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Marguerite, dont Anne-Claire Decorvet nous conte l’histoire, a
réellement existé. Née en 1890, elle vit une enfance bourgeoise,
stricte et catholique dont elle mettra toute sa force à se libérer.
Elle refuse le mariage arrangé par ses parents, mais celui de sa sœur
éveille en elle d’affreux démons qu’elle combat au véronal. Elle
s’invente des remords, se sent poursuivie par des voix qui l’accusent
et l’insultent.
«Aliénation mentale et dépression mélancolique», assène le médecin. «Votre fille est folle».
Devenue matricule 4470, elle est enfermée à l’asile de Saint-Alban, lieu de toute les misères.
C’est là pourtant qu’au début de la guerre, on envoie les malades de
Ville-Evrad. Il n’y a toujours pas de chauffage, pas d’égout et la
soupe aux choux est de plus en plus claire. On a froid, on meurt de
faim et ce n’est pas une image de style. Les rations s’amenuisent
encore quand l’asile recueille des résistants blessés ou en fuite.
La fin de la guerre apporte quelques changements: nouveau personnel,
plus de nourriture et enfin une mise en question des soins à apporter
aux folles. «Insensiblement, le changement s’est amorcé. Saint-Alban
n’est plus ce lieu sans raison dont parlait Éluard, mais le cimetière
d’une vision morte de la psychiatrie».
Marguerite, entre ses crises, retrouve son amour de l’art et elle et
ses compagnes créent toutes sorte d’œuvres qu’Éluard a admirées lors de
son séjour à Saint-Alban et qui séduisent Dubuffet. Il les montrera
dans quelques expositions avant de les confier au Musée d’art brut de
Lausanne où l’on peut voir, entre autre créations, l’incroyable robe de
mariée que Marguerite créa avec de petits bouts de tissu récupérés sur
de vieux chiffons.
L’étonnant chemin entre les deux mondes de ces esprits torturés est
plein d’enseignements et inquiétant aussi. La frontière est si ténue et
si mouvante qu’elle pose des questions aux gens «normaux».
JULIETTE DAVID, Le Messager suisse
Le prix littéraire suisse Édouard-Rod a déjà honoré de grands auteurs
tels que Georges Haldas et Yvette Z’Graggen. Cette année, il couronne
Anne-Claire Decorvet pour Un lieu sans raison,
un roman magistral qui nous raconte la dérive mentale de Marguerite
Sirvins. Cette femme, qui vécut de 1890 à 1957, fut une élégante
modiste avant d’être internée à l’hospice de Saint-Alban, en Lozère.
Revisiter sa vie est prétexte à ouvrir les yeux sur la condition des
femmes au début du XXe siècle, ainsi qu’à découvrir la pauvre vie des
«fous» contraints à l’isolement dans des asiles insalubres. Un lieu sans raison
est un roman sur la folie et sa violence, mais aussi sur la violence
faite aux aliénés. Roman sur l’art encore, car Marguerite a été très
créatrice durant toute sa vie, elle dessinait, peignait et brodait. Et
l’écriture comme art pour l’auteure de ce roman passionnant qui réussit
à garder une grande douceur pour raconter l’inimaginable. Elle parvient
également à nous donner envie de faire un tour à la Collection de l’Art
Brut de Lausanne, qui conserve la robe de mariée que Marguerite réalisa
au crochet en utilisant les fils de ses vieux draps…
YANNICK WEBER, Libraire, Payot Genève Cornavin, Générations-Plus
Que reste-t-il en effet d'une vie après son passage? Un nom prononcé
toujours plus bas, dans la honte ou la fierté, parfois les regrets, le
plus souvent dans l'indifférence absolue des humains les uns pour les
autres. Une pierre tombale qui s'effrite, une inscription qui s'efface,
et pour Marguerite, quelques tableaux brodés dans le tiroir d'un musée
ou chez des particuliers.
Mais surtout sa robe, cette vêture d'un corps absent!
Dans le clair-obscur d'un
musée, sa robe de mariée emprisonnée dans un carcan de verre et qui
n'aura jamais revêtu qu'un mannequin de satin sans tête, abandonnée au
rayon des rêves oubliés, la trace hésitante et sans raison de ses
doigts de fée et d'un esprit fracassé.
Un lieu sans raison,
roman où Anne-Claire Decorvet retrace la vie de Marguerite Sirvins
s'achève sur ces lignes qui disent les ténèbres de son destin tragique
et la lumière qu'elle parvint à y créer.
Marguerite Sirvins est née le 29 décembre 1890 à La Canourgue, deuxième
enfant de Jean Sirvins, agent-voyer, et de son épouse, Alexia, femme au
foyer. Le couple eut cinq enfants. Les Sirvins sont originaires de
Badaroux, hameau de la vallée du Lot, un peu au nord de La Canourgue et
déjà dans la commune de Saint-Germain-du-Teil. Marguerite est née
quelques mois avant Augustine Celestine Gineste, devenue Céleste
Albaret, gouvernante de Marcel Proust, née au village tout proche
d'Auxillac en mai 1891. Elles ont connu dans les mêmes années d'enfance
la petite ville lozérienne de La Canourgue, ville active, baignée par
les eaux de l'Urugne qui y font tourner les fabriques. Marguerite
a-t-elle croisé Augustine dans la rue du Tour-de-Ville et plus tard,
a-t-elle croisé Paul Éluard dans un couloir de l'hôpital de Saint-Alban?
Instruite, intelligente et vive, Marguerite manifeste très tôt des dons
artistiques qui lui font choisir une formation de modiste. Elle
s'émancipe vite et en 1909, quitte jeune la Lozère et sa famille où
elle se sent à l'étroit. Elle supportait mal la rigidité de sa mère et
sans doute la rigidité provinciale. Elle exerce à Paris diverses
activités: vendeuse à la Belle Jardinière, comptable, placière en
assurances. Peu à peu sa santé se dégrade. Les premiers troubles
psychiques avérés apparaissent en 1920, peu avant le mariage de sa sœur
cadette: agressivité, violence, agitation. Les troubles s'agravent
après une perspective de mariage inaboutie. Dans les années folles
d'après guerre, entre 1921 et 1931, elle se déplace souvent avec ses
angoisses et sa douleur entre Paris, Nice et Mende. En 1929, elle ouvre
une boutique de modiste à Mende. Les clientes sont rares, ses mauvaises
pensées, des voix surgies dans la nuit, l'assaillent. Elle ne trouve
pas la paix et renonce au bout de dix-huit mois.
