Après
deux recueils de nouvelles, Marina Salzmann nus offre un roman à la
narration complexe et riche en possibilités interprétatives. Dans un
tournoiement qui évoque la forme en spirable de l’escalier de
l’immeuble où vivent Anna et son amie Tess s’entremêlent apparitions
fantasmatiques, enquête policière inaboutie, rencontres émouvantes,
fragments d’investigations journalistiques, contes, rêves, lettres,
réflexions philosophiques, Existe-t-il d’autres mondes que le nôtre?
Faut-il croire au hasard? Oû vont ceux qui disparaissent? D’où vient ce
qu’on invente? La Tour d’abandon interroge notre perception du temps et de l’espace, tout en postulant la troublante nécessité de la fiction.
cg, Viceversa littérature 13 (2019)
La Tour d’abandon, c’est le titre du premier roman de Marina Salzmann, publié le printemps 2018 par Bernard Campiche Éditeur.
Le personnage central, pivotal, est une jeune femme du nom d’Anna,
vivant et enseignant dans une ville non nommée (comme les autres lieux
de l’action), mais qui a des traits communs avec Genève. On est en
Suisse, dans «un îlot de paix entouré d’un océan de sang». Anna est le
plus souvent présente sur les lieux de l’action; tantôt c’est elle qui
raconte, tantôt l’histoire est racontée par une instance narratrice,
mais qui appréhende presque toujours les choses et les évènements à
travers le prisme mental de l’héroïne.
L’histoire est répartie en quatre parties, intitulées «saisons», à
commencer par un été. Au début, Anna se rappelle dans un demi-rêve le
voyage qu’elle a fait en Sicile voici peu pour tenter de découvrir des
informations sur la vie dans cette île de son frère jumeau Pablo. Pablo
y a été assassiné par la Mafia, parce qu’il tentait de retrouver un
tableau du Caravage dérobé et caché par les voleurs. Elle y rencontre
une femme qui a vécu avec son frère. Puis elle quitte la Sicile et
rejoint sa famille qui passe ses vacances plus au nord.
Ce survol des événements en omet un capital: à son retour, Anna a
découvert dans son appartement une statue de femme fixée au mur. Venue
d’où? Mystère. Chose encore plus inquiétante, cette effigie qui a
presque la taille d’Anna lui ressemble tant qu’elle pourrait être son
double: une réplique au corps douloureusement arqué, on dirait la
statue de proue d’un ancien navire, statue d’une Anna qui souffrirait
continuellement, alors que l’Anna de chair et d’os est d’un caractère
plutôt heureux.
Deuxième saison:
l’automne. Anna va trouver un oncle gravement malade, qui lui est des
plus chers. Entrent en scène de nouveaux personnages: Teresa Exposito,
dite Tess, journaliste amie d’Anna, qui habite le même immeuble,
contrefaite de naissance, car il lui manque un bras; elle est «née sous
X», ce qui signifie que sa mère l’a abandonnée à l’assistance publique;
elle interviewe un voyou d’extrême-droite qui peu après est découvert
assassiné. Le lecteur est amené à se demander si Tess est étrangère à
cette mort violente. Tess a vécu avec un écrivain, Joseph Frost, que
nous accompagnons alors qu’il est interviewé à la radio, où est lue une
page de son dernier roman, qui parle d’un tableau du Caravage, Judith décapitant Holopherne.
Ce que le lecteur ignore et que la suite lui apprendra, c’est que Frost
était un ami de Pablo, qui le tenait au courant de ses recherches sur
le tableau du Caravage volé par la mafia et de sa passion pour l’art de
ce peintre. Pablo mort, Frost profite des renseignements ainsi reçus
pour composer son roman sans rendre publiquement à la mémoire de son
ami ce qui lui serait dû.
La Troisième Saison, l’hiver,
se déroule en partie dans un hôpital psychiatrique où Anna rend visite
à un ami, le peintre Leibnitz, qui a pour spécialité (quand il se porte
bien) de peindre les rêves des autres – ce que fait souvent l’autrice
de ce roman! Puis, arrivent le froid, les glaçons pendant devant les
fenêtres d’Anna; des vents violents, porteurs d’étranges messages,
arrachent des gémissements à la statue. C’est aussi l’annonce de la
mort de l’oncle bien-aimé, qui ravage l’esprit d’Anna comme une autre
tempête.
