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Pourquoi
nous racontons-nous des histoires? Pour tromper la mort? Par peur du
noir? Ou parce que la réalité ne suffit jamais à notre plaisir? Faire
diversion et se divertir: c’est l’enjeu des Mille et Une Nuits
que l’on retrouve dans ces récits. Peut-on les appeler fables pour leur
valeur d’illustration ? Parler de fantastique en ce qui les concerne?
Oui, mais d’un fantastique de la perception – et d’une illustration par
l’absurde.
Les pouvoirs magiques de l’imagination
Dans Les Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger, une Schéhérazade déjantée défie le temps, l’ennui et la mort en inventant des histoires à rêver debout.
Il
est peu d'auteurs, dans ce pays à vrai dire peu porté aux dérives de la
fantaisie, qui montrent autant d'imagination poétique qu'Anne-Lou
Steininger, dont le nouveau livre épate autant par la buissonnante
foison de ses images que par la verve narrative des contes qui s'y
succèdent, sur tous les tons: de l'inquiétante étrangeté au sarcasme,
du lyrisme fellinien à la charge satirique, de l'humour surréaliste à
la poésie, du vertige métaphysique à la loufoquerie de ceux qui
«parlent à cloque-langue depuis des plombes, et c'est de la verbaille
splendoriphore, de la ronflante à gros bouillons et à petits crevés,
point du pipoulet de salon»…
Dès son premier livre, La Maladie d'être mouche
(paru chez Gallimard en 1996 et plus tard adapté au théâtre), Anne-Lou
Steininger s'est signalée par un don d'écriture et un univers poétique
tout à fait singulier, même si ses images et ses formulations
rappelaient à l'évidence la poésie du génial Henri Michaux. Le
rapprochement, certes écrasant, ne ramenait pas pour autant la jeune
prosatrice romande (née en 1963 en Valais) au rang d'un épigone, tant
on sentait en elle, concrétisés dans les efflorescences «organiques» de
son écriture, des thèmes et des motifs tout à fait personnels. Un peu
moins d'une décennie plus tard, après diverses tribulations qui ont
ralenti la parution de ce livre dont le projet obtint le soutien de la
Fondation Sandoz (un prix de 100 000 francs attribué en 1998), et la
réalisation intermédiaire d'un autre ouvrage à caractère dramatique (Le Destin des viandes , qui décrocha en 2001 le Prix de la Société genevoise des écrivains), Les Contes des jours volés
marque une double et très significative avancée, tant du point de vue
de la densité et de la profondeur du texte que de sa lisibilité. Moins
baroque, voire artificiel, que l'était parfois La Maladie d'être mouche
, ce nouveau livre nous entraîne, de fait, dans une suite de contes
qu'on pourrait dire cernés d'abysses (du temps, du vertige d'être au
monde, de la violence, de la folie et de la mort) rappelant les fables
cosmi-comiques d'un Dino Buzzati.
Un contrat-défi initial en marque le départ dans le même esprit que les Contes des mille et une nuits
(le conteur à multiples voix faisant la pige à la mort en nous
racontant ses histoires de vie), et voici le lecteur embarqué dans une
traversée magique, ponctuée d'étonnants songes éveillés. Dans Face à la mer,
c'est le passage du paquebot des morts en apparat de croisière de luxe;
Le clin d'œil du lièvre est une magnifique évocation de l'enfance
perdue; L'irréparable , une variation sur le thème du double assassin
qui hante la tradition des contes populaires; Le musée des mémoires
humaines , l'illustration grinçante de la vanité des révolutions; Ô mon beau château , un envoi final sur la merveille de pouvoir imaginer une «enfance qui s'éternise»…
Parfois moins convaincante dans le délire verbal (Rondisalabalanque
mirapolisalice) ou la variation philosophique par trop explicite (Le Fleuve, Sur mesure ou La Liberté)
, Anne-Lou Steininger n'en impose pas moins, dans les grandes largeurs,
une vision et une expression d'une remarquable originalité.
