Quand l’ancien bâtonnier de Genève assassina par amour
Le romancier Pierre Béguin
revient sur le meurtre commis par un brillant avocat genevois, ancien
bâtonnier et éminente figure du parti radical, Pierre Jaccoud. Une
affaire criminelle qui avait secoué Genève en 1958
À la fin des années cinquante éclate l’affaire criminelle qui a eu le
plus de retentissement dans l’histoire de Genève.
Elle a agité les esprits bien au-delà des frontières cantonales.
Le 1er mai 1958, Charles Zumbach, âgé de septante ans, est tué par arme
à feu et arme blanche dans sa villa de Plan-les-Ouates. Assez
rapidement, les soupçons se portent sur Pierre Jaccoud (1905-1996).
Coup de tonnerre dans la République! Me Jaccoud,
brillant avocat aux réparties cinglantes, ancien bâtonnier,
éminente personnalité du parti radical,
archétype du notable, est accusé de meurtre. Pendant huit ans, il
a entretenu une relation adultérine passionnelle avec
une jeune secrétaire, Linda Baud. Mais
celle-ci, lasse de cette relation oppressante et vécue dans l’ombre
(par crainte du scandale dans une société
genevoise encore très puritaine), s’est séparée de
lui. Elle a eu une brève liaison avec le fils
de la victime de Plan-les-Ouates.
Jaccoud aurait-il voulu récupérer les
photos compromettantes de son ex-maîtresse
qu’il a envoyées, pour la salir, à son rival? Aurait-il voulu se venger
de ce dernier?
Jaccoud ne cessera de clamer son innocence
Le 18 janvier 1960, le procès commence, dans une atmosphère de passion.
D’autant plus que l’accusé a fait appel à un ténor du barreau français,
Me Floriot, ce qui finalement le desservira. Car il
règne alors à Genève une atmosphère assez
antifrançaise, vu les règlements de comptes sur son
territoire entre membres de l’OAS
(Organisation armée secrète créée pour la
défense de la présence française en Algérie) et «barbouzes» gaullistes:
on est encore en pleine guerre d’Algérie! Les «preuves» contre Jaccoud
sont à la fois accablantes et douteuses. Finale-ment, Jaccoud sera
condamné à sept ans de prison, une peine ou trop légère s’il est
coupable, ou injuste s’il est innocent.
D’où le titre très bien choisi du roman de
Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute.
Certains n’hésiteront pas à parler d’une deuxième affaire Dreyfus.
Jusqu’à son décès, Pierre Jaccoud ne cessera de proclamer
son innocence. Un journaliste, Stéphane Jourat,
a publié en 1992 à Paris une enquête intitulée L’Affaire Jaccoud.
D’aucuns avancent même que Charles Zumbach aurait été liquidé par des
agents français pour avoir livré
des armes au FLN (Front de libération nationale) algérien…
Ce rappel était nécessaire pour comprendre et bien apprécier le livre
de Pierre Béguin. Celui-ci ne se veut cependant
pas une relation de l’enquête et du procès. Il
s’agit d’un roman, on ne l’oubliera pas à la lecture. Un roman où les
noms des protagonistes sont modifiés. Où cependant des minutes du
procès et des extraits de journaux de l’époque sont cités en italiques.
C’est surtout un roman qui se veut bien plus psychologique que
documentaire. Me Philippe Joncour y raconte son
histoire. Faut-il croire en ses propos? On est dans le mentir-vrai cher
à Aragon. «Que d’inexpliqué en l’homme!» s’écrie-t-il lui-même. À
certains égards, ce roman présente
quelque parenté avec La peau des grenouilles vertes
de Serge Bimpage, où celui-ci raconte
une autre affaire célèbre, l’enlèvement de la fille de Frédéric
Dard, en cherchant surtout à comprendre ce qui a pu pousser le criminel
à commettre son acte.