Le tragique s’aggrave dans la première partie de la Quatrième Saison,
le printemps. L’action de la première, on l’a vu, se déroulait au Sud,
celle-ci nous emmène dans un Proche-Orient détruit par la guerre, en
compagnie de Tess: la journaliste y fait un reportage risqué après
avoir rencontré la mère d’une jeune fille partie rejoindre les
djihadistes. Elle marche parmi les ruines, rencontre des enfants
affamés jouant à la guerre, une femme qui a été torturée mais ne veut
pas profiter d’une occasion de quitter son pays. À son retour, elle
prend part avec Anna à un pique-nique printanier réunissant dans la
gaîté les principaux personnages, chez le peintre Leibnitz, dont on
fête la guérison. Et l’on s’y raconte des histoires, encore des
histoires qui ressemblent à des contes.
Et, dans ces dernières pages, on apprend que la statue a disparu, libérant Anna de sa présence obsédante.
«Du monde entier au cœur du monde»
Ce roman présente de passionnantes innovations, que pourraient suggérer ce titre de Cendrars.
L’une des principales, c’est que le monde présent dans le récit est
bien plus vaste que celui des romans en général – en tout cas le roman
francophone d’aujourd’hui. L’histoire ne concerne pas que des hommes et
des femmes: les quatre saisons, les quatre éléments, les règnes
minéral, animal, végétal, des activités ou actions humaines sans
rapport direct avec celles des protagonistes, tout cela est représenté,
intégré, évoqué: la Vie «dans son ensemble», en somme.
Coïncidence: j’ai lu récemment chez Hannah Arendt que les Grecs anciens avaient deux mots pour dire «vie»: l’un, bios, désigne l’«existence humaine», l’autre, zoé,
la «Vie» dans son ensemble, comme phénomène, avec une majuscule, tout
ce qui vit. Il semble que le roman, depuis l’Antiquité grecque, raconte
des biographies, le plus
souvent un fragment d’existence d’un petit nombre d’individus; et que
parler de la Vie «en général» (humaine, cosmique…) soit réservé à la
poésie. La Tour d’abandon est
tour à tour récit et poème – le plus souvent récit, brièvement mais
incisivement poème – dans ce sens qu’elle ménage sans crier gare des
pauses dans les actions des personnages pour parler d’évènements,
humains ou non, qui ont lieu simultanément, et dont l’histoire des
personnes concernées nous a fait oublier l’existence. À la page 65,
alors qu’Anna s’endort, on passe sans transition à une énumération
d’actions simultanées qui clôt le chapitre (le jeune au crâne rasé et Martha sont des personnages pas encore entrés en scène):
Un ronflement léger s’échappe
du corps d’Anna, ses doigts s’agitent. Pendant ce temps, à quelques
rues de là, une ambulance freine et des infirmiers en descendent. Ils
viennent chercher un homme armé d’une scie circulaire. Pendant ce
temps, un jeune au crâne rasé de frais entre un peu en avance dans un
bar clandestin où il a rendez-vous avec la journaliste Teresa Exposito.
Pendant ce temps les magasins ferment. Pendant ce temps, Martha quitte
sa caisse et retourne dans la périphérie. Pendant ce temps un tas de
gens allument la télévision. Pendant ce temps, une femme se lève d’un
lit d’hôpital et jette son bébé par la fenêtre, un kamikase se fait
exploser sur une place remplie de manifestants à l’autre bout de
l’Europe, une étudiante commande un chocolat chaud et déclare que le
monde est bon, une poétesse aveugle termine un poème en braille. […]
Cependant, le jour anniversaire
de Jean a pris fin et le monde glisse dans la nuit comme un immense
navire dont les lampes peu à peu s’éteignent.