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
Comme un château de mots
À propos des Contes des jours volés d’Anne-Lou Steininger
On
pense à la fois à Buzzati, pour ses thèmes poético-métaphysiques liés à
la fuite du temps, et à Michaux, pour ses délires imaginaires et son
lyrisme buissonnant, en lisant Les Contes des jours volés
d’Anne-Lou Steininger, rassemblant une trentaine d’histoires que la
narratrice raconte à l’ange comptable de ses jours pour faire la pige à
la mort. Il y a chez elle de la Schéhérazade déjantée, dont la
fantaisie inventive est tout à fait surprenante, mais à la fois moins
baroque et moins artificielle que dans La Maladie d’être mouche,
premier livre paru chez Gallimard en 1996 qui signalait déjà un talent
très original. Or l’univers poétique de cette prosatrice a acquis une
nouvelle densité et plus encore une sorte de gravité dont procède un
surcroît de liberté, comme si le subconscient, face à l’irrémédiable,
se faisait plus follement joueur, dans le sillage de cette
insaisissable jeune fille (Elle), symbole de vie, de liberté ou de
création, qu’on entend quelque part «jouer cet air inachevé sur un
piano aux touches d’eau – ce piano, tu t’en souviens, qui n’arrivait à
bout de rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beurrée
du thé noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu
avais leçon de solfège et de pluie »... La couverture de ce nouveau
livre est une belle encre sur Japon de Christine Sefolosha, évoquant le
Hollandais volant ou, plus encore, le paquebot magique de Fellini dans Amarcord, mais ici c’est du bateau des morts (dont on sait qu’ils aiment le luxe et les jeux) qu’il s’agit dans la nouvelle intitulée Face à la mer:
«Il arrivera de nuit. On entendra approcher un vacarme joyeux, des
rires et des bribes de chants, mais on ne verra rien d’abord. Ensuite,
on sentira s’épanouir dans l’ombre les odeurs envoûtantes dont le
navire regorge. La rose, la cannelle, les vins de palme et d’épices
dissiperont dans une molle ivresse les souvenirs de notre vie passée;
puis le benjoin, le cèdre, l’ambre et la myrrhe, les résines précieuses
des embaumeurs s’imposeront à nous et nous rassasieront. Enfin il sera
là. Il nous apparaîtra. Illuminé comme une ville, avec autant de
hublots que d’étoiles dans le ciel, dix étages de ponts festonnés de
lampions, cinq cheminées crachant des étincelles et plusieurs
capitaines. Il sera si proche à cet instant, qu’en étendant la main on
pourra le toucher. Mais la joie, la surprise, nous en empêcheront. Les
passagers, du haut de leurs dix ponts et de leurs six cents mille
chandelles, riront de notre étonnement et, se penchant vers nous, ils
jetteront des fleurs, des billets de banque et des petits oiseaux. Puis
ils dérouleront pour nous des échelles dorées.» C’est un livre
plein de nostalgie et de malice, d’anges et de mots voués à l’exorcisme
de tout ce qui se dégrade et s’effondre en nous, plein aussi de
violence «retournée» et d’effroi conjuré.
«J’habite une demeure où les jours ne se ressemblent pas», lit-on en
conclusion, «un palais frémissant de poussière chancelante. La pluie le
ravine, le soleil et le vent l’allègent allègrement. Ses formes
fondent, se lissent et s’adoucissent – comme les miennes, ma chère!
C’est ainsi que je l’aime. Et mon enfance s’éternise. Âme de mon
château et vous, mes os légers et blancs comme du bois flotté, dites à
ceux qui viennent demain sur cette dune:
Il n’est de vrai château que de sable,
De temps heureux que celui que l’on perd…
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
Trente-cinq contes cruels
Longuement attendu, le deuxième livre d'Anne-Lou Steininger confirme sa
maîtrise dans tous les registres de l'écriture: à déguster à petites
doses quotidiennes.