Un homme à l’infantilisme refoulé
On lira donc l’histoire, à la fois pathétique et un peu ridicule, d’un
homme dont la vie conjugale est pratiquement morte, qui s’éprend d’une
jeune femme qu’il voudra façonner à sa guise, notamment sur le plan
culturel, exerçant ainsi sur elle une emprise qui
se révélera finalement trop pesante. Et en même
temps, on l’a dit, une liaison vouée au secret et aux mensonges. «Aussi
forte que fût ma passion [dit Joncour «tétanisé par l’idée
du scandale»] - elle n’existait plus
quand il s’agissait de ménager les apparences.» Au procès,
l’accusé souffrira beaucoup de la mise à nu
publique de son personnage, avec tout le refoulé en
lui, ses doutes, sa volonté de paraître à
tout prix, le masque qu’il a mis sur sa personnalité
réelle, son romantisme d’adolescent, et même à
certains égards son infantilisme prolongé: ses «complexes», pour faire
simple. Il se livre dans le roman à une introspection qui n’est
pas loin de la psychanalyse. En
même temps, avec quelques scènes de
mondanités, mais sans forcer le trait, à l’aquarelle pourrait-on dire,
le roman offre une fresque de la «bonne société» genevoise de l’époque.
Le roman vaut aussi par la qualité de son style. Celui-ci est parfois à
la limite de la préciosité et à dessein un peu vieilli, ce qui
correspond parfaitement au personnage de Pierre Jaccoud. Il y a donc
adéquation totale entre le narrateur et son langage. Comme l’écrivait
un chroniqueur judiciaire: «Les phrases [de
Jaccoud] s’enchaînaient aux phrases avec élégance dans une
rhétorique délicieusement surannée et un
brin ampoulée». Quant à ses tourments intérieurs, à son
irrésolution, à ses «intermittences du cœur», elles nous rappellent
Benjamin Constant et Marcel Proust, deux auteurs que l’accusé,
semble-t-il, vénérait.
Philippe Joncour prend le lecteur à témoin: «croyez-le»,
«comprenez-vous?» Tout en rappelant les éléments majeurs qui figuraient
au procès, Pierre Béguin ne se prononce pas sur la culpabilité ou non.
Finalement, au lecteur de juger. L’auteur, lui, a réussi avec brio à se
glisser dans l’âme d’un assassin ...ou d’un innocent.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
La règle en matière pénale est la présomption d'innocence. Qu'est-ce à
dire? Que c'est à l'accusation, voire à la partie civile, de démontrer
qu'un prévenu est coupable du crime dont il est accusé, ce qui
n'exonère pas la défense de démonter les preuves apportées, d'arguer
qu'elles ne sont pas probantes et qu'elles laissent subsister un doute.
S'il y a doute, il doit, en principe, profiter à l'accusé. C'est pourquoi le titre du roman de Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute,
interpelle le chaland, avant même qu'il ne se transforme en lecteur.
L'expression habituelle, de circonstance, n'est-elle pas plutôt relaxé
au bénéfice du doute ou, pour les crimes qui sont jugés en cours
d'assises, acquitté au bénéfice du doute?
Dans ce roman, l'accusé est un notable et pas n'importe qui: «c’est Me
Philippe Joncour, avocat reconnu, civiliste de réputation
internationale, ancien bâtonnier au barreau, député au Grand-Conseil de
la République et du canton de Genève, chef d'un parti politique
influent, administrateur, président et vice-président de multiples
conseils d'administration parmi les plus importants du pays.»
Eh bien ce notable, honoré et honorable, est accusé d'un meurtre qu'il
aurait commis à l'aide d'un revolver sur la personne d'un certain Louis
Kurmann, qu'il ne connaissait pas mais qu'il aurait achevé de quatre
coups de poignard. Pour ce crime il a été condamné à sept ans de
réclusion et dix ans de privation de droits civiques. Il aurait dû
normalement être condamné à la réclusion à vie ou être acquitté:
«Mais sept ans! J'étais condamné au bénéfice du doute…»
Derrière cette façade d'avocat brillant il y a un homme qui n'est pas
heureux en ménage. Avec sa femme, qui est belle, il a eu trois enfants,
mais elle ne partage rien avec lui: ni idées, ni goûts, ni ambitions.
