Quel
poète vivant a entendu des foules reprendre ses vers en chœur? En
Suisse, personne à part Alexandre Voisard. Il fut d’abord lyrique,
engagé, écrivain de combat pour la cause indépendantiste du peuple
jurassien: «Mon pays de cerise et de légende / Rouge d’impatience blanc
de courroux…» Après quoi le nouveau canton est né; le poète est devenu
député, puis délégué aux affaires culturelles jurassiennes. La réalité
ayant cessé d’être lyrique, il est allé chercher le renouveau ailleurs.
Il a gagné en légèreté et en ironie, lui qui se présente désormais
comme «le premier poète écolo après saint François d’Assise». Il est
aujourd’hui installé dans le village franc-comtois de Courtelevant, à
petite distance de la Suisse, où on l’imagine chuchoter à l’oreille des
pissenlits et lire dans les nuages. C’est de là qu’il nous donne de ses
nouvelles. Et un peu de poésie.
Des nouvelles, on en trouve sept dans L’Adieu aux Abeilles. Il y a celle qui donne son titre au recueil, où les abeilles sont d’étranges messagères. Il y a Decrescendo où l’art n’apporte aucune consolation. Il y a Après vous
où l’on retrouve une vieille connaissance: Anselme Buvard, toujours
chiffonné par la vie. Les tons varient. Tristesse cruelle et douce de La Convive. Ou fantaisie cocasse de La Lettre volée.
C’est le monde d’Alexandre Voisard en quelques éclats. Il passe sur les
choses les plus graves sans s’appesantir. Il effleure. Il déplie. Il
aère. Et il touche par ces manières vagabondes qui s’épanouissent
surtout dans sa poésie.
MICHEL AUDÉTAT, L’Hebdo
C’est vrai qu’à chaque fois que retentit la voix intérieure d’Alexandre
Voisard, c’est le pays qui respire. Le poète reste là, immobile dans sa
pose de poète, espérant quelque pépite d’éternité au bord de sa rivière
de mots diamantés. Pourtant il a peur. Peur du silence, peur du
tumulte, peur de se faire flinguer dans les anciennes ornières de la
mémoire par les voyous de la critique, par les «escarpes» embusqués qui
font des gorges chaudes du moindre faiblissement du verbe.
Mais non, Alexandre Voisard n’a rien à craindre, lui qui trône pour
bien des éternités encore au panthéon de la francophonie. Mieux, ces
deux nouveaux recueils (Fables des orées et des rues et L’Adieu aux abeilles)
pérennisent un peu plus la présence de l’auteur et surtout rappellent à
la jeune génération que l’écrivain n’a rien perdu de son mordant. Dans
un souci de disponibilité, ils rapatrient en plus quelques textes
éparpillés dans des revues ou gisant dans des coffrets d’art.
Ce qui frappe au premier chef dans L’Adieu aux abeilles,
c’est une forme d’abandon poétique, une suspension du temps, presque
une résignation : «Les journées passent – écrit-il dans la nouvelle au
titre éponyme de l’ouvrage –, on se demande bien comment, tandis que,
pour l’oisif que pense être désormais Sylvain, elles ne sont que
caprices de lumière entre ciel et terre et égarements d’abeilles à la
fenêtre. » Le livre serait donc un Adieu à la lumière comme dans la
tragédie grecque ? L’abeille, reine de la nature, celle qui transforme
en lumière les sucs vitaux, serait-elle cette insidieuse passeuse
d’éternité? Le poète ne veut croire qu’à un «égarement». Il relègue la
mort dans la remise à métaphores. Pourtant l’absence est maîtresse des
présents récits. De la petite mort à la grande faucheuse il n’y a
qu’une illusion de vie. Une vie qui vous visse à la place subalterne
qui est assignée à l’écrivain maudit. Et l’ironie domine sur
l’inaccessible beauté: un compositeur qui sublime son fiasco amoureux,
un facteur qui flingue «en charpie de mots» une prétendue lettre
d’amour adressée à l’objet de son désir, une pasionaria dont «chacune
des caresses me révélait une des trois cent quatre-vingt-neuf facettes
de la folie», une odalisque posant pour un peintre empêtré dans son
passé et inoculant l’illusion de l’art. À cette impossibilité de créer
une œuvre parfaite répondent les «interminables funérailles de
l’amour». Heureusement, la femme, la vraie, serait l’épousée qui vous a
précédé du côté de l’imaginaire ou celle de vos rêves éveillés: «C’est
ainsi que la vie passe, la belle vie, dans un dialogue qui n’en finit
pas, avec les anges, les vrais anges qu’on a croisés sur sa route et
qu’on a pris une fois par la main et qui tout en bavardant vous
accompagnent sans défaillance, en vos allées et venues le long des
précipices où la réalité vous guette.»
YVES-ANDRÉ DONZÉ, Le Quotidien jurassien
|