À quarante ans, déprimée, suicidaire, elle est déclarée folle.
Hospitalisée une année à Montpellier, elle est transférée à l'asile de
Saint-Alban en octobre 1932 pour un très long internement qui dura
vingt cinq ans. Ses parents qui l'ont amené à Font-d'Aurelle ne peuvent
plus payer un hôpital de grande ville. C'est un asile perdu, un asile
ouvert aux quatre vents, un asile de pauvres. Marguerite est au cœur
des ténèbres, au cœur du malheur. Prostrée et désœuvrée durant les
premières années, elle s'adonne ensuite à la broderie et au dessin
et réalise plusieurs tableaux brodés, dont la Promenade aux trois jeunes filles
exposée à Paris dès 1947 par Jean Dubuffet qui a découvert à
Saint-Alban des œuvres d'Art brut nées de ceux ou celles que l'on
disait fous ou folles: statuettes d'Auguste Forestier, lambris sculpté
de Clément Fraisse, tableaux brodés de Marguerite Sirvins.
Vers 1950, elle entame la confection de sa robe de mariée. Pour un jour
de noces à venir, elle réalise un dernier ouvrage qui constitue son
œuvre majeure. Celle-ci terminée en 1955, Marguerite Sirvins tombe dans
une profonde démence et décède le 6 mai 1957. Elle est enterrée auprès
de ses parents revenus passer leur retraite à Badaroux.
Enthousiasmé par la robe de mariée de Marguerite Sirvins, confectionnée
au point de crochet avec des aiguilles à coudre à partir des fils tirés
de draps usagés, Jean Dubuffet intègre cette œuvre, que lui cèdent les
religieuses de l'hôpital, à sa collection. Dès la création de la
Collection de l'Art brut à Lausanne, en 1976, elle y est exposée de
façon permanente. La Collection de Lausanne possède d'autres œuvres de
Marguerite Sirvins: ses tableaux faits de fils de soie multicolores
brodés sur toile, dont celui reproduit pour l'illustration de
couverture du roman (Un sans titre entre 1944 et 1957), des gouaches ou
des crayons de couleur sur papier.
Le premier récit de la vie de Marguerite Sirvins nous est venu de
Suisse. Sa notoriété y est peut-être plus réelle qu'en Françe même par
la Collection de Lausanne. Anne-Claire Decorvet, enseignante de
français à Genève, auteure de deux recueils de nouvelles autour de la
folie, a entendu parler de Marguerite Sirvins par la robe de mariée.
Elle a voulu en savoir plus qu'une notice de musée. Elle a retrouvé
deux de ses petites nièces. On leur avait parlé de cette grande tante,
mais elles ne savaient pas qu'elle était artiste et que ses œuvres
étaient toujours exposées. Elle s'est rendue en Lozère pour consulter
des documents d'archives à Mende et à Saint-Alban. Le roman
d'Anne-Claire Decorvet est centré sur une personne: Marguerite Sirvins.
Son auteure écrit son aspiration à l'indépendance, à la liberté, à être
belle, à être aimée, sa recherche du bonheur et son malheur qui la
conduit, contre son gré et pour le restant de ses jours, dans un lieu
dont le nom faisait frémir en Lozère: Saint-Alban. Anne-Claire Decorvet
raconte aussi un lieu: l'asile de Saint-Alban. Les pages sur le
quotidien de l'hôpital font découvrir la dureté de l'internement
psychiatrique avant la révolution dans l'approche de la maladie et des
malades de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle les soignants de
Saint-Alban contribuèrent de façon novatrice et dont Marguerite
bénéficia, mais bien tard, après guerre. Les lourdes portes du château
des Morangiès s'étaient refermées sur une dame d'une grande finesse qui
bascula dans la vie collective avec «les agitées», subissant le froid,
les cris, la faim, la saleté, la puanteur, et de longues heures de
désœuvrement par l'abandon où on laissait les internés. Ses états
annuels de santé constataient une situation générale stationnaire et
les résultats nuls d'un traitement qu'il fallait maintenir. Elle avait
été écartée de la société des hommes, mais était-elle soignée? Pendant
la seconde guerre mondiale, l'asile reçoit beaucoup de monde: des
malades transférés, des personnes qui se cachent. Marguerite s'en
est-elle rendue compte? Elle éprouva réellement les effets
de la guerre par la sous alimentation qui toucha sévèrement les
pensionnaires des hôpitaux psychiatriques sous l'État Français. Mais,
vers la fin de la guerre, on lui donne un jour de la toile et des fils
de couleurs. Marguerite retrouve le goût des étoffes, la vie se
réveille dans ses doigts. Elle brode la surface de vieux draps qui
s'effacent entièrement sous le fil. Elle s'affaire autant qu'elle peut
entre ses trous noirs. Elle brode un monde qu'elle a connue il y a
longtemps: l'enfance, la campagne. Elle coud des visages d'enfants qui
regardent avec de grands yeux et ont le sourire aux lèvres, des scènes
de vie familiale douces et sereines. Ses tableaux ont les couleurs de
la joie, d'un bonheur.
Le titre du livre doit être expliqué. Il faut connaître le derniers vers du poème d'Éluard: Le Cimetière des fous. Paul Éluard qui s'est réfugié à Saint-Alban en 1943 a qualifié le cimetière de cet asile de lieu sans raison :
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Paul Éluard a initié le processus ayant conduit au sauvetage par l'art
(précisément par l'art brut, un concept élaboré par Dubuffet en 1945 )
de la mémoire de Marguerite Sirvins. Le poète avait ramené de
Saint-Alban trois statuettes d'Auguste Forestier: le Roi fou, la Bête et Un homme à tête de coq
qu'il montra à ses amis, Picasso, Queneau ou Dubuffet. Fasciné, Jean
Dubuffet se rend dès la fin de la guerre à Saint-Alban pour prendre
plus ample connaissance des créations d'Auguste Forestier. Sa
collection de l'art brut s'enrichira de l'art des fous de Saint-Alban.