Aussi, leurs liens étant distendus, s'éprend-il un jour d'une
secrétaire de direction, Lorelei Beck, de quinze ans plus jeune que
lui, rencontrée lors du repas de fin d'année d'un des nombreux conseils
d'administration dont il a la charge.
Cette liaison dure huit années. Mais elle doit demeurer secrète afin de
ne pas nuire à la sacro-sainte réputation de l'avocat. Elle offre de
plus l'opportunité à Philippe d'être le pygmalion de Lorelei. A la
longue, devenue tumultueuse et sans issue, elle va le conduire devant
la cour d'assises avec le verdict que l'on sait. Trente ans après sa
condamnation, Philippe Joncour prend la plume pour réviser lui-même son
procès.
Dans le prologue, Philippe Joncour, qui a surtout souffert de la mise à
nu de sa vie privée, écrit cependant: «Je ne vous cacherai rien de mes
bassesses, je descendrai au plus profond de mes intentions les moins
glorieuses, je jetterai la lumière sur mes refoulements inavouables,
sur mes mensonges les plus odieux. J'assurerai ma défense, mais je ne
vous cacherai rien de ce qui pourrait la mettre à mal. Le reste, je le
laisserai à votre jugement…»
Alors, devenu un vieil homme, «qui a aimé, qui sait ce que c'est que
l'amour, et qui connaît l'essentiel: la passion et la mort,» il fait le
récit de sa vie et, récit faisant, verse au dossier des éléments de son
procès: interventions des différentes parties, compte-rendus dans la
presse, témoignages etc. Et le lecteur, du coup, ne sait plus que
penser de cette condamnation, reposant «sur des faisceaux d'indices
accablants, non sur des aveux ou des preuves indubitables…»
En épigraphe du livre, Pierre Béguin a mis cette citation laconique de
Jean (11, 39): «Ôtez la pierre.» Jésus s'adresse ainsi aux Juifs
qui entourent le sépulcre où repose la dépouille de son ami Lazare, la
pierre dont il est question étant celle qui ferme son tombeau. En
faisant ôter la pierre et en réveillant Lazare, Jésus révèle par
là-même l'Être qu'il est.
Avec ce curieux plaidoyer qui ne cache rien de ses zones d'ombre, de
ses sentiments et de ses troubles du caractère, Philippe Joncour ôte la
pierre qui les recouvre: «La vérité de l'être importe davantage que
celle des faits et c'est dans la première qu'il faut d'abord chercher
pour appréhender la seconde.» En bon avocat de lui-même il fait dès
lors planer le doute sur sa culpabilité, tout en rappelant habilement
qu'un homme n'est pas seulement un être de raison.
Blog de FRANCIS RICHARD
Le coup de cœur de L’Hebdo
Condamné au bénéfice du doute
Un assassinat à Plan-les-Ouates, un homme achevé à coups de couteau, le
meurtrier qui s’éloigne à bicyclette, un célèbre avocat genevois
condamné sans que la vérité des faits ne soit jamais établie avec
certitude. Tout y est, et Pierre Béguin ne s’en cache pas. Condamné au bénéfice du doute
s’inspire directement de la fameuse affaire Jaccoud qui a fait grand
bruit à Genève, et bien au-delà, entre 1958 et 1960. Se glissant dans
la peau de l’avocat – qu’il rebaptise pour l’occasion Me Philippe
Joncour– l’écrivain revendique pour son livre le statut de fiction,
«une fiction dont les personnages tendent vers une cohérence
psychologique, non pas vers leur vérité historique.» Incrustant dans
son texte des fragments de procès, il nous emmène dans la tête et le
cœur de Joncour pour, d’abord, nous parler non pas de meurtre mais de
passion. La passion d’un homme «en pleine force de l’âge» mais qui n’a
jamais vraiment aimé et qui tombe amoureux comme un collégien de la
belle et jeune Lorelei.