Anne-Lou Steininger, Valaisanne vivant à Genève, a fait en 1996 une
entrée remarquée en littérature en publiant un premier livre hors norme
chez Gallimard: poème polyphonique et fable politique, La Maladie d’être mouche
révélait un beau tempérament d’écrivain, confirmé deux ans plus tard
par le premier Prix FEMS attribué à la littérature, une bourse de 100
000 francs destinée à la réalisation du recueil des 35 Contes des jours volés qui paraît aujourd’hui. Le fantastique y flirte avec le merveilleux sur le modèle des Mille et Une Nuits,
puisque le narrateur des «Jours qu'il me reste à vivre» retarde
l’échéance de sa mort en séduisant par une nouvelle histoire
l’ange-percepteur qui vient chaque matin le plumer d'un jour. Ce
récit d’ouverture est à lire comme une déclaration d'intention: il fait
l’éloge de la lenteur et proclame la volonté de «donner chair au temps.
Pour le goûter, pour l’éprouver, pour le sentir passer.» Rien
d’étonnant donc que la conteuse ait longuement poli ses textes pour
livrer ce deuxième livre très abouti et d’une composition réfléchie qui
ne doit rien au hasard. De fait, ces récits composent une suite de
variations sur le temps, thème majeur associé à tout un système d’échos
thématiques et de répons ainsi qu’à un réseau d'images autour de la
musique et de l’eau sous toutes ses formes.
Parmi les variations les plus virtuoses, on signalera celles de
«Manège» où Anne-Lou Steininger résume tous les âges de la vie des
femmes à travers une ronde et ses ritournelles; de «Capitaine des
nausées» où elle imagine, dans un vertigineux compte à rebours, que
l’existence d’un homme qui s’est efforcé d’échapper à sa mère se
rembobine jusqu’à sa première dent de lait; de «L'Irréparable» enfin,
où elle ralentit la vitesse d'un coup de poignard mortel jusqu'à
permettre l’incarnation de l’injure lancée par l’agressé à son
assassin. La narratrice a le souci de l’alternance et du rythme, elle
varie ses attaques et la longueur de ses textes (de neuf lignes à douze
pages) aussi bien que leur ton et leur tempo, grave ou burlesque, et
elle soigne aussi ses chutes. Même si elle poursuit obstinément sa
réflexion sur la mort, elle ne s’abstient pas de clins d’œil
philosophiques à l’endroit d’Héraclite (à qui elle attribue un clone
par jour de baignade) ou de Zénon (dont le sourire ne peut être qu’un
astre éteint).
Surtout, la conteuse n’oublie pas le plaisir des mots, leur pouvoir de
séduction et leur humour décapant. Comme les enfants ou les poètes,
elle les invente au besoin: ainsi les drolatiques invectives machistes
de «Mulier qui galipet», la «verbaille splendoriphore» des discoureurs
à cloque-langue de «Rondisalabalanque mirapolisalice», la chevauchée du
«grand Mélancocasse» qui «rêvedouille» et «gloussigole» dans
«Cavalcade». Ailleurs, elle parle joliment d'«abricots pas mûrs serrant
leur petit poing de boxeur», et elle invente des personnages fabuleux:
démêleuses de sang et leveuses de chair douce, adorateur de l'odeur du
café, voyante «flaireuse de Destins tragiques» ou régleur des fumées à
qui il convient de sourire ou d'annoncer une bonne nouvelle, même
fausse, pour qu’il puisse continuer à remplir son office.