Marguerite Sirvins sera alors découverte et reconnue dans son statut
d'artiste. Notons qu'Éluard n'a jamais parlé de Marguerite Sirvins qui
devait commencer à s'occuper à des travaux artistiques. Rayée de la
communauté des hommes par la maladie au point de n'être plus qu'un
matricule ( «matricule 4470, mélancolie» , puis le diagnostic définitif
«matricule 4470, atteinte de schizophrénie»), Marguerite sera «vengée»
par l'art avec ses compagnes d'infortune: «Elle deviendra célèbre et
nous serons toutes vengées» fait dire l'auteure à «Rosa» une
autre enfermée. Emmurée à Saint-Alban, puis dans la schizophrénie (les
conditions de son enfermement ont dégradé encore plus son état de
santé) Marguerite a trouvé un mode d'expression dans la broderie. Ses
créations ont été reconnues comme œuvres d'art annulant la malédiction
de l'anéantissement définitif dans la folie.
Le roman d'Anne-Claire Decorvert croise plusieurs sujets, la vie de
Marguerite, la condition de la femme au début du XXe siècle, la
rélégation en asile, l'évolution de la psychiatrie, l'émergence de
l'art brut. On reste triste et terrifié devant ce que la vie lui a
réservé. Même ce qu'elle a donné par l'élégance de son art ne peut
consoler de la lecture d'un tel malheur.
OLIVIER POUJOL, Revue du Gévaudan des
Causses et des Cévennes
Comment arrive-t-on à un livre? Par l’attribution d’un prix qui le met
en avant, par la visite d’un musée où demeure une robe de mariée qui
jamais ne fut portée. Comment en arrive-t-on à écrire un livre sur une
jeune femme contrainte des dizaines d’années derrière les hauts murs
d’un asile, enfermée dans une maladie qui longtemps ne portera pas de
nom, dont le seul souvenir – le travail de ses mains – reste toujours
visible, accessible mais mystérieux, mélancolique, préservé par les
beaux murs de la Collection de l’art brut de Lausanne. Comment
l’écrivain rencontre-t-il son sujet, comment le lecteur rencontre-t-il
son auteur?
«Elle a repris mon uniforme et m’a tendu une boîte en carton brun marquée à mon nom: Marguerite Sirvins.
J’y ai retrouvé, soigneusement pliées, la jupe et la veste que je
portais le jour de mon arrivée, il y a des siècles. Une étoffe au ton
chaud, d’un doux jaune safran qui pénètre mes paumes et que je ne
reconnais plus. C’étaient les vêtements que portait la Marguerite
d’autrefois, celle qui préférait les talons hauts et ne sortait
qu’après avoir jeté sur son miroir un sourire vague. Et l’autre visage
me souriait pareillement, l’espace d’un instant nous nous regardions,
puis je fermais la porte et me jetais dans la vie. Cela fait des mois
que je n’ai plus croisé de miroir ni porté d’escarpins, alors je suis
restée là, les mains posées à plat sur ma veste, un vide absolu dans la
tête.»
Emprunté aux vers de Paul Éluard, écrits en 1943 dans cet Asile de
Saint-Alban où Marguerite était enfermée, le magnifique titre – Un lieu sans raison
– offre un double sens bienvenu, comme une clef de compréhension pour
pénétrer dans un texte complexe, parfois chaotique – maladresse ou écho
volontaire à la confusion dont semble souffrir Marguerite Sirvins?
Concrètement, y avait-il véritablement une raison de l’enfermer, cette
jeune femme qui – arrivée à la trentaine – n’ayant ni enfant ni mari,
se laisse aller à quelques crises de violente frustration? En ce début
de siècle, austère s’il en est, en particulier pour les femmes, il
était tôt fait de les classer dans la catégorie «hystériques» au
moindre débordement. Perte de raison, internement irraisonné, cela peut
prêter lieu au débat. Un fait qui, lui, ne pourra qu’être approuvé par
tous: en aucun cas cet asile – qui porte si mal son nom – n’aurait pu
offrir à Marguerite une structure sécurisante.
«Assis face à l’empilement de dossiers trop semblables, le docteur D.
sentait sa rage augmentée par l’impuissance. Qui se souciait d’un
aliéniste à la retraite rappelé dans cet asile isolé parce que la
guerre avait mobilisé tous les médecins? Qui se demandait ce qu’il
advenait des fous d’Afrique ou d’ailleurs? Tous s’en foutaient, c’est
sûr! On les planquait là pour les dissimuler, les fous, les attardés,
les imbéciles et les gâteux, les soustraire à la vue des bien-portants
qui, déjà, ne trouvaient pas si facile de vivre. On les enferme et
après chacun respire?
Une fureur froide le tenait face à tant de mauvaise foi. Sa casquette
de médecin-chef, au fond, c’était celle d’un geôlier, ni plus ni moins.
Pourtant le docteur D. refusait de leur servir de bonne conscience, à
ceux qui prescrivaient d’enfermer les fous sans souci de leur
bien-être. Un asile ici, c’est aberrant. Tout était mal conçu, dès le
départ. Il aurait fallu tout détruire et tout repenser: les lieux, les
soins… Vers qui se tourner? Comment faire entendre la voix des fous
qu’on réduit au silence?»
En ces temps de guerre, deux tout de même au cours de ces longues
années d’internement, la contention domine la compréhension. Les
docteurs se succèdent, le seul élément stable – et c’est paradoxal –
reste l’enfermée, autour de laquelle tourne ledit récit. Les pénuries
sont de mise, les conditions de vie effroyables. Longtemps il faudra
attendre que les murs tombent, que la chaleur pénètre entre ces murs de
pierre, que le fil enfin parvienne aux mains de cette artiste de l’Art
brut, découverte par ce Dubuffet dont le portrait – haut en couleur –
prête à sourire. Anne-Claire Decorvet nous livre un roman – car oui, la
fiction s’invite, tout en respectant le réel travail documentaire – au
style incertain, qui répond au comment, et nous laisse avec nos
pourquoi.
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
Ce destin sorti de la nuit
Elle, l’oubliée. Elle qui avait été élégante, elle la modiste qui
savait faire danser les étoffes et les couleurs, elle qui s’éprenait de
désirs et d’amour, elle qui courait vers la liberté. Elle, qui perd
pied. Marguerite Sirvins (1890-1957). Qu’on rencontre au terrible matin
où, de l’asile de Font-d’Aurelle, à Montpellier, elle est transférée,
après des mois d’internement, vers cet obscur château de Saint-Alban,
en Lozère. Là où les folies errent, enfermées dans le froid et les cris.