MIREILLE DESCOMBES, L'Hebdo & Payot, «Les meilleurs livres de l’été», été 2016
Un avocat de réputation
internationale. Chef d’un parti politique influent, se voit accusé
d’avoir assassiné un homme de 70 ans. La victime a été tuée
chez elle, à Plan-les-Ouates par arme à feu et arme blanche, tandis que
l’assassin s’est enfui à bicyclette. L’auteur genevois Pierre Béguin
revisite dans son dernier roman, «l’affaire Jaccoud» dite aussi
«affaire Poupette», soit un crime dont le procès a eu lieu à Genève en
1960, condamnant le coupable présumé à sept ans de prison. Le mystère
autour de cette affaire, que le roman entretient, reste entier.
MAR.G, Tribune de Genève
La revanche de l’ombre
Basé sur une affaire genevoise
des années 1950, Condamné au bénéfice du doute plonge dans les
méandres de la psyché et de la justice
Dans Condamné au bénéfice du doute,
nouveau roman de Pierre Béguin, un homme, au soir de sa vie, revient
sur le procès qui a brisé son existence. Il s’adresse au lecteur pour
lui faire part de sa vérité. Celle qui ne peut se dire dans un
tribunal. Avocat réputé, aussi brillant dans le prétoire que dans les
dîners, redouté pour sa force de travail et son aisance oratoire, homme
politique en vue, esthète, il incarnait l’image de la réussite.
Jusqu’au jour où il se retrouve lui-m^me sur le banc des accusés. Pour
un meurtre sordide. Basé sur une affaire genevoise des années 1950, le
roman respecte les faits, cite même des extraits du procès tels que
l’on peut les trouver dans la presse de l’époque, en changeant les noms
des protagonistes. Mais opte pour la liberté romanesque en ce qui
concerne ce récit à la première personne du condamné, appelé Maître
Joncour, qui clame son innocence. Coupable ou pas, au lecteur de
trancher. Ou pas, tant les remous des pulsions contenues, lâchées
semblent inextricables. Le lecteur, à l’inverse du juré, peut s’offrir
le luxe de choisir le point d’interrogation.
Personnage éminemment romanesque, Philippe Joncour parle un français où
les phrases n’ont pas peur des nuances, ni de de l’ombre, ni du soleil,
qui se trouvent souvent unis pas la grâce des relatives. Pour exprimer
l’étendue des variations de l’âme, des sommets aux tréfonds, il faut du
souffle, du métier en quelque sorte. Cette langue croit en son rythme,
en use, se fait musique quand il faut traduire l’infiniment petit des
contradictions intérieures, du quatuor à cordes aux grandes orgues
aussi parfois. On devine le plaisir de Pierre Béguin à se glisser dans
la peau de ce personnage à l’élégance précieuse et surannée pour
prendre en quelque sorte sa voix. Ce plaisir devient le nôtre. Cette
voix sonne immédiatement juste et l’on ne peut qu’écouter cette
confession, saisi par la violence du drame.
Passion secrète
Avant le fracas, il y a eu de la beauté. Celle de l’amour que Philippe
Joncour a ressenti immédiatement pour Lorelei, de quinze ans sa
cadette. Elle vit en femme libre, sans attaches. Il est marié, mal, et
père de trois enfants. La passion sera secrète et durera huit ans. Il
l’initie à la littérature, aux grands maîtres. Ils s’écrivent
abondamment, Ils visitent Venise, éperdus. Pour Philippe Joncour, aux
affres émotionnelles de la passion tardive, s’ajoute celle de la peur
panique d’être découvert. Lui, l’homme admiré, admirable, parfait sous
tous les rapports, ne supporte pas l’idée du coup de canif dans l’image
idéale. Lassée de devoir se cacher, Lorelei s’éloigne. Mais les amants
ont une peine folle à rompre. Face à cet amour devenu triste, Joncour
perd pied. Les mois passent, Lorelei sort avec un autre homme. L’avocat
bascule. Lettres anonymes au nouvel amant avec photos suggestives
deLorelei. Menaces incessantes de suicide.