Malgré toute sa fantaisie et son ironie, la vision du monde d'Anne-Lou
Steininger apparaît plutôt sombre, marquée au coin de l'aphorisme selon
lequel «Au commencement est la douleur». Et à la fin un paradis
moderne, «avec fitness, vitrines et pince-fesses», qui ne se distingue
de la vie terrestre que par la couture de l’habit, aux points
délicatement piqués dans la chair... Ces fables cruelles sont à
déguster comme elles ont été écrites, par petites doses de poison
insidieux délicatement pesées.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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«J’écris à haute voix»
Avec «Les Contes des jours volés», l’écrivaine Anne-Lou Steininger
dépeint des univers parallèles étrangement familiers. Rencontre à Genève.
Un cargo vogue vers l’Argentine. A son bord, un trentenaire. Accoudé au
bastingage, il regarde la mer. Un ange passe. Un vrai. Et lui annonce
qu’il est condamné à mort. Plus que sept jours à vivre. Le passager se
révolte: de quel droit un ange qui ignore «pourquoi les hommes
pleurent» et ne sait rien de la condition humaine se permet-il un tel
jugement? Comme Schéhérazade dans les Mille une nuits, le condamné à
mort raconte des histoires pour sauver sa peau. L’ange, désemparé
devant ses récits cocasses, graves ou délirants, lui laisse un sursis.
Le condamné à conter vole ses sept jours en emmenant son auditeur – et
ses lecteurs – dans les méandres de la réalité, «ce rêve que l’on
fait à plusieurs, avec l’inavouable complicité des criminels.» Une
réalité qui, page après page, change de masques et prend parfois des
allures de carnaval.
«Ce sont des exercices de style sur le temps», lance l’auteure Anne-Lou
Steininger (42 ans), assise à la table de sa cuisine. Le désordre qui
règne dans cette pièce, comme dans le reste de son appartement
genevois, indique un déménagement encore tout chaud. Les cartons de
bananes reposent sur une mer de fils électriques. Débordée? «Mes
journées sont trop courtes pour faire tout ce que j’aimerais. Pour moi,
le temps est un vrai problème!», sourit-elle. D’où l’idée de raconter
des histoires pour essayer de le ralentir.
«Je déteste le dogmatisme, la rigidité psychique incarnés par l’ange.
Il est incapable de comprendre la nature humaine, pleine de
contradictions», explique l’auteure, qui a grandi à Monthey (VS) et
reste attachée aux montagnes. «La marche structure, donne un rythme.
J’en ai besoin pour pouvoir donner corps au texte. J’écris à haute
voix», précise-t-elle. Et ça s’entend. L’écrivaine façonne la langue
comme une sculptrice, distordant, repliant ou amplifiant la musique des
mots. Son écriture en devient particulièrement esthétique.
La poésie de ces récits courts flirte avec l’humour, la douleur et
cette distance indéfinissable entre les choses et les êtres, que seuls
les mots sont capables de parcourir: «Entre nous, des étoiles
s’ébrouent, des soleils s’essoufflent, des galaxies s’entre-dévorent.»
Le livre
Contes à rebours
Les Contes des jours volés
d’Anne-Lou Steininger plongent dans des univers décalés, peuplés
d’êtres fugaces et fantasques qui apparaissent au gré des rêves, des
fantasmes et des souvenirs d’un narrateur universel. On peut entrevoir
le lièvre malicieux de l’enfance jeter un dernier clin d’œil avant de
s’enfuir dans un pays enneigé. Au coin d’une rue habite Madame
Mirancabrac, voyante et «Auguriste infaillible de l’Humanité», qui
avait prédit l’accident de Diana. Sur les toits, il y a «celui
qui redresse les fumées de la ville, leur dessine un chemin dans les
airs et les fait monter droit»... En 1996, Anne-Lou Steininger a fait
une entrée littéraire remarquée avec La Maladie d’être mouche, publié chez Gallimard, puis adapté au théâtre.
«Je goûte les mots»
Artiste.
«Beaucoup d’artistes singent le fait divers tel qu’il est présenté à la
télévision, en croyant que plus c’est sanglant, plus c’est réel.