Ce destin de Marguerite, Anne-Claire Decorvet lui donne voix et
l’envisage dans l’intense et très beau roman qui vient de recevoir le
Prix Rod, Un lieu sans raison.
Marguerite, dont la Collection de l’Art brut, à Lausanne, garde
l’énigmatique robe de mariée qu’elle tissa à partir des draps de
Saint-Alban. Dans «ce lieu sans raisons» où pendant la guerre se
réfugia Paul Éluard.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coopération
Marguerite Sirvins (1890-1957) ne s’est jamais mariée, malgré sa robe
de noce brodée… Avec une subtilité alliant poésie et élégance,
l’auteure s’est emparée de l’étrange destin de cette femme au
tempérament artistique, qui tint la folie à distance aussi longtemps
qu’elle put avant d’être enfermée dans un asile sordide où naquit cette
vêture d’un corps absent, aujourd’hui trésor de la Collection de l’Art
Brut à Lausanne. Poignant, superbe.
PAYOT LIBRAIRE, Marie-Claire Suisse
Livre coup de cœur de Anne-Claire Decorvet
Un lieu sans raison
Marguerite est jolie. Elle est intelligente, avec un goût inné pour les
activités artistiques. Mais Marguerite est rebelle, ce qui contrarie sa
mère, engoncée dans ses principes. Le père est ingénieur. Une fille de
bonne famille se doit de tenir son rang. À l’aube du vingtième siècle,
la société de la bourgeoisie provinciale est codifiée. Paris l’attire
comme un phare. Marguerite y débarque, ébouriffée par ce vent de
liberté qui y souffle. Elle a faim de liberté. Elle opte pour le métier
de modiste. «Je peux marcher dans Paris, bouger, vibrer d’énergie,
planant par-dessus la médiocrité des autres.»
Le livre ouvre sur le transfert de Marguerite de la prison
psychiatrique de Montpellier pour une autre, plus redoutable encore:
Saint-Alban dont le nom fait frémir les bien-pensants. L’aliéniste a
esquissé un diagnostic: hallucinations, culpabilité, divagations,
tristesse. Aux parents stupéfaits, il ascène le verdict: «Votre fille
est folle!»
C’est au fil des pages que l’on découvre la Marguerite d’avant la
folie. Après l’armistice, sa mère lui présente un nouveau fiancé. Un
cousin du notaire! Elle n’en veut pas. C’est que les partis sont rares
après la boucherie des tranchées. «Et bien moi, je le prends» dit sa
sœur Lucile. Elle reste seule avec ses mauvaises pensées «comme des
araignées noires emprisonnées dans son crâne».
Elle tombe follement amoureuse d’Henri, l’adjoint de son patron. Il est
marié. Il se dit prêt à divorcer pour l’épouser. Mais le scandale
éclate. Henri est muté. C’est la plongée en enfer de Marguerite avec la
ronde des voix qui l’assaillent. «Femme de rien, sans dignité! Putain!»
En 1931, elle est internée. Elle a quarante ans. On lui enlève ses
habits élégants; on troque ses chaussures en cuir contre des sabots. On
la déleste de sa personnalité. Elle devient le matricule 4470. Elle est
enfermée dans le pavillon des agitées. Un plateau de bois sur lequel on
a jeté un sac de paille lui sert de lit. Pendant la nuit, jaillissent
des cris: «J’ai faim! J’ai froid! J’ai peur!»!
Il n’y a pas de chauffage, pas d’égouts. Dans cette forteresse de la
folie – gardiennée par des religieuses sans humanité – elle y
séjournera pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, survivant
aux privations insensées imposées par la Deuxième guerre mondiale.
Blanche, un ange échoué à la Providence, va balayer les travaux
ingrats. Fini le ravaudage des draps rêches, le reprisage des
chaussettes ternes! Elle va offrir à Marguerite des fils de
couleur. Alors elle brode jusqu’à l’épuisement des tableaux remplis
d’enfants. La vieille femme croit qu’elle a dix-huit ans et décide de
réaliser sa robe de mariée avec les fils des draps. Cette robe est
exposée depuis 1976 au musée de l’Art Brut à Lausanne.
Anne-Claire Decorvet, enseignante de français à Genève, vient de signer
son troisième livre. Elle brosse sans concession le portrait de
Saint-Alban, ce château où sont internés plusieurs centaines d’aliénés
et d’où s’échappent parfois des gestes de tendresse, des éclairs
d’humour. Elle s’est appuyée sur un grand nombre d’archives, de livres
de référence pour élaborer son roman, écrit d’une langue fluide. C’est
un livre fort, poignant qui vous tient en haleine et bouscule vos
certitudes.
ÉLIANE JUNOD, L’Omnibus
Itinéraire d’une robe de mariée
Dans son troisième livre, Un lieu sans raison,
Anne-Claire Decorvet explore le destin de Marguerite Sirvins, une femme
déterminée et rêvant de liberté qui, suite à des troubles de l’esprit,
est internée à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban. Sans tomber dans
la fascination aveugle, l’auteur aborde la folie dans toute sa
brutalité et sa poésie.
Exercer la profession que l’on a choisie, être indépendante, se marier
par amour, ne pas se marier… Toutes ces libertés acquises par certaines
femmes aujourd’hui passaient pour inconvenantes pour une jeune fille
respectable au début du siècle passé. Pour peu qu’une demoiselle
développe un caractère passionné ou se laisse trop souvent aller à la
rêverie, la limite était mince pour que la société ne la considère
comme une mélancolique ou une hystérique. Les familles, impuissantes à
faire face ou incapables de supporter la honte, se tournaient vers les
asiles dont les mauvaises conditions d’hygiène et les traitements
expérimentaux auraient rendu fou n’importe quel esprit en apparence
sain. Cette tragédie est celle de Marguerite Sirvins, internée en 1930
à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Alban. Elle est âgée de quarante ans
et n’en sortira qu’à sa mort. Difficile de dire ce qui relève du
caractère fragile de Marguerite ou du conditionnement de l’asile dans
l’élaboration du diagnostic final: schizophrénie.