Cette bouffée soudaine de poésie, de quoi naît-elle? De procédés
simples et efficaces, la répétition des mots, de leur ordre, de la
grammaire et de la longueur des phrases. Mais pas seulement: il y a
aussi la présence de phénomènes périodiques qui scandent l’existence, à
commencer par le sommeil: l’endormissement du personnage principal,
Anna, à la fin de la journée, coïncide avec la fin du chapitre; c’est
aussi la fin d’un cycle annuel, l’anniversaire de l’oncle Jean; le
chapitre a été en grande partie consacré à ce personnage, et nous
savons qu’il est sur le point de mourir, que ce jour anniversaire est
le dernier. Au sommeil, Hypnos, vient se joindre son frère Thanatos, le
Sommeil éternel, c’est donc un cycle encore plus vaste – et fatal – qui
s’achève. Avec, pour couronner le tout, la magnifique image du monde
glissant dans la nuit comme un navire sur la mer. Mais… ce n’est pas
vraiment tout! Car la première phrase du chapitre 12 est une reprise
avec variation de cette image finale du septième, elle raconte le début
d’une journée (p. 91):
La nuit est passée, elle a glissé comme un grand cargo qu’on a vu par-dessous, flottant jusqu’à l’autre bord du ciel.
Bel exemple de la ferme et subtile composition harmonique créée par la romancière!
Comme dans la plus longue citation ci-dessus, la simultanéité joue un
rôle très nouveau, inattendu dans un roman. Elle peut être réalisée de
diverses manières, par exemple dans le chapitre 15, où Frost dans son
bureau trie des documents qu’il s’apprête à envoyer à Anna, tout en
écoutant la radio, qui diffuse un entretien avec Jean-Luc Godard – que
nous entendons. En plus de nous faire vivre simultanément ces deux
événements apparemment indépendants l’un de l’autre, l’irruption de
Godard est une mise en abyme du roman ET un hommage au cinéaste. Dans
certains de ses films récents en effet, il pratique le passage sans
transition du monde humain au monde animal et à celui de la nature,
mais aussi le passage de la nature à la culture, du présent au passé le
tout simultanément.
Le chapitre 21, quant à lui, présente des changements de point de vue
descriptifs pareils à de vastes mouvements de caméra: il commence par
présenter la vue d’avion de toute une région, bientôt suivie par un
plan rapproché et une série de minutieux gros plans sur la mise à morts
de diverses victuailles:
S’élever parfois au-dessus des
étals, au-dessus des artères charriant le sang des villes, pour n’avoir
plus que l’abstraction, la vue d’ensemble […]
Puis descendre en glissant,
frôler la tôle des voitures arrêtées aux feux, plonger sous les arcades
des marchés couverts où l’on vend des poulets auxquels on vient tout
juste de pratiquer une incision à la base du cou après leur avoir
replié la tête en arrière, tête que l’on maintient d’une seule main
avec les pattes et les ailes, pour avoir l’autre libre de manier le
couteau. On jettera ensuite le corps inanimé, pas encore tout à fait
viande, dans un grand seau bleu bouché négligemment d’un couvercle; et
ce couvercle bouge à cause des soubresauts de la poule mourante, mais
on sait que la poule, même placée en haut de la pile des cadavres de
ses consœurs, n’aura pas la force de pousser l’obstacle et de jaillir
du seau pour aller mourir plus inconfortablement encore, loin de la
pénombre violette et des corps moelleux emplumés des cadavres ou
presque, sur le carrelage ruisselant des cuisines. Dans ces marchés,
donc, où l’on vend aussi des porcs […]
Ce 21e chapitre, dernier avant un Épilogue
rassurant, pourrait, si on le lisait seul, ignorant du roman, paraître
un appel à l’antispécisme et/ou au végétarisme… Mais lu en sa place
dans La Tour d’abandon, il
est l’autre volet du long épisode qui se déroule dans un Proche-Orient
ravagé par la guerre. Les derniers mots du chapitre 20 sont ceux que
prononce une femme indigène déclinant l’offre que lui fait Tess,
enquêtant sur le terrain, de la conduire en Europe:
Autour de nous tout est mort.
Toutes les choses sont mortes. Les maisons et les pierres, ce seau et
ce matelas. Je fais partie de ce qui reste en vie pour ne pas oublier à
quel point la mort gigantesque nous entoure.
Ces
étals où des humains égorgent des animaux, où sont-ils? Dans
d’innombrables régions de notre monde. Mais dans la nôtre, les mangeurs
ne voient plus la mise à mort des poules, des porcs ou des poissons.
Pas une seule ligne du roman n’indique une quelconque opinion ni prise
de position de l’autrice. Ce n’est même pas une personne, c’est une
pure «instance narratrice».
Mais à son origine, il y a bien sûr une romancière, inventrice, à ma
connaissance, de ce système où alternent un déroulement temporel
«normal» des actions, et le récit ou la simple relation d’événements
simultanés situés ailleurs dans l’espace.
