOURON, RSR, Huit recommandations pour cet été, juillet 2024
Au
cours d'un périple poétique, Marina Salzmann entraîne AILLEURS le
lecteur: au Maroc, au Tessin, en Provence, sur le GR651, en Crète, en
Autriche, aux Canaries, en Sardaigne, à Cuba, à Venise et autres lieux
d'Italie. Puis le ramène ICI, au point de départ.
Où qu'elle se trouve, elle ne peut s'empêcher d'écrire ce qu'elle voit,
ou pense, ou sent, ou imagine, comme si, avec ses mots, elle voulait ne
rien laisser échapper de ses impressions... Le lecteur remarquera qu'en
dehors du début et de la fin, les poèmes sont datés.
Entre 2018 et 2022, il y a une solution de continuité. Aucun poème
n'est daté de 2020. On croit savoir pourquoi, mais peut-être se
trompe-t-on. Comme le monde, sa fibre poétique ne se serait-elle pas
interrompue pendant toute une année de mise entre parenthèses?
Sans doute chaque lecteur trouvera-t-il à butiner quelque chose de
différent dans ce recueil. Car, quoi que dise un poète, les réceptions
de ceux qui le lisent ne convergent pas toujours. Aussi est-ce en toute
subjectivité que celui qui partage se doit de choisir des extraits.
AILLEURS
{…} j'avais toujours ma rose bien collée
on l'aurait dite peinte à mes pieds
c'était une rose rose
alors personne ne la voyait
caillasse
poème du jour
mais qu'y loger
de bien roulé d'un peu joli
un petit morceau d'indigo
un dirham le gramme
qui dit mieux ma bonne dame?
Marrakech, 2018
dénivelé
TRAIN, (n.m.): long berceau amphibie où des songes adolescents désynchronisés chavirent, où l'eau s'irise sous leurs paupières.
Tessin 2022, voyage d'études
dévotion
le chemin est le chemin
ton pas est ton pas
le vent est le vent
sans beauté
sans histoire
solitude
mais sur la ferme surface
ton pas se pose frappe rebondit
ton pas se pose frappe rebondit
& de la répétition de l'impact
le rythme vient {…}
GR65, avril 2022
brassée
cueillir l'instant
- cueillir l'instant? ricanait Simon
il avait décidé d'écrire des poèmes sacarstiques
sur mes célébrations qu'il trouvait fades
il est content du résultat
prétend qu'il poursuivra
- quel titre pour ce futur recueil?
- ronchon !
Crète, 2021
minuterie
le soleil brille sur la mer
le vendeur africain s'approche
il fait endoyer comme une muleta
un grand carré de coton:
- fresco stasera
Sardaigne, août 2022
ICI
le cygne lentement
plonge dans son reflet
englouti par lui-même
il disparaît
est-il sous l'eau
tout chiffonné?
en boule comme un vieux papier?
s'est-il retourné comme un gant?
a-t-il fondu vraiment?
mais non
c'est ainsi
selon les dires
que le cygne
se restaure
[...]
{…} si le soleil était une graine
le ciel serait le bec ouvert
d'un oiseau bleu {…}
Genève, n'importe quand
Blog de FRANCIS RICHARD
en attendant que le café monte
j’ai le temps de penser
que ma vie aurait été différente
si mon père en 1970
avait accepté ce fameux poste en Thaïlande
nous aurions été riches
j’aurais eu pour amis deux petits singes
habillés comme des enfants
une nounou aurait joué avec moi
dans la grande maison en bois de tek
entourée d’une petite jungle
j’aurais appris le thaï
je serais restée pieds nus toute la journée
sauf pour l’anglais
que j’aurais étudié sans doute avec des souliers
le temps de penser à tout ce qui n’aurait pas existé
le temps de penser à tout ce qui aurait existé
ces autres lieux ces autres gens
cet autre enfant que j’aurais eu d’un autre père
mais mes pensées sont trop fugaces
mon corps trop fatigué pour tout recommencer
le café monte et de toute façon
si le soleil était une graine
le ciel serait le bec ouvert
d’un oiseau bleu
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