Dans les murs glacés de l’asile, Marguerite se détourne de la réalité
et se réfugie dans les strates confuses de ses souvenirs. Obsédée par
l’idée du mariage qu’elle n’a jamais connu, l’ancienne modiste réalise
dans de vieux draps usagés une robe de mariée (qui est aujourd’hui
exposée au Musée de l’Art Brut à Lausanne). Marguerite Sirvins est en
effet connue pour ses oeuvres (aquarelles et broderies), toutes
réalisées pendant son internement, et a été découverte par Jean
Dubuffet qui, sous l’impulsion surréaliste, défend un «art des fous».
C’est par cette robe – son travail le plus abouti – que Marguerite
Sirvins croise la route d’Anne-Claire Decorvet. Touchée par le destin
singulier de cette femme, l’auteur genevois a réalisé de nombreuses
recherches afin d’appréhender au mieux l’univers de Marguerite.
On en revient alors à Saint-Alban, hôpital psychiatrique de Lozère.
Lieu ambigu, à la fois synonyme d’horreur et d’espoir. Pour les
malades, Saint-Alban est le dernier maillon, l’endroit d’où on ne
ressort pas: «L’équivalent du bagne ou des galères, un condensé de
léproserie et d’échafaud». Insalubre, mal isolé, surpeuplé, mal
organisé, un personnel dépassé… L’humanité semble aspirée par les
ombres de Saint-Alban. Mais cet état déplorable a indigné de nombreux
médecins et aliénistes qui se sont battus contre le manque de moyens et
pour le bien-être des aliénés. Saint-Alban a ainsi été un précurseur en
ce qui concerne la psychiatrie et ses traitements. Pendant la guerre,
le lieu a également abrité des réfugiés et des résistants, parmi
lesquels Paul Éluard. Il était important pour Anne-Claire Decorvet que
les faits s’inscrivent dans une réalité historique et Un lieu sans raison
est à la hauteur du défi. Les pages sur le quotidien de l’hôpital, très
documentées, procurent un véritable sentiment d’immersion et font la
lumière sur une période particulière de la médecine quand elle intègre
la psychiatrie, avec tous les égarements que supposent la
méconnaissance et le manque de ressources pour percer à jour la psyché
humaine.
Le centre du livre est bien sûr la vie de Marguerite Sirvins,
qu’Anne-Claire Decorvet a reconstituée grâce à de maigres notes
bibliographiques et le témoignage de ses deux nièces. Mais c’est ici
que le livre bascule complètement du côté de la fiction: si l’auteur a
respecté le contexte familial et les événements marquants de sa vie,
elle a été habitée par le personnage au point d’imaginer ses pensées et
ses réflexions, qu’elle retranscrit avec infiniment de justesse. L’un
des points particulièrement intéressant du livre réside ainsi dans
l’utilisation très fine que l’auteur fait des niveaux narratifs afin de
s’approcher ou de s’éloigner de la folie de son personnage: «Un vide
égaré quelque part entre le mur et le mur, celui de la salle de jour et
celui de la cour. Un vide enfermé dans un lieu sans raison! Quelqu’un
pourrait m’appeler Matricule, encore une fois ce serait pure
convention. Quel que soit le mot dont on me désigne, il tombera
forcément à côté, je ne m’y reconnaîtrai pas. Matricule vous déplaît?
Parlez de Marguerite ou de moi, d’elles ou de nous, pour ma part je ne
dirai plus "je"».
Parcours de folle, certes, mais parcours de femme avant tout: voilà
pourquoi le livre d’Anne-Claire Decorvet nous touche autant. La
multiplicité des fils qui tissent ce roman rend son intérêt inépuisable
et la lecture, stimulante, laisse à chacun le soin de mesurer son
propre rapport à la normalité et à la folie.
MARIE-SOPHIE PÉCLARD, L’Agenda
Quelle est la frontière, souvent bien ténue, entre la folie
et la normalité? Quand la folie est reconnue sans conteste comme telle,
comment la soigne-t-on dans la première moitié du XXe? Comment la
distingue-t-on du génie quand celui ou celle dont elle s’est emparée se
révèle être un ou une artiste de talent?
À travers l’histoire romancée de Marguerite Sirvins (1890-1957),
Anne-Claire Decorvet tente de répondre à ces questions en situant cette
histoire, pour sa plus grande part, dans Un lieu sans raison,
l’Asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, c’est-à-dire dans le château des
Morangiès, en Lozère, où cette femme passa les vingt-cinq dernières
années de sa vie.
Marguerite est la fille d’Alicia, elle-même fille de bourgeois, et de
Léon, ingénieur, fils de meunier. Elle a un frère aîné, Charles, et
deux sœurs cadettes, Lucile et Diane. Marguerite est ambitieuse. Elle a
échoué au brevet. Elle ne le repassera pas. Elle montera à Paris pour
apprendre auprès des meilleurs le métier de modiste.
Dans ce métier, Marguerite excelle. Elle est promue vendeuse à La Belle
Jardinière. Sa sœur Lucile la rejoint et exerce le métier de comptable.
La guerre éclate. Pendant les hostilités, Marguerite a l’estomac noué.
Sa sœur Lucile part à Mende. Cette fois, après la victoire, c’est elle
que Marguerite rejoint et elle prépare là-bas un examen de comptable.
Quand on a vécu à Paris, le monde y est plus vaste, et les deux sœurs
finissent par remonter à Paris. Marguerite se dit toutefois: «Quand la
vie vous blesse, il restera toujours un asile en Lozère.» Elle ne sait
pas à ce moment-là combien cette parole est prémonitoire,
littéralement... En attendant, elle s’émancipe et décidément «préfère
les chiffres au cul serré des clientes de la Belle Jardinière»...
Alicia, sa mère, veut marier Marguerite, jeune femme de bonne famille,
à un jeune homme, bien sous tous rapports. Prisonnier de guerre, Jules,
ce cousin du notaire, en est sorti indemne, «une exception rare!». Mais
Marguerite ne veut pas d’«un inconnu qui [l]’asservirait, prendrait la
relève de [ses] parents, pour [lui] dicter comment s’habiller, comment
penser, passer la pompe à poussière.» Aussi le promis échoit-il à
Lucile.