Ce n’est pas l’amant qui sera retrouvé mort dans une villa près de
Genève mais le père de celui-ci. Simple drame de jalousie? Dans son
orgueil exacerbé, dans son obsession mortifère à correspondre coûte que
coûte à l’image parfaite qu’il s’est construite, Philippe Joncour
a-t-il été jusqu’à commettre un crime? Non, affirme ce dernier malgré
des indices accablants. Étouffant sous le masque de la perfection,
c’est ce double idéal que Philippe Joncour aurait abattu en tuant la
victime, rétorque l’accusation. «Certains de ses actes sont
difficilement explicables en terme de psychologie courant. Il faudrait
pour les comprendre faire appel à des notions littéraires», précise
l’avocat de la partie civile. Pierre Béguin l’a prix au mot. En
réussissant à placer le lecteur à la fois dans l’intimité du narrateur
et dans la salle d’audience, ce spectacle féroce. La vérité des êtres,
elle, plane, au-dessus des mots. Le temps d’un roman, elle semble
s’être posée, tremblante, insaisissable.
«J’ai procédé comme le scientifique qui trouve les ossements d’un cétacé»
Pierre Béguin explique sa technique d’écriture pour ce roman qui mêle documents et fiction
Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire sur cette histoire?
Mon premier livre s’appelait L’Ombre du Narcisse.
J’aurai pu donner le même titre à ce livre-ci. Cette thématique, très
jungienne, m’intéresse énormément. Narcisse qui ne veut pas voir son
reflet, le reflet qui se venge, etc. Que se passe-t-il quand l’ombre
envahit le reflet? Il y a dans cette affaire des zones d’ombre que la
justice pouvait difficilement explorer mais qui offrent au roman un
terrain idéal. Avec, en prime, ce défi: le doute qui persiste sur le
verdict. Coupable ou non? Je voulais voir si j’arriverais à
reconstituer, non pas la logique, mais au moin une logique possible de
ce qui a pu se passer. Dans les faits, mais surtout dans la mécanique
inconsciente du personnage.
Comment entre-t-on dans la peau d’un personnage comme Maître Joucour?
J’entends mes personnages . J’entends leur voix, leur façon de parler.
J’ai eu un plaisir immense à écrire comme je l’ai fait dans ce livre.
J’aime ce style très classique, un peu suranné. Mais plus personne
n’écrit comme cela… Il me fallait la caution d’un personnage comme
Joncour pour pouvoir le faire. Je n’ai jamais adhéré aux facilités de
la phrase courte, dépouillée, qu’on nous vend parfois comme
l’expression du style moderne. Avec les longues phrases, on a des
nuances, des intonations, des sonorités, des contours…
Comment avez-vous procédé par rapport au matériau historique?
J’ai procédé comme le scientifique qui trouve les ossements d’un
cétacé. J’ai essayé de récupérer le plus d’ossements possible, de
respecter leur emplacement et leur fonction. Â partir de là, j’ai
essayé de mettre de la chair de la façon la plus cohérente possible.
On est surpris par le nombre d’erreurs que le narrateur commet au point de se désigner comme coupable…
C’est un autre thème qui m’intéresse, celui des insuffisances, des
limites de l’intelligence. Comment quelqu’un comme Joncour, d’une
grande intelligence, peut basculer dans un fonctionnement aberrant et
commettre des erreurs qu’une personne dotée d’un intelligence très
moyenne, d’un peu de bon sens et d’humilité aurait évitées?
