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Retrouvez, sur le blog de Gilbert Salem, de nouveaux chapitres inédits de Trois hommes dans la nuit.
Ils
ne s’étaient pas revus depuis trente ans. Au lendemain de Noël 2002,
trois anciens collégiens surdoués se reconnaissent par hasard lors
d’une soirée chez une jeune amie commune. Des retrouvailles plus amères
que douces, troublées par des subterfuges de la mémoire, et des jeux de
rôle, des mirages. Leur randonnée nocturne dans une cité fluviale
parodie les épopées à l’ancienne. À partir d’une brève de comptoir,
l’auteur a gonflé la galéjade, l’a surdimensionnée pour en faire un
roman à tiroirs, à chausse-trapes qui défient Dieu lui-même, mais qu’on
aime – même si on ne dira pas grand bien de l’institution chrétienne…
Dans son quatrième récit de fiction, Gilbert Salem s’est évertué à ne
jamais se projeter dans ses protagonistes. Simon, Jean-Baptiste et
Vladimir s’expriment à la première personne, mais ont été créés de
toutes pièces. Ils ont fini par imposer à l’auteur leurs tempéraments
respectifs, ainsi que la trame de leurs destins qui trouvera, dans une
lumière d’aurore, un dénouement mélodramatique.
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Les sortilèges de Salem
Journaliste, auteur de plusieurs ouvrages, dont À la place du mort et Le Miel du lac, Gilbert Salem signe aujourd’hui un récit de fiction qui s’ouvre à tous les imaginaires
Mystique, lyrique, baroque... Une somme d’érudition et de fantaisie onirique. Dans Trois hommes dans la nuit, son quatrième récit de fiction de quelque six cents pages, Gilbert Salem, journaliste, chroniqueur, blogueur à 24 Heures,
auteur et essayiste de cinquante-quatre ans, prend un plaisir de
sorcier malicieux à emmêler et démêler les fils du destin de trois
hommes: Simon, Jean-Baptiste et Vladimir. Trois anciens surdoués
qui ont vécu une partie de leur adolescence au Collège de l’Effeuille.
Au temps où «leur surdouance, comme ils appelaient ça, était rivale».
Celle de Jean-Baptiste écrasait les autres par sa puissance mémorielle
- depuis, il a perdu tout son passé; celle de Simon, «matheuse et
déductive», celle de Vladimir, «musicale, artistique,
stratégico-bricolière».
Trois Champions de la virginité masculine
Trois «cinglés, bien dissemblables, dotés d’un Q.I. qui serait
supérieur à 170, un peu malgré nous», trois «champions de l’esprit et
de la virginité masculine» qui ne se sont plus revus depuis trente ans.
Au lendemain de Noël 2002, à quarante-deux ans, ils se retrouvent par
hasard, lors d’une soirée chez une jeune amie commune, Alma
Lebief-Dach. Alma la Lituanienne, polyglotte, pure francophone,
tisserande, musicologue, théologienne, qui aime Dieu plus que tout et
méprise les usurpateurs de la foi.
Jeux de rôle et jeux de dupes
Et c’est une très étrange nuit que cette troïka en cavale va vivre,
déambulant dans une cité fluviale imaginaire, où les anges passent, les
chats veillent, le brouillard tamise les éclairages tandis qu’un
carillon joue une gavotte à deux temps.
Une nuit propre à philosopher comme à galéjer, à évoquer Dieu, Mozart,
Bach, la mort, l’amitié, ou à chantonner des comptines de potaches. Une
nuit «pour discerner leurs anciens litiges et leurs enjeux», pour lever
les masques ou en afficher d’autres, jeux de rôle et jeux de dupes,
mémoire trouée, mémoire trahie. Jusqu’à un insolite dénouement.
Roman dédaléen, secret et phosphorescent, tourmenté et inspiré, à
l’image de son auteur, conteur dans l’âme - Gilbert Salem est né en
Iran dans une famille de chrétiens libanais en exil - et brillant
styliste.
Cet amoureux de Proust fait jubiler la langue avec des mots choisis et une surenchère de beau style.
Le regard vif et matois, l’esprit christique, il brosse des portraits
ardents, affine des dialogues nerveux et crée des décors dignes du
théâtre shakespearien. C’est beau, envoûtant, c’est ardu aussi,
complexe, nutritif.
PATRICIA GNASSO, Le Matin
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Complément de Gilbert Salem sur son blog.
La jeunesse du vieux Nathan
Luc-Nathan
Lebief (1896-1989). Il est le fondateur de cette famille de protestants
qui possèdent une grosse entreprise papetière du Nord-Est de la France,
et poursuivent son œuvre de mécénat - décrié, jalousé - dans la petite
cité fluviale très catholique où se déroule notre histoire. C’est
d’ailleurs lui qui l’a inaugurée par une espèce de rot émanant d’une
horloge détraquée.
Luc-Nathan Lebief fut le beau-père de Clarisse et le grand-père de Loïc, le mari d’Alma.
Lorsque celle-ci pénètre pour la première fois dans le manoir de la
Pommeraie, ce patriarche au prénom de prophète est mort depuis treize
ans (cancer intestinal). Sa voix de geai des chênes et son méchant
caractère n’y font plus la loi, mais son fantôme est là.
Il est dans l’agencement du mobilier inchangé, il préside au choix des
fleurs saisonnières que les domestiques mettent dans les vases. Il
survit, telle une senteur entêtante, un peu surette, dans les lambris
en pin laqué des cinq salons de sa «datcha» à coupole torsadée, et à
merlons néovénitiens. En lui succédant en régente du logis, sa bru
Clarisse – qu’il détestait – n’est jamais parvenue à la désodoriser, ni
par son tempérament vindicatif, ni par ses cigarettes au girofle.
Le Vieux Nathan est un lare indélogeable. C’est toujours lui qui règne
sur ce foyer de neurasthéniques à l’heure où la jeune et curieuse
théologienne de Klaïpeda s’apprête à en faire partie.
— Mais comment était-il physiquement, ton grand-père?
— Voici grand-papa, à peu près comme je l’ai connu à mes seize ans, dit
Loïc en montrant à sa fiancée un buste à tête massive sur l’horloge à
gaine d’ébène.
Alma Dach avise un front en pavois sur un nez fin et busqué. Le regard
est vide, couleur de plâtre, mais il semble la fixer. Des angles de la
bouche en demi-arabesque s’exsude une ironie méchante qui la fait
frissonner. Elle se dit: «Ce type a été un sale type. En tout cas, en
une lointaine jeunesse qu’il a dû maquiller, cacher même aux siens. Le
masque d’honorabilité qui leur a laissé est marouflé par la plus
douteuse des filasses. Ses iris lait caillé voient tout comme chez les
faux aveugles, épiant le monde aux sons d’un limonaire au carton
perforé à la sauvette. Oui, un ex-truand, un criminel peut-être,
incapable de remords, car son cynisme profond n’a pas échappé au ciseau
du sculpteur.»
— Grand-père Nathan fut un homme austère, un protestant pur. Un grognon
à crises de rage mémorables, mais c’étaient des éclats de sincérité. Il
était incapable de mensonge, même s’il nous taisait des chagrins
anciens. Il était foncièrement bon. Je trouve que l’artiste a su faire
apparaître cette bonté secrète, car probablement timide. C’est aussi
ton avis, Alma?
— Oh oui!, mon Loïc. Tu as l’air très attaché à cette sculpture.
— J’aime me recueillir devant elle. J’y repuise de l’énergie, de la
confiance en moi, à chaque fois que ma pauvre maman me gronde comme un
bambin, ou me mortifie en public. Et c’est pour ça qu’elle la déteste,
ainsi que l’horloge qui sert de socle.
— Mais si elle ne l’apprécie pas, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait
enlever? N’est-ce point elle qui a désormais les pleins pouvoirs sur
l’aménagement de votre manoir?
— Par superstition probablement. Elle était déjà parvenue à phagocyter
mon père Joachim, qui était un homme faible. Mais il invoquait trop
souvent le sien dans ses prières, ainsi que son attachement à cet
objet. Pour essayer de l’effaroucher et la fuir, il révérait ce buste
telle une relique, ce qui n’est pas très protestant… Tout en se
prétendant huguenote de longue lignée, ma mère est intimidée par les
mystères comme une bigote du Moyen Age. Elle est sotte hélas. Tu le
sais, et tu en ris…
— Non, je le regrette. Comme je regrette de n’avoir pas connu ton père,
qui devait être encore plus timoré que le sien, ou toi… Ainsi, trois
ans après son décès, la superstition de son épouse aurait survécu à son
veuvage?
— N’oublie pas qu’elle m’aime. Trop. Et elle craint Hérold qui a hérité
de pouvoirs qu’elle n’a pas: ceux de la finance de la société Papirama.
Or mon cousin est comme moi très respectueux de la mémoire de ce
grand-père vertueux. Et il vénère tout autant cette sculpture. Nous
nous sommes ligués ouvertement pour la sauvegarder. Ne pouvant rien
contre notre tandem, elle ne peut plus rien contre elle.
— De cette Californienne scientologue dont ton cousin Hérold a divorcé l’an passé, il n’a pas eu d’enfants?
— Non. Mais je te vois déjà bien informée, et délicieusement fouineuse,
mon Alma. Une redoutable détective… On dirait que tu fomentes un
rapport exhaustif sur la famille Lebief. Mais c’est vrai que tu es une
intellectuelle de haut vol, une chercheuse invétérée. Et l’intérêt que
tu nous portes prouve que tu m’aimes…
Alma sera confortée dans son impression en dénichant, dans une mansarde
des tourelles ouest, une photographie de 1916 où Luc-Nathan Lebief pose
avec apathie devant un rideau à godailles. A vingt ans, il a un regard
d’arsouille-poète-arnaqueur, mais à témérité hésitante, juvénile. «Un
beau gosse badaudier badin qui séduit femmes et hommes scherzo, puis de
plus en plus scherzando. Beau comme l’ange-démon. Il a déjà volé, mais
pas encore tué, car la plissure sous la lippe donjuanesque n’est pas
celle d’un homme qui a vu la mort. Il y a de l’embarras dans la moue.
Caïn avant son meurtre.»
Les intuitions d’Alma s’avéreront un jour sujettes à caution, mais
celle-ci fut adéquate: son futur aïeul par alliance avait effectivement
été un individu peu recommandable dans le premier quart de sa longue
existence.
Enfant unique d’un pasteur toulonnais qui le flagellait pour des
vétilles, il s’évada de la cure familiale à seize ans pour devenir
chipeur de sacs à main à Marseille. Sa mère éplorée – qu’il ne revit
jamais après qu’elle l’eût pris sur le fait à l’aurore - lui avait cédé
ses maigres économies personnelles, ainsi qu’un bréviaire protestant
aux senteurs de muguet, dont il ne se débarrassa pas, même quand il se
fit mécréant.
Rue Ingarienne, ou de la Poissonnerie-Vieille, le Cambo d’Aragno, les
Bannières: son «Natoune adoré», comme elle l’appelait, se dépatouilla
durant un lustre en titi malfaisant et méridional dans ce nœud
inextricable de venelles du Vieux-Port, qui devait être anéanti
quarante ans plus tard par les artificiers de la Wehrmacht.
En 1912, les bimbelotiers annamites aux pieds nus et les aigrefins en
complet blanc de Saigon y étaient aussi nombreux que les Arabes.
Luc-Nathan nargua les farouches marlous de la Lanternerie en faisant le
joli cœur auprès de plantureuses Marseillaises et d’exotiques
étrangères qui toutes le remballèrent comme un nigaud malpropre – qu’il
était.
Sauf une, la plus mystérieuse, la plus indépendante de toutes, la plus
cultivée surtout: pour la Russe Varvara Olenieva, de dix ans son aînée,
la prostitution ne devait être qu’un pis-aller, une ressource
subsidiaire, car elle ne lui réclama aucun centime en le déniaisant un
après-midi de juillet dans une chambre décorée avec luxe, et dont les
fenêtres étaient grand ouvertes sur les bruits et parfums tièdes du
marché aux légumes.
Elle était plus maigre qu’il ne l’aurait souhaité, mais sa chair ferme
avait des saveurs de cannelle fine, ses yeux changeants riaient d’une
tendresse amusée. Et il adora le grattement giratoire de ses ongles
carmin dans sa tignasse de petit lion des caniveaux, tandis que de
l’autre main elle empoignait le combiné du téléphone pour injurier les
femmes du standard:
— Je vous ai demandé le Kugler 177 à Strassburg, en Allemagne, ma
pauvrette! Et pas le Kléber 17 à Nancy, qui est encore en France…
La déconcertante Varvara était évidemment une aventurière à la solde
des Prussiens. Son lionceau n’y comprenait encore rien. Sa candeur
d’apprenti-voyou, ses questions béotiennes sur les enjeux
internationaux achevèrent de la séduire. Elle lui inculqua des
rudiments de la politique mondiale, mais elle l’initia surtout à la
culture slave, qu’elle trouvait – malgré ses trahisons - supérieure à
l’allemande. Elle lui parla de ses premiers émois au Théâtre d’Art de
Moscou, de la Cerisaie de Tchekhov mise en scène par Stanislavski,
l’inquiétant Segueïevitch aux yeux «immortels de feu mort». Quel
charabia pour Nathan! Mais elle lui apprit à chanter en russe une
vieille ballade populaire invoquant les vastitudes de la Sibérie
méridionale – «Pa dikim stiepiam balakaïla…»
En retour, le Natoune adoré de sa manman enseigna à la coquette
sycophante ses ruses de voleur aux ongles sales quelques techniques
infaillibles de pickpocket et trois ou quatre expressions en gavot
provençal. Ils en tombèrent éperdument amoureux l’un de l’autre.
Au point que deux ans plus tard, lorsqu’elle lui annonça qu’elle devait
quitter Marseille, ils pleurèrent longuement ensemble dans les parfums
suaves de mai.
Il tenta de lui offrir le déjà défraîchi livre de prières de sa mère:
— C’est le seul vrai trésor que j’aie. Eh bien je te le donne! Si tu
n’en veux pas, je m’en vais vite voler pour toi des colliers de perles,
des bracelets, des diamants peut-être. Il suffit de rôder autour de ces
viocardes d’Amérique qui se dandinent en pingouines sur la Canebière.
Je te les dépouille facile. Serai de retour dans une heure à tout
casser!
— Le seul trésor que tu aies, mon Louka, c’est toi-même. Et j’y tiens
moi, à ce trésor-là. Je ne veux pas que tu coures des risques pour des
bijoux qui ne m’intéressent pas. Ton joli petit livre, oui, il
m’intéresse. Mais garde-le. Il te sera très utile, même si tu ne crois
pas en Dieu comme moi. Et je te promets qu’on se reverra – un jour tu
me rejoindras à Strasbourg, et puis – qui sait? – je te ferai visiter
ma chère Russie.
Varvara Olenieva se volatilisa le lendemain, sans laisser de trace en
France, et sans y être recherchée – c’était une semaine avant
l’attentat de Sarajevo. Deux années s’écoulèrent, mais elle ne l’oublia
pas: au début de l’été de 1916, son Louka s’était entre-temps enferré
dans des combines plus dangereuses, contrôlées cette fois par de
véritables parrains de la pègre marseillaise. Après l’arrestation d’un
trafiquant d’opium de la rue des Gassins, qui l’avait exploité comme un
rabatteur puis désigné comme un complice, Nathan n’eut pas le temps de
se sentir aux abois: une vieille femme (qu’il identifia aussitôt comme
une ancienne maraîchère de la Lanternerie) l’arrêta dans la rue, en
l’agrippant par le bras, pour lui remettre subrepticement un
télégramme, dont le libellé succinct le fit vaciller de bonheur et de
réminiscences parfumées à la cannelle:
MON AMOUR. STOP. APRES-DEMAIN DANGER. STOP. FUIS ET REJOINS-MOI OU TU SAIS.
V.
Le jeune lampiste n’attendit pas la fin de la nuit pour s’introduire
clandestinement dans un wagon huilier de la gare Saint-Charles dont il
redescendit à pas de chat dans un hangar de Perrache, à Lyon. De là, il
voyagea à pied, mettant le cap sur le Nord-Est de la France. Grâce à
ses jambes de vingt ans, il s’en rapprocha expéditivement, tout en
sachant qu’en ce mois de juin 1916, la bataille de Verdun grondait à
son comble. Il compta sur son flair de vautour pour tirer profit le
plus possible de cette région sinistrée: dans les villages du Barrois
et de l’Argonne, il traîna la jambe à la façon des blessés de guerre,
et en déclamant des psaumes tirés du viatique maternel – qui
effectivement lui portait chance:
Ô Eternel, sois l’adversaire de mes adversaires!
Combats ceux qui me combattent!
Prends le petit et le grand bouclier,
Et lève-toi pour me secourir!
Ces cris vers Dieu, cette voix si jeune, érudite et triste, jaillie
d’un Apollon français que ces maudits prussiens avaient estropié,
émurent les paysans les plus appauvris, les plus endeuillés (des
lecteurs de Paul Déroulède). Entre Pierrefite et Vouziers, on lui
offrit le gîte, le couvert, de l’affection et, plus naïvement, l’accès
à des coffres et à des vaisseliers qui avaient résisté aux trombes des
canonnades.
Luc-Nathan Lebief venait d’écumer tout le vallon de l’Aire, sur un
canasson tractant un tombereau où il avait entassé des pièces
d’argenterie filoutées, quand un matin il se sentit des douleurs à
l’estomac: en s’abreuvant à des fontaines vaseuses, il avait dû
contracter la dysenterie. Il devenait aussi poussif que son pauvre
cheval volé lui aussi, et désavoiné, lorsque celui-ci l’arrêta devant
une chapelle grise entourée de ruines fumantes.
Un personnage singulier se tenait sur le perron. De petite taille,
trapu, il était vêtu de sombre comme un prêtre - il n’en était
peut-être pas un:
— Enfin, un heureux tintement dans ce village dévasté! Ça nous change
des fusillades en cascade et des bombes. Monsieur trimballe de la
quincaillerie ordinaire?
La voix était désagréablement aiguë, doucereuse et grasse.
— Non, mon Père, de la dinanderie jaune et des services en argent. Des
biens des miens. J’ai pu les récupérer des décombres de notre maison,
près de Souilly, après avoir été libéré du front. J’ai reçu un éclat
qui a meurtri mon pied. Mais je ne sais que faire de tout ça. Ça
m’encombre, et personne ne peut me le racheter. Or à présent je souffre
d’affreuses coliques, Mon Père. J’ai dû boire de l’eau putride…
— Je ne suis pas plus médecin que curé, mais dans ma pharmacie
portative, il doit y avoir quelque chose qui vous calmera. Quant à
votre magot de cambrioleur, moi je vous le rachète volontiers… Car
vois-tu, mon garçon, je t’ai démasqué, à cause de ton accent du midi et
de ton regard de biche égarée. Je suis sûr que tu as moins mal à la
patte qu’à l’estomac. Descends de cette rosse et marche normalement
devant moi. Bah! ne crains rien, remercie plutôt le Diable de m’avoir
trouvé. Moi aussi je suis charognard. Sauf que ceux que je détrousse
sont des morts, des soldats qui ont crevé dans les tranchées, de
préférence des officiers allemands dont les poches intérieures
contiennent plus d’argent. En tant que photographe de guerre accrédité,
je les découvre avant tout le monde. Quand ils sont encore frais.
Luc-Nathan était trop malade pour se confondre en dénégations. Il
réclamait un remède contre le mal qui taraudait ses viscères. Il hésita
un peu lorsque l’homme lui fit avaler un comprimé crayeux de couleur
noire, mais il le croqua quand même et cela ne tarda pas à le soulager.
— Ce n’est pas l’hostie de Lucifer, mon fils! Ce n’est qu’une pastille
du Bon Docteur Belloc, rien de plus souverain contre la colique. A
présent, il faut que tu te reposes un peu. Va t’étendre sur ma couche
de fortune. L’église est abandonnée comme tout le village; son abside
me sert de laboratoire de photo. Pendant ce temps, je vais examiner le
contenu de ta charrette.
En s’allongeant sur la litière malodorante, le jeune homme sentit tous
les muscles s’endolorir en se détendant enfin - après tant de jours de
marche, de chevauchée bancale, de crispations nerveuses. Mais il ferma
les yeux, et finit par s’assoupir.
Il fit alors un rêve court qu’il ne devait jamais oublier:
La flèche de Notre-Dame de Strasbourg, il ne la connaissait que par les
cartes postales de cousins alsaciens de son protestant de père, qu’on
épinglait dans la salle d’eau de la cure de la rue Picot – à l’abri des
regards d’éventuels visiteurs catholiques. Mais cette fois, l’alchimie
orographique des songes l’a métamorphosée en tour de basalte noire,
trouée de baies clochères enflammées – le crépuscule est rouge sang.
Elle devient tout de suite identifiable, jaillissant de la masse ocrée
des toits de la vieille ville, dont les rues sont sinueuses, et les
vitrines commerciales surmontées d’enseignes en allemand (auf
gothischesdeutsch). Luc-Nathan évolue entre elles avec la sensation de
flotter sans toucher le sol. Entre ses cuisses, il n’y a plus la pauvre
monture. Mais devant lui, roule un fourgon mortuaire tiré par de
meilleurs chevaux à crins dorés, que fouette un croque-mort très
pressé, coiffé d’un haut-de-forme saupoudré d’or en paillettes
carnavalesques. Le brimbalement intempestif du corbillard sur le pavé
fait rebondir le cercueil à chaque virage.
Mais à quoi, O Eternel, peut ressembler de face ce cocher d’enfer? Et qui est le mort?
Au réveil de Luc-Nathan dans la chapelle désaffectée, son «sauveur» lui
massait les membres d’une étrange façon, puis le demanda de poser pour
un portrait en pied dans le petit hémicycle de la chapelle où il avait
accroché une tenture en velours.
— Miracle, tu ne boites plus! Tu es un beau jeune homme, tu aimes les filles?
— Je n’aime que les filles, Monsieur. Monsieur?