Las, après le mariage de Lucile et de Jules, une nouvelle tombe, qui va
atteindre Marguerite profondément. Son frère, Charles, banni par ses
parents pour avoir épousé Marie, enceinte de lui, qui a échappé aux
combats de la Grande Guerre, meurt du typhus en Turquie, où les
tirailleurs algériens, dont il fait partie, sont venus au secours des
Arméniens sur mandat de la Société des Nations:
«Je pleure autant sur mon frère que sur mes larmes trop tardives, ma
honte et ma colère emmêlées. J’avais raison d’avoir peur, car cette
mort marque un point de non-retour. Mon frère va me manquer bien
au-delà de ce que j’avais imaginé. Sous le coup je me plie en deux. Qui
a dit que le chagrin peut rendre fou?»
À Paris, Marguerite est comptable chez Monsieur Lheureux, dont
l’adjoint se prénomme Henri. Henri est un homme marié, mais sa femme,
dit-on, est un vrai boulet. Avec Henri, Marguerite se sent bien.
Sujette à de terribles migraines, elle fait de grandes marches avec
lui. Un soir, Henri lui annonce qu’il va divorcer: «C’est que je
voudrais t’épouser, continue Henri. Je sais que je ne t’aurai jamais
autrement.»
Alors Marguerite cède à Henri, à l’Hôtel des Arts: «Le soir je repense
à Henri, couchée dans mon lit solitaire. J’ai découvert le plaisir et,
du coup, le manque: abyssal, à tomber par terre. Je repense à sa peau,
sa salive et ce va-et-vient très lent qui me fait sourire avant de me
faire pleurer, le nez dans l’oreiller. Sans doute Henri va divorcer,
mais jamais je n’aurai la liberté de l’épouser.»
Elle ne croit pas si bien dire. Car, empressé dans les débuts, avec le
temps, son amant l’est moins: «Henri m’aime à présent d’un amour tendre
et serein, dont je ne veux pas, moi qui ignore la paix. »»Et, un
jour, où il l’attend dans la chambre d’hôtel, «affalé sur un canapé,
pantoufles aux pieds, comme un mari fourbu qu’il n’est pas», elle
explose et saccage tout dans la chambre. Elle peut lire sa condamnation
dans le regard d’Henri qui quitte les lieux,«sans un mot, sans un cri».
La souffrance de la rupture rend Marguerite suicidaire, mais sa
première tentative au Véronal échoue. Pendant deux ans, elle change
d’air à plusieurs reprises. Mais des voix la hantent, qui la traitent
de salope, sans morale et sans vertu, pour s’être attaquée à un homme
marié... Elle fait une deuxième tentative: «Mieux vaut se tuer deux
fois: boire le poison puis sauter dans la mer et couler sans bruit».
Mais elle s’endort en chemin vers la mer...
Elle repart à Mende, y ouvre boutique. Au bout de dix-huit mois, elle
renonce. Elle retourne à Paris. Elle chasse sa sœur Diane de
l’appartement qu’elles occupent ensemble. Sa mère prétend ne pas aller
bien, elle se rend en Lozère. C’est un piège. Ses parents l’emmènent
voir un spécialiste, qui déclare qu’elle souffre d’«aliénation mentale
et dépression mélancolique».
À la suite de cette consultation avec cet aliéniste, Marguerite est
internée contre son gré, avec l’aval de ses parents, d’abord à
Font-d’Aurelle, puis, à partir du moment où son père ne peut plus
payer, elle est transférée à Saint-Alban, l’asile où sont placés les
pauvres du département.
Anne-Claire Decorvet raconte dans quelles terribles conditions vivent
les patients de l’établissement, sans chauffage, sans toilettes, sans
nourriture suffisante. Conditions qui empireront pendant la Deuxième
Guerre mondiale, au point que d’aucuns y mourront de faim... comme dans
bien d’autres établissements psychiatriques du pays.
Est-il étonnant dès lors que la maladie de Marguerite ne s’améliore pas
pendant les longues premières années de son internement, que l’auteur
décrit tantôt à la première personne, avec les yeux de Marguerite,
tantôt à la troisième quand elle veut prendre de la distance? Un
changement s’opérera toutefois, insensiblement, dans les dernières
années.
À Paul Éluard , qui s’y était réfugié en 1943, on doit l’expression de
«lieu sans raison» pour qualifier le cimetière des fous de Saint-Alban.
Peu à peu, il conviendra de parler à propos de cet asile-même de
«cimetière d’une vision morte de la psychiatrie». Et l’art, dans les
expressions primitives employées par quelques uns de ses patients, et
appréciées d’un Jean Dubuffet, y sera pour quelque chose...
Blog de FRANCIS RICHARD
La folle qui tissait une robe de mariée
La Genevoise Anne-Claire
Decorvet fait le récit de la vie tragique de Marguerite Sirvins,
artiste aliénée du XXe siècle exposée à la Collection de l’art
brut à Lausanne
Dès la première page, la plume d’Anne-Claire Decorvet annonce la couleur: l’ambiance de son troisième ouvrage, Un lieu sans raison,
sera grise et déchirante. Ce titre des plus mélancoliques est
d’ailleurs emprunté au terrifiant poème de Paul Éluard «Le
cimetière des fous» qu’elle inscrit en exergue du roman, comme pour
avertir le lecteur qu’ici il ne rira pas, mais pleurera plutôt de
tant de morts abandonnés au mépris: «Ce cimetière enfanté par la
lune / entre deux vagues du ciel noir / Ce cimetière archipel de
mémoire / vit de vents fous et d’esprits en ruine». Avec une âpre
acuité, la Genevoise retrace les heures sombres de Marguerite
Sirvins, «folle enfermée parmi les fous» connue aujourd’hui pour
être une des plus passionnantes représentantes de l’art brut,
découverte par Jean Dubuffet en personne, inventeur du concept
même.
Marguerite Sir, comme on la nomme aujourd’hui, est née en 1890, en
Lozère, au cœur d’une bonne famille bourgeoise. Brillante, la jeune
fille se sent rapidement à l’étroit dans ce milieu campagnard.