Dans la littérature française, le premier à inventer le procédé est Apollinaire dans certains de ses poèmes de Calligrammes, à partir de 1912.
Souvent aussi le discours poétique interrompt sans transition le récit,
entre autres quand un personnage éprouve un sentiment bouleversant; au
lieu d’essayer d’analyser ce sentiment, le texte nous en donne des
images, qui me semblent avoir un effet plus puissant que n’importe
quelle «analyse psychologique». En voici un exemple: Anna apprend par
un téléphone la mort de l’oncle qui lui est si cher: elle se demande
comment il a «pu» mourir (p. 124):
Il y a le moment où il a pu.
Quand les oiseaux tombaient.
Quand des choses tombaient, quand les oiseaux tombaient morts, quand les pierres tombaient.
Et les pierres étaient mortes.
Il a pu quand les nuages
tombaient, quand le bleu du ciel tombait, quand le chevalier tombait de
son cheval et quand le cheval tombait. Exactement. À ce moment-là.
C’était quand les étoiles tombaient, quand les étoiles s’alignaient et
tombaient. C’était quand les volcans tombaient, quand leur feu tombait
et c’était quand le soleil… C’était quand la plus petite feuille
tombait. C’était quand les agneaux, les chèvres et les ours tombaient
pliaient les genoux. C’était quand tout se mélangeait. C’était quand
les océans tombaient…
L’avalanche énumérative gronde sur la page, brouillant du lecteur
l’esprit et jusqu’à la vue, à l’image de l’esprit chaviré d’Anna et de
ses yeux que l’on sent se remplir de larmes, car les nôtres se
brouillent et notre esprit aussi, à tenter de dé-brouiller ce chaos
comme on se débattrait contre l’étouffement de l’avalanche. Il me
semble que nous partageons, que nous vivons le bouleversement d’Anna,
alors que des phrases du genre: Elle en fut bouleversée, ou Sa vue se brouilla,
sont sans autre effet qu’informatif. C’est que le discours poétique
agit plus que la prose sur notre être physique, par le rythme, et par
l’image qui, comme disait Ramuz, est plus réelle que la réalité, c’est
que ce qu’il nomme la langue-image touche bien plus fortement notre psychisme que la langue-signe, abstraite, qui ne s’adresse qu’à l’intellect.
On voit ainsi que le langage poétique a plusieurs fonctions dans La Tour d’abandon. Celle-ci, qu’on pourrait appeler participative,
se retrouve dans d’autres moments d’intense émotion. Mais à chaque fois
d’une façon propre, ce qui crée à la fois les plaisirs élémentaires de
la répétition et de la nouveauté.
Tours et détours, moitié manquante, miracle volé
Répétition et nouveauté, combinaison du Même et de la différence, du
retour et de la variation: ce pourrait être une définition de la
spirale. Elle est au centre de l’espace vécu par le personnage central
et «pivotal» du récit, Anna. Il est souvent question de l’escalier en
spirale de ce vieil immeuble où vit aussi Tess. C’est autour de cette
colonne, de ce pilier d’air que se déploie l’espace-temps du récit: les
quatre saisons, qui correspondent aux quatre points cardinaux; les
saisons se déroulent au fil des pages, et comme elles sont liées à la
rose des vents, on passe simultanément d’une saison et d’une région du
monde à l’autre. Ce mouvement évoque l’image d’une porte à tambour à
quatre compartiments. La tour qui donne au roman son titre fait avec
les saisons et la rose des vents un tour complet entre sa première et
sa dernière page.
Mais ce n’est pas tout: il existe en effet depuis des siècles et dans quantité de pays des tours d’abandons. «Un
tour d’abandon ou tour d’exposition (appelés aussi «boîte à bébé») est
un lieu où les mères peuvent laisser de manière anonyme leurs bébés,
généralement nouveau-nés, pour qu’ils y soient trouvés et pris en
charge», explique Wikipedia; ajoutant que l’Allemagne en compte
aujourd’hui environ 80.