Le pilleur de cadavres éclata de rire:
— Tu ne sauras pas mon nom, et je ne te demanderai pas le tien. Mais je
m’en vais développer tout de suite le film pour que tu puisses emporter
un tirage. Tu le montreras plus tard à tes dulcinées en leur disant:
regarde, j’ai été un blessé de guerre, un vrai héros…
Le soir tombait, lorsque Luc-Nathan Lebief s’apprêta à reprendre sa
route. Le cheval était remis d’aplomb, mais la remorque avait été
sensiblement allégée.
— Et le prix de mon argenterie?
— Je l’évalue au doigt mouillé, celui qui repère la direction du vent.
Ou alors à la peur des braves gens quand ils préfèrent vous céder tout.
Mon prix fiston, c’est le tarif ordinaire d’une photographie. Je suis
un professionnel syndiqué. Et puis il y a eu mon médicament…
— Quoi, cette saloperie de cachet noir qui me reste en travers de la gorge?
L’inconnu haussa les épaules:
— Bon, reste dehors. Je vais chercher quelques sous pour que tu aies de
quoi manger lorsque tu auras trouvé une auberge, et si ton estomac
s’est rétabli.
Il ne se rendit pas compte que Nathan le suivait à pas de loup, jusqu’à
la cavité sous l’autel où il thésaurisait ses propres trophées. L’homme
en noir n’eut pas le temps de pousser un cri: la lame d’un poignard
oriental (subtilisé à quelque commerçant indochinois du port de
Marseille) lui transperça la nuque jusqu’à la glotte.
Laissant là le canasson, le grand-père de Loïc et Hérold Lebief,
enfourcha la bicyclette du photographe, dont il avait détaché le
porte-bagages: plus besoin d’une sacoche, car ses nouveaux trésors
étaient enfouis dans les poches intérieures de son veston – un matelas
de Papiermarks et de Rentemarks, de bons convertibles à l’effigie de
Guillaume II.
La nuit de juin était étouffante et lourde, mais Luc-Nathan avait le
cœur léger, en cinglant cette fois vers Nancy puis Colmar, vers
L’Elsass-Lothringen où il allait enfin revoir son irrésistible espionne
et se faire une situation. Il ne savait pas l’allemand, et alors?
N’était-il pas un protestant du midi de la France, un enfant de
persécutés?
Au petit matin, le jeune meurtrier aperçut enfin le ballon des Vosges –
dominant les mamelons gréseux du versant lorrain. Après avoir franchi
le col du Bonhomme par des sentiers forestiers, il rejoignit la route
et poussa un cri de joie: un panneau indiquait en graphie allemande
Kaiserberg, Kolmar, Mulhausen! Il avait réussi à traverser les lignes
incognito… Il ne lui restait plus qu’à bifurquer vers le nord en
direction de Strassburg.
Mais sa jubilation fut peut-être excessive, car elle fit sur lui
l’effet d’une syncope. Luc-Nathan tomba de sa selle, hoquetant,
poussant des râles. Son ventre se mit à vrombir de gargouillements
nauséeux. De sa crinière blonde, un filet de sueur poussiéreuse goutta
jusqu’à la pointe de son nez d’épervier. Péniblement, il se redressa
sur ses genoux et recracha par terre un morceau de charbon - une
demi-lune noire comme du basalte.
En un éclair, il revit les deux protagonistes de son cauchemar
strasbourgeois: le cocher du fourgon funèbre avait la nuque adipeuse de
l’inconnu qu’il avait égorgé dans une église abandonnée de la Meuse.
Quant au cadavre qu’il trimballait, c’était celui d’une femme.
Il comprit que Varvara était morte.
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Merveille de fantaisie énigmatique, de profonde malice et de douleur sublimée que Trois hommes dans la nuit.
«L’aiguille
des boussoles enfantines pique et blesse», écrit Gilbert Salem dans son
dernier roman, d’abord touffu comme une pelote d’étoiles lançant mille
feux, et qui se désentortille au fur et à mesure de la lecture tout en
demandant, au lecteur, une attention de chaque instant et un effort de
dinguerie participative. De fait, Trois hommes dans la nuit n’est pas un roman aussi immédiatement accessible que Trois Hommes dans un bateau, de l’irrésistible Jerome K. Jerome, ni aussi débonnaire que Trois Hommes dans une Talbot,
du charmant Paul Budry. On ne sait pas très bien, au fil des premiers
chapitres, où l’on va, mais on y va. On y rencontre d’abord une
insupportable millionnaire protestante cul-bénit, en la personne de
Clarisse Lebief-Guingue (de la fabrique de papier Papirama délocalisée
dans le monde entier), flanquée d’un majordome au nom bizarre de Donat
Jovié, qui se dégonfle soudain comme une baudruche pour se trouver
réduit à l’état de petit anneau de caoutchouc mauve. L’ambiance est
donc illico à l’insolite frotté de sortilèges, mais c’est, plutôt que
dans le merveilleux ou le fantastique prisé des têtes blondes, dans les
eaux du réalisme magique que va se déployer la narration, aussi pauvre
en «action» apparente que mille pages de Proust ou de Joyce. Un
formidable brassage de mémoire doit pas mal, d’ailleurs, au génie
filtré et recyclé de ces deux titans, dont Gilbert Salem est un
(humble) disciple à deux titres majeurs: son rapport mélancolique au
Temps et aux Noms proustiens, et, côté Joyce, sa sensualité poétique et
mystique de sourcier d’une langue «totale», laquelle se déploie en
moires de haute lice et en polyphonies tour à tour somptueuses ou
détonantes voire délirantes – des éructations du capitaine Haddock aux
vaticinations des prophètes, en passant par trois voix d’hommes et une
voix de femme, le chant des anges et le boucan alterné d’un flipper des
années 70 et d’un groupe de rock prog…
Les enfants perdus
Trois hommes: trois hyperdoués de naissance, et une femme, qui devient
géniale à son tour par le triple exercice de la musique, du tissage à
la lyonnaise et de l’invention d’un Christ peu clérical: tels sont les
protagonistes du roman, dont les portraits, extraordinairement
détaillés et cohérents, se constituent au fil du roman. Les trois
lascars, quadras, se sont connus à l’internat catholique de
L’Effeuille, ados géniaux et teigneux, au début des années 70. Il y a
là le Provençal Jean-Baptiste Contine, géant empêtré dans son corps,
aux cils d’enfant et à l’âme inquiète; le minuscule Celte Simon
Bouffarin vif comme un elfe et «catholosof» facétieux; et son ami
Vladimir Sérafimovitch, alias Volodia, dandy cynique résolument athée
et d’une beauté méphistophélique. Tous trois ont été conviés à une
réception par Alma Lebief-Dach, belle-fille de Clarisse, en ce Noël
2002, dont la nuit du 26 au 27 accueillera leur triple immense errance
– le récit oscillant entre leurs débats présents et leurs ébats
d’adolescents «feuillantins». Quant à Alma, Lithuanienne d’origine et
devenue théologienne luthérienne à Strasbourg après une initiation au
tissage chez les soyeux de Lyon, elle sera présente-absente tout au
long du roman, inspirant à l’auteur ses pages les plus lumineuses.
Et Dieu là-dedans? Il est partout et nulle part, dans une sorte
d’omniprésence poétique qui doit autant aux bouffons de Shakespeare
qu’aux princes ambigus de la collection Signe de Piste, à la foi toute
pure d’un enfant ou de Bach qu’à la théologie érudite. Dans la foulée,
au fil de magnifiques évocations lyonnaises, on se rappelle que Les Deux étendards
de Lucien Rebatet, grand débat romanesque entre christianisme et
athéisme, se déroulait précisément à Lyon, mais l’exploration de
Gilbert Salem – donnant mystérieusement raison (ou presque) à chacun –
s’enracine dans une sorte de christianisme enchanté, triste et radieux
à la fois comme l’enfance, défiant en somme la fameuse sentence
d’Alfred Loisy: «Le Christ annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui
est venue», citée en exergue. Or le plus étonnant, dans ce roman
qu’on pourrait imaginer «élitiste» et «passéiste», voire obsolète par
sa thématique, est son ébouriffante fraîcheur, son inventivité verbale
et son scannage des derniers états du monde dit virtuel, autant dire sa
déroutante modernité. Bonne nouvelle: la divine Littérature n’a pas
déserté tout à fait son royaume, où nous ramène ce sorcier de Salem.
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
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Complément de Gilbert Salem sur son blog.
Micky le Corfiote
Je préfère être avec le Christe plutôt qu’avec la vérité.
Fédor Dostoïevski
Micky, Jean-Baptiste Contine ne l’a jamais vu. Ils se connaissent
depuis 1999, par la nébuleuse alors récente d’Internet où ils n’ont
échangé que des propos, pas d’images. Chacun ignore l’aspect anatomique
de l’autre, et c’est mieux ainsi. Entre eux s’est «connectée» une
amitié qui devient régulière, alors qu’ils abominent pareillement la
civilisation virtuelle, son langage atrophié, ses clinquants
cliquants-clignotants, et ses simulacres dérisoires. Ils préféreraient
une accolade, des regards vrais et vus, des voix entendues. Des
chaleurs tactiles.
Mais le leurre technologique réveille, dit-on, des instincts ludiques chez les plus vieilles badernes.
Dans ce contexte «hypermoderne», ils se sont abouchés à l’ancienne,
s’écrivant des phrases longues, léchées, – avec l’impression délectable
(crédule) de gêner les autres internautes par un anachronisme appuyé.
La première fois, ce fut dans un forum dévolu aux Actes des Apôtres.
Micky détaillait une expérience lointaine, au cours de laquelle il
avait prospecté en amateur le passage de saint Paul en Grèce. Sa
description, à Corinthe, non seulement de traces archéologiques
pauliniennes, mais celles de Timothée, de Silas, du proconsul Gallion,
fut d’une érudition exubérante qui impressionna Jean-Baptiste. Au point
qu’il rouvrit ce Nouveau Testament dont il se croyait indigne, et
rejeté. Il s’en échappa une poudre d’encens flétri, une flaveur de
sacristie feuillantine qui sentait le décorum de la piété contrite de
ses douze ans.
Les courriels de Micky étaient truffés de citations exactes, mais
ingénieusement enchevêtrées, comme seul un lecteur familier des saintes
épîtres s’autoriserait à le faire:
«Cher JB, la Maison des Disputes de Chloé a bien existé. A dix-neuf
ans, je n’y avais pas relevé des vestiges matériels, mais un soir, sous
les yeuses des remblais médiévaux de l’Acrocorinthe, j’identifiai dans
un éboulis submergé de laurier une odeur de pourriture certifiée
antique, presque agréable: celle de la mort qui donne la mort devenant
une odeur de vie qui donne la vie. Je compris alors que le dieu de cet
immense «prédicateur-avorton», qui est aussi ton dieu naturel, est plus
intéressant que le Yahvé de ma famille, car c’est un fou. Votre Jésus,
lui aussi, fait gronder le tonnerre et trembler les hommes, mais
lui-même tremble, et il reconnaît qu’il a peur: C’est que la folie de
Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu plus forte
que les hommes. Moi je corrigeais – abusivement, pour moi seul – plus
forte que chez les hommes. Votre Dieu est fort parce qu’il est capable
de faiblesse humaine. Je l’avais déjà jugé persuasif chez les
orthodoxes de Grèce, or sache que c’est chez des catholiques du midi de
la France que je l’ai enfin trouvé.»
De ce sophiste enflammé qui juge les dieux, et en change à la fortune
de ses aventures picaresques, Contine ne sait pas grand-chose – même
après quatre années de dialogue, d’estime à distance. Sinon que Micky
n’est pas son prénom, qu’il est né à Corfou en 1955 dans une famille
juive qui ne lui pardonne pas son apostasie. Qu’il vit à Marseille
depuis trois décennies. «Une cité grecque comme moi, peuplée de
beaucoup de juifs comme moi – même s’ils sont nordafs – et de papistes
bornés sulpiciens comme moi maintenant. Les couchers de soleil à la
pointe de Montredon imitent si bien ceux de mon île natale, qu’il m’y
arrive de soliloquer en judéo-vénitien, comme le faisait notre rabbin
Abacco de la Ruelle d’Or, en s’attardant sur les môles après qu’il eut
perdu la raison. Mais, cher JB, moi je ne m’attarde nulle part. La vie
m’a appris à avoir le feu au c…, et j’ai la chance d’avoir un métier
qui fait voyager. J’en profite pour fuir aussi ma tête: j’ai été
victime l’an passé d’une tumeur anévrismale qui a rompu mon fil des
événements les plus récents. Au lieu de la soigner, je m’en moque et la
laisse prospérer. Les psys appellent ça une fuite en avant. En d’autres
termes une couardise. Pour moi, c’est du courage. Un nouvel envol, une
politique de la terre brûlée. Mais d’une terre qui ne vaut pas
tripette: qu’importe mon souvenir du café-croissant de ce matin! Au
diable le conseil de la secrétaire de mon patron quand je m’apprête à
prendre l’avion pour Séville à Marignane, alors que c’est un train de
Saint-Charles qui m’attend pour me conduire à Barcelone… Ce ne sont-là
que bévues réparables. Pertes infimes, bouts de mémoire immédiate qui
se décollent en squames sèches de reptile, et que je jette au feu. Sort
que je fais subir pareillement, méthodiquement, aux talismans de mes
aïeux. Ceux que les Hébreux appellent t’philim ou phylactères. Ces
inscriptions kabbalistiques reviennent inlassablement me harceler,
alors je les détruis avec un réflexe rageur – mais non sans un zeste de
chagrin chevillé au fond de moi. La gloire du Christ-Rédempteur m’en
guérira. Car je ne dors jamais deux nuits à Marseille sans aller
remercier sa mère, la grande Vierge dorée de Notre-Dame de la Garde. Je
suis convaincu que c’est par son intercession que j’ai conservé intacte
toute ma mémoire ancienne.»
À ce long courriel, où Micky épanchait pour la première fois des
confidences intimes, Jean-Baptiste répondit avec un laconisme prudent,
mais le sentiment de se livrer lui aussi beaucoup:
«Cher Micky, par atavisme protestant je suis peu coutumier du culte
marial. Mais par amour de l’art, je te conseille de prier plutôt la
Mater dolorosa de Carpeaux qui est à l’intérieur de la basilique. Elle
est plus gracieuse, et certainement plus accessible que l’immonde
colosse qui flamboie sur son clocher… Je t’envie de pouvoir dialoguer
avec elle, ainsi qu’avec celui que tu désignes comme mon «dieu
naturel». Et je t’envie de n’avoir pas égaré comme moi des pans entiers
de ta mémoire d’avant.»
Cette réponse aigre-douce déconcerta-t-elle son correspondant? Contine
ne revit plus jamais le pseudo de Micky dans la messagerie de son PC.
Il le relança deux fois en vain. Alors il varia la tentative en
expédiant un SMS sur son téléphone mobile:
— Désolé Micky de t’avoir culpabilisé. Te connais peu, mais t’aime bien. JB (si tu te souviens encore de moi).
Le jour même, Jean-Baptiste était concentré sur un long dépliant
héraldique lorsqu’un bip-bip fit vibrer son portable. C’était un
minimessage de Micky:
— JB, t’oublie pas, t’aime aussi. Connaissais pas Krakow, fief de
Jean-Paul 2, ni la Panna Maria et son retable en bois. J’y prie pour
toi et ta mémoire. Fraternisons en amnésiques complémentaires. Allumons
des cierges!
Désormais, Micky et JB correspondent par SMS. Ils se transmettent des
signaux votifs; balises géographiques sur une carte du Tendre amicale
qui s’élargit, au gré de leurs déplacements respectifs, à celle de
l’Europe – «avec l’espoir de dériver un jour vers la Terre sainte».
Messages lapidaires, où le goût pour la liturgie catholique le dispute
à l’ironie sacrilège. On en rit sans rire vraiment. Un jeu presque
grave: comment blasphémer en évitant de le faire? Comment dire beaucoup
avec le moins de mots possibles, et sans enfreindre les règles
élémentaires du français.
Entre l’enfant surdoué des ruisseaux et légumières du Comtat – qu’un
destin terne de généalogiste a relégué dans une ville de brumes – et ce
juif corfiote et sanguin, de dix-huit mois son aîné, qui veut explorer
tous les sanctuaires du continent, la relation est intangible mais elle
perdure. En dépit de sa sporadicité, elle est cohérente et fidèle.
Jean-Baptiste Contine n’a pas la même fièvre voyageuse, mais il ne
déroge pas au rituel dès qu’une tournée de conférencier le rapproche
d’un édifice catholique, quel qu’il soit.
— Une petite flamme pour Micky dans une chapelle triste en brique noire d’Eindhoven. Rien trouvé de mieux.
— Une autre à la santé des neurones de JB sous les voûtes gothiques de Sint-Salvator de Bruges. Je sais mieux choisir…
— (Une semaine plus tard) Une chandelle blanche chante pour toi sous le
pilier des Anges de ND de Strasbourg. Belle cité. Beaucoup de juifs y
vivent. Me traquent-ils? Je deviens parano!
— Les Juifs d’Alsace sont aussi anciens et débonnaires que ceux de ton
Corfou. Plus intellos peut-être. Pour toi, y aura pas de bûcher chez
eux… Ici en Toscane oui, et de ma part: le feu vif d’un lumignon rouge
dans une crypte de Santa Maria dei Servi de Sienne. Congrès ennuyeux
d’héraldistes mais trois jours de soleil.
— Cher JB, y a plus que 75 Juifs à Corfou! Ils sont débonnaires mais
ont juré ma perte: je suis un renégat et un colégataire prodigue. Mes
frères me retrouveront. Pas de bûcher, pas de veau gras non plus! Luc
15-23, ils connaissent pas… Demain retour à Massilia. Rebelote à
ND-de-la-Garde. Une bougie kitsch néoclassique y plaidera pour le salut
ton âme.
Ne l’ayant jamais vu, Jean-Baptiste ignore que Mikis, qui signe Micky,
ressemble un peu à Frère Joyeuse, le redoutable tourier du Collège de
l’Effeuille, mais en plus joyeux… Il s’était d’abord prénommé Mikaél.
C’est un gros garçon de petite taille, aux bras courts en gigots, au
pas qui dandine à cause d’une scoliose congénitale. Farouche et bègue,
il a l’air idiot et le regard temporal des lièvres, car une enfance
contraignante lui a appris à dissimuler son intelligence: les juifs de
Corfou (ses parents, son «sandak» de parrain, les voisins, le rabbin…)
l’avaient tenu longtemps tenu en lisière – comme s’il était frappé d’un
mal sacré – circonscrivant ses déplacements à un quartier aux murs
vénitiens sous une colline sinaïque. L’étouffant d’une affection plus
symbolique que perceptible.
Au décès de son richissime pharmacien de père, Mikaél avait dix-neuf
ans. Il hérita d’autant de lingots d’or que ses trois frères qui
aussitôt lui imposèrent leur aile protectrice et collective, mais il
parvint à s’évader en s’embarquant sur un ferry jusqu’à Corinthe pour y
marcher sur les pas d’un autre Juif qui, comme lui, avait abandonné le
judaïsme. Pour en devenir le plus illustre renégat: Paul de Tarse.
Ravis de convertir, deux mille ans après le fondateur du christianisme,
une «brebis adulte», les popes du nome de Corinthe sommèrent Mikaél de
se trouver un prénom moins hébraïque.
Le matin de son baptême, sur le site d’une église paléochrétienne, il
opta pour Mikis, celui de son musicien préféré Theodorakis. Un
compositeur révolutionnaire, un poète proscrit! Et cela en pleine
dictature militaire. Mais il y avait tant de candeur et d’imploration
dans la voix bredouillante du jeune Tyrrhénien que les prêtres
orthodoxes validèrent son choix. Ils gagnèrent au change: il se révéla
le plus efficace des domestiques pour les prévenir de visites
incongrues et, accessoirement, astiquer le parquet marqueté de leurs
monastères, dégraisser les bobèches de leurs bougeoirs en vermeil, ou
arroser leurs jardins.
En moins d’un an, il en servit trois. Tous ignorèrent que, derrière un
moellon amovible de l’appentis qu’ils lui concédaient, leur
insignifiant marguillier cachait de l’or en barre. Un matériau dont il
méconnaissait la valeur. Il le conservait ingénument, avec repentance
filiale, telle une relique: son lien sentimental ultime avec les siens.
Et avec les crépuscules de Corfou. Plus tard, il dira: «C’était l’or de
mon papa, ç’aurait pu n’être que du plâtre dont il faisait des
pansements pour les pieds. En secret, je pleurais sur cette besace en
jute comme sur un doudou de bébé.»
Claudiquant entre lentisques à résine et jasmins blancs, Mikis
récoltait par-ci des olives, ébourgeonnait par-là les rosiers, et
ramassait des chenilles partout sauf sur les mûriers – car il avait du
respect pour les tisserands du village qui, de haute lutte, avaient
obtenu le droit d’y prélever des cocons. Cet exercice quotidien
désankylosait ses jambes, aérait ses poumons et ouvrait peu à peu son
cœur à un dieu nouveau qui, comme lui, avait été aussi un homme. Et un
des plus humbles.
Deviendrait-il digne de ce Jésus-Christ? Oui, selon l’Evangile. Selon
ce testament révolutionnaire et libérateur qui prétend prolonger
l’ancien, mais en fait scandaleusement l’abroge! (Telle était du moins
la conviction de Rabbi Abacco). Lisant énormément dans la bibliothèque
des moines, Mikis commença plus modestement par s’identifier à ce saint
Paul, qui l’émerveillait par ses exploits odysséens, par ses faiblesses
corporelles surmontées.
Paul aussi, avait dû aussi gréciser son nom (Saulos, de l’hébreu Shaul)
pour n’être pas rejeté par les Hellènes. Et puis il avait trahi les
Juifs, ses frères, après avoir été le plus fanatique d’entre tous. Mais
de sa trahison, il fit une grande et belle cause. Il eut l’insolence
extraordinaire de la proclamer partout afin qu’elle devienne le socle
de la religion la plus répandue au monde!