L’imaginaire est comme proscrit, alors que tout se laisse écrire, au
sens artisanal. J’aime les mots, je les goûte, je les collectionne
comme des coquillages.»
Foi. «J’ai un déficit de foi. En général, je suis sceptique.»
Cuisine.
«Je déteste faire la cuisine, je brûle toujours un truc. J’aime aller
au marché de Ferney-Voltaire, c’est un plaisir sensuel. Toutes ces
choses appétissantes sont autant de promesses d’une bonne bouffe!»
ALINE PETERMANN, Coopération
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Contes de la vie rêvée
L’esprit du conte, et l’art qui en découle, sont assez chichement
représentés dans la littérature romande, si l’on excepte les œuvres de
S. Corinna Bille et, plus récemment, de Jean-François Sonnay, ou celle
de l’auteur plus effacé que fut Jean-Paul Pellaton, qui toucha
cependant au réalisme magique avec d’étonnantes réussites, dans la
filiation d’un Buzzati. Or c’est précisément à ce conteur crépusculaire
qu’on songe en lisant Les Contes des jours volés
d’Anne-Lou Steininger, autant, pour leur étrangeté cocasse et leur
lyrisme plus ou moins délirant, qu’aux récits épars d’un Henri Michaux.
Un premier contrat à contrainte, évoquant aussitôt le défi de
Shéhérazade, oriente la suite de ces contes à multiples voix et
tonalités, qui oscillent entre l’interrogation philosophique et la
fugue poétique, l’évocation nostalgique (par exemple dans Le clin d’œil
du lièvre, qui figure la perte de la sauvagerie enfantine par le
truchement d’une scène onirique d’une grande beauté) ou la charge
symbolique grinçante (rappelant précisément Buzzati, Kafka ou Kadaré),
dont la meilleure illustration est sans doute Le musée des mémoires humaines.
La hantise du temps qui passe, le caractère aléatoire, sinon
accidentel, de nos vacations terrestres, les vertiges sensoriels ou
psychiques à résonances métaphysiques, ou les peurs plus élémentaires,
les angoisses affleurant quelle soupe originelle, nourrissent autant de
visions, de rêves éveillés, de réflexions plus explicites (au risque de
tomber à plat, comme dans la représentation du paradis de Sur mesure ou
le discours consacré à La liberté), de fables plus élaborées ou de
contes portés par la fantaisie imaginative et la furia verbale de la
prosatrice, touchant parfois à la féerie.
Le talent littéraire d’Anne-Lou Steninger avait été très remarqué, déjà, lors de la parution de La Maladie d’être mouche
(Gallimard, 1996), premier recueil de proses ciselées et baroques
traduisant indéniablement une vision personnelle, qui s’est cependant
approfondie depuis lors, en se simplifiant du point de vue de
l’expression. De fait, son univers poétique a acquis une nouvelle
densité et plus encore: une sorte de gravité dont procède un surcroît
de liberté, comme si le subconscient, face à l’irrémédiable, se faisait
plus follement joueur, dans le sillage de cette insaisissable jeune
fille (Elle) folâtre, symbole de vie, de grâce et de liberté,
qu’on entend quelque part «jouer cet air inachevé sur un piano aux
touches d’eau – ce piano, tu t’en souviens, qui n’arrivait à bout de
rien, mais dont les notes titubantes avaient la saveur beurrée du thé
noir et des tuiles aux amandes, le mercredi après-midi, quand tu avais
leçon de solfège et de pluie».