L’un des deux personnages principaux, Tess, est une enfant abandonnée,
«née sous X», comme on dit aussi. Ce n’est pas pour rien que cette
native du Portugal porte le nom d’Exposito: elle a été placée à sa naissance dans une roda dos expositos, une roue des exposés…
Pour le lecteur apprenant – comme moi – ce sens de «tour d’abandon»
(sens dont le roman ne l’informe pas…), le titre devient problématique,
insatisfaisant. Pour ma part du moins, j’ai l’impression (voulue sans
doute par l’autrice) de quelque chose qui cloche, de quelqu’un qui
boite, ou sautille à cloche-pied: impression d’un déséquilibre et, en
même temps, celle que ce titre est instable, change de forme dans le
vent, comme un mobile de Calder. Déséquilibre inscrit dans le corps
même de Tess, à qui il manque de naissance un bras; mais aussi, tout
autant, dans la vie et presque la chair d’Anna, privée de sa moitié par
la mort de Pablo son jumeau; je disais à l’instant que ce titre
sautille, marche à cloche pied, et soudain je comprends pourquoi: il
est féminin (comme Anna, la sœur), mais devrait être aussi masculin
(comme l’était Pablo), puisqu’on dit un tour d’abandon.
On pense à Nerval, à son célèbre poème «El Desdichado», l’Inconsolé, le
Veuf «à la tour abolie»; à Catherine Colomb, à ses «Esprits de la
terre»: il manque au château familial une de ses deux tours, une de ses
moitiés, parce qu’elle a été rasée par Armand le lendemain de la mort
de son épouse, de sa «moitié». D’une manière semblable, il manque à
Anna une de ses moitiés. De même que des amputés ont mal à leur membre
absent, nommé membre fantôme,
Anna a mal à son jumeau manquant, à Pablo fantôme dont le corps, la
voiture et les effets ont volé en poudre le jour de l’attentat monté
par la mafia.
On dirait que ce roman ne rappelle régulièrement l’harmonie cosmique
que pour mieux souligner la cacophonie des affaires humaines. Le monde
humain, lui, ne tourne pas rond.
L’enfance de Tess a été un calvaire dépassant l’imagination commune.
C’est dans un asile psychiatrique qu’Anna doit rendre visite à son ami
le peintre Leibnitz. La mort, «cette salope» (77), a raison de l’oncle
Jean, Pablo a été assassiné; un jeune néo-nazi aussi. En revanche,
aucune naissance ne prend place, et celles, déjà anciennes dont il est
question ont eu lieu, comme celle de Tess, «sous X». Naissances
incomplètes, ratées, à l’origine de vies rongées par une question le
plus souvent sans réponse, et par un manque sans réparation. L’ombre
incessante projetée sur les personnages par le Caravage (si lié dans
leur esprit à la mort de Pablo) ne fait que confirmer la puissance des
forces mortelles. C’est le peintre spécialiste, pourrait-on dire et
jusqu’à l’obsession, des scènes de décapitation; de l’exhibition des
têtes coupées et de la représentation minutieuse d’autres supplices.
Sur la nonantaine de tableaux qui lui sont attribués, il n’y a qu’une
nativité, et c’est précisément… le tableau volé qu’a recherché en vain
Pablo. Il y a là comme un symbole: la mafia, force du mal par
excellence, a volé le seul tableau du Caravage représentant une naissance,
pas sous X du tout, puisqu’il s’agit de celle du Christ, couvé par le
tendre regard appuyé de sa mère. Et la naissance du Christ n’est pas
seulement une naissance mais la promesse de la renaissance de
l’humanité. Le Christ n’est-il pas «le Nouvel Adam»? Tout se passe
comme si la mafia avait choisi de voler ce tableau non pas à cause de
la relative facilité du vol, mais pour dérober à l’humanité le grand
message d’espoir incarné par cette naissance miraculeuse.