L’intelligence, par volonté de maîtrise, peut devenir impérialiste,
soumettre l’affect et les instincts. Elle fonctionne alors très
maladroitement, comme une boussole qui indiquerait le sud.
Vous développez l’idée que Philippe Joncour aurait voulu tuer l’image idéale qu’il avait construite de lui-même?
Dans le mythe de Narcisse,c’est le reflet qui veut ignorer l’ombre.
Ici, c’est l’ombre qui veut tuer le reflet. La revanche de l’ombre et
quelque sorte. Le narrateur du roman se trouve dans une impasse. Tout
comme son modèle d’ailleurs. Cette image idéale et désincarnée qu’il a
construite de lui-même l’étouffe. Il la rend responsable de ses échecs
amoureux. Si Philippe Joncour avait été moins pointilleux avec son
image, la relation avec la femme qu’il aimait aurait sans doute eu un
avenir. Il en a eu assez d’être cet homme admirable, au-dessus de tous.
Sa tentation obsessionnelle du suicide ne vient pas d’une envie de se
tuer mais, peut-être de tuer cette image.
LISBETH KOUTCHOUMOFF, Le Temps
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Louis
Kurmann est sauvagement assassiné un soir dans son pavillon de
campagne. Six semaines plus tard, l’enquête désigne un surprenant
coupable: Maître Philippe Joncour, avocat et civiliste de
réputation internationale, chef d’un parti politique influent, notable
au-dessus de tout soupçon. Un coupable inconcevable qui clame son
innocence mais qu’un incroyable faisceau d’indices accuse. L’agitation
du procès ne fait qu’aggraver un mystère que le verdict contradictoire
ne parvient pas à éclairer. Condamné à sept ans de prison, Philippe
Joncour, parvenu alors au crépuscule de sa vie, entend rouvrir son
procès à sa manière en postulant la vérité des êtres plutôt que des
faits ou des circonstances, et en confessant certains dessous ténébreux
qui ne pouvaient s’exprimer dans le prétoire.
Philippe Joncour, dont l’innocence semble aussi improbable que la
culpabilité est absurde, est-il un narrateur crédible ou indigne de
confiance? Dans ce dédale de mentir-vrai, parviendra-t-il à convaincre
son auditoire?
S’inspirant directement de la plus célèbre affaire judiciaire qui a
secoué Genève au siècle dernier, l’auteur intègre à la confession de
son personnage des fragments du procès, à la manière des chœurs de la
tragédie grecque, transformant ainsi le roman en tribunal, et le
lecteur en juré. À ce dernier finalement de rendre son verdict…
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L'Affaire Jaccoud
Plan-les-Ouates, 1er mai 1958.
J’avais 5 ans. La victime réparait mon tricycle. Mon sauveur! Car
j’adorais ce fichu tricycle malgré (ou à cause de) ses problèmes
récurrents. C’est mon grand père qui nous amenait là-bas, mon tricycle
et moi. Je me souviens vaguement de la maison, de l’atelier à côté.
Bizarrement, je me souviens d’un bric-à-brac de machines et de planches…
Le meurtre s’est déroulé là, peu avant 23 h. Il donnera lieu à l’un des
procès les plus retentissants de l’histoire judiciaire. Car l’accusé
n’est pas n’importe qui. Pierre Jaccoud, un des plus célèbres avocats
de Suisse, ancien bâtonnier, député à Berne, chef de la section
radicale de Genève, vice-président du conseil d’administration des
Services industriels, administrateur de la Grande Dixence, de
Radio-Genève, de l’orchestre de la Suisse romande, potentiellement
futur Conseiller fédéral.
Le 19 mai, l’avocat est entendu en qualité de témoin. Les charges qui
pèsent sur lui s’accumulent. Le 7 juin, il est de nouveau convoqué par
le juge d’instruction. Avant d’arriver au Palais de Justice, il avale
quantité de calmants. Quelques jours plus tôt, en voyage à Stockholm,
il s’était fait teindre les cheveux en blond (la femme de la victime
avait décrit le meurtrier avec des cheveux noirs). Double aberration!