C’est enfin un livre imprégné de nostalgie et de malice que Les Contes des jours volés,
bruissant d’anges et de mots magiques voués à l’exorcisme de tout ce
qui se dégrade et s’effondre en nous, plein aussi de violence
«retournée» et d’effroi conjuré. «J’habite une demeure où les jours
ne se ressemblent pas, lit-on en conclusion, un palais frémissant de
poussière chancelante. La pluie le ravine, le soleil et le vent
l’allègent allègrement. Ses formes fondent, se lissent et s’adoucissent
– comme les miennes, ma chère! C’est ainsi que je l’aime. Et mon
enfance s’éternise. Âme de mon château et vous, mes os légers et blancs
comme du bois flotté, dites à ceux qui viennent demain sur cette dune:
Il n’est de vrai château que de sable,
De temps heureux que celui que l’on perd…»
JEAN-LOUIS KUFFER, Le Passe-Muraille No 67
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Contes,
fables, poèmes en prose pour mieux repousser la mort. Le temps,
l’amour, la disparition: autant de thèmes abordés dans ces textes
étonnants, portés par une écriture inoubliable, pleine de créativité et
de poésie. On retrouve dans ce recueil le talent et la maîtrise dont
Anne-Lou Steininger avait fait preuve dans son premier roman.
SYLVIE TANETTE, L’Hebdo
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L’écriture comme une adoration
Il
y a dix ans, Anne-Lou Steininger faisait une entrée très remarquée en
littérature. Son premier récit était même publié dans la réputée
collection blanche de Gallimard. Un exploit pour cette jeune Valaisanne
établie à Genève.
Avec La Maladie d’être mouche,
Anne-Lou Steininger imposait d’emblée un style déroutant, baroque et
flamboyant. Elle écrivit ensuite pour le théâtre, enchaînant les prix
littéraires, avant de publier cet automne Les Contes des jours volés…
qui ne nous volent rien, mais nous rendent plutôt le goût de
l’imaginaire, du poétique, des univers indescriptibles et des êtres
qu’il serait vain de vouloir comprendre. Pourtant courts, ces
récits plus étonnants les uns que les autres sont, sur le fil de
l’incertitude, des cheminements assez longs pour nous faire perdre nos
repères habituels. Ils nous égarent pour mieux nous recentrer, nous
permettant ainsi de renouer le dialogue avec ce qu’il y a de plus
profond en nous.
Dans les contes d’Anne-Lou Steininger, on croise des humains, des anges
ou des bêtes, des vivants et des morts, entre joie et chagrin,
adoration et attente, questionnements sans réponses. C’est sur le fil
du temps qu’elle nous emmène, au gré des variations dignes d’un
pianiste envoûtant. Son clavier est la page, ses notes sont des mots,
dont elle joue admirablement pour exprimer cet indicible privilège de
donner corps au vivant par l’écriture.
Douce et grinçante, la vie captée par Anne-Lou Steininger nous saisit
le coeur, entre la nostalgie et ce reste d’innocence face à l’éphémère
que l’on respire à pleins poumons avant qu’il ne nous échappe. «J’eus
envie de soupirer à mon tour. Je pris une longue, une profonde, une
voluptueuse inspiration dans laquelle s’engouffrèrent l’odeur du café,
la lumière du soir, le chant de la fontaine, et la place tout entière,
lui dedans: lui, le pèlerin profane, qui s’est agenouillé dans mon âme,
les mains jointes, les yeux fermés, pour adorer une odeur.»
CATHERINE PRÉLAZ, Générations
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Y a pas que la télé
Les contes d’Anne-Lou Steininger, auteur de La maladie d’être mouche et du Destin des viandes,
sont de l’espèce inquiétante en ce qu’ils dissèquent avec virtuosité
nos agoisses à propos du temps, de la mort de l’imprévisible labyrinthe
de la vie. Il y a de la luxuriance de Jérôme Bosch, du fantastique
tragique de Dino Buzzati dans ces visions singulières d’un au-delà ou
d’un dedans des choses de l’existence. Visionnaire, certes, cette
dramaturge de l’illusion qui multiplie à l’infini le visage de la femme
aimée, ou qui pénètre les arcanes de la mort et de la renaissance du
même être souffrant et hurlant de faim. La magnificence de
l’écriture déploie ses fastes dans des outre-mondes clos, ténébreux, où
il n’est point de salut. On est toujours dans un espace philosophique
et métaphysique, mais totalement imagé. La course symbolique derrière
le lièvre n’est pas celle d’Alice, mais la vaine poursuite d’une
enfance enfuie. Enfance encore, mais captive, d’une mère monstrueuse et
envahissante étouffant contre ses mamelles son bébé de 87 ans!