L’inquiétante étrangeté et les dédoublements
Chose inquiétante, «notre» monde, notre-monde-à-nous, bien à nous, que
nous croyons nôtre n’est pas sûr, menacé qu’il est par l’intrusion
d’êtres venus d’on ne sait quel autre univers où vivrait le double de
chacun, le vôtre, le mien, comme cette statue apparue dans le salon
d’Anna, qui pendant un orage gémit, sue et tremble violemment:
qu’est-elle? Est-ce une «image importée d’un autre monde, ou la
condensation d’une question réponse?» (p. 118) Depuis qu’il sait que la
terre n’est pas le centre du monde, puis qu’il n’est qu’un animal parmi
les autres, et même qu’il n’est pas le maître de ses propres
profondeurs psychiques, l’Homme ne se sent plus chez lui. Comme le
disait Ramuz, «la terre n’est plus la maison de l’homme». Elle est
ouverte à tous les vents, à l’inquiétante étrangeté de Freud, unheimlich,
comme l’appartement d’Anna: le vent glacé fait passer sous sa porte une
lettre écrite par on ignore qui à on ne sait qui, et parlant de
naissance sous X, chose importante pour Tess et, partant, pour Anna son
amie; la vie consciente, diurne, est accompagnée de son double, le
rêve, que nous ne contrôlons pas; il occupe dans La Tour d’abandon
une place considérable, d’autant plus qu’Anna, «atteinte d’une grave
narcolepsie» nous est-il dit dès la deuxième page, s’endort souvent,
d’un sommeil habité par les rêves. En lisant ce roman, j’ai plus d’une
fois pensé à l’«Aurélia» de Nerval. Je cite son début, pour le bonheur
de le relire, mais surtout parce que ces lignes éclairent l’atmosphère,
le climat du roman de Marina Salzmann:
Le Rêve est une seconde vie. Je
n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous
séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont
l’image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et
nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre
forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui
s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les
pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes.
Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer
ces apparitions bizarres; – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.
La séquence d’événements racontés dans cette première «Saison» est
présentée comme la marche remémorée d’Anna «dans ce qui est à la fois
un rêve et un souvenir», car plusieurs semaines se contractent dans
l’espace de quelques heures qu’elle passe à… dormir dans sa baignoire.
Les actions, leur époque et leurs lieux sont comme passées par un sas
qui les déforme légèrement. Le «comte» et le «prince» siciliens qui
abordent Anna puis la guident dans la ville où elle cherche à
comprendre les circonstances de l’assassinat de son frère appartiennent
au monde nervalien des «créatures bizarres», un monde recréé par le
rêve, peut-être un caprice de Goya…
La thématique du double, du dédoublement et du redoublement est
omniprésente: la statue de femme apparue dans l’appartement d’Anna est
un double de sa locataire; la naissance sous X ne s’incarne pas
seulement dans le personnage de Tess, mais en celui d’une ancêtre dont
la mort, attribuée par sa famille à son habitude de sucer… des glaçons,
doit avoir eu pour cause «une grossesse hors mariage»: qu’est devenu
l’enfant? Rien n’en est dit…Il y a deux peintres, l’un réel, le
Caravage, l’autre inventé, Leibnitz, patronyme d’un célèbre philosophe.
Les assassins aussi se dédoublent: d’un côté ceux de la mafia, de
l’autre le meurtrier du jeune néo-nazi, sur l’identité duquel la police
se trompe, alors que le (la?) véritable coupable demeure inconnu.e de
tous, lectrices et lecteurs compris.e.s.
L’intérieur et l’extérieur
Les tableaux du Caravage ne sont jamais l’objet d’un discours
d’historien de l’art; ils émergent puis disparaissent à plusieurs
reprises au gré de l’intrigue, de manière chaque fois différente. Ils
sont inséparables de l’histoire de Pablo, dont des moments sont
racontés par divers personnages. Frost raconte que pour son ami
(assassiné par la Mafia comme on l’a vu) le Caravage était le Prince de
Ténèbres. Il écrit à Anna:
Le Prince des Ténèbres s’est
glissé dans sa vie, puis dans la mienne. Il a le pouvoir d’un chaman,
acquis dans les heures infinies de son travail sur l’ombre et la
lumière. En reconstituant […] l’expression de la tête tranchée
d’Holopherne, de saint Jean et de la Méduse, il a formulé les postulats
d’une énigme qui nous concerne tous. Et en traduisant sur sa toile
l’effroi figé à son paroxysme dans un rictus obscène ou dans
l’écarquillement d’un œil qui voit venir sa fin, il a désobstrué pour
nous le passage entre les royaumes des vivants et des morts.
Pablo été peu à peu si fasciné par le grand peintre qu’une seule chose
l’a obsédé: retrouver le tableau volé. Ce qui l’a poussé à défier la
Mafia sur son propre terrain…
Belle fiction, dira-t-on? Oui – et non!! Oui, car Pablo est inventé, mais: non, car cette Nativité, peinte en 1609, a bel et bien été volée
à Palerme en 