Elle se lance dans une formation de modiste et part exercer à
Paris. Peu à peu, sa santé se dégrade, de premiers troubles de
schizophrénie apparaissent dès 1920 et, à l’aube de ses 40 ans,
elle est déclarée folle. Internée dans un asile psychiatrique,
elle n’en ressortira jamais. Car, comme l’écrivait encore Paul
Éluard, «Les inconnus sont sortis de prison / Coiffés d’absence
et déchaussés/N’ayant plus rien à espérer / Les inconnus sont
morts dans la prison».
Marguerite Sirvins n’a cependant jamais cessé d’espérer.
Rendue définitivement folle par une perspective de mariage
inaboutie, la jeune suicidaire emporte avec elle, dans son
mouroir pour aliénés, ses aspirations les plus virginales: entre
deux crises de démence et autres hallucinations, la jeune femme
dessine, peint, brode. Jusqu’à son œuvre majeure, cette fameuse
robe de mariée (exposée à la Collection de l’art brut à Lausanne)
crochetée à partir des fils tirés de ses draps usagés. Près d’un
quart de siècle après son internement à Saint-Alban, asile qu’a
fréquenté Paul Éluard, Marguerite Sirvins se préparait encore
et toujours pour ses noces imaginaires.
«Je me nomme Matricule 4470»
Si ce vêtement et le récit qui s’y cache se révèlent
profondément romantiques, Anne-Claire Decorvet ne fait
aucunement l’impasse sur les réalités honteuses et abominables
de ces séjours: la crasse, la puanteur, les sévices et la
mécanique froide de ces lieux où, le plus souvent, on abandonne
plus qu’on ne soigne: «Je ne sais rien, pas même qu’on m’a
débaptisée. À présent, je me nomme Matricule 4470 et
j’appartiens au pavillon des agitées, un quartier d’agitées où
les guérisons n’existent pas.»
À travers ce roman infiniment bouleversant, l’écrivaine offre
également une troublante ode à la création, à ce qui permet de
transfigurer les pires souffrances. Oublions un instant la
solitude macabre de ces lieux sans raison, les traitements
avilissants et la plainte du vide qui gagne toujours plus, pour
rêver, un temps, à ce qui n’est pas mais reste toujours au fond de
soi: «Invariablement, Marguerite brode le même motif:
l’enfance. Enfermée dans ses murs, elle dépeint la campagne. Au
milieu des folles, elle recrée sa famille. Entre deux délires, elle
coud des enfants sages. Nés de la tristesse, tous ses personnages
ont le rire au visage, et l’harmonie des couleurs occulte un
affreux désordre intérieur, pour un temps de perfection.» Cela
s’appelle aussi, l’instinct de survie.
ANNE-SYLVIE SPRENGER, Le Matin Dimanche
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Un lieu sans raison, ça
c’est le titre du livre que vous avez retenu cette semaine, Geneviève,
et il est signé Anne-Claire Decorvet, qui est une auteurs genevoise…
Oui, et qui vient de recevoir le Prix Pittard de l’Andelyn, un prix
genevois, pour son précédent livre, un recueil de nouvelles intitulé L’Instant limite…
Alors ce nouveau livre emprunte, lui, son titre à Paul Éluard. «Un lieu
sans raison», c’est, en fait, le dernier vers d’un poème qu’il avait
consacré au cimetière où l’on enterrait les morts de l’asile de fous,
situé à Saint-Alban-sur-Limagnol, en Lozère, à près de mille mètres
d’altitude. Là où rôdait la fameuse bête du Givaudan… Éluard s’était
réfugié dans cet asile, pendant la guerre, pour échapper à la Gestapo,
c’était en 1943, et son poème s’achève ainsi: «Les inconnus sont morts
dans la prison / / Leur cimetière est un lieu sans raison»…
Bon, visiblement, c’est un sujet plutôt lugubre…
Oui, alors ça, franchement, on peut le dire… C’est un témoignage
accablant sur cette tache noire de l’histoire de la psychiatrie, sur la
manière dont on a laissé mourir de faim, mais littéralement, ces
pauvres gens en raison du fait que c’était le rationnement en France
pendant la guerre… Mais il y a aussi des descriptions terrifiantes de
la solitude, la promiscuité, la puanteur, le froid, la saleté et
l’abandon où on laissait ce gens toute la journée… Ce sont vraiment des
images très sombres, qui sont éclairées quand même, par moments, grâce
au courage, au sens de l’initiative, à la ténacité d’un ou deux
psychiatres plus audacieux que les autres… Mais là n’est pas le
principal propos du livre, à mon avis…
C’est-à-dire?
C’est-à-dire que c’est un livre sur l’aspiration à la beauté, à la
perfection… À travers une histoire vraie, celle de Marguerite Sirvins,
Lozérienne de naissance, diagnostiquée schizophrène, et qui a passé
plus de vingt-cinq ans dans ce lieu sinistre, où elle est morte en
1957… Vingt-cinq ans… Et là, elle a réalisé des œuvres artistiques,
dont la célèbre robe de mariée, qu’elle avait confectionné avec les
fils de ses draps d’hôpital, et qui a été repérée par Jean Dubuffet, le
créateur, l’inventeur, on peut dire, du concept de l’art brut, et elle
figure, maintenant, cette robe, à la Collection de l’art brut, à
Lausanne et d’autres artistes de l’art brut ont séjournés d’ailleurs à
cet asile, à Saint-Alban.
Mais c’est le destin de Marguerite Sirvins, ce que raconte Anne-Claire Decorvet?
Absolument. Avec une immense empathie et la volonté de ne pas tout
expliquer non plus, parce que la folie cela ne s’explique pas vraiment…
J’aurais peut-être une réserve sur la manière dont l’auteure recourt à
la fiction, ce qui est son droit le plus absolu, pour combler les trous
dans les élément biographiques, parce qu’elle ne va peut-être pas
jusque au bout du propos et elle ne donne pas toujours chair au
personnage qu’elle met en scène… Mais, par contre, elle rend
parfaitement palpable le dédoublement de la personnalité, la perte des
repères pour cette femme, Marguerite Sirvins, en passant notamment sans
prévenir du «je» au «elle»… Donc, on ne sait plus très bien à quelle
partie d’elle on a affaire… On est déstabilisés par ce voyage, qui est
à la fois immobile et tumultueux au pays des fous…
GENEVIÈVE BRIDEL, Quartier livres, Journal du samedi, RTS La Première
Anne-Claire Decorvet dans la tête d’une folle
La Genevoise imagine dans son dernier roman la vie à l’asile de Marguerite Sirvins, artiste schizophrène du XXe
Paris, les années folles. Et une femme qui, suite à une rupture
amoureuse, le devient. À 40 ans, Marguerite Sirvins est internée à
l’asile de Saint-Alban, en Lozère, et y restera toute sa vie, soit
jusqu’en 1957. Les conditions de vie y sont si rudes que les
pensionnaires y meurent de froid, de faim ou de maladies dues au manque
d’hygiène. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, des blessés, des juifs
et des résistants se cachent au château de Saint-Alban, parmi lesquels
Paul Éluard, Tristan Tzara ou Gaston Baissette.