En novembre 1974, Mikis se trouvait en Epire quand la chute des
colonels incita à la révolte des paysans contre l’archimandrite qu’il
servait. Mgr Cyrille était un élégant barbu trentenaire à bec d’aigle.
Sourire amer, tunique impeccablement amidonnée. Son coupé décapotable à
plaques allemandes semait une terreur tonitruante dans les petites
routes à chèvres. Averti à temps par sa hiérarchie, ce fringant
dignitaire affréta un bateau battant pavillon espagnol, et quitta le
port de Parga en pleine nuit, avec une palanquée de malles en cuir
bourrées de soieries, une collection de céramiques cycladiques, plus un
mélancolique valet de chambre aux cils de giton qui lui était très
attaché. À bord du tramping, il y avait un autre garçon de dix-neuf
ans, qui, lui, pensait avoir été embarqué par pitié à cause de ses
infirmités.
Or Mikis le boiteux bègue, l’homme de peine niais aux yeux vides, avait
été percé à jour: pour contenir la jacquerie des sériciculteurs
insurgés de Karvunarion, il avait fait montre d’un peu trop de
diplomatie… Le précautionneux archimandrite ne souhaitait aucunement
livrer un témoin aussi sagace aux néo-démocrates qui allaient tantôt
occuper son monastère.
Pour le jeune converti aux prières partagées, le début de la croisière
fut horrible. Sa conscience, que le départ en trombe avait déjà
brusquée, devenait aussi mouvementée que la mer ionienne dans la nuit
d’hiver. Surtout après le passage de la côte septentrionale de l’îlot
de Paxi, que peu d’encablures séparaient de la pointe sud de Corfou,
où, par foucade et cynisme, son maître menaça de le larguer – car il
connaissait ses antécédents familiaux.
Que le Père Cyrille fût tenaillé aussi par la peur, c’était dans
l’ordre des choses – tout fuyard change ses manières, surtout quand le
courage ne le gouverne pas. Mais cette circonstance opéra sur sa
physionomie une transformation prompte, effrayante, qui acheva de
déboussoler Mikis: les iris verts du pope se mirent à jaunir comme des
feux Saint-Elme; sa barbe artistement taillée résista au vent; et son
catogan d’apôtre d’icône aux bourrasques. Sa voix, cette voix de
chantre, naguère onctueuse, apaisante, s’augmentait d’octaves en se
métallisant… Tout tanguait sur le pont, sauf ce mutant cruel qui
semblait défier les éléments.
Le despote libéra quand même son otage à Marseille avant que son bateau
ne mette le cap sur Barcelone – où d’autres fugitifs grecs de son
acabit l’attendaient.
En descendant l’échelle vers la navette, Mikis supplia encore l’homme de Dieu:
— Votre bénédiction, Monseigneur Cyrille! Juste un signe de croix…
— Non, Mikaél le Juif. Tu n’es que le descendant d’immondes crucificateurs. Juif tu es né, Juif tu restes.
Elle ne lui parut pas exagérément hospitalière, la noble terre de
France, à l’heure prématitunale où Mikis y posa le pied pour la
première fois! Il erra d’abord sur les docks bitumeux de la Joliette,
entre pontons-grues, citernes et odeurs de naphte. Un pays d’entrepôts
moites et noirs, qui ne lui rappelait en rien l’antique cité phocéenne
de ses lectures. Ne parlant pas un seul mot de français, il ne se fia
qu’à son flair de chercheur errant allant toujours à pied, comme tout
fils de Sem. Et c’est ainsi qu’il aboutit dans les venelles en lacets,
glaciales mais ensoleillées, de l’adret du Vieux-Port.
Au premier soir, il trouva refuge, rue du Panier, chez un curé
défroqué. Un homme de belle miséricorde, un chrétien débarrassé de
contraintes chrétiennes – donc d’autant plus doux, malgré ses yeux sans
bonté. Mais un chrétien malgré tout. Par bonheur, cet échalas aux
sourcils de chien-loup comprenait l’italien, car son épouse, une
hispano-mauresque vaillamment hanchée, était Sicilienne. Excellente
cuisinière, Madama Maria connaissait aussi la cuisine des langues et
des nuances dialectiques. Une Méditerranée à elle toute seule,
enchantée de truchementer comme une philologue salonarde, tout en
hachant ail, échalotes et persil plat. Et en chassant le chat de la
planche aux viandes.
Mis en confiance par leur chauffage central et par un haricot de mouton
engageant, Mikis narra son inénarrable aventure avec lyrisme, pleurant
souvent, à cause du vin, s’esclaffant aussi, nerveusement. Il évoqua
son évasion de Corfou, son reniement douloureux de la Synagogue. Et
puis les vents crayeux qui balayaient le seuil de la petite église
corinthienne où il fut christianisé par un prélat grec; sa tendresse
inespérée pour Jésus; sa terreur de saint Paul; ses joies de servir des
popes bienveillants – pourtant à la solde de dictateurs exsangues. A
l’épisode de la métamorphose du Père Cyrille sur le navire, le couple
s’amusa ostensiblement. Mikis, lui, repleura, mangea comme un ogre,
puis ronfla comme deux autres dans la chambre proprette qu’on lui avait
préparée à l’étage, et dont la fenêtre donnait sur la coupole
romano-byzantine de la Major.
Il était près de midi, le lendemain, quand il l’ouvrit pour s’emplir
les poumons de l’air millénaire de Marseille – macédoine de parfums
jaunes, effluves romarinés, cris de poissardes vraies. Toutes les
odeurs helléniques de sa jeunesse y macéraient en brouet capiteux,
malgré la fraîcheur de novembre. Le calendrier y ajoutait la feuille de
l’arbousier, l’orange, la busserole, la mandarine de Noël. Le fond de
saveur marine s’édulcorait déjà de la cannelle pâtissière de l’Avent.
«Ici, je suis en terre catholique, il paraît que les cires d’église y
sont de meilleure qualité. Encore un nouveau monde! Encore des peurs à
conjurer sans en avoir l’air»…
Levés tôt, ses hôtes lui avaient préparé dans un panier d’osier des
biscottes, de la confiture de figues à la mode d’Agrigente, un thermos
de café brûlant. Plus une enveloppe chargée d’une cinquantaine de
francs, en petits billets et en monnaie française:
«Mon mari et moi serons absents jusqu’à treize heures. Voilà un peu
d’argent pour un tour en ville. Après nous mangerons du poisson avec
des frites épaisses comme chez vous en Grèce. S’il vous plaît Monsieur
Mikis, en sortant n’appuyez pas trop fort sur la poignée de la porte.
Elle est ancienne et fragile, nous l’aimons beaucoup, merci. Merci
surtout pour vos belles histoires d’hier soir. Elles nous ont rappelé
notre défunt fils: mon Carlito savait lui aussi raconter des choses
tristes mais parfois drôles. A tout à l’heure. Maria.»
Comment se dédouaner de l’hospitalité de tels gens? Mikis eut la
mauvaise idée de leur demander une place de domestique. Les soins du
ménage, le blanchissage, le maniement de l’encaustique, après tout, ça
le connaissait. Mais l’offre fut rejetée par la femme du prêtre, trop
jalouse de ses balais, chiffons et rituels d’hygiène. De guerre lasse,
il posa sur la table de leur cuisine aux persiennes bleues sa ligature
de lingots, qu’il n’avait montrée à personne auparavant, et dont
l’éclat parut surréel à lui aussi – n’ayant jamais eu l’idée de les
extraire de leur poche pour les admirer, ou les compter. A la réaction
effrayée de ses bienfaiteurs, il comprit en un quart de seconde qu’ils
étaient en droit de le tenir pour un voleur recherché, un imposteur, un
maître chanteur peut-être…
— Non, Padre, non, cara Madama, ce trésor je ne l’ai pas volé, c’est
l’héritage dont je vous ai parlé… Chez les Juifs de mon quartier, ça se
distribuait comme ça, il fallait que ce soit brillant pour être vrai,
comme l’or du saint des saints du vieux temple de Jérusalem. Mais c’est
terriblement pesant dans les bagages d’un homme en cavale, et plus
pesant encore dans la conscience d’un héritier qui ne sait qu’en faire.
Pour l’amour du Christ, aidez-moi à m’en débarrasser. Prenez-le,
gardez-le, distribuez-le. Il me porte malheur. Mais le sac en tissu,
lui, je le garde, car il a conservé l’odeur de la pharmacie juive de
mon père.
Balayant leur suspicion, ses hôtes marseillais accueillirent cette fois
Mikis comme un fils, le régularisèrent à la mairie, s’engagèrent à lui
enseigner le meilleur français et lui trouvèrent un emploi honorable
chez un électricien maghrébin de Belzunce. Mais un Juif! Quant à son or
dont il ne voulait plus, ils le placèrent dans une banque de leur
quartier afin qu’il pût en jouir après leurs morts.
Celles-ci advinrent en 1985, puis en 1987. Au printemps de cette
année-là, au cimetière de Saint-Pierre, il prit soin d’inhumer Maria
aux côtés de son mari et de son fils Charles-Hector, tué
accidentellement en 1972.
Non, pour ce couple désintéressé, Mikis n’était pas devenu un enfant de
substitution. Treize ans plus tôt, ils l’avaient arraché à des déboires
compliqués; ils l’avaient presque adopté, mais sans lui intimer une
règle de comportement affectif. Sans jamais lui parler non plus de leur
pauvre garçon, dont il ne devait découvrir des photographies (cachées,
quasi sous scellés) qu’après le décès de Maria, en débarrassant
l’appartement de la rue du Panier, dont le vieux chat avait décampé.
— Des gens exemplaires, des Justes comme on dit chez les Juifs. Mais
ceux-là n’ont pas voulu laisser la moindre trace de leur charité. Ils
étaient fâchés avec les honneurs.
Du coup, il repensa un peu différemment à la devise de leur ville:
Actibus immensis urbs fulget Massiliensis («Tout l’éclat de Marseille est fait d’actes grandioses»)
À la mi-décembre de 2002, Mikis réalisa son vœu le plus cher en
débarquant en Terre sainte, avec un passeport européen. Jusqu’alors, il
avait sillonné en long et en large le Vieux-Continent, pour
commercialiser un nouveau modèle de transducteur électroacoustique (et
accessoirement allumer des cires votives dans les églises…). Mais cette
fois, renonçant aux affaires, il se moulait résolument dans la
silhouette du touriste godiche ordinaire. Il fut singulièrement ému en
foulant pour la première fois l’humus d’Israël. «Celui de mes ancêtres
(Ha-shana ha-ba’a bi yrushalaïm!). Mais aussi un limon gaufré par le
chanvre des semelles de Notre-Seigneur-Jésus-Christ, quand il se mit en
chemin vers sa mort à Golgotha. A trente-trois ans! Moi qui en ai
quarante-sept, l’envie de mourir pour sauver le monde n’est pas mon
truc, et je ne tremble plus d’être traqué des frères corfiotes
m’accusant de trahison. Ils doivent être vieux maintenant.»
Les douaniers de l’aéroport Ben-Gourion le fichèrent comme un chrétien
ordinaire en pèlerinage. A l’extérieur, un car rempli de dévots
français l’attendait.
Le circuit commença par la Galilée. Le soir tombant derrière les vitres
de sa chambre d’hôtel, à Nazareth, Mikis griffonna ces mots navrés sur
une feuille volante:
«Il n’y a plus une seule trace du Christ en Terre sainte. Elle n’est
plus sainte, la Terre sainte! Le lac de Tibériade est ceinturé par une
route moderne. Ses seules rives praticables sont blindées
d’installations laides et tapageuses, destinées au tourisme de la
chrétienté – le pire de tous. Ce qui devait rester le milieu du monde
est à présent un creux sans vie, une zone sinistrée, un trou noir de
science-fiction. Une antimatière qui voudrait renier Dieu. Mais il me
suffit de fermer les yeux, de m’imaginer ailleurs, pour que mon Christ
aimé, et qui m’aime tant, resplendisse. Non pas comme une preuve, (car
il échappe à toute science) mais un sentiment.»
Après un Noël maussade à Bethléem, qui embaumait la poudre à fusil,
Mikis et son groupe se retrouvèrent au matin du 27 décembre à
Jérusalem. Dans cet amalgame de chapelles, prétendument œcuménique, et
qui surplombe, ou plutôt plombe, le tombeau de Jésus. Il y frôla
d’abord la tunique empesée de popes orthodoxes – sinistre souvenir de
Grèce continentale. L’arrivée soudaine d’autres prêtres – latins, ou
syriaques, ou arméniens – ne le réconforta pas longtemps, car tous ces
dignitaires se mirent à se voler dans les plumes, à se battre comme des
chiffonniers, deux jours seulement après la Nativité.
Il quitta ce temple de discorde sur la pointe des pieds, après y avoir quand même allumé une bougie.
C’est alors, sous le bleu hivernal du ciel de Judée, qu’il envoya son SMS à Jean-Baptiste Contine, son cher JB:
— Baisers de Jérusalem. Une lanterne brille pour toi dans l’église du Saint-Sépulcre. Micky
Relevant ses yeux de son portable, il se vit cerné par trois gaillards
vigoureux aux yeux de braise et une fille blonde, de beauté sévère.
C’étaient ses neveux de Corfou, et une nièce dont il ignorait
l’existence.
— Nous avons fini par vous retrouver, Thié Mikaél, fit-elle. Qu’allons-nous faire de vous?
(«Et moi de moi?» qu’il s’est demandé en suivant le peloton. «Me mettre
à trembler, à l’exemple de Jésus? Excellente solution, car ne pas avoir
peur de mourir ne veut pas dire ne plus avoir envie de vivre.»)
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Gilbert Salem suit Trois hommes dans la nuit et poursuit leurs conversations sur l’internet.
Unité
de temps: l’après-Noël 2002. Unité de lieu: la nuit. Unité d’action:
pas d’action, juste un monologue à trois voix, un bortsch d’émotions
passées et présentes, une tapisserie de réminiscences, une rhapsodie de
fragrances et de miroitements, de préciosité et de gaillardise dont
lecteurs et auteur ignorent la finalité, mais qui suscite une griserie
identique à celle que peut dispenser une chanson dont on ne comprend
pas les paroles. Trois vieux copains, le colossal Jean-Baptiste
Contine, ce poulpiquet de Simon Bouffarin et l’athlétique Vladimir
Sérafimovitch, se retrouvent, se souviennent, palabrent, pérorent, font
assaut de «culture bariolée» comme si les Pieds Nickelés se piquaient soudain de philologie, de musicologie, de théologie, de malacologie...
L’idée de ce roman luxuriant est venue pendant une vadrouille nocturne,
en compagnie d’un érudit facétieux (Daniel Rausis). L’auteur a choisi
au hasard les caractéristiques de ses personnages, puis s’est rendu à
Saint-Pétersbourg, à Strasbourg ou à Châlons documenter ses intuitions.
Enfant solitaire, Gilbert dessinait des pays imaginaires, et puis «le
royaume de l’enfance s’efface, et le royaume de la vie se greffe dessus
dans un mouvement kaléidoscopique». Proust, Joyce, Vialatte hantent ces
pages diaprées sous l’influence revendiquée de Maurice Ravel.
Le roman pèse six cents introspections; il n’est pas fini pour autant. Journaliste depuis trente ans à 24 Heures,
Gilbert Salem n’a jamais connu l’angoisse de la page blanche. Il
redoute en revanche le «baby blues» du livre terminé. Pour atténuer la
souffrance, il prolonge Trois hommes sur l’internet: son blog
propose des «chapitres satellites», des bonus susceptibles de se fondre
dans une version postérieure pour livre électronique. Il imagine que
l’hypertextualité eût séduit ces malaxeurs de prose et générateurs de
strophes aléatoires qu’étaient Joyce, Raymond Roussel ou Queneau.
ANTOINE DUPLAN, L’Hebdo
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Trois hommes dans la nuit, un livre pour toutes les saisons.
Disons-le
tout net: les récits pétris de longs et sempiternels dialogues avec
tirets sur six cent pages ne m’ont jamais exalté. Un peu de variété
narrative ne fait de mal ni au livre, ni au lecteur. Cela dit, tout
aussi nettement tiens-je à souligner que ces Trois hommes,
amis d’enfance qui se retrouvent pour refaire le monde et leur vie à la
manière de l’Education sentimentale n’est pas pour déplaire, bien au
contraire. Trente ans plus tard, les trois larrons, qui sont des
surdoués du collège de L’Effeuille, de sérieux toqués garnis d’un QI
supérieur à 170 (mais aussi, rassurons-nous, de la virginité masculine)
se recroisent au lendemain de Noël. Ces retrouvailles imprévues ont
lieu chez Alma Lebief-Dach, une originale lituanienne fortunée
polyglotte, musicologue et même théologienne qui voue sa vie à Dieu.
Alors, débute une soirée puis une nuit singulières pour ces hommes qui
ne s’étaient jamais revus. Le choc est brutal, les étincelles
jaillissent de leurs cerveaux froids pendant leur dérive dans la cité
imaginaire, brouillardeuse et propre à philosopher. Tour à tour seront
convoqués les grands thèmes de l’existence, la musique, la foi,
entrecoupés de chansons de potaches et de coups de mémoires.
«Un silence s’est instauré. Chacun s’interroge sur des souvenirs
olfactifs. Pour l’un, c’est l’haleine fétide d’un directeur alcoolique.
La fétidité de la mort. Vladimir Sérafimovitch avait cinq ans quand il
la respira pour la première fois en tombant sur un cadavre en
décomposition dans le champ aux choux-raves du silo près de Kazalsk, à
deux cents pas de la maison de sa buandière de maman.» Bien qu’assez
intellectuellement, nos gaillards se lâchent et retrouvent des
sensations anciennes qui, d’associations en associations, les amènent à
des confidences qui les portent loin dans le partage commun.
On en oublie les tirets et les guillemets pour entrer dans la chair de
ces trois hommes pas si triomphants que ça. Et le livre se referme en
une paradoxale rédemption de l’iconoclaste narrateur: «Ensemble! ce mot
m’était resté trop longtemps en travers de la gorge à cause de son
perfide paronyme en latin: insimulatio,
l’accusation, la vindicte. Désormais, et avant mon plongeon fluvial
rafraîchissant, mon cœur sent la grâce divine, il ne l’applique pas
comme une volonté.» Idéal pour de longues vacances au coin du feu
lors d’un hiver comme on en vient de connaître, ce grand livre est bon
pour toutes les saisons, qui nous conduit à revisiter notre culture,
confronter nos idées et plonger en nous, entre nostalgie et exaltation,
sur ce qui fut et aurait pu advenir. Le tout servi par une langue
d’orfèvre, il paraît que Salem est un grand admirateur de Proust. Le
journaliste de 24 Heures publie d’ailleurs peu mais bien. On se souvient notamment avec bonheur de son magnifique Miel du lac ou de À la place du mort. Autant d’ouvrages qui l’ont justement primé et fait remarquer.
SERGE BIMPAGE, Le Protestant
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Les fantômes de Gilbert Salem
Gilbert
Salem invite ses lecteurs à suivre une longue conversation nocturne
entre trois hommes ballottés dans trente ans de souvenirs. Le nouveau
roman de l’écrivain et journaliste vaudois prend la forme d’une visite
dans des végétations cérébrales très exotiques.
Les Trois hommes dans la nuit
de Gilbert Salem laisseront plus d’un lecteur perplexe. Ce livre est
une aventure: pour le lecteur, qui fera un étonnant voyage, et pour
l’auteur, qui s’est plongé à corps perdu dans son roman pendant deux
ans. Cette histoire d’écriture commence pour Gilbert Salem par une
balade dans les rues de Lausanne avec Daniel Rausis, à qui il dédie
l’ouvrage. Au retour de cette marche, l’écrivain et journaliste vaudois
pose les bases du roman: «C’est comme si Rausis m’avait dit: “Entrons
dans la danse”. Vous avez donc Gilbert Salem qui rentre chez lui et qui
se dit: il y aura un livre, il n’y aura ni Salem, ni Rausis, ni
Lausanne. Ensuite, comme s’il y avait une roulette, les trois
personnages masculins sont arrivés, avec leurs origines.» Ces trois
hommes ont pour nom Jean-Baptiste Contine, né dans un village du midi
de la France, Simon Bouffarin, né à Briec, près de Quimper, et Vladimir
Sérafimovitch, né en URSS. «Ils ont en commun d’avoir été des enfants
surdoués, et de s’exprimer encore en français démodé.» Ils se sont
rencontrés à l’âge de douze ans dans l’école privée de l’Effeuille. Ils
se revoient à quarante-deux ans lors d’une soirée chez le quatrième
personnage du livre, Alma Lebief-Dach.
Une vie chamboulée
Ensuite, c’est un déluge de mots sur près de 600 pages. Pour reprendre
les termes de l’un des trois hommes, ce sont d’interminables
«digressions baroques». Dialogues, réminiscences, débats houleux,
imprécations, toutes les gammes de la conversation y passent. L’un des
titres de chapitre éclaire assez justement le propos: «Le colloque des
précieux».
Gilbert Salem ne craint-il pas de noyer son lecteur? «Les gens dont je
parle sont difficiles. Donc leur prose est difficile.» On attend au fil
des deux cents premières pages qu’une intrigue se noue, qu’elle nous
fasse aller de l’avant. Ce n’est pas le genre de la maison. On se
résout donc à suivre cette «Sarabande des ardents», pour prendre un
autre titre de chapitre.
Un roman, vraiment? Oui, bien sûr, mais dont l’action n’est pas la
principale préoccupation. Gilbert Salem se sent «plus conteur et poète
que romancier». S’il avoue qu’il faudrait plutôt chercher ses modèles
du côté de Dumas et de Joyce – «en toute modestie» – il remarque que
«le seul vrai maître que j’ai eu est Ravel. Le livre doit donc se lire
avec l’ouïe.»
Il concède que certaines phrases sortent du cours du récit: «J’ai gardé
celles qui me plaisaient, mais qui n’avaient rien à voir avec le
contexte. Tant pis, il fallait que la phrase soit dite.» En fait,
constate-t-il, «tout est très instinctif dans ce livre. C’est la
première fois que je vis un récit qui s’autogénère.»