Comment un avocat de la stature de Jaccoud pouvait-il s’imaginer qu’une
teinture allait tromper son monde et qu’un geste absurde lui
permettrait d’échapper à son interrogatoire? Pourquoi aggrave-t-il les
soupçons qui pèsent sur lui? A la clinique psychiatrique où on l’a
transporté, il se livre à un simulacre de suicide en tentant de se
pendre à l’aide de ses draps. Etat dépressif, se justifie l’avocat. Il
est catalogué: «Un des plus grands comédiens au monde!» s’écriait mon
père, outré. Et pour un calviniste de son acabit, il n’y avait pas
jugement plus dépréciatif. Un jugement largement partagé qui condamne
l’avocat aussi sûrement que le faisceau d’indices qui l’accusent.
«Jupiter rend fou ceux qu’il veut perdre» dit-on. Un aphorisme fait sur
mesure pour Jaccoud. Bien sûr, d’aucuns ont crié à la revanche des
médiocres sur celui qui, au temps de sa splendeur, les méprisait du
haut de sa superbe. Reste que le mobile ne convainc pas et que la
barbarie du crime ne colle pas avec le profil de l’accusé. A moins
d’admettre une crise de schizophrénie et l’attitude de déni qui
s’ensuit. Car le coupable ne cessera de clamer son innocence et de
demander la révision de son procès. Jusqu’à sa mort…
La légitime indignation calmée, l’habitude de l’implicite reprit le
dessus. On ne parlait plus de l’affaire Jaccoud dans la commune, pas
devant les enfants en tout cas. Le procès se déroula du 18 janvier au 4
février 1960. J’allais avoir 7 ans et jamais on n’en fit mention devant
moi. Jamais on n’allait en reparler en famille. Curieux procès par
ailleurs, où le procureur général et l’accusé se connaissent si bien
qu’ils en viennent parfois à se tutoyer, où Paris, par la voix de
Maître Floriot, vient donner des leçons à la provinciale Genève en
démontrant les carences de ses experts criminologues aux méthodes
dépassées. La presse française adore, la presse genevoise supporte mal.
Les genevois aussi. Encore un élément au passif de Jaccoud. Le 4
février, il est condamné à 7 ans de réclusion pour homicide volontaire
et délit manqué d’homicide. Un verdict qui laisse planer le doute: trop
ou trop peu. Le crime odieux méritait de toute évidence le terme
d’assassinat pour perversité particulière et, donc, la réclusion à vie.
Curieusement, les jurés ont répondu par la négative à cette question.
C’est précisément le déroulement intégral de ce procès qui retentit
dans toute l’Europe que nous raconte le livre du journaliste français
Stéphane Jourat («L’Affaire Jaccoud». Paris: Fleuve Noir, 1992), paru
il y a une vingtaine d’années déjà, un livre qui a retenu mon attention
pour les raisons évidentes décrites plus haut. Bien entendu, l’auteur
ne manque pas de situer le procès sous le regard sévère des quatre
juges figés sur leur mur de marbre. Comme si Jaccoud devait comparaître
devant Farel, Calvin, Bèze et Knox enveloppés dans les plis de leur
robe rigide, dans leur bonnet identique et leur même expression
impitoyable. Comme si toute une ville avec ses siècles de calvinisme
devait peser irrémédiablement dans le verdict. C’est un règle
narrative: le décor doit faire partie de la dramaturgie (après tout,
depuis Ferney, c’est bien le fanatisme catholique de Toulouse que
décrivait Voltaire dans l’affaire Calas). Au final, pas d’éléments
nouveaux, bien sûr. Mais on se rend compte que le temps a bénéficié au
condamné. Un léger parti pris de l’auteur pour l’innocence de Jaccoud
et cette phrase de Maître Floriot mise en évidence en conclusion de
«son extraordinaire plaidoirie»: «Si Jaccoud est innocent, tout est
simple, tout devient clair. Si, au contraire, vous le considérez comme
coupable, tout est absurde, tous les gestes de Jaccoud ne sont plus
qu’une longue suite d’aberrations». Sous-entendre l’erreur judiciaire
est plus vendeur…
Le lecteur qui n’a jamais entendu parler de – ou qui connaît vaguement
– l’affaire Jaccoud penchera peut-être pour l’innocence de l’avocat.