Dans son dernier roman, Un lieu sans raison,
l’auteure genevoise Anne-Claire Decorvet se penche sur la vie de
Marguerite Sirvins, de sa jeunesse à son internement, en passant par sa
phase créative où elle a confectionné à l’asile des broderies à partir
de vieux draps. Parmi ses oeuvres, une étrange et splendide robe de
mariée, repérée à l’époque par le défenseur de «l’art des fous», Jean
Dubuffet, qui est actuellement exposée au musée de l’art brut à
Lausanne.
«Ma nièce, qui fait des études d’art, m’avait parlé de cette robe de
mariée. J’ai été très touchée par l’histoire de cette femme», raconte
Anne-Claire Decorvet. L’auteure, également enseignante de français à
l’ECG Henry-Dunant, a donc entrepris des recherches historiques, pour
reconstituer le parcours d’une femme devenue schizophrène sur le tard.
«J’ai pu retrouver deux de ses petites nièces, en France. Elles avaient
entendu parler de cette grande tante, mais ne savaient pas qu’elle
était artiste et que ses œuvres étaient toujours exposées.» C’est grâce
à elles que l’auteure a pu collecter des faits sur la jeunesse de
Marguerite: «Par exemple, le fait qu’elle ait été vendeuse dans la
boutique de mode La Belle Jardinière à Paris, qu’elle était la plus
jolie et la plus talentueuse de la famille, ou qu’elle ait commencé à
montrer des signes de folie sérieuse après le mariage de sa sœur.»
Anne-Claire Decorvet a également épluché les archives locales et les
rapports d’activité de l’asile. «Ces derniers étaient difficiles à
obtenir. Après m’avoir renvoyé d’un bureau à l’autre, on m’a finalement
laissé consulter ces archives sous surveillance», explique la
Genevoise. L’auteure se souvient d’un moment «en immersion» dans le
château de Saint-Alban, aujourd’hui en cours de restauration, où elle a
consulté des exemplaires du «Journal de l’hôpital» qui a vu le jour dès
1950: «C’était en février. Je portais doudoune, bonnet et Moon Boots,
et je grelottais. Imaginer les patients passant l’hiver enfermés ici
sans chauffage, cela m’a révoltée.»
La masse d’informations a, un moment, effrayé l’auteure: «Je ne voulais
pas tomber dans le documentaire. Mais je souhaitais que les faits du
roman soient justes et vérifiables.» Pour capter la folie de son
personnage, Anne-Claire Decorvet a usé de stratégies stylistiques:
«Lorsque les crises de Marguerite sont devenues plus sérieuses, j’ai
arrêté de parler en «je» et continué le récit à la troisième personne.
On peut comprendre la folie jusqu’à un certain point. Mais il est
difficile d’entrer vraiment dans la tête d’un schizophrène.»
On dénote dans Un lieu sans raison
quelques pistes fictionnelles qui n’aboutissent pas, mais ce défaut est
aisément compensé par la qualité de la documentation et la fluidité de
l’écriture. Un roman poignant.
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève
Une robe de mariée, tricotée de fils dérobés à des draps et à
des chiffons: cette pièce bouleversante de poésie et de savoir-faire
est une des pièces les plus célèbres et les plus admirées du Musée de
l’Art brut à Lausanne.
Celle qui arracha cette œuvre à sa folie et à ses propres fantômes,
c’est Marguerite Sirvins, dite Marguerite Sir, née en 1890. Cette femme
est la figure centrale d’Un lieu sans raison.
Le roman d’Anne-Claire Decorvet montre une jeune fille douée,
intelligente, vite à l’étroit dans le milieu campagnard où elle grandit
dans sa famille bourgeoise. Elle-même a ses rigidités, ses obsessions.
Elles ne l’empêchent pas de mener une vie professionnelle active, dans
la mode surtout. Mais sa santé mentale se dégrade. Le mariage de sa
sœur, sa liaison malheureuse avec un homme marié précipitent les
manifestations de violence contre elle-même et les autres. À partir de
1930, elle est internée à l’asile de Saint-Alban, jusqu’à sa mort, en
1957, dans un état de démence profonde. Ce n’est qu’après la guerre que
ses dons de brodeuse se révèlent, quand les conditions d’internement de
Saint-Alban s’assouplissent. Jean Dubuffet acquiert et expose ses
œuvres dans le cadre de l’art brut naissant. Un lieu sans raison
décrit les terribles conditions asilaires – saleté, manque d’hygiène,
misère thérapeutique, surtout pendant la guerre – et les efforts pour
les améliorer par la suite. Un document sensible sur une figure
tragique qui a sublimé son délire en art.
ISABELLE RÜF, Le Phare, Centre culturel suisse, Paris
Marguerite
est folle, internée jusqu’à sa mort dans un asile oublié de Lozère.
C’est là qu’elle crée sa robe de mariée, faite du fil usé des draps de
l’hôpital, brodée pour un jour de noces imaginaires. Hélas, elle ne
sera jamais la plus belle et la mieux aimée, dans sa dentelle blanche,
et son rêve ne se réalisera jamais !
Mais qui était Marguerite Sirvins (1890-1957), folle enfermée parmi les
fous dans des conditions d’internement terribles ? Et comment sa robe
est-elle parvenue à la Collection de l’Art Brut de Lausanne ? Ce roman
basé sur des rapports d’archives retrace une vie gangrenée par la folie
et décrit la réclusion des fous avant la révolution de
l’antipsychiatrie.
ANNE-CLAIRE DECORVET
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