La question du temps de vie est sans cesse suspendue entre deux points
d’interrogation, deux infinis. Et celui qui n’avait plus que sept jours
à vivre trompe son ange exterminateur en lui racontant des bobards. Tel
autre, qui lance le poignard contre son ami, voit l’arme, suspendue,
mettre un temps infini, celui de la repentance et de l’amitié revenue,
avant de frapper mortellement. L’art d’Anne-Lou Steininger, pour
insérer la dimension fantastique dans une forme de réalité, va bien
au-delà de la fabulation et conduit le lecteur dans ces zones grises de
l’inconscient où se cuisinent le pire et le meilleur.
Le rêve, car ces contes ont toujours quelque chose d’onirique, confine
souvent au cauchemar, et celui de l’homme qui se noie serait-il aussi
vrai que sa mort ? Les rêves sont aussi de l’au-delà, du
dépouillement progressif, des comtes trop tardifs, de l’illusoire
parure des hôtes du paradis ou de la métamorphose en libellule d’un
avare repenti. L’humain, transpercé par le regard impitoyable de la
conteuse, rencontre des miroirs effrayants de sa conditions et de ses
illusions accrochées au musée des mémoires humaines.
MIREILLE SCHNORF, Presse-Hebdo, Riviera-Chablais
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Schéhérazade
sauve sa vie chaque nuit en contant au roi de Perse Chahriyâr une
nouvelle histoire, l’héroïne de cet ouvrage mène en bateau son ange
(exterminateur) en utilisant le même stratagème. Toute analogie est
cependant trompeuse, le livre d’Anne-Lou Steininger ne saurait se
comparer. Encore moins se définir ou entrer dans une catégorie. Il est
fantastique et réaliste, poétique et philosophique, baroque parfois, et
toujours porteur au plus profond des questionnements essentiels. La
langue est belle, riche, séduisante, imagée.
L’argument de départ ou plutôt le fil conducteur de ces 35 contes: le
temps qui passe. «Combien de jours vous reste-t-il à vivre?… Vous
haussez les épaules. Question absurde! Vous n’en savez rien et préférez
ne pas le savoir. (…) Moi je sais combien de jours il me reste à vivre.
Sept exactement.»
Ces sept jours, la narratrice parviendra à les sauver en «embobinant»
l’ange qui, chaque matin, depuis sa naissance se présente à elle pour
la plumer d’un jour. Comment s’y prendra-t-elle? en le déstabilisant,
en attisant sa curiosité, en mettant à l’épreuve son orgueil. «Il ne
peut pas admettre que quelque chose dans le monde lui échappe.
Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un être de temps?» Il en
oublie alors de prélever son dû, et la narratrice répond à ses
questions par d’autres questions cachées dans des contes ou des
biographies imaginaires.
«Nouvelle énigme pour lui, nouveau sursis pour moi», écrit-elle. Si ces
récits composent une suite de variations sur le temps, ils diffèrent
aussi bien par le ton, que par le rythme et la longueur (de neuf lignes
à douze pages). Mais tous, en dépit du pessimisme de l’auteur sont
empreints d’un humour décapant. Parmi nos préférés: Le Fleuve
qui mettant en question le fameux axiome d’Héraclite: «On ne se
baigne jamais deux fois dans le même fleuve» se révèle comme le
premier cas de clonage philosophique ou encore Cavalcade un malaxage de mots jubilatoire et surtout, poésie à l’état pur, O mon beau château.