Pourtant, au vu des faits et des indices qui l’accablent, il semble a
priori que son innocence soit aussi improbable que sa culpabilité est
absurde. Dans cette affaire, tout se tient en équilibre précaire sur
cette arrête qui sépare le possible de l’impossible. Un exemple parmi
beaucoup d’autres: le crime a eu lieu peu avant 23 h. Jaccoud ne peut
justifier de son emploi du temps ce soir-là entre 22 h 30 et 23 h 15.
Avant il est à son étude. Après, il est chez lui. L’enquête détermine
qu’il disposait de 15 minutes maximum pour effectuer à vélo le trajet
Corraterie, Plainpalais, route des Acacias, rampe du Grand-Lancy,
Plan-les-Ouates. Pour moi, pas de problème, mais mon vélo dispose de
trente vitesses et pèse moins de 8 kilos. Celui de Jaccoud est bloqué
en 3e vitesse et doit atteindre le poids d’un vélo militaire. Même sans
circulation et sans feux, comme c’était le cas à l’époque, presque 20
kilomètres / heure sur un tel trajet frise l’exploit, d’autant plus
qu’on le dit en mauvaise santé. Très difficile donc... mais pas
absolument impossible. Un peu comme ce bouton qui manque à sa gabardine
et qu’on a retrouvé sur les lieux du crime. Un bouton analogue, mais
pas forcément identique…
La vérité est maintenant enterrée avec les principaux acteurs et
témoins. L’énigme demeure. On peut se questionner sur l’utilité de
remuer de telles affaires, si ce n’est pour les répertorier dans une
collection genre «crime story» comme c’est le cas pour le livre de
Stéphane Jourat. On l’a dit, le journaliste s’en tient au déroulement
du procès. C’est pourtant dans les bordures, les zones d’ombre, que
l’intérêt subsiste. Le territoire du romancier, non du journaliste.
L’affaire reste un formidable miroir des mentalités. Et Jaccoud,
véritable personnage de roman, un terrain d’exploration idéal: sa part
d’ombre, ses tendances névrotiques, sa personnalité double nous y
invitent. On aimerait plonger dans ces failles qu’on sent infiniment
plus intéressantes et pertinentes que les longues querelles d’experts
qui ont ponctué le procès. De même, voudrait-on peindre l’effroi, la
sensation d’horreur qui saisit l’être tout à coup accusé de meurtre, à
tort ou à raison. Ces objets apparemment familiers et inoffensifs et
qui deviennent subitement des pièges potentiels. Ce veston par exemple,
que Jaccoud portait depuis si longtemps, taché à l’intérieur de
microscopiques gouttes de sang. Cet agenda par exemple, où il dessinait
en regard de certaines dates des croix ou des cercles et qui prennent
subitement un sens redoutable. Ces coups de téléphone par exemple,
donnés ou reçus à telle heure, à telle minute, et qui deviennent d’un
coup des faits essentiels dont dépendent réputation et liberté. Tous
ces actes les plus anodins de l’existence, accomplis dans
l’indifférence, et qui se transforment soudainement en événements
majeurs, en preuves accablantes. Oui, le territoire du romancier...
Georges Simenon, qui assista régulièrement au procès entre le 18
janvier et le 4 février 1960, ne s’y était pas trompé...
PIERRE BÉGUIN, Blogres
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