Le livre s’est à tel point autogénéré qu’il a pris le pouvoir sur la
vie de l’auteur pendant deux ans. «J’ai écrit ce livre comme un jeu. Je
suis allé visiter les terres dont j’avais fait l’origine de mes
personnages.» Il s’est laissé prendre dans les mailles de son livre:
«Ils m’ont guidé pendant deux ans. Je suis d’un caractère assez
sociable, mais, pendant la période du livre, ce n’était plus le cas.
Ces personnages imaginaires sont devenus mes amis, j’en arrivais à en
rêver la nuit.»
Un théâtre d’ombres
Au fil des pages, ce livre provoque un sentiment très paradoxal. Il y a
des montagnes de mots dans la bouche de chacun des personnages, des
montagnes de mots pour décrire la vie des uns et des autres, mais les
trois hommes restent fantomatiques, comme s’ils étaient imbibés
d’alcool ou posés sur un sol trop meuble. On les suit sur près de 600
pages, on les saisit sous tous les angles, ils restent pourtant
flottants comme dans un théâtre d’ombres.
C’est d’autant plus frappant qu’on les accompagne quasiment en temps
réel, puisque le roman se déroule entre le 26 décembre 2002 à 21 h 30
et le 27 décembre à 7 h 15. Dix heures approximativement, c’est
également, à peu de chose près, le temps qu’il faut pour lire le roman.
Le roman se poursuit sur un blog
Gilbert Salem ne peut plus se passer de ses personnages. Il poursuit l’aventure de ce roman sur un blog
où il publie de nouveaux chapitres tous les quinze jours. C’est une
manière pour lui de ne pas être victime d’un baby-blues après deux ans
passés sur le roman. C’est aussi une façon de jouer avec son texte, à
la manière des DVD qui proposent de nouvelles scènes «pas vues sur les
écrans de cinéma».
Depuis deux ans, Gilbert Salem est devenu blogueur pour 24 heures. Il s’occupe en effet des blogs du quotidien vaudois pour lequel il travaille depuis trente ans.
CHARLY VEUTHEY, La GruyèreCharly Veuthey, 29 janvier 2009-01-30
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Complément de Gilbert Salem sur son blog.
Notes perdues de Klemenza Dach
Kaunas, le 5 février 1962
Décidément, écrire en français reste une épreuve agaçante, surtout avec
ce stylo dont l’encre bleue devient résineuse et fait des pâtés au
milieu des mots les plus beaux.
Pourquoi n’en chie-il pas en allemand, dans mes lettres à mon frère
Cornelius quand je le conjure de ne plus mettre en péril son théâtre en
invitant n’importe qui? Ces compositeurs supposés officiels sont
dangereux, car dans leurs œuvres créées à Klaïpeda on a discerné des
accents et des thèmes antisoviétiques. Le plus inquiétant est ce Dmitri
Dmitrievitch, avec ses lunettes rondes d’écaille, sa bouche en limace,
et ses quatuors à cordes trop vigoureux, pas assez rudimentaires, bref
trop somptueux pour n’être pas d’inspiration petite-bourgeoise, comme
ils disent.
Tout madré qu’il soit, le camarade Nikita Serguïevitch Khrouchtchev n’y
verrait que du feu, mais ses inspecteurs, ses missi dominici en chapka,
sont des musicologues du Conservatoire de Moscou. Eux décryptent tout.
Et mon nigaud de cadet de les accueillir fraternellement à la russaude,
les baisant sur la bouche, sans saisir que son accent germanique le
défavorise autant que ses choix musicaux. En URSS, ce sont surtout les
Juifs qui escamotent comme ça les diphtongues, ou s’embrouillent dans
l’accent tonique. La permanence historique des anciens Teutons dans les
colonies baltes est ignorée, souvent niée.
Cette étourdie fraternelle risque bientôt de nous exploser au nez à
tous. À celui de Cornelius, au nez en trompette de sa svelte
Brandebourgeoise, et au mien.
J’entends déjà les interrogatoires courtois dans leur extravagant salon
de musique de Klaïpeda, où ils serviront comme d’habitude leur immonde
aquavit et des biscuits au cumin:
— Le patronyme Dach, c’est pas juif, ça?
— Non Messieurs, c’est allemand. C’est luthérien, et ça remonte au XVIe
siècle, au temps où cette ville ne portait pas encore un nom lituanien
et s’appelait Memel. Lisez s’il vous plaît l’inscription en trois
langues sur le socle de la statue qui se trouve sur la place du port.
Simon Dach était mon ancêtre. Un poète, pas un idéologue.
— Mais nous n’avons rien contre les Juifs, Monsieur le directeur!
Depuis que ces minoritaires se montrent bons patriotes, ils sont
respectés. Disons protégés. Sauf quand ils camouflent leur ethnie, ou
se réclament d’un sang prétendu aryen qu’exaltaient naguère non pires
ennemis, les nazis. Ou quand ils abusent de la mission administrative
que leur a confiée le Parti pour favoriser des expressions artistiques
que celui-ci désapprouve.
Je vous donne en mille que ces experts du comité de sécurité se
déplaceront exprès pour moi jusqu’à Kaunas. Serais-je suspectée à mon
tour d’être une Juive? Ou, par défaut, une nazie? Sans hésiter, je
préfére la première hypothèse, même s’il me serait désagréable d’être
encore une fois comparée à cette Emma Goldman, dont les parents
tenaient une auberge à trois cents pas de mon immeuble, et qui se
prétendait elle aussi une anarchiste férue de Tchernychevsky et
Kropotkine. Une femme brillante, oui, mais une effrénée. Elle fit trop
de tapage à mon goût. Elle rendit notre mouvement aux Etats-Unis
impopulaire, au point qu’elle en fut expulsée sur l’ordre du président
Hoover en personne (ce qui la remplissait d’orgueil) qui l’accusa
d’être «une des femmes les plus dangereuses d’Amérique»… Elle ne cracha
pas pour autant sur sa citoyenneté américaine quand elle revint en
Russie en 1917, en pleine Révolution, et se remit à faire du raffut.
Cette fois ce fut pour dénigrer notre nouveau régime. Trop tôt, et avec
une théâtralité excessive. Voilà pourquoi le nom d’Emma Goldman s’est
effacé aussi de la mémoire des Lituaniens.
L’agitation inconsidérée ne sied pas à la philosophie anarchiste. On ne
renverse pas une constitution sans être acculée à lui en substituer une
autre, à transiger avec une nouvelle charte où l’individualisme d’une
libertaire comme moi ne survivrait pas. Moi, Klemenza Dach, je suis
résolument une individualiste. Une égoïste? Certainement. Oh oui, et
comment! Une jouisseuse forcenée: une hédoniste, mais à la mode
bolchevique, recherchant tout le bonheur possible dans la grisaille
pénurique qu’on m’impose: ne trouverais-je plus qu’un seul vieux citron
au magasin du square Vidurine que j’en ferais une fontaine de jouvence
inespérée. Je le presserais pour du jus divin qui désinfectera mes
petites plaies et guérira les grandes, en acidulant ma vodka. De ses
moisissures je tirerai de la poudre cryptogamique verte pour mes
distractions de vieille fille passementière. Et, comme tout est bon
dans le citron, du khôl de zestes rissolés pour mes paupières de
dragueuse irréfléchie.
Car une femme convaincue de ses idées ne doit jamais renoncer à ses
pouvoirs de séduction, tous restreints qu’ils soient. (Ils ont
entièrement fait défaut à la morose Emma Goldman, si j’en juge par ses
rares photographies – que le Jéhovah qu’elle a dû renier ait son âme!)
Epicurienne, je le suis aussi par ma passion des lettres. Et par des
occupations diaristiques – dans la langue de Madame Colette, voyez-vous
ça! – mais qui ne visent pas à être publiées.
Quant à mon allemand maternel, je le réserve à la correspondance
familiale. Il m’est plus aisé. J’y brode des pattes de mouches que ma
parenté décode sans peine. Ce ne sont que maigres déliés; pas de pleins
dodus comme en français, donc pas de tache d’encre.
Qu’en est-il avec le russe? Le russe est mon dialecte intime
d’amoureuse, celui des déclarations et des ruptures. Là, je deviens
circonspecte, usant de crayons noirs et de gomme. Mais je me rends
compte, un peu tard peut-être, que les caractères cyrilliques, ceux en
cursive surtout, trahissent avec une cruauté plus efficace le dépit de
mes amours déçues. Le dépit d’une Balte trop rouge aux joues et à
cheveux en choucroute qu’elle croit d’or… Que suis-je, sinon une
replète qui se rêve mince, une boulotte qui s’imagine gracieuse,
désirable?
Tous les mâles qui me plaisent me rejettent, en réprimant poliment des réactions de dégoût.
Pourtant, je lis dans le cœur mieux qu’eux-mêmes. Ils me désirent avec
tant de force que ça les perturbe, et ils me fuient.
Je pense à ces barbus de la soldatesque soviétique qu’il m’arrive
d’inviter à danser aux bals du muguet de Kaunas. Les plus vigoureux
sont Géorgiens: cheveu d’ébène, poil dru, senteur virile, prunelle
adorablement inquiète de l’illettré face à une intellectuelle; timidité
du jouvenceau qui reflue jusqu’aux pommettes – sauf quand ils
redeviennent féroces parce que j’ai mordillé au lobe d’une oreille, ou
au menton. Nous ne dansons qu’à mon rythme, et ils me laissent rire
sans se montrer fâchés quand trois tours de valse déjà les épuisent et
que mes mains se font griffes.
S’ils me raccompagnent après jusqu’à ma porte, ils ne m’embrassent que
sur mes joues. Ma bouche de rouquine leur répugne? À mes lettres de
déclaration en russe, que je vais moi-même glisser dans la grande boîte
en fer de leur caserne, seuls trois ont daigné répondre. A chaque fois
un congédiement plus ou moins bien tourné.
Suis-je maudite? Ou tout simplement une laide? Ma question ne s’adresse qu’à moi-même.
Pourtant, en m’appliquant dans ce bloc-notes à ne point faire de faute
de français, j’ai l’impression que je pourrais devenir belle. Miroir de
papier. Cette langue française est tellement illogique, déstructurée,
qu’elle me condamne à jouer avec le feu, à mettre à l’épreuve mon
imagination sans que jamais elle ne déborde. Mon concitoyen Emmanuel
Levinas est parvenu à la dompter, mais c’est qu’il est un écrivain,
lui. Un incandescent, un fils du Talmud et de l’Holocauste. Encore un
Juif, mais surtout un écrivain. Maintenant c’est elle qui se perd en
lui. Moi qui ne le suis pas, je m’y éclaire en goy; j’y joue comme d’un
instrument sans me brûler les doigts.
Non, le français ne peut pas devenir un dialecte intime d’amoureuse.
Ses métaphores sont des règles anciennes, hiératiques comme au tarot
divinatoire. Ses chassés-croisés sont réglementés, trop figés par une
sacro-sainte patine, pour autoriser des digressions spontanées.
Moi je l’aime, cette langue carcan, car elle va me réapprendre à
m’aimer moi-même avec méthode. À ne plus essayer de me faire aimer, à
renoncer au rêve des étreintes. À m’embellir théâtralement,
hiératiquement, et pour moi seule, avec des laques brillantines qui
fonceront la rousseur de mes cheveux et mes cils de truie nordique.
À saluer chaque matin un rectangle de page encore vierge sur lequel je
m’obligerai à faire des déliés griffus teutons, mais également des
pleins gorgés de sève colettienne. Une discipline appliquée de
jardinière. Et quand je penche les caractères pour faire de l’italique,
on dirait des pétales de genêt qui résistent au vent.
La page sentira la fleur épineuse, la poudre de riz. Elle sera encadrée
d’ampoules dorées, comme le miroir de Danielle Darrieux en sa loge.
J’aime la France.
Kaunas, le 27 juillet 1986
Ma nièce aînée vient d’avoir neuf ans. Son père me l’a confiée pour
toute une semaine, sûr que je la comblerai d’affection, alors que j’ai
horreur des enfants. Des filles surtout. Mon Cornelius se prend pour un
pédagogue à la mode:
«Alma n’est pas une autiste, écrit-il. Elle est éveillée pour son âge.
Elle te surprendra par son intelligence précoce. Sache, Klemenza,
qu’elle ne jure que par toi. Justement à cause de ton indifférence à
son égard. Tu fus la seule parente à ne l’avoir pas embrassée pour sa
confirmation au temple de Klaïpeda. Elle t’a vu rembarrer notre pasteur
Weber, à cause de la longueur de son sermon. Ton Hochdeutsch sans
l’accent balte l’a séduite, ton indépendance et ton athéisme aussi. Je
crois que ta rudesse envers elle la fascine. Elle a des dispositions
excellentes pour la musique classique et la lecture du solfège. Elle
rêve de discipline… Alors continue de la rudoyer.»
«Rudoyer!» En allemand unsaft behandeln, littéralement traiter sans
douceur… C’est comme si on suppliait une lionne affamée de croquer sans
ménagement une gazelle qui elle-même implore d’être ingurgitée! Mais ce
qui m’a d’emblée coupé l’appétit est la réputation d’athée butée qu’on
me fait. De lamineuse de transcendances juvéniles. De vieille pie impie
incapable de douter de ses premiers doutes. Et si, entre-temps, l’envie
m’était venue de croire en Dieu? Cela devrait rester mon affaire. Mais
on ne l’entend pas comme ça dans ma famille du littoral. Je croyais
m’en être affranchie, puisque mon frère et sa femme prennent aussi de
l’âge, mais voici qu’émerge une nouvelle génération de petites
Lituaniennes curieuses de l’histoire du monde, et à laquelle je dois
déjà rendre des comptes…
Plus je m’isole, plus on m’étiquette. Tantôt on me fige en tante
douairière, une qui se serait volontairement confinée dans une crypte
quasi funéraire, sans lumière, sans voussure sculptée vers le ciel.
Tantôt on m’attribue une nature versatile et beaucoup de caprices:
Klemenza Dach a été d’abord une anarchiste qui ne jurait que par
Bakounine, puis, dans les années cinquante, fut une inconditionnelle de
Mao le Chinois. La voici ultime défenderesse du dogmatisme stalinien en
une période où celui-ci commence à se lézarder.
A peine a-t-elle débarqué du train, que cette sotte d’Alma a cru
m’intimider en baisant mes mains comme au temps des tsars. Je déteste
les salives enfantines, toujours visqueuses de friandises. Elle me
choqua davantage en congédiant sèchement la maigrichonne voyageuse, qui
avait accepté de la surveiller durant le trajet:
— Nous n’avons plus besoin de vous, Fräulein. J’ai retrouvé ma tante.
Cessez de me donner des ordres en lituanien! Je suis Allemande.
Je me suis retenue de la gifler: son séjour à Kaunas allait de toute
façon être un calvaire pour moi. Autant ne pas l’inaugurer par un
mélodrame en public.
Kaunas, le 5 août 1986
Ma nièce est retournée à Klaïpeda ce matin. J’avais écrit qu’elle était
sotte. Faux, elle n’est pas du tout stupide. C’est dix fois pire: non
seulement elle se sait intelligente, mais elle s’en excuse! Sa blondeur
coralline en fera une rousse comme moi. Ses dents résillées de métal
lui confèrent des expressions méchantes même quand elle sourit
tendrement. Tandis que le jour de son arrivée, elle marchait devant
moi, chargée d’une valise aussi grande qu’elle, j’examinai l’ossature
robuste de ses épaules – celles de sa mère sportive – et son échine
relevée, chevaline.
Quelle singulière personne! Son avenir m’effraie déjà.
D’entrée, elle jugea mon modeste appartement de la rue Erzvilko peu à
son goût. Mais c’est lorsqu’elle voulut y faire entrer la chatte des
voisins que j’émis pour la première fois ma voix d’ogresse (qu’elle
était d’impatiente de déclencher…). Du coup, elle se montra
exécrablement docile, attentionnée, n’agitant plus ses plumes à travers
les chambres comme une crécerelle aux abois.
Nous jouâmes quelquefois aux dominos. J’eus beaucoup de mal à me
refréner quand elle s’arrangeait pour perdre la partie, ou quand elle
criait fort (mais pas trop…) en engageant une autre – on a dû l’avertir
que j’étais une malentendante susceptible et récalcitrante.
Sourde, je le suis (sourdingue, comme on dit en France); mais à moitié tout de même, même sans ce maudit audiophone!
La plupart de mes antipathies tombèrent dès qu’elle prit possession de
mon piano, que je pratique trop rarement pour m’apercevoir qu’il
commençait à se désaccorder. En stupéfiant le vieil accordeur livonien,
qui débarqua le lendemain, cette gamine de neuf ans n’eut aucune
expression de triomphe en lui indiquant d’emblée les quatre ou cinq
cordes précises qu’il fallait resserrer. Mais c’est triomphalement
qu’elle y joua des pièces pour clavecin de Clérambault et de Rameau, en
hommage à mon amour de la culture française.
Droite sur le tabouret en vis, elle se révéla une interprète plus
appliquée que sensible. Une impeccable technicienne, me dis-je. Pas une
artiste. Quand Alma est au piano, son profil inflexible devient cette
fois celui d’une mère cigogne émergeant de son nid épineux (ce qui la
vieillit autant que sa nuque hippomorphique quand elle trimballe une
malle dans la rue).
C’est pour cette raideur prématurée de son corps; pour cette rudesse
morale qu’elle s’inflige instinctivement, que je me suis mise à l’aimer
un peu. À son père qui souhaiterait que je la rudoie, je répondrais
qu’elle le fait elle-même très bien, trop bien. Mais non, je pressens
qu’entre lui et son aînée s’étoffe déjà toute une chrysalide de
non-dits, donc une future connivence que je ne voudrais pas briser.
— Tu as l’air d’apprécier comme je joue, Tanti Manzi. Pourquoi ne me
dis-tu pas, comme tout le monde, que mon jeu est très sec?
— Parce que ce sont là des œuvres qui l’exigent. Et car tu es une
enfant; l’émotion viendra plus tard. Quand tu comprendras que ce mot
est synonyme d’amour, de petits tremblements qui secouent le corps, et
donnent envie de pleurer. De négliger sans honte le respect d’une
partition.
Aussitôt, elle se mit à pianoter un air chanté du Magnificat de Bach,
avec une lenteur majestueuse et cristalline, si lyrique, sensuelle, que
j’eus des larmes aux yeux. Elle fit semblant de ne pas les voir, mais
le mal était fait. En redévidant douloureusement le fil de mes
anciennes passions avortées, je comprenais qu’elles étaient en moi les
fruits artificiels d’une adolescence attardée, enrayée par un
intellectualisme stérile. Qu’un amour initial, beaucoup plus simple,
m’avait échappé. Qu’il aurait servi de levain.
Alma endurera-t-elle elle aussi des déboires sentimentaux? Elle a la
chance de n’y pas songer encore. Elle est foudroyée par l’amour divin,
dont on dit qu’il ne laisse rien sur son passage. Voilà pourquoi je
n’en suis pas jalouse. D’ailleurs, je m’en vais l’en défaire
adroitement par une instruction civique et historique. Hier après-midi
déjà, je lui ai fait visiter le musée du nazisme au IXe Fort; puis les
grands travaux d’endiguement autour du réservoir du Niémen. Le long de
la rade, nous avons conversé comme des grandes de planification
urbaine, de politique, de religion aussi mais en évitant de parler de
Dieu – puisqu’elle croit que je n’y crois pas.
Ce matin, en la confiant à un couple de passagers pour Klaïpeda,
j’acceptai pour la première fois d’embrasser ma nièce sur ses joues.
Baisers furtifs, sans effusion et sans bave sucrée. Mais avant de
monter dans le train, Alma me sauta au cou pour m’entonner à l’oreille,
d’une voix fluette, cet Exultavit de Bach qui m’avait fait flancher en
secret.
Sa dernière parole fut insoutenable:
— Ne pleure plus Tanti Manzi! Je t’aime.
En fait, ma première impression fut la bonne: cette fille est une sotte. Elle ne comprend pas que, moi, je la hais.
Vilnius, le 30 décembre 1991
La Néris est grise comme le ciel avec des lames de fond indigo, mais
elle n’est gelée qu’à ses franges où aucun enfant ne patine.
(Flash-back narcissique sur mes treize ans et mes meilleurs hivers
perdus: quel joli brin de nymphette était cette Klemenzin, pirouettant
toute mince sur les lagunes argentées-argentiques de Courlande!)
Un flot gris, lit nervuré d’indigo: la rivière m’est transparente parce
que je l’observe depuis le sixième étage du Lietuva, une tour de béton
soviétique. Il fut jusqu’à l’an passé le seul hôtel important, le plus
«luxueux», de notre capitale. La chambre, où l’on m’a alitée
précipitamment en attendant un médecin, pue le fétide surchauffé d’une
climatisation délétère. La nurse qui a organisé mon transport a crié
comme une macreuse à travers les corridors. Toute «sourdingue» que je
sois, j’en ai encore les tympans endoloris. Elle plaignait les
brancardiers parce que j’étais un fardeau, une obèse… Tu l’es aussi,
grosse vache, va! Mais un des grooms qui m’a portée m’a adressé un
sourire aux yeux tendres; sur ses lèvres sensuelles j’ai pu lire tout
ce qu’on peut espérer de mieux dans ces moments. (Quel beau cadeau de
la vie avant qu’elle ne m’abandonne!)
— Je m’appelle Iaroslav, je suis Ukrainien, je suis «celui qui amène le printemps».
Car je sais que ce «rhume» qui m’a subitement reprise, en pleine
conférence de mon frère Cornelius – et en présence du président
lituanien, de son ministre de la Culture, des évêques, du nonce
apostolique, etc. – me sera fatal: brûlure violente des muqueuses,
battements de cœur, sang craché, respiration réduite à néant. Cette
fois ni le cognac garanti pur France, ni les sels ne pourront différer
mon heure. Celle de ma mort, un mot qu’on ne prononce pas facilement
chez nous, les Luthériens de la Baltique. Sauf aux cultes.