Qu’on en juge: «C’est un beau château blond, aux murs croustillants
d’étincelles (…) Je l’entends chuchoter jour et nuit, fredonner des
airs légers de puces aphones et d’étoffe froissée.»
MICHELLE TALANDIER, Journal de Cossonay
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Mélanome sur l’écorce du rêve
Anne-Lou Steininger a reçu hier soir le prix Michel Dentan, le couronnement d’une écriture singulière.
Hommage à ces contes bizarres.
Elle a dû finalement laisser filer entre ses dents le mot merci, hier
soir, Anne-Lou Steininger, en recevant le prix Michel Dentan. À ces
braves gens du milieu littéraire romand sensibles à sa pulpe langagière
délicieusement impalpable, elle rêvait peut-être d’écrire comme dans Cavalcade,
petite histoire en forme de serpentin de son recueil: «Mais d’où
sortent-ils, que cherchent-ils ces deux goguelureaux, cette troupe de
mols moineaux aux élégances chichiteuses qui vous abordent en
mâchonnant des vers? Que dois-je ouïr, Messires, de votre sot sabir?
Que trissez-vous à ma fauvagne? Je ne charabie pas de ce jus-là. Et ma
jument n’obéit qu’à mon doigt. Passez votre chemin si vous ne voulez
pas que je vous estroubisse!» La langue inventive, bricoleuse,
farfouineuse, de la romancière valaisanne établie à Genève, qui avait
déjà étourdi ses lecteurs dans La maladie d’être mouche,
retrouve dans cette suite de contes éclairés par la lumière du doute sa
consistance fiévreuse et enragée, cotonneuse et angoissée. Comme les
éponges et les oranges de Francis Ponge ou Quel Petit Vélo chromé au fond de la cour?,
de Georges Perec, Anne-Lou Steininger réactive le sens du mot en le
confrontant à la flamme brûlante de l’écrit au creux du bide. Elle joue
en hurlant, se crame en riant et n’en finit pas de fournir à la page ce
ton de rouille en effervescence, cette acidité sur la friandise, ce
mélanome sur l’écorce du rêve, entre pourriture et émerveillement:
«Délicatement, elle le presse contre elle, l’agite un peu. La peau
séchée craque, mes poils se dressent, les os bilboquent. Et je cède à
ce bruit. Je cède toujours.»
Concombre et lilas
Anne-Lou
Steininger jette son regard désespéré sur le monde ou plutôt le laisse
glisser, déraper, le déroule pour dérider et se dévider, comme si la
substance visqueuse des ratages malicieux devenait confiture. Mais
malgré la recherche du bizarre, de l’étonnante éloquence hoquetante,
l’auteure ne perd pas ses personnages, elle en dessine des contours
fluides, on s’attache au chef d’orchestre «qui procède au subtil
réglage des fumées». On aimerait retrouver au coin de la rue «un
parfum de concombre et de lilas». Et nous sommes ravis de nous divertir
d’histoires présentées comme des fables, mais rattachées au dérisoire
réel poétisé, sublimé, remâché, bref: «Point de brigands, d’ondines ou
de monstres: il n’a pour compagnons que la foule grandissante des
vagabonds, des apatrides, de tous ceux qui comme lui errent d’une
maison fermée à l’autre.» Anne-Lou Steininger ne cesse de décrire
l’étouffement, mais le caresse à la lame, saigne souvent, tombe à
genoux, revient à la surface, reboit une tasse et entraîne encore le
lecteur dans le tourbillon de cette écriture qui la ronge et la libère
comme une chanson alcoolisée, comme une robe déchirée, comme un visage,
un simple visage que l’on dévisage dans la bruine. Une langue à
aimer précautionneusement: «Notre village entier est une boîte à
musique que les cigales agacées, désertent. Et nous en sommes les
pantins.»
ALEXANDRE CALDARA, L'Express et L’Impartial
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