Douleurs lancinantes partout dans ma masse gélatineuse, mais je m’en moque.
Je les surmonte pour inscrire une dernière bagatelle dans ce carnet que
mes sauveteurs n’ont pas confisqué: je l’ai conservé contre mon vieux
cœur, à l’intérieur d’un pourpoint à poche secrète. Et je m’accommode
d’une plume à bille noire du Lietuva, trouvé sur cette table, dans
cette chambre à moquette moutarde dont le minibar gronde comme un engin
à retardement.
Mais quelle histoire de se relever seule de cet extravagant lit à deux
places! C’est vrai que je suis lourde; pauvre Iaroslav. Sans être là,
il m’aura offert ma dernière danse, mon ultime tour de piste – celui
d’une vieille ourse. C’est à lui que je confierai le calepin afin qu’il
la remette à ma belle-sœur. (La mère d’Alma connaît l’emplacement, chez
moi à Kaunas, de l’enveloppe jaune qui contient ma correspondance et
mes autres carnets. Elle détruira tout sans rien lire. J’ai confiance
en elle – c’est une Prussienne farouche, une athlète, une guerrière
introvertie. Elle m’aime peu, mais elle est d’une race qui généralement
respecte la parole donnée.)
De l’autre côté de la table en teck, les vitres devenaient opaques à
cause du chauffage déréglé et de mon souffle rauque. Alors j’ai
entrouvert la fenêtre pour qu’elle se désembue et pour respirer une
fois encore l’air cru hivernal de ma patrie, soi-disant renaissante.
Voilà trois mois que son indépendance a été enfin reconnue
officiellement, et qu’on la glorifie avec des poncifs qui empestent la
forfanterie des pionniers de la Révolution française. Mon frère, avec
sa conférence placée sous le sceau de l’art et de la création musicale,
y participe naïvement, et pleinement. Suspicieux comme je le connais,
il mettra mon malaise sur le compte de mon cynisme. Dieu merci, il ne
saura jamais que j’ai prié pour lui.
Sa fille aînée non plus: il important qu’elle croie que je suis restée
athée jusqu’au bout. D’autant plus que, depuis deux ans, elle
s’enflamme pour l’étude des religions, et qu’elle commence à aimer
davantage Jésus-Christ que les dieux de la musique.
Qu’Alma s’en ouvrît à moi prioritairement prouve qu’elle a besoin d’un
adversaire implacable, d’un négateur stratégique contre lequel elle
puisse cimenter ses opinions. En revenant à Kaunas, pour un week-end de
Noël, elle s’engagea dans une controverse théologique, scientifique.
Rêvant que je lui répondes. Elle finit par y arriver, même si au
préalable je fis diversion avec ma marotte des jeux divinatoires. En
improvisant un rôle de tantine confitures & gâteaux s’adonnant à la
cuisson de biscuits à l’angélique. Je l’ai emmenée au théâtre des
marionnettes. Je lui ai conté de jolies légendes du vieux paganisme
balte…
Quand, au terme d’un dialogue sans circonlocutions, elle obtint ce
qu’elle espérait de moi – la confirmation d’un athéisme irrévocable –
je la sentis enfin rassérénée, car forte de ses propres convictions.
Paradoxalement, je décidai alors d’être son alliée, l’exhortant à les
affermir; en lui fournissant des documents journalistiques
internationaux, ou des opuscules apologétiques que je dénichai dans des
recoins ignorés des bibliothèques de notre pays. En faisant plusieurs
fois le voyage de Klaïpeda pour défendre sa cause auprès de ses parents:
«Jamais la Limitchk n’abandonnera sa vocation de musicienne! La preuve:
elle ne rêve que de la parfaire à Leningrad, où vous l’enverrez coûte
que coûte, malgré votre antisoviétisme primaire. D’ailleurs cette ville
vient d’être ridiculement rebaptisée. C’est comme si rendait le nom de
Lutèce à Paris! Mais bon, elle y acquerra des bases convenables qui la
conduiront ailleurs. Quant à sa nouvelle lubie religieuse, elle découle
d’un mysticisme préadolescent qu’il ne faut pas prendre à la légère.
N’oubliez pas qu’à onze ans, on a le droit d’être une gamine! Un peu de
contemplation ingénue et liminaire est nécessaire à toute personne qui
se destine à une carrière solide. Et c’est votre vieille sœur, une
mécréante endurcie, qui vous le dit.»
Cette protection les troubla, et elle encore plus: était-ce enfin un
signe d’affection, de confiance? Ou, au contraire, une maïeutique par
l’absurde?
Elle ne le saura jamais, moi non plus.
Aujourd’hui, à la veille du Nouvel An de 1992, je sais que je ne
reverrai plus ma nièce. À cette heure, elle répète sur les grandes
orgues baroques de l’église Pierre-et-Paul. Elle y attend son père, et
le président de la République, le nonce, des dizaines de notables, des
cameramen de la jeune télévision nationale. Elle m’y attendra aussi, je
le sais. On lui expliquera mon scandale final après la cérémonie.
La fenêtre est restée ouverte trop longtemps. Je n’ai plus la force de
la refermer de la main gauche, qui est engourdie. La droite est
réchauffée par l’urgence d’écrire encore un peu. Je vais bientôt
m’affaler massivement sur ce bureau de fortune, et il ne reste plus
qu’un feuillet dans mon bloc-notes. Je l’arracherai pour y indiquer des
volontés dernières qui seront succinctes:
— Remettre à ma belle-sœur tous ces tristes griffonnages.
— À sa fille Alma un bijou d’ambre sombre – que je tiens d’un ancien
officier polonais originaire de Gdansk. Encore un amant récalcitrant,
mais prodigue…
— Me jeter dans la fosse aux pauvres d’un cimetière chrétien de Kaunas, mais sans aucun rituel religieux.
Oh! pourvu que ce ne soit pas la grosse nurse de l’hôtel qui les
découvre, mais le bel Iaroslav aux corolles printanières!
Retrouvez, sur le blog de Gilbert Salem, de nouveaux chapitres inédits de Trois hommes dans la nuit.
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«L’Église tient le Christ en otage»
Jean-Baptiste Contine vient de pénétrer dans le Sacré-Cœur. Il
n’a pas l’intention de s’y attarder: sa sensibilité de médiéviste ne le
tolérerait pas. L’intérieur abyssal de cette Grande Meringue,
comme l’appellent les Montmartrois, est aussi moche que sa carapace
pseudo-byzantine. Et la mélopée fatiguée, remâchée du prêtre; les
antiennes et répons des pèlerins qui affluent chaque jour pour
l’Eucharistie, lui rappellent désagréablement le temps où lui-même
servait la messe au Collège de l’Effeuille. Là-bas, le décor de
la chapelle Sainte-Elisabeth était évidemment plus modeste, mais le
décorum était le même: un rituel qui prétend célébrer la «joie de
retrouver Dieu et les autres», mais qui se répète dans la monotonie et
la tristesse. Dans le mensonge.
Si on a le malheur d’avoir perdu la foi, ce n’est pas dans ces huis
clos-là qu’on peut la recouvrer. Notre Seigneur n’y tend plus
l’oreille. S’il reste vraiment à l’écoute de chacun de nous tous, même
les réprouvés, c’est partout ailleurs. Son cœur sacré bat dehors.
De même, deux ans plus tôt, Jean-Baptiste n’avait franchi pour la
première fois l’enceinte du Vatican qu’avec le but de s’éblouir durant
une heure de la majesté sculptée de la Pietà de Michel-Ange. Il la
connaissait par des photographies; il voulut en humer le marbre et
cette grâce paisible, presque souriante, d’une mère endolorie tenant
sur ses genoux le cadavre de son fils et maître. Le corps du Christ,
elle le porte. Elle ne l’enserre pas - comme le fait l’Eglise depuis
deux millénaires-, elle ne le retient pas, elle ne s’en prévaut pas
pour se sacraliser elle-même.
Après cette vision simple et artistique, aux effets plus puissants que
toute prière liturgique instituée par des usurpateurs de la foi vraie,
Jean-Baptiste Contine n’éprouva même pas le besoin de la prolonger en
visitant Saint-Pierre, les ingéniosités architecturales de
Bramante, ou les chefs-d’œuvre du Bernin, voire les fresques de
la Sixtine!
— Elles sont certainement admirables, surtout depuis qu’elles ont été
rafraîchies; mais me voilà déjà repu du Michel-Ange… Ma
contemplation de sa Pietà a été suffisante pour m’ébranler de son
génie, et surtout du génie de la foi qui est en moi – malgré moi
peut-être – et dont je me sens pourtant dépossédé. Une part de divin
qui ne m’a pas été octroyée par le sacrement du baptême; elle est
antérieure, elle immanente à ma condition d’être vivant. Elle est
tellement plus forte que ma pensée, tellement plus souveraine et
revivifiante que mon «libre arbitre». Elle me chapitre:
«Qu’est-ce qui t’autorise à dire que tu es en déréliction? De quel
droit te prétends-tu abandonné?» Non, le trouble que je ressens à
présent est trop grave, terrifiant, il m’est trop précieux pour que je
m’en guérisse sous les ors d’un mausolée gardé par des imposteurs; des
tonsurés, des mitrés, des tiarés qui n’entendent plus la voix de Jésus
tant ils ont pris goût à s’écouter eux-mêmes. A dénaturer son verbe
poétique par le fatras de leurs dogmes rouillés et liberticides.
Alors vite sortir, avec ce bouleversement esthétique, avec cette flamme
inattendue qui ne m’advient pas de ces lieux! Et vive l’air temporel et
franc de l’urbi et de l’orbi.
Vive l’odeur païenne du Tibre, vive les carrés de pizza tiède à
l’oignon blanc, les petits cafés noirs très sucrés, les fleurs de
courgette du Campo dei Fiori! Et vivement l’oxygène de Dieu qui – s’il
existe… – ne peut souffler qu’au-dehors de ces temples où des
profanateurs de sa parole persistent présomptueusement, et
sottement, à le momifier.
Ainsi, Contine n’est
pas entré dans le Sacré-Cœur pour prier. Il veut seulement y allumer
une bougie au nom de son ami Micky, qui, lui, se pâme devant le
pharaonisme naïf du catholicisme sulpicien. Autant qu’il doit raffoler
de mélodies flasques, de pralines en sachet enrubanné, ou de ces pâtes
feuilletées très sucrées de sa Grèce natale. Au sortir du monumental et
oppressant sarcophage à coupole, il lui expédiera un SMS bienveillant
depuis la butte Montmartre, où une brise remue des frondaisons déjà en
fleurs. On y tousse un bon coup, puis on savoure des fraîcheurs qui
désintoxiquent du fumet des encensoirs.
Le dos tourné à la laide basilique, on y respire de même un des
plus vastes panoramas de Paris: à droite, renaît une Tour Eiffel
d’autant plus belle qu’elle offre sa nudité métallique au soleil. Sa
charpente devient celle d’une pyramide émaciée et aérée, libérée de
tout granit en parpaings; de tout contenu funèbre et cultuel… Elle
s’élance directement vers le ciel de mai. Elle prie sans avoir recours
à des prières. D’elle exulte une laïcité absolue et que le Dieu de tous
les hommes ne peut qu’entendre.
Dire qu’elle a été bâtie à la même époque, ou presque, que cette
Meringue chantillée que vous venez de fuir, mais dont les chants
plaintifs et rabâchés vous poursuivent encore! Louanges autorisées par
la sainte Eglise apostolique, et ne jaillissant que d’une espérance
organisée par elle, à sa convenance. Du papier à musique troué aux
endroits qu’il faut. Des rosaires froids qu’égrènent des fidèles, plus
fidèles au pape régnant qu’à Dieu.
Tout à l’heure, le soir tombé, ils zapperont pareillement sur une télécommande de télévision.
A gauche, à travers la gaze cuivrée de milliers de toits et cheminées,
vous devinez cette fois non plus une tour mais deux: celles de
Notre-Dame, bien sûr. Elles sont plus radieuses que jamais,
glorieusement urbaines. Vous vous rappelez qu’elles ont été
désanctifiées – comme on dirait désinfectées - par un grand poète. Leur
rayonnement est hugolien. Elles appartiennent désormais à la cité, à
l’aventure de l’humanité. A l’urbi, à l’orbi aussi.
Tout à l’heure, le soir tombé, leurs délicates guipures s’illumineront
comme des lanternes, elles veilleront civiquement (pas religieusement)
sur la ville et le monde, le temps que dure une nuit. Une nuit, c’est
déjà beaucoup, c’est une promesse du jour. Même si, pour certains
condamnés, l’aube est l’heure de la mort. Ou la fin d’un songe filmé en
plongée. Mais quand on meurt, meurt-on?
Tout à l’heure, le soir tombé, Jean-Baptiste Contine a rendez-vous au
pied de la butte, rue Gabrielle, avec une cliente qui a trouvé
des ornements héraldiques au fond d’une cave. C’est la raison pour
laquelle il se trouve à Paris, dans ce quartier dont il n’aime ni
l’histoire ni la légende. Et il appréhende beaucoup d’aller à la
rencontre de cette dame Loreta, qui recourt sans ambages à un langage
populacier - s’il en juge par le courriel qu’elle lui avait
envoyé:
— Franchement, je m’en contre-fous de ces enjolivures. Si ça ne tenait
qu’à moi, je les aurais fait racler vite fait bien fait. Mon cabaret
n’en a pas besoin. C’est un curieux zigoto des Monuments historiques
qui les a remarquées au lieu de se rincer l’œil comme tout le monde au
spectacle de mes filles. Et c’est lui qui m’a donné votre adresse,
Monsieur l’expert. Je vous attends avant l’ouverture et vous offrirai
un verre. Et même un deuxième si vous prouvez que ces croûtes ne valent
rien. Aucune envie qu’on ferme ma boutique! Historique, historique… Je
ne vois pas pourquoi on m’exproprierait pour une cucuterie
historique. Je suis une tenancière honnête, moi, et je dois bien
gagner mon bifteck.»
Autant Jean-Baptiste peut éprouver de la compassion pour une
mère-maquerelle, qui se serait sortie toute seule du ruisseau et
redouterait maintenant d’y retomber à cause de quelque défenseur du
patrimoine. Autant le mépris de cette Mme Loreta pour ce qui est
«historique» l’émeut comme une extravagante métaphore. Il se dit que
l’Eglise manifeste une semblable réticence envers les vérités
originelles de l’Evangile, de l’historicité évidente de Jésus-Christ
(qui fut aussi un homme!), afin sauvegarder ses propres privilèges. Des
privilèges quelquefois vénaux, plus souvent de pouvoir, mais surtout
d’autorité morale.
La rombière de la rue Gabrielle craint qu’on lui confisque les clés de sa modeste boîte de nuit montmartroise?
Le Vatican, lui, tremble qu’on lui conteste un jour le droit
d’user à sa guise de celles du paradis. Ces deux bénardes qui
festonnent son pavillon jaune, qu’il aurait héritées de saint Pierre en
personne, mais lui servent à verrouiller les portes du ciel plutôt qu’à
les ouvrir.
En descendant les lacets du parc pentu de la basilique, le géant
Contine a le pas timide et hésitant. Celui d’un agneau qui prendrait
étourdiment le chemin de l’abattoir, mais qui instinctivement devine ce
qui l’y attend. «Je vous attends, oui c’est ce qu’elle m’a dit.»
Non, ce n’est pas encore le chemin des enfers, mais ça y ressemble. Car
il ne supporte pas l’alcool, et devra en boire quand même, et jusqu’à
la lie du calice. Sa mémoire ancienne lui fait défaut, mais une
antienne de son adolescence lui revient en force. C’est celle du
Confiteor en latin, une prière qui s’associe à des odeurs moites de
confessionnal. A l’haleine putride d’un prêtre confesseur qui croyait
plus en lui-même bien qu’en Dieu:
Confiteor
Deo omnipotenti, beatae Mariae semper Virgini, beato Michaeli
Archangelo, beato Joanni Baptistae, sanctis Apostolis Petro et Paulo,
omnibus Sanctis, et vobis, fratres, quia peccavi nimis cogitatione
verbo, et opere:
Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa.
Ideo precor beatam Mariam semper Virginem, beatum Michaelem
Archangelum, beatum Joannem Baptistam, sanctos Apostolos Petrum et
Paulum, omnes Sanctos, et vos fratres, orare pro me ad Dominum Deum
Nostrum.
Amen! conclue Jean-Baptiste, tout en repérant, au milieu de la rue
Gabrielle, son point de chute fatal (pas forcément mortel). Sur une
enseigne neuve en surplomb mais pas encore allumée, il parvient à lire:
Chez Loreta, la Clef de tous les plaisirs.
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Le Bel Homère, maure de Brocéliande
JIl
aborde déjà la soixantaine, le frère bien-aimé de Bouffarin. Le seul
être au monde qui lui inspire de l’affection vraie, affranchie de tous
liens familiaux ou autres. Elle au moins ne fait pas trembler le grelot
des culpabilités - celle des sempiternelles «dettes et loyautés» qui
impose sa loi ténébreuse à celle du sang et tourmente les fils ingrats,
même s’ils n’en montreraient rien. Omer, lui, n’est pas un fils
ingrat. Sa fidélité est irréprochable au point qu’elle en deviendrait
agaçante. C’est un noiraud de haute stature, un rien blanchi à la
frisure des tempes. Musculature déliée, regard brun flavescent. Son
teint sable et ses sourcils fournis lui confèrent un air de
ressemblance avec Jean-Baptiste Contine, mais Simon s’efforce de n’y
penser jamais. De dix-sept ans son aîné, ce grand frère avait été un
enfant adoptif, un Moïse du Chélif algérien, une espèce de
Sérafimovitch berbère - mais là encore, la comparaison est insoutenable
pour Simon.
Omer avait pris une place importante dans le cœur des Bouffarin avant
de progressivement la perdre, dès que Madame fois grosse pour la
première fois, à Briec, en 1960, quelques mois après qu’ils eurent
quitté l’Afrique en s’établissant en Bretagne. Fut-ce l’air ancestral
de la France retrouvée qui la rendit tardivement féconde? Toutes les
attentions dont il avait été jusque-là gratifié confluèrent sur le
ventre rond de cette ivoirine cariatide qui avait été sa salvatrice. Et
sur les dentelles du berceau, la literie de linon et la bonneterie
destinée au futur héritier légitime.
«Prions que ce soit un garçon! soupirait ostensiblement la grand-mère.
J’aurais enfin un vrai petit-fils…» Cette aïeule de convenance à
laquelle il avait été imposé, et qui lui avait été imposée, Omer avait
fini par l’aimer, malgré ses rabrouements quotidiens, ses baisers
refusés, ou secs.
Une femme exagérément osseuse, cette Adèle Divion, plus encline à la
suspicion qu’à des effusions. Admiratrice de Jeanne d’Arc, Napoléon,
Lyautey, elle était imprégnée de vieux principes coloniaux et
n’admettait pas ce qu’elle appelait le «lâchage de l’Algérie», même si,
durant trente ans, elle n’y avait mené qu’un train de vie modeste,
comme buraliste à Mostaganem. L’avancement inespéré de son dentiste de
gendre, et l’installation de la famille dans un castel de Bretagne la
«révolutionnèrent et lui montèrent au chignon», dira plus tard Simon.
Elle se donna aussitôt des attitudes altières de châtelaine.
Dans une famille en voie de dégrossissement, et qu’elle entendait
régenter en douairière, la présence de ce jeune Kabyle (qui oubliait
souvent de ne plus la tutoyer devant la bonne société cornouaillaise)
devenait encombrante. D’autant plus que l’insolent coucou y croissait
en vitalité et bonne humeur. Un matin, elle y mit le holà en le
traitant d’intrus à la table du petit-déjeuner. Personne ne prit la
défense d’Omer.
Au lieu de s’en mortifier, il se révéla le plus enthousiaste des
gardiens du ventre. A la naissance de Simon-Isidore-Dieudonné, il
combla celui-ci de tout l’amour qu’on l’empêchait d’échanger ailleurs.
Dès que son cadet manifesta des troubles de santé, il s’employa à
l’égayer en lui faisant des grimaces, tandis qu’un aréopage de médecins
et de psychopédagogues devisait tragiquement autour du petit dauphin
épouvanté. La comédie de l’Intrus fit scandale, mais fut souveraine; et bien au-delà de l’urgence d’une guérison.
Il y a des pitreries, des clins d’œil, des chatouillements qu’on
n’oublie pas. Qui valent tous les mamours d’une maman, et bien plus que
l’estime filtrée, spartiate - car érigée en dogme - d’un père. Car si
le Dr Armand Bouffarin dérogea à tous les principes élémentaires de
l’adoption envers Omer – qui pourtant l’aimait -, il se révéla plus
inconstant, immature, quand Simon-Dieudonné, chair de sa chair, se mit
à vagir en naissant à domicile, dans une chambre attenante à son
cabinet dentaire: «Faites taire cette chose, nom d’un chien! J’ai un
client important…»
Bref, un bon technicien, mais un piètre patriarche. Dès son
établissement à Briec, il fut apprécié comme un chirurgien-dentiste de
premier plan, et sa réputation se répandit jusqu’à Rennes. Or à ne
prospecter que la bouche de ses patients – ses clients
–, il finit par se désintéresser du reste de la physiologie humaine.
Son serment d’Hippocrate, il ne le confinait plus qu’au soulagement de
maux dentaires. Vis-à-vis des siens, il se sentait tout aussi
dépossédé des notions rudimentaires de la médecine générale - qu’il
avait pourtant étudiée brillamment à la faculté d’Alger au temps de
l’inconfort et des idéaux. Il avait désormais en dégoût les pansements,
le mercure au chrome, les thermomètres, les pastilles contre la toux…
Quand sa femme se plaignait de migraines, il la renvoyait aux conseils
du pharmacien du bourg. Ainsi, la première fois que Simon fut pris de
convulsions, il paniqua à son tour et s’emporta. Sur les instances de
sa femme, des domestiques, mais surtout d’Omer, il se résolut à prendre
le pouls du petit choréique. Sans succès. Un peu humilié, il fit appel
à des confrères; à ces Diafoirius modernes, tout aussi discoureurs et
sinistres qu’au siècle de Molière, mais qui eurent au moins le mérite
de poser un diagnostic en bonne et due forme: Simon-Isidore-Dieudonné
ne faisait pas le zouave (pas encore). A deux ans, il était
effectivement malade…
Depuis, plusieurs décennies ont flué en méandre, les séquelles de son
syndrome sont devenues occasionnelles (sauts d’épaules, trismus
maxillaires), mais le tréfonds de l’âme de Simon Bouffarin n’a pas
changé. Malgré les apparences: en 2002, c’est un quadragénaire
cyclothymique, un peu trop coquet pour son âge qui, chaque matin,
consacre un temps fou à boucler sa chevelure blonde avec un fer à
friser de son invention. Il dirige un atelier de stylisme et design en
tout genre dans un quartier hétéroclite de Boulogne-Billancourt. Le
souvenir du Dr Armand, son père - avec ses colères, sa sécheresse de
cœur apparente - le hante moins. S’il lui en revient des relents, il
s’en «désinfecte» en buvant plus de coutume dans les bars et brasseries
de la place Marcel-Sembat. Il s’y soûle jusqu’à de l’inconscience plus
qu’à de la haine. Au cointreau et au gin. Et si, dans les volutes
grises de ses ninas salés qui le font tousser comme un vieillard, il
lui prend de rêver à sa Bretagne natale, ce ne sont pas des abers ou
des îlots verts perdus en mer qui lui apparaissent, mais un masque
grotesque aux yeux révulsés. Le faciès distordu, drolatique et
réconfortant de son frère Omer, émergeant du pied de son petit lit
surchargé de couettes blanches.
— Regarde
comme je suis brun de peau. On dirait une vieille datte toute pourrie,
n’est-ce pas? Mais si je la fronce comme ça avec mon front et mes
joues, elle devient toute noire comme celle d’un singe. Mes dents sont
terribles, grrr, grrr… Je ne vais pas te manger, je vais te gouzigouzer
le ventre, gzz, gzz… La dernière fois qu’ils se sont étreints,
c’était il y a quinze mois, en automne 2001, aux obsèques de leur mère
dans une église de Guingamp. Omer grimaçait, mais différemment, de
tristesse cette fois. Avec une peau non plus de datte moisie ni de
singe, mais celle de l’olive blonde et solaire, ensoleillée par un
chagrin éponyme et pur - la défunte se prénommant Marie-Olive… Par une
affliction réelle que Simon n’arrivait pas à partager. Aussi
renonça-t-il à s’agenouiller devant le cercueil. Il resta debout
derrière son frère adoptif, sa femme, leur fille, leur beau-fils à
nuque de sanglier, et leurs petites filles – deux blondasses au museau
cruel qui ne cessèrent d’échanger des niaiseries durant tout l’office.
Omer est marié à une arrogante Quimpéroise dont l’œil gris évoque
l’écaille des serpents. Leur enfant unique, la jolie Marie-Flore, a
fait des études de philosophie avant de s’éprendre inexplicablement
d’un certain Roland Gauss, promoteur mulhousien lourdaud, à paumes
moites, et homme d’affaires plus que d’esprit. C’est ce béotien,
amateur de musique country et de motocross, qui lui a fait ces deux
petites chafouines qu’on vante comme des écolières surdouées… Mais de
ces quatre parentes, Simon se soucie comme de guignes. Il n’en parle
jamais et les salue à peine. Le ressentiment commun qu’elles lui
renvoient le met en gaîté et n’a aucune prise sur la tendresse que lui
voue son demi-frère, toujours disposé à lui ouvrir le tiroir-caisse de
son Goéland des Dunes, un cabaret-théâtre-librairie qu’il anime à
Tréboul, sur le front de mer, grâce à des arrhes prêtés par Monsieur
Gauss.
Autant le je-m’en-fichisme aristocratique et les problèmes d’argent de
Simon font jaunir de haine les yeux vipérins de la femme de son frère,
autant ce dernier s’en amuse avec empathie. Avec une générosité
indéfectible – un rien matoise, intrinsèquement méditerranéenne. En son
cœur de poète araboïde, Omer touille librement les mentalités et les
paysages de deux patries distinctes, comme si les embruns océaniques de
la mer d’Iroise pouvaient imiter les horizons marins de Mers-el-Kébir.
Un pari de coloriste. Marie-Olive faisait de même dans ses aquarelles,
dont la plus vaste, et une des plus hybrides, occupe maintenant un mur
entier de la librairie trébouloise: Coucher de soleil saharien sur les îles Glénan…
— «Hybride».
Oui, elle l’était devenue ma pauvre maman, mariant des paysages
hétérogènes, se mélangeant les pinceaux, ceux du cœur et de son infinie
sottise. «Hybride». Elle ne se douta jamais que cet adjectif vient d’un
mot grec signifiant l’outrance, l’outrage, l’affront.
Autant de vertus qui lui étaient étrangères. Ce n’est pas elle qui les
aurait transmises à son beau champi aux yeux de feu. La hardiesse
infuse d’Omer est jouissive, elle est une sève sans cesse renouvelée.
Il hypnotise les gens et il rit. Pour les faire rire aussi. Sa
bigarrure culturelle en devient inventive, décaractérisant les
exotismes, ne choquant pas; elle enchante, elle aiguillonne. Mon Omer
qui rit, mon Omer qui pleure: ses épanchements semblent surnaturels au
point qu’il m’arrive de les confondre. Comme s’ils sourdaient d’une
pensée duelle, alchimique, beaucoup plus pittoresque qu’il ne le
montre. Il est certainement le plus loyal des hommes, il est mon héros,
mais on n’en fera jamais le tour. Dans la basilique de Guingamp,
Simon Bouffarin s’adonnait à ces digressions psychologiques et
picturales, tandis que du haut de sa chaire en ambon, le curé
s’enrouait dans une oraison longue et décousue, et que les
petites-nièces jacassaient. Elles rivalisaient d’effronterie en
parodiant les radotages de l’officiant. Il les haïssait et les
jalousait tout en même temps: la babillardise était sa spécialité à
lui, et lui, il devait garder le silence… Quel malheur d’être adulte!
Or que reste-t-il à faire, quand on est privé de paroles parce qu’on
devient vieux? On gamberge:
— La
boucler en restant debout! Mes jambes sont en ruine, mes tympans aussi.
Pauvre Simon! Que de voix, y en a trop à la fois! Celle du sang y va
aussi de son couplet, la mienne. Est-elle un leurre? Je viens de perdre
ma génitrice, mais ça ne me fait ni chaud ni froid. Une évidence, rien
à ajouter. Les mots me manquent, oui, mais par indifférence. Chez Omer,
mon prince charmant à moi, ça se passe autrement. Il est tout
enchifrené de sanglots sur son agenouilloir. Son front obsidien, sans
rides à soixante berges, s’irise de rayons chrétiens décochés à travers
les vitraux à sa seule intention – alors qu’il avait eu le choix de
redevenir musulman. Aucun ne voudrait m’illuminer un peu, rien qu’un
tantinet, et pour cause… Mais Omer non plus ne parle pas dans ses
prières, il ne gamberge même pas, puisqu’il pleure. Il pleure une femme
qui n’a pas été sa mère. En quelle langue pleure-t-on quand on pleure
sans mots? Ça doit ressembler à une vibration intérieure, un
enchaînement de nasales, une phonation sommaire et ravalée. Le chant
des druides à Brocéliande? Ces légendes sont bien trop bretonnes pour
moi le Breton, mais elles ne le sont pas assez pour lui, le beau
mozarabe, le Moïse du Chélif. Je m’ébahis de son acclimatation
rapide, intrépide, à une civilisation compassée, raide, recroquevillée
sur elle-même. La froide Bretagne l’avait d’abord rejeté, et le voilà
devenu son trouvère le plus chaudement inspiré! Il en maîtrise les
quatre langues: le cornouaillais de notre timide Briec, mais aussi le
trégorrois, le vannetais de Vannes, et le littéraire léonard… Saint-Brieuc, Plouguenast, Ploufragran, ou Plœuc…
Quel tourbillon de sonorités imprononçables, de toponymes singuliers
pour ce natif des massifs djurdjuriens! Dans son Afrique francisée, les
noms de lieux furent plus faciles à prononcer pour les Français - le forte
guttural arabe en moins. Mais mon Omer se fait une volupté de les dire
avec l’accent celte qu’il faut, quand il le faut, avec le juste
nasillement enrhumé-embrumé qui convient, et selon les variations
ethniques de cet immémorial Finistère devenu sa nouvelle patrie. Son
nouveau royaume qu’il bariole à sa fantaisie!
Simon déteste ses monologues: les mots y sont banals ou académiques,
sans fioritures triviales et sans digressions factices. Mais l’esprit
voit clair: de fait, quand Omer Bouffarin ne fond pas en chagrin devant
un sépulcre maternel, ou s’il n’est pas astreint à la retenue, il
s’avère le plus éloquent des hommes. Chacune de ses phrases est
choisie, ciselée. Son argumentation s’étaye d’une mimique subtilement
rodée: deux mouvements sourciliers suffisent pour désarmer un médiocre;
un plissement sensuel de la commissure droite de sa bouche fait
flancher ses contradicteurs les plus aguerris. Et il a développé un art
du mensonge original tellement entortillé qu’il n’est pas trompeur…
Face à un député-maire régionaliste et frontiste:
— Vous
vous prétendez Finistérien de souche, Monsieur Banalech. Mais votre nom
l’est plus que vous-même qui ne savez rien du Finistère, Finis terrae en latin. En breton Penn ar Bed.
Dommage. C’est une région qui ne cesse d’étonner ceux qui l’étudient à
fond. J’en suis. Et je me passionne jusqu’à son passé le moins
éclairci. «Eclairci» est le mot opportun. Il vous fera chavirer quand
je vous apprendrai que votre contrée, Monsieur Banalech, avait été
désertique, sèche et sablonneuse comme mon Sahara. Qu’elle n’est
devenue verte, bocageuse, que par l’intervention de gens de mon
continent. Oui, des Africains, des Arabes, ou des Noirs (pour vous,
c’est kif-kif), des bicots en babouches qui l’ont colonisée bien avant
la naissance de vos plus lointains ancêtres; puis l’ont fertilisée
grâce à leur science des sources souterraines et du mystère phréatique…
Autre exemple de franche imposture; cette fois en réplique improvisée à
une dame patronnesse de Vannes, aux bajoues truellées de fards crémeux
- qui se trouve être une vieille complice de la venimeuse Adèle Divion,
sa mère-grand adoptive:
— Vous
m’interrogez trop candidement sur la couleur de ma peau pour n’être pas
malveillante, Baronne. Je ne vous le reprocherai pas. En revanche, il
est impardonnable qu’une authentique Vannetaise comme vous, vivant à
quelques milles seulement de Belle-Île-en-Mer où périt glorieusement le
Messire du Vallon de Bracieux de Pierrefonds – oui le Porthos - ignorât
que je suis un descendant d’Alexandre Dumas. Ma feue grand-maman Adèle
ne vous en a rien dit? Ça m’étonne d’elle qui vous disait tout et qui
fut si bonne pour moi… En effet, la fille mère inconnue qui m’avait
abandonné sur le perron d’un dispensaire en Algérie fut retrouvée. Mes
chers parents adoptifs l’ont identifiée: pouah! la vilaine Berbère, de
laquelle j’ai dû hériter les traits que vous voyez. Plus intéressant:
cette sauvageonne aurait eu pour trisaïeule une putain plus accorte,
avec des rotoplots rebondis et des yeux plus sournois que les miens.
Une chrétienne par surcroît! Une Italienne que sa spécialité fit
voyager beaucoup, mais qui aima aussi beaucoup les grands voyageurs.
C’est ainsi qu’elle eut l’honneur d’être engrossée à Naples par le père
de vos si gaulois mousquetaires, au temps où Dumas suivait Giuseppe
Garibaldi en Calabre. Détenir trois ou quatre gouttes du sang de ce
grand romancier, que vous semblez mépriser, Baronne, m’ennoblit bien
plus que tout le plasma britannoïde qui vous emplit jusqu’à la
congestion, et dont vous vous targuez sans rien en connaître.
— J’ai lu comme vous Les trois mousquetaires, mon pauvre Omar Ben Bouffar.
C’est comme ça, je crois, que vous surnommait ma chère amie Adèle et
que vous appelez votre aïeule… Pour moi, ce fut une lecture enfantine.
Aussi distrayante que les aventures de Bécassine du Sieur Pinchon dans La Semaine de Suzette. Ne m’en voulez pas d’avoir depuis mûri, ou, si vous préférez, vieilli…
— Oui,
je préfère ce second adjectif. Car s’il me reste un seul atome de
respect pour vous, Madame la méchante, il n’ira justement que pour
votre grand âge. Vous auriez saisi le génie d’Alexandre Dumas en votre
lointaine jeunesse que vous seriez à présent capable de bonté,
d’ouverture au monde. Et d’humour plus que de sarcasme. A un sans-cœur
de votre engeance qui lui reprochait un jour certaine ascendance
antillaise, le flamboyant métis rétorqua: «Oui, mon père était un
Nègre, et ma grand-mère était un singe; constatez que ma race commence
là où la vôtre finit.» Tout à l’exemple de ce fictif ancêtre,
romancier prolifique et affabulateur, Omer prend plaisir parfois à
violer sa propre histoire pour lui «faire de beaux enfants». Tentation
du mensonge bénin, penchant irrésistible et facile pour l’improvisation
théâtrale au quotidien. Humour de situation.
Il en avait tôt avisé son frérot: «Sache, mon Gwaz, que je ne suis pas
plus l’arrière-petit frilous de ce Dumazh que tu n’es toi, la reine
Zabeth d’Angleterre. Mais pareil aux singes du zoo de Zinzennes, je
dois faire le marmouz en Bretagne, mes grimaces ne suffisent pas pour
confondre ces sots de loukez. Il m’arrive donc de marmouzer en
racontant des zottises…»
Car la pitrerie qui fut leur levain fraternel ne resta pas qu’un jeu de
masques ou de rôles inversables. Elle s’émaillait d’extravagances
verbales, où la fricative Z servit - et sert toujours - de symbole
conducteur. Par sa fréquence déjà dans l’argot breton: l’onomatopée Zaw (vlan!, et toc! ou bah! en français), s’y prononçant quelquefois Zwa,
le cadet s’en souviendra plus tard à Billancourt, pour en faire un tic
glapissant tout personnel et distinguo, mais qu’il orthographie Zouah,
comme zouave - un des jurons du capitaine Haddock, l’autre modèle
«humain» de Simon, qui d’ailleurs se verrait lui-même, et sans honte,
en héros de papier. Des premières gouzigouzeries qui le déridèrent
au berceau, jusqu’à la découverte du dieu Zeus, puis de l’homme de dieu
Zoroastre suivi de près par l’homme sans dieu de Nietzsche Zarathoustra
– et en passant par les cavalcades de Zorro ou les altérations
révolutionnaires que le blues (le blouz)
fit subir à la sacro-sainte gamme diatonique - Simon est un obsédé de
la vingt-sixième lettre de l’alphabet. Elle le poursuit et le précède,
tel un sceau fatidique, un tourment. Mais elle lui porte bonheur,
puisqu’elle le relie phonétiquement à son frère Omer. Celui-là,
l’évanescente Marie-Olive l’avait recueilli poupon d’un dispensaire
d’Oran, où il avait reçu provisoirement le prénom arabe d’Omar – car
«son visage était beau comme la lune». Elle le rebaptisa Omer en
hommage au saint de Thérouanne sur la Lys, au nord de l’Artois, dont
elle était originaire. Pourtant, on a vu que c’est dans le Finistère
que le Dr Armand Bouffarin préféra s’établir en 1959, trois ans avant
l’indépendance de l’Algérie, avec son épouse, son acrimonieuse
belle-mère, et ce fils adoptif à peau trop mate, aux yeux trop grands
et trop rieurs. Omer Bouffarin avait seize ans. Les Bretons s’en
méfièrent moins pour son teint que pour sa précocité physique et
mentale. En France, (du moins à l’orée des années soixante) les
adolescents avaient rarement des attitudes d’homme. En tout cas pas
cette séduction enjouée qui faisait rosir les femmes: les fermières
d’alentour frémissaient pour leurs filles, les fermiers tremblaient
pour leur épouse.
Pourtant, aux notables de Quimper, Brest ou Morlaix qui débarquaient au
castel pour leurs chicots et prothèses, le bel Omer en imposait par sa
précocité intellectuelle et civile: il les accueillait dans
l’antichambre du cabinet paternel avec courtoisie, et un zeste de
désinvolture qu’ils appréciaient. D’autant que c’était relevé de
remarques pertinentes sur leurs fonctions publiques, leur engagement
politique, et les ambitieux défis économiques qui devaient bientôt
moderniser la Région Bretagne.
— Votre
fils est très éveillé pour un Maure, glissaient-ils au dentiste en
s’asseyant sous le davier avant d’éployer leur mâchoire. Vous l’avez
adroitement éduqué avant de revenir en France. Joli travail, Docteur!
Félicitations aussi à Madame Bouffarin, et à Madame Divion, votre
belle-mère. En Algérie, les Bouffarin s’étaient appliqués à éduquer
et instruire Omer pour en faire non seulement un modèle de droiture
filiale, mais un érudit
à l’européenne. Si bien qu’en arrivant dans sa nouvelle patrie, il
s’exprima en un français sans barbarisme, sans solécisme et sans
accent, et il connaissait l’histoire de France par cœur. Se conformant
à l’évolution du standing familial, il apprit l’escrime au fleuret, le
tennis, le golf et l’équitation à la mode cantilienne. Sa prestance
aristocratique impressionnait moyennement les éleveurs de porcs et
aviculteurs du pays glazik, mais sa robustesse de cavalier remporta
tous les suffrages lors de compétitions hippiques régionales. Car les
gens de Briec élevaient aussi des chevaux. Parallèlement à ses
études chez les Jésuites de Vannes, Omer jouait du basson et
s’intéressa à tous les instruments de musique. Mais il fut sèchement
remballé par son père quand il annonça son goût pour le théâtre, et
(plus grave) une vocation de comédien-amuseur:
— Mais
tu as vu le triomphe remporté par les Zozos Cornouaillais de
Châteaulin? Ils sont prêts à m’engager à l’essai dans leur troupe.
— Oui, pour y figurer quelque fagotin, un négrillon…
— Je te rappelle, Armand, qu’Omer n’est pas un Nègre. Il a été Arabe, et il ne l’est plus!
— Ma
pauvre Odile, c’est justement parce qu’il est devenu un bon Français,
que je ne veux pas qu’il se ridiculise sur ces tréteaux ambulants! Et
qu’il nous ridiculise par ricochet. Il est un Français de pure race
maintenant.
— Papa Armand, qu’entends-tu par «pure race»?
— Je vois que tes nouvelles fréquentations t’ont appris l’impertinence!
Pour vive qu’elle fût, cette première altercation n’envenima pas
l’harmonie familiale, encore pétrie de cordialité méditerranéenne. Les
liens ne devaient se distendre et s’altérer qu’après la conception
miraculeuse de ce cher Simon.
Et c’est peut-être en se rappelant cette année 1960 aux émotions
paradoxales, couleur d’arc-en-ciel, où sa mère commença à le chérir
moins, que le bel Omer la pleura tant à ses obsèques, sous les voûtes
du Bon-Secours. Cette maigriotte à cou de cygne, pas très avenante,
était devenue si belle, plus rayonnante que jamais: la maternité
colorait ses joues. Elle ressemblait alors à une pucelle découvrant
enfin l’amour.
Sous les voûtes guingampaises, le druide maure priait sans prier, tout
étourdi par les vertiges du mystère féminin. Derrière lui, l’«enfant du
miracle» se tenait debout, les yeux secs, pestant contre ses premiers
rhumatismes de quadra, et soufflant une spirale de ses anglaises
blondes qui picotait la pointe de son nez.
Retrouvez, sur le blog de Gilbert Salem, de nouveaux chapitres inédits de Trois hommes dans la nuit.
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Complément de Gilbert Salem sur son blog.
Les ciels enfumés du Caravage et de Marlowe
La nuit de la poésie tragique n’est pas noire, elle n’est pas bleu
foncé. Elle n’est pas bleu nuit, elle n’est pas lumineuse, même si sa
consonance et sa diphtongue finale appellent plus la lumière que le mot
jour.
Jour a une aspérité funèbre, la touffeur des velours dont on bande les catafalques. Alors qu’à l’ouïe nuit
scintille. A l’ouïe de l’œil, s’entend: en 1888, un an avant de se
trancher l’oreille droite, Vincent Van Gogh allume des bougies autour
de son chapeau pour éclairer son chevalet sur les berges du Rhône. Ad te levavi animam meam,
l’autel du sacrifice est prêt, et le ciel nocturne d’Arles se couvre
peu à peu d’étoiles non pas or, mais à la feuille d’or, astres ternes
comme le brocart passementant une trame quasi terreuse. La pigmentation
de l’éther est limoneuse pour le peintre qui se fie aux feux de son
diadème de martyr. Il la touille jusqu’à l’obscur – et à l’illumination
-, sans recourir à l’huile noire. Ici le noir cesse d’être une couleur,
et comme ici il n’y a que couleurs, il devient le grand absent de la
nuit vangoghienne. La nuit du Caravage est faite d’autres
ingrédients. C’est celle aussi de Jean-Baptiste Contine, avant ses
pitoyables acrobaties aériennes du finale. On y trouve de la crème de
sang, du brou de noix, du remords de malfrat, du vin madérisé
d’estaminet interlope, de l’urine des chiens, de l’humanité
rudimentaire mal débourrée, dépossédée de toute promesse de rédemption.
C’est un ciel bas qu’aurait peint Emile Zola (le «Michel-Ange de la
crotte», dixit Barbey d’Aurevilly.) Un patchwork camaïeulé de viandes
fumées, de crépines jaunes et de basanes.
Un ciel qu’aucun air vivifiant ne ventile à l’heure où des insomniaques
errent circulairement dans leur chambre à coucher, et quand la hantise
d’un passé perdu fait courir des quadragénaires névrotiques dans les
rues de l’hiver.
Ils sont déboussolés, car aucun des trois n’est plus au centre du monde.
Le 27 mai 1606, Michelangelo Merisi da Caravaggio n’a, lui, que
trente-six ans (mais déjà la tête d’un clochard à mèches grises et
voletantes, des yeux d’augure en transe) quand il pénètre dans une
auberge aux murs tavelés par l’humidité du Tibre. Il y vient souvent
lutiner des jouvenceaux efféminés, s’enivrer d’hypocras, de liqueurs
chargées de girofle, sucer du lard salé et cracher ses dents par terre.
Le tavernier Amigoni et ses frères l’entourent de prévenances car c’est
un peintre important. Sa technique du clair-obscur l’a rendu célèbre
jusqu’à Naples, leur royaume natal. Et ici à Rome, il est le protégé de
Sua Eminenza Del Monte, le représentant du grand-duc de Toscane. Il le
rappelle souvent. On révère ce matamore pour son prestige, sa
prestance, mais on le hait pour sa ladrerie et ses éruptions
imprévisibles.
Il a trop bu comme d’habitude, mais cette nuit-là, il a l’air plus
fâché qu’hier et avant-hier: il vient de faire un esclandre au Campo
dei Fiori, renversant des tombereaux de légumes, blasphémant contre
Dieu, le pape et particulièrement les dominicains, pour s’être souvenu
que là, sept ans plus tôt, ces satanés encapuchonnés firent griller vif
un philosophe qui les narguait.
— II avait une insolence visionnaire, le Giordano Bruno. Il aurait pu
être mon frère: un panthéiste. Comme moi, il ne croyait pas à l’action
des anges dans les mouvements naturels du cosmos. Non, Messieurs les
inquisiteurs, l’homme n’est plus le pivot du mécanisme universel! Voilà
une vérité que j’exprime dans mes tableaux et que vous ne voyez pas.
Elle échappe également à ces artistes qui depuis deux siècles vous
honnissent, et que vous brûlez de brûler. Ceux de l’humanitas, ou de je
ne sais quelle Renascita…
Au souvenir halluciné de ce bûcher et de tant de géométries rotatoires,
le Caravage s’était lancé comme un fauve sur de braves maraîchers se
repliant vers leurs faubourgs. Les moins intimidés l’ayant éconduit à
coups d’olives blettes et de crottin de mulet, c’est avec une rage
décuplée qu’il a poussé la porte de l’auberge d’Amigoni.
Une caverne plus qu’une taverne. Là, il se sent chez lui. Mais trois
hommes l’y attendent, debout, dos au mur, peu amènes. Non, ce ne sont
pas des gendarmes pontificaux du Quirinal, ni de ces sbires du cardinal
Del Monte qui le pistent pour mieux le protéger, mais le surveillent.
Bien pis: il reconnaît des joueurs de paume, ses vainqueurs de la
veille. De jeunes marauds en soie et velours venus dans son repaire lui
réclamer leur dû en ducats d’or. Il le sait. Et eux savent sa
réputation d’homme sans parole, c’est pourquoi le plus émacié, le plus
déterminé, a ostensiblement glissé sa main dans la garde de son épée.
Son œil gris lézard est menaçant.
Mais pour le Caravage, il n’y a de plus sûre défense que l’attaque:
— L’appât de l’argent n’avantage pas ta figure, Ranuccio Tommasoni.
J’aimerais mieux peindre un transi de la morgue, ou une carcasse de
poulet que t’avoir pour modèle!
— Que la sainte Madone me préserve de poser jamais pour le Messer
Merisi! On dit qu’après une séance dans ta boutique puante, un homme a
peine à s’asseoir…
Le gant est jeté. Le Caravage devient tigre et feule. On fait jaillir
les lames sous la torchère, on écarte tables et bancs à coups de talons
de cuissardes - le reste de la clientèle s’étant éclipsé avant l’orage.
Livides, gémissants, les frères Amigoni sont sur le point de se
claquemurer dans le cellier, mais, grazie Gisso mio!
leur servante Fiammetta entend le pas de vigiles en ronde et elle donne
l’alerte. Au soulagement des aubergistes, les deux ferrailleurs
rengainent, mais c’est pour convenir d’un lieu rendez-vous plus
tranquille, par-delà le Panthéon, sur-le-champ de Mars. Renvoyé aux
premières lueurs de l’aube romaine. Soit dans une heure et demie.
Une heure et demie de rumination solitaire dans une taverne vide,
devant un âtre aux braises mourantes… D’exécution rapide par
tempérament, Michelangelo déteste attendre: le vin des trois hautes
fiasques que lui a laissées la plantureuse Fiammetta n’en est que plus
amer. Dire qu’il faudra l’écluser jusqu’à la dernière goutte pour
qu’enfin sonne l’heure du duel!
«Joli prénom, Fiammetta, la petite flamme.»
— D’ailleurs tu le sais, ma grosse! grommela-t-il pendant qu’elle
soufflait les chandelles de la salle à boire. Si tu n’avais pas crié
comme une oie, j’aurais déjà pourfendu ce Tommasoni, et maintenant moi,
l’invincible Caravaggio, serais libre. Cela dit, tes rondeurs me
plaisent. Oh! pas pour une peinture, désillusionne-toi. Juste pour des
mamours – deux ou trois bacioni avant que tu n’ailles ronfler sur ta
litière à l’étage.
— Bas les pattes, Maestro! À l’étage,
comme vous dites, je n’aurai pas le temps de ronfler: la nuit m’est
devenue courte à cause de vous et vos scandales. Mais en des cellules
plus confortables que ma soupente, vous trouverez des ragazzi gracieux et guillerets. Ils vous plairaient plus qu’une pauvre femme qui s’est esquintée à laver les planchers.
— Comment sais-tu qu’ils me plairaient? Tu valides ainsi une rumeur
immonde lancée par ce pourceau de Ranuccio, mon ennemi mortel?
— Je sais que ces garçons, vous les peindriez sans faire le dégoûté. Et
en leur donnant des apparences de saints! Moi, sans être une sainte, je
réprouve chrétiennement les accouplements entre hommes, mais ces
compagnons d’étage, je ne les damne plus. J’ai appris à les aimer comme
de petits frères. Ils sont respectueux envers moi. Leur profession les
fait pécher plusieurs fois par jour, mais sans elle, ils ne
survivraient pas. Ça les astreint à sourire toujours, un peu comme les
premiers martyrs face aux lions du Colisée. Vous avez peut-être raison,
Maestro, de les représenter comme ça. En héros de notre foi. Quand ils
montent l’escalier devant un client aviné, ou un de nos prélats déguisé
en marchand étranger, j’ai l’impression qu’ils vont au supplice. Et que
leur guirlande de fleurs honteuses s’allume en couronne de flammes.
— Ton imagination te fait délirer, la grosse! Ces petits prostitués
sont de vils mécréants. Des capricieux, des ignorants. J’en eus un qui
rechigna à poser en Jean le baptiste. Il nasillait comme une mijaurée:
«Moi, faire un vieillard!» L’idée qu’il arrivât au Précurseur d’avoir
été un beau jeune homme ne lui traversa pas la pensée.
— La sagesse biblique, qui vous honore vous, lui a peut-être manqué.
Mais sans sa faute. Ses parents défunts ne savaient pas lire.
— Lui non plus ne savait pas lire, mais il le faisait accroire partout
avec une superbe de nymphette ennuyée, certaine d’être éblouissante.
Pourtant il posa, et quand il vit le résultat de mon travail, il fut
estomaqué: il s’y vit rajeuni, et magnifié. De ce sybarite de dix-huit
ans aux yeux creux, j’ai fait saillir avec puissance un garçon qui en a
huit de moins, à teint plus frais, au regard plus intelligent, frappé
d’une grâce enfin humaine, simple, quotidienne - plus que divine. Et,
pour ne rien arranger, en compagnie d’un bélier!
— Je n’ai pas vu ce tableau, Messer Merisi, mais je sais, par ce même
jeune homme qui a posé et qui, depuis, a perdu la raison - que la
nudité de votre Jean-Baptiste enfant est d’une indécence qui outrage
toute sainteté. Moi, pauvre femme inculte, j’ai en revanche beaucoup
d’admiration pour la sainte Vierge que vous avez peinte en l’église de
Sant Agostino. Elle se montre si bonne envers les pèlerins qui viennent
à elle!
— Ainsi, sous l’emprise de mes seules couleurs, un de mes modèles a
perdu l’esprit! Mais en ont-ils de l’esprit? Toi si, tu en as, la
Fiammetta. Et à revendre, à l’instar de ta croupe charnue, boulotte et
sans rupture de ligne. De ton corps sans diable en femme, de tes allées
et venues de monstre inoffensif, doux et mamelu. Allons, laisse tes
chairs s’épancher, déraidis-toi, embrasse-moi…
— Lâchez-moi, Monseigneur! Je suis fatiguée. Je ne sens pas bon.
— Tes jolis fratellini
se frottent tant d’essence de jasmin que même leur beauté plastique
finit par me répugner. Tandis que toi, avec ta garniture de rondeurs
molles et tes gestes incapables d’afféterie; toi tu embaumes le piquant
fenouil et la coriandre douce des potages. Tes lèvres sont rouges sans
farderie. Ton charme est plus sensuel, car tu es une pieuse vraie. Tu
crois si complaisamment au Dieu refabriqué de nos églises, que ce
maudit créateur des apparats t’épargnera toujours de tout. Voire de
l’ascendant d’un juste comme moi, qui suis bien plus maudit que lui.
Mais pouah! tu me dégoûtes par tes signes de croix précipités et
conjuratoires, ton œil apeuré de bichette déjà morte. Va dormir! Et je
te donne l’ordre d’oublier ce que je t’ai dit cette nuit, Fiammetta!
C’est trop sale pour tes oreilles de femme! Non, toi, tu ne peux être
une sale. Moi si, je suis un salaud, un sale, je me suis voué à me
salir, à me cochonner moi-même jusqu’à plaisir, comme le cochon en sa
souille. Sale, salé, trop salé, tel ce reste de nuit brune qui me reste
à boire. Et avant ce point du jour que j’attends.
Et qui m’attend.
Si le Caravage abomine la lumière diurne, elle lui est hostile en
retour: il l’a vaincue en la réinventant dans la nuit, là où elle n’a
aucune autorité naturelle. Il se prend pour un nouveau Prométhée, en un
contexte chrétien par-dessus le marché! Plus grave: sa capture du feu
divin ne lui fait pas glorifier l’homme mortel, mais la seule lumière,
la dérobée, la repétrie. Il l’aurait rendue malléable.
L’homme ne l’intéresse plus. Il a refondé une humanité sans l’homme.
Sans le Caravage non plus, puisque tout à l’heure il se fera trucider
par ce jeune Tommasoni qui le traite de sodomite. N’est-il pas déjà
plus saoul que la veille, quand il perdit cette partie à longue paume.
Il perdra le duel, c’est inéluctable. Mais sera-ce une infamie de périr
sous l’épée d’un reître au corps disgracieux? Tout au contraire: une
victoire en creux, un cheminement vers une béatification profane. «Un
soudard au visage repoussant vient de tuer un grand peintre qui
célébrait la beauté des êtres et la chrétienté. Pourquoi ce crime? Pour
une vulgaire affaire d’argent…» Quelle éloquente épitaphe sur une tombe!
— Avant que ce magot ne m’estoque ma gorge, je lui lancerai: «Oui,
tue-moi Ranuccio, plutôt que je doive te peindre un jour. Enlaidir ce
qui est déjà laid serait pour moi une corvée. Que veux-tu, moi j’ai
toujours préféré embellir ce qui est beau!
À propos de gorge, il revoit celle satinée de ces éphèbes, dont ses
lèvres abusent parfois avant qu’il ne la nielle et la cuivre sur la
toile. Le Caravage se convainc maintenant qu’elle est a toujours été
étrangère à son art.
— La chair n’est rien. Seule a compté la carnation, l’âme fugitive qui
en échappait à chaque instant où mon pinceau la saisissait.
Être contraint à penser car on sait qu’on va mourir fait parler de soi
au passé. Or quand le ténébreux portraitiste de Bergame portraitisait,
il ne pensait pas. Il obéissait sensitivement à des ordres secrets qui
ne venant que de lui. Dont il ne voulait pas connaître l’origine. Il
était l’homme animal réduit à des instincts immédiats, savourant
bestialement l’odeur poissonneuse de la sépia émergeant d’une jatte de
Venise. Celle d’œuf pourri des détrempes bistrées au bout de son index
ne l’écœurait pas non plus. Pour faire diversion, sa palette lui offrit
du vert de menthe arabe, de l’œillette et de la garance, du macis, de
l’alizarine, de la décoction de roses du pays des Rhodopes… Tout un
nuancier olfactif qui s’évanouira dès que ses narines seront inondées
par le sang frais de ses jugulaires tranchées.
En attendant la botte du Tommasoni, seul le chagrine le sort de ses
pots, blaireaux et spatules. Il pleure son atelier, la lumière mordorée
et cendreuse qui s’y est faisandée en dix ans sous des tentures de
cretonne. Une nuit d’appartement, qu’il a patiemment mitonnée, qu’il a
voulue brune - au souvenir peut-être de la peste qui le priva de son
père à ses cinq ans.
Tout à l’heure, au Champ de Mars, il devra se battre et périr dans une
clarté diurne qu’il abhorre, et qui l’abhorre. Il clignera ses yeux à
la façon d’un rat de cave qu’on a débusqué en l’enfumant. Le premier
rayon jailli des brumes roses de mai (le plus fourbe des mois) le
confondra d’ailleurs, le perçant plus tôt que l’épée de son ennemi.
— Non, Michelangelo, tu ne marmonneras aucune une prière chrétienne. Ta
réputation de peintre sauvage te l’interdit. Tes dernières paroles
seront colorées de fiel vert, vert putrescence, et d’arrogance rouge
sang. S’il faut prier Dieu Lui-même, c’est hic et nunc, devant l’âtre
refroidi du vieil Amigoni, ce proxénète peureux et hypocrite aux
sourires de bonté. Le vin saumâtre qu’il t’offre raucit ta voix
davantage, il débilite tes muscles de batailleur. Plus t’en bois, plus
tu faiblis. Faut-il une prière d’espérance, puisqu’il n’y en a plus
pour toi? Tu n’as qu’une seule certitude: tu mourras tout à l’heure.
Elle te vient de ton intuition funeste de créateur. Elle ne peut pas te
trahir.
Le captif de Malte
Son intuition le trahira pourtant: au petit matin du 28 mai 1606, c’est
le sobre et fringant Ranuccio Tommasoni est saigné mortellement à la
cuisse par un ivrogne braillard nommé Michelangelo Merisi da
Caravaggio. Ediles et prélats de la ville éternelle s’en indignent de
concert: voilà un forfait de trop au compte de ce débauché irascible et
belliqueux. Il ne peut plus se rédimer en arguant de son génie
artistique, tout incontestable qu’il soit. Ses protecteurs
l’abandonnent. Trois jours après, le Caravage est condamné à mort.
Son évasion échevelée de Saint-Ange le remplira de tristesse, car il
s’est attaché à l’air jaune de Rome. Mais ni la nostalgie, ni les
vicissitudes de l’exil ne l’amèneront à résipiscence, encore moins à un
adoucissement de son caractère. A Malte, il se blanchit en flattant un
portrait du grand maître de l’heure, Alof de Wignacourt. Ça lui vaut
d’être adoubé chevalier de «grâce magistrale». Hélas, ses tourments
charnels le rattrapent: le petit blondin aux sourires taquins qui y a
posé en page n’appartenait pas, comme il le crut, à la valetaille
ordinaire du palais de Saint-Jean-de-Jérusalem, mais à une influente et
prude famille de notables. Le Caravage est radié de l’Ordre, et
derechef mis aux fers.
À la veille de sa seconde évasion – vers la Sicile cette fois – le
revoici englué dans son narcissisme maladif, cette compassion
sirupeuse, hydromélique, pour sa seule personne. Dans la puissante
forteresse de La Valette, il est reclus dans une chambre spacieuse. De
discrets protecteurs – ceux-là qui organiseront sa fuite – ont veillé
qu’il ne manque de rien: poutargue de mulet, figues juteuses, gâteaux
d’amande, lard fumé et vins doux. Les fenêtres ogivées en accolade
donnent sur une Méditerranée calme, aux reflets lunaires trop léchés
pour lui plaire. Trop belle, insupportablement féerique. Il ne la
peindrait pas comme ça. Il l’abîmerait au repoussoir. De cette mère des
mers, il ferait un creuset de miasmes mouvementés, une géhenne ardente,
mais la Chevalerie lui a confisqué ses outils. Il y aurait ajouté des
figures anthropomorphes – un Neptune par-ci, une Amphitrite par là. Des
anguilles-dragons aux écailles nacrées à la luciférine de lampyre. Des
circés, des calypsos…
— En tout cas pas un jeune triton à figure angélique! Ces petits
morveux me portent malheur. Dans ce patelin que les mers isolent de
tout, il suffit d’une innocente caresse à un adolescent, d’une œillade
de «grand frère», pour être traité comme un dépravé.
Une fois encore, le Caravage doit attendre l’aube, ces damnés «doigts
de rose» qui vont défaire le travail d’une broderie nocturne de pensées
malsaines qu’il aime (lui qui a horreur de penser), car elles sont sa
lie, son brou imaginaire quand il est privé de pinceaux. Demain son
cerveau en sera peut-être libéré, lavé. Passée la baie de Mellieha, un
bateau prendra le vent et le conduira à Syracuse. De Messine, il
rejoindra l’Italie, un jour, qui sait? sa chère Rome… Mais il est
encore le captif des Maltais.
— Étranges insulaires! Les puissants parlent espagnol ou le batavien.
Ils se prennent pour les héritiers des Templiers. Les soumis traient
des chèvres tristes, sentent le mouton gras, ne s’expriment qu’en arabe
et sont autant abrutis que leurs maîtres. Ces deux populations se
méprisent réciproquement, ou plutôt s’ignorent. Entre elles, il y a les
Juifs: truchements éclairés, polyglottes et négociateurs habiles. Les
chevaliers les craignent car ils gèrent leur or. Les pauvres les
vénèrent pour leurs aumônes, et parce qu’ils achètent la laine à plein
tarif. Les Juifs se sentent à l’aise dans les îles, alors que
l’histoire de leur peuple ne les y prédestinait pas. Dans les colonies
vénitiennes, Corfou par exemple, ils sont parvenus à modérer les
conflits. A Malte, ils sont les seuls à entendre mon italien de
Bergame. C’est à eux que je serai redevable de cette protection
clandestine qui accessoirement me permettra de m’évader. Que m’ont-ils
demandé en échange? Presque rien: juste un de mes secrets de détrempe
jaune à base de tiges de carthame et d’œufs d’orvet.
Tandis que la galiote hollandaise, frétée par un marchand lainier
anonyme, s’éloigne de l’archipel, le Caravage hume avec répugnance les
roseurs vivifiantes du matin dont l’ébullition asperge la poupe. Il
s’appuie d’une seule main au bastingage, l’autre étant occupée à faire
les cornes aux arrogantes fortifications de La Valette. Il repense à
ces mystérieux Hébreux qui l’ont sauvé. Osera-t-il les vanter auprès de
mécènes catholiques qui, un jour, lui donneront l’absolution?
«Messeigneurs, je dois ma survie à de grandes âmes que vous tenez pour
des immolateurs du Christ…»
Le Caravage en sera dissuadé dès le premier soir de sa première
réhabilitation. Par un Napolitain avisé, un tabellion à boucles noires,
au teint mat des gens du sud mais encapuchonné de petit-gris à la
habsbourgeoise. Voix notariale, mesurée, huilée:
— Une nouvelle vague d’aversion contre les Juifs gagne l’Europe,
Maestro. Une vague, ou plutôt une vogue. Cinquante ans après le concile
de Trente, et six ans après la mort de la vierge-putain Elisabeth, les
relations entre le Saint-Siège et l’Angleterre ne sont pas rétablies;
le roi Jacques Stuart, fils pourtant d’une reine catholique martyre, se
révèle farouche anglican. Mais des membres influents de la famille
Borghèse – celle de notre cher pape Paul V – favorisent en coulisse une
politique d’échanges gracieux: hanaps d’argent, fibules incrustées de
rubis, renseignements codés sur les déplacements des armées de
l’Espagne, ou de vaisseaux vénitiens. Voire de tableaux de maîtres
prestigieux… Vous devez bien connaître ces coutumes, Signore Merisi.
— Non, je ne les connais pas. Quel rapport ont-elles avec mes sauveurs?
— Filigranant leurs violentes polémiques doctrinaires, le Vatican et
l’Angleterre, ces deux puissances politiques, s’offrent des cadeaux
symboliques mais s’entendent mieux encore sur un terrain commun, vieux
comme le péché: la haine des Juifs. De leur virtuosité commerciale
surtout. Un de leurs concurrents pisans a rapporté au camerlingue
Volodini qu’une pièce, écrite en 1590, reste toujours populaire à
Londres, seize ans après l’assassinat de son auteur, un certain
Marlowe, dont la mémoire est pourtant disgraciée. Dans les théâtres
londoniens, elle est acclamée à l’unisson par des adeptes de la
religion prétendument réformée et de clandestins demeurés fidèles à la
vraie religion. Ce spectacle vilipende ouvertement le judaïsme sous les
traits d’un nommé Barabas, un marrane assoiffé d’or, de sang, et qui se
venge d’avoir été spolié de son argent en empoisonnant à peu près tout
le monde, y compris sa fille. Le Fatum le fera périr dans un chaudron
d’huile bouillante. J’en reviens sur votre affaire, Maestro, en
précisant que ce drame, dont l’idée plaît au Saint-Père, se déroule
dans l’île de Malte justement… Ne lui avez-vous point sollicité
directement un retour en grâce?
Le Caravage le tiendra pour dit.
La nuit où Marlowe fut assassiné
L’auteur du Juif de Malte,
n’avait jamais mis les pieds sur l’archipel. Durant sa courte
existence, Christopher Marlowe s’était moins distingué publiquement par
son antisémitisme que par des propos hérétiques; affirmant que les
Evangiles étaient mal écrits, que Jésus était un «bâtard né d’une mère
malhonnête»… Dandy avant l’heure, précurseur d’un Oscar Wilde, d’un
Rimbaud, il bravada et rodomonta jusqu’aux limites du libertinage
toléré: il traita d’imbéciles des lords qui refusaient de coucher avec
les garçons ou n’aimaient pas le tabac. Mais pourquoi avait-on si
longtemps épargné cet athée, ce blasphémateur qui se riait plus encore
de l’ordre civil? Son talent littéraire n’y était pour rien.
Marlowe était un espion au service de la couronne anglaise. D’un séjour
instructif en France, il rapporta une moisson d’informations appréciée
en haut lieu, qui lui offrit longtemps des passe-droits. Or au pays des
secrets d’Etat, c’est comme dans la tragédie antique: la fatalité est
imprévisible, la roue de la fortune tourne selon ses caprices. Un jour,
on se souvint que Christopher Marlowe en savait trop. Alors on
enjoignit à ses plus proches amis de l’assassiner le 12 mai 1593, dans
une taverne de Deptford Strand, un faubourg au sud-est de Londres. Le
flamboyant à mèches dorées avait vingt-neuf ans.
À la fin de cet après-midi-là, en ses Italies, le Caravage en avait
trois de plus. Il se trouvait dans son atelier romain, en train de
peaufiner-finasser une Marie-Madeleine repentante. Dommage! le
clair-obscur a giorno de l’auberge londonienne l’aurait intéressé.
Peut-être inspiré: un rideau grenat de scène foraine cachant mal une
maçonnerie de brique décrépite, des fumerolles qui sentent le suif, le
regrat avarié. Et pour fond sonore le martellement scandé de poings sur
les tables; des rires obscènes de témoins avachis, mais que
l’échauffourée ranime. Ils ne l’empêchent pas, ils l’encouragent. Des
fronts étrécis illuminés par une rage bébête, des bras nus en combat,
des yeux érubescents. Et, en retrait, le sourire juvénile d’une petite
gouape, belle comme les statues d’Antinoüs, qui ne guette que le
plancher où tomberont bientôt des pièces de bronze et des esterlins.
Ce n’est qu’une rixe de cabaret ordinaire dans le Londres du début du
XVIIe. Elle a commencé par une querelle entre godelureaux au parler
aristocratique, mais eux aussi très éméchés. Qui, de Marlowe ou de son
compère Ingram Frizer paiera le repas? Tous deux se savent manipulés
par Sir Walsingham, le maître espion de la reine vierge, mais ils n’y
pensent plus. Seule importe cette méchante question du déboursement. La
dispute s’échauffe, les esprits se fermentent. L’atmosphère aussi, au
point qu’on se demande si elle ne provoquera pas une déflagration
générale. Le poète fait étinceler de pourpre une petite lame sous les
candélabres empoissés de suie et de tabac, mais, suite à une pirouette
de son adversaire, sa propre dague se retourne contre lui, transperce
son œil droit et le tue.
Christopher Marlowe ne se reconnaissait pas comme un mortel. A
l’exemple du Doctor Faustus, un autre de ses personnages de tragédie,
il se croyait demi-dieu, aspirant à devenir plus encore:
— A sound magician is a demigod,
He tires his brain to get a deity.
Périr jeune, sans avoir été un bon magicien, ni s’être suffisamment
tourmenté la cervelle pour accéder à la divinité pleine, a été pour lui
un stupide retour de roue, ou de flamme, ou de supination de bras. Plus
révoltant: un incident d’auberge, bien manigancé mais très mal mis en
scène par des politiciens ignorants des enjeux métaphysiques du
théâtre. Si seulement, avant de l’occire, ils lui avaient demandé
conseil! Marlowe leur aurait suggéré une dramaturgie plus accidentée,
une violence froide, épique, rehaussée de scènes impossibles. Des
protagonistes érigés en véritables héros de la morale triomphant d’un
méchant trois fois plus immoral qu’il ne l’a jamais été. Plus des
garçons crottés qu’on ferait venir de l’écurie annexe pour les attifer
en duègnes, en pythonisses, en fées-marraines, en reine d’Angleterre…
Christopher Marlowe ne s’embarrassait pas de véracité historique, et il
recourait sans vergogne aux expédients faciles de l’anachronisme:
— Pourquoi pas une ordalie médiévale? Un jugement par l’eau et le feu,
un jugement de Dieu! Si son amour, que j’ai pas su mériter, est aussi
souffrance, je subirai celle-là avec une espèce de joie… Une
crucifixion? L’honneur serait trop grand. L’immersion de mon corps dans
un échaudoir destiné aux porcs, ou un bûcher mis en fagots comme pour
ce fou de Thomas Bilney? Ç’aurait plus d’allure qu’une clé dorsale de
lutteur entraînant une auto-énucléation! Y manque la variante de
l’élément terreux: «Le grand Marlowe mourut lamentablement dans une
fosse à purin de Deptford Strand!» N’est-ce pas grandiose? Quant au
dernier élément, celui de l’Air, il s’empare des trois autres en les
brassant - poussière, pluie, clartés aurorales. Lui serait mon supplice
favori. Hélas, l’unité de lieu ne serait plus respectée: il faudrait
que mes exécuteurs abandonnent cette auberge extra-muros, m’entraînent
jusqu’à Londres et me jettent du pont sur la Tamise. Cela deviendrait
trop théâtral pour du vrai théâtre. Trop irréel: car ma chute
s’accompagnerait de musique - d’une fantaisie pour viole et virginal de
William Byrd, par exemple. Mes pauvres assassins ne savent rien de la
musique.
De son côté, le potelé Paul V ne comprenait toujours rien à la peinture
- quand bien même il favorisa l’achèvement de la basilique de
Saint-Pierre. A la littérature non plus: a-t-il seulement parcouru
cette grande tragédie de Marlowe, dont il approuvait la motivation
hostile aux Juifs plus que la lettre? Lisait-il l’anglais? Lui en
a-t-on jamais soumis des extraits traduits? On sait que ce Camille
Borghèse, docteur en droit canonique de l’Université de Pérouse, était
plus féru d’astronomie. Qu’il aurait versé une larme en laissant la
Curie condamner les travaux de Copernic. Mais ses paupières
pontificales étaient sèches lorsque, en 1610, il céda aux instances de
cette dernière en apposant son sceau sur un acte de grâce en faveur du
Caravage.
Retranché en Toscane dès le début de l’été, le peintre assassin,
l’artiste proscrit, apprit qu’une de ses toiles napolitaines, David montrant la tête de Goliath,
avait plaidé en sa faveur. Car il avait donné, intentionnellement, au
visage du géant biblique vaincu les traits du sien. Louable signe de
repentance qui devait enfin l’autoriser à revenir à Rome. Comme si
la miséricorde relevait du pouvoir papal; comme si elle n’était pas
immédiatement divine; comme si Jésus n’avait pas déjà pardonné!
A Rome, le Caravage ne revint jamais. Le plus grand truand de l’histoire de l’art, le redoutable Malvivente
de Bergame (qui vous dramatisait une scène de flagellation évangélique
avec autant de magnificence et de puissance qu’il trouait le poitrail
d’un impertinent) se sentit paradoxalement diminué, chétif et débile
sur le chemin d’un retour qui promettait un triomphe. Le 18 juillet
de cette année-là, il s’était arrêté sur une petite plage d’Etrurie, à
quarante lieues au nord de la Ville éternelle. La véritable éternité
l’y attendait. Michelangelo Merisi fut soudainement pris de fièvre et
d’hallucinations. Il aurait rendu l’âme en plein jour, après avoir
divagué sur les berges en hurlant comme un chien sauvage.
Sinon – et c’est la prosaïque vérité – à l’hôpital de
Sainte-Marie-Auxiliatrice de Porto Ecole, des suites d’une maladie
courante. Non pas en plein jour, dans la nuit. Sans avoir la force de
crier.
Retrouvez, sur le blog de Gilbert Salem, de nouveaux chapitres inédits de Trois hommes dans la nuit.
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La lettre testamentaire du colonel Orelly
Moscou, le 23 décembre 1972
Mon cher Vladimir,
As-tu reçu la petite hache en argent que j’ai fait exécuter exprès pour
toi par un maître armurier de Sartrouville? Il m’a été recommandé par
Raoul de Mongibé, le nouvel attaché culturel de l’ambassade de France,
à Zamoskvorietché, un ami qui apprécie mes havanes. Mais j’espère que
son artisan en a respecté les formes et dimensions selon les croquis
que tu m’as envoyés par courrier express. Vu son coût, j’ai préféré
qu’elle te fût remise en mains propres par des gens de confiance, un
Parisien et sa femme qui sont tout à moi, et qui furent du côté des
ouvriers durant les rébellions de Mai 1968.
Tu seras étonné, Bébé, de ne pas reconnaître mon écriture. Car cette
lettre, la dernière que tu recevras de moi, je l’ai dictée à ma chère
Zaïda, une Marocaine très dégourdie que j’avais rencontrée lors de mes
conférences aux Jeunesses communistes françaises, place Colonel-Fabien,
puis aux réceptions fastueuses de notre mission de Grenelle, où le
Tout-Paris accourt par snobisme. Snob, elle ne l’est pas. Pour tout
dire, Zaïda, qui ne t’effaroucherait pas comme d’autres femmes déjà
adultes, s’est «déparisianisée». C’est son expression. Elle étudie
maintenant la médecine à Moscou. Si elle fait des progrès en russe,
elle maîtrise mieux les caractères latins, c’est pourquoi dans
l’urgence j’ai choisi la langue française pour t’envoyer mon ultime
bénédiction paternelle: mes médecins de l’Hôpital Bourdenko ne me
laissent plus qu’une demi-semaine. Je ne franchirai pas le cap de
l’année soixante-treize. Je ne fume plus, mais ne sens pas vieux, ni
fatigué, et je ne pleure pas – ce serait idiot, et indigne d’un soldat
dont le seul dépit sera de mourir dans un lit plutôt qu’au champ
d’honneur. Te faire mes adieux de père en français ne me peine pas du
tout, c’est même une consolation.
Voilà bientôt quatre mois, Bébé, que cette langue est celle de tes
études à Iroé-sur-Vizourre, où j’ai eu du plaisir à t’accompagner en
septembre, car ce sont ces mêmes bénédictins qui m’avaient appris à la
chérir avant la Première Guerre. Beaucoup de Russes l’aiment encore.
Longtemps, elle a été l’apanage de monarchistes qui ont exploité,
méprisé et brutalisé notre patrie comme une chienne. Or elle est la
langue de l’Internationale, ne l’oublions jamais. Du reste, c’est aux
accents de ce chant merveilleux, versifié par le poète communard Eugène
Pottier, que je puise mes dernières énergies en l’entonnant quelquefois
in petto. Quel dommage qu’il ne soit plus l’hymne national soviétique
depuis 1953, l’année de la mort de Staline.
Te donner des conseils avant la mienne s’inscrit dans une tradition
russe séculaire qui m’est chère, même si j’ai dû rompre avec elle. Mais
je ne voudrais pas qu’ils t’exaspèrent, ou que tu t’en souviennes plus
tard comme des entraves au chemin sauvage que tu t’es tracé. Le ton de
cette lettre ne se fait grave que pour te mettre en garde contre des
ennuis que tu encours à l’heure présente, à cause de ta précocité
d’esprit qui ne doit pas être utilisée comme un passe-droit. Je te
rappelle que tu n’as que douze ans - tes cellules cérébrales aussi,
toutes développées qu’elles soient.
Sache, Bébé chéri, que tu te comportes en imbécile quand tu bafoues
ouvertement le règlement du Collège de l’Effeuille, en spéculant sur je
ne sais quel régime de faveur imposé à la direction par moi et mon ami
l’ex-prieur Thirèze. Le vieil homme t’estime. Il le dit régulièrement
dans sa correspondance, où pourtant je devine qu’il commence à être las
de te protéger pour des fadaises. Il paraît que tu ricanes comme une
hyène à la prière des repas. Que tu t’es acoquiné avec une fripouille,
le cadet trop gâté d’un dentiste breton qui lui passe les pires
caprices. Vous vous entendez en carnassiers pour persécuter un
troisième surdoué de votre âge, un fils de pauvres, lui. Et qui se
destine à la prêtrise! Une vocation que je ne comprends pas, que je ne
soutiens pas par principe, mais qu’à l’Effeuille j’avais rigoureusement
respectée. Ton comportement me navre, car il ressemble à celui de
pensionnaires de ma génération qui se vantaient d’être fils de riches,
de capitalistes. Ce que tu n’es pas.
N’oublie pas, Vladimir, si cher à mon cœur, que tu as vu le jour dans
un ruisseau putride. Nous n’en avons jamais parlé, mais je sais que tu
le sais, et que ton orgueil le récuse. Cet orgueil est juvénile, il
n’est rien. Tu veux faire fi de ta mémoire, or elle retient tout,
malgré toi mon enfant, qui n’es point mon enfant. Si je t’ai ramassé de
ce cloaque, Chéri-Bébé que je chéris, ce fut pour moi un devoir
civique, pas une «bonne œuvre» à la chrétienne. Une joie aussi, simple
et désintéressée: assurer une survie confortable à une nouvelle recrue
du Komsomol, à un ex-octobriste de lointaine extraction paysanne. A un
enfant trouvé qui ne démérite pas des bienfaits de la Patrie.
Te souviens-tu de notre première entrevue? Ce fut un jour de printemps
glacé et de pluies neigeuses sur Moscou. Une cape de fourrure
camouflait à moitié mon impressionnante médaillerie de vétéran des
armées. Au Conservatoire, tu as joué du violoncelle comme un ange, un
ange trop sévère pour tes dix ans, mais tes coups d’archet étaient
décisifs. Ils trahissaient déjà un caractère particulier. Au Stadium,
tu courus sous les flocons comme un guépard. Et quand, au terme de ma
visite officielle, j’ai félicité les petits vainqueurs en leur serrant
la main comme à des adultes, tu fus le seul à ne pas baisser les yeux.
Un regard de feu bleu qui m’intrigua, parce qu’il était franc,
spartiate, légèrement narquois. Est-ce lui qui emporta ma décision de
t’adopter? Non, Bébé chéri, c’est le regard très différent que je
découvris deux jours plus tard sur une photographie de toi, où tu avais
cinq ans de moins. Oui, où tu n’avais que cinq ans. Elle avait été
prise à la gare de Kazalsk, par ces mêmes gens qui t’arrachèrent à ta
pauvre maman. Brutalement, qu’on m’a dit, et ça m’a irrité: les
délégués du Komsomol sont souvent des butors. Tu y avais des yeux
délavés comme ceux des morts, des yeux trop grands pour une tête
d’oisillon triste, un corps débile, des bras et des jambes en
allumettes. Depuis quelle métamorphose! En moins d’un lustre, l’avorton
aux yeux tristes du Donbass est devenu un jeune athlète prometteur et
fier, doublé d’un musicien virtuose. Ne voulant pas croire aux seules
vertus miraculeuses de l’assistance publique, je compris qu’il y avait
en toi des forces inhérentes, qu’il fallait encore encourager, en les
orientant si possible vers le bien. C’est-à-dire l’honneur.
J’ai la conviction qu’une photo, cela ne trompe jamais. «Ça ne se
truque pas», pour parler vulgaire. Ainsi, j’avais donné l’ordre en 1945
qu’on en fit plusieurs des atrocités du camp de Sachsenhausen, dans la
Hesse, afin d’en fournir la preuve aux incrédules du Kremlin, et à
Staline en personne. On me rapporta qu’il examina longuement ces
documents photographiques, et qu’il versa des larmes sur ces misérables
femmes tondues, ces vieillards squelettiques, ces enfants dénutris -
comme toi, Bébé-Chéri, tu le fus à Kazalsk. Staline était certes un
autocrate, un chef souvent violent, mais il était capable de
compassion, contrairement à son prédécesseur le grand Lénine, qui ne
pleurait jamais, ou à Nicolas II, un tsar bête à manger du foin.
Moi aussi, il m’arrive de pleurer sur des images. Celles de ma famille.
Oh! je ne parle pas de mes oncles et cousins Orelly, ces parjures qui,
en 1918, avaient rallié l’Armée Blanche pour être aussi vite mis en
déroute par notre vaillante Armée Rouge. Ils ont croupi dans un exil
avilissant en Turquie, sans parvenir à y échanger le moindre rouble
contre la moindre piastre. Si l’Enfer existe, qu’ils y brûlent!
Non, les visages de papier que je contemple chaque jour pour entretenir
mon chagrin sont ceux de Saskia, ma douce épouse, que la tuberculose
emporta à ses trente ans. De mon fils Vadim, de sa femme Sonia, de
leurs enfants Anton et Antonia. Dans mon funeste album aux pages
ardoise, il y a une photographie lumineuse, pleine de sourires, qui les
réunit tous les quatre, plus leur chienne Blacky, une gentille bouvière
des Flandres qui partagea leur sort jusqu’au bout. La tragédie
ferroviaire du 16 août 1967, qui les a tous carbonisés, a longtemps
hanté mes nuits, et j’ai dû me faire violence pour ne point t’en
parler, Vladimir, ou si peu. A présent la voici qui ravive mes douleurs
hospitalières. Les excellents médecins de Bourdenko n’y peuvent rien,
l’assiduité de ma chère Zaïda non plus. Seul l’amour que j’ai pour toi,
Bébé, y verse un peu de baume, malgré les milliers de kilomètres qui
séparent Moscou d’Iroé-en-Vizourre. Un amour qui ne réclame rien en
retour, même pas ta présence à mes imminentes funérailles. Si ton
destin t’ordonne de me trahir un jour, trahis-moi, mon Bébé chéri. Et
si toi, tu ne me chéris point, je te le pardonne. Mais ne m’oublie pas,
merci.
N’oublie surtout jamais la langue russe, tout en privilégiant la
française. L’une est plus belle que l’autre, à toi de trancher. Elles
se dissemblent grammaticalement, mais elles s’apparentent par une
syntaxe insidieuse à tiroirs, par un pouvoir presque occulte d’allusion
ou d’invocation. Elles ont le défaut sublime d’être plus bavardes que
les autres langues. Elles échappent à la logique prétentieuse de
Procuste idiots qui voudraient aujourd’hui les réduire à des codes
communs, universels et fades, mais heureusement sans avenir. Elles
désespèrent triomphalement ces nouveaux arithméticiens de l’âme qui ont
renié la leur, et c’est bien fait!
Ce sont elles pourtant qui décrivent avec le plus de clarté, le plus de
précision – de ponctualité courtoise - la poésie fluide et divine des
maths. Une discipline qui m’avait fasciné à l’Effeuille parce qu’elle
jonglait avec les étoiles, et que je n’y comprenais rien. Cette
incompétence devait me desservir plus tard sur les champs de bataille,
quand par exemple la décision d’un assaut de blindés au milieu des
lignes allemandes aurait pu être résolue plus vite par une déduction
géométrique. La mathématique s’est moquée de moi aux instants les plus
graves de ma vie, elle m’a humilié. Entre-temps, je croyais l’avoir
conjurée or voici qu’elle revient m’halluciner plus que jamais à
quelques heures de ma mort. Elle me dit: «Je suis la science des
preuves, mais je ne prouve rien, car la raison humaine n’est rien.»
Bon, c’est sur ce trouble pascalien que je vais conclure ma lettre, mon
garçon. Pardonne-moi d’avoir été prolixe, en te manifestant peut-être
trop de signes d’affection: du mon chéri en vois-tu, en voilà, un mot
que tu détestes, je le sais bien. Alors qu’une embrassade aurait suffi
si tu avais été à mes côtés dans ma chambre d’hôpital. Zaïda te supplée
comme elle peut, en t’écrivant à ma place. Méthodiquement, elle
consigne ce que je lui dicte, et je la plains car mon souffle se fait
anémique, mes mots incompréhensibles. Je deviens poussif comme un vieux
cheval encombrant, mais qu’on n’ose abattre, puisqu’il a fait des
guerres. Elle en a du mérite, ma jolie gazelle marocaine! Avec l’appui
de mon ami Mongibé de l’ambassade de France et de nos diplomates russes
de Paris, Londres et Zurich, elle assurera aussi la logistique de mes
dispositions testamentaires.
Elles sont simples: Vladimir Sérafimovitch, tu es mon légataire
universel. Te voici riche d’un capital composite, que les autorités
soviétiques m’avaient autorisé à faire fructifier à l’étranger, en
raison de mes loyaux services et victoires. Si tu veux le flamber en
peu de temps, c’est ton affaire. Mais, s’il te plaît, sois généreux
envers les pauvres que tu rencontreras en France, ou en Russie si tu y
reviens. Envers Zaïda aussi. Elle a besoin de beaucoup de roubles pour
achever son séjour estudiantin à Moscou. Après, elle aura besoin de
beaucoup de francs pour se refaire une situation en France où, j’en
suis sûr, elle soignera sans compter nos frères marxistes les plus
pauvres d’Issy-les-Moulineaux, de Cormeilles ou d’Argenteuil.
Zaïda est charitable comme les saintes de l’Eglise catholique, bien
qu’elle soit née musulmane et que son communisme l’ait rendue athée.
Plus que moi: elle a soupiré tout à l’heure, quand j’ai qualifié de
divine ma fascination pour le mystère infini des mathématiques. Cela
m’attendrit, car à son âge, j’avais eu de pareils sursauts
antireligieux, doctrinaires à leur façon.
Pourtant en vieillissant quand même, en me préparant à mourir, je
préfère ouvrir les vannes de mon cœur, comme si finalement il était une
âme.
Pour y accueillir quoi?
Ton père adoptif, Colonel Iossip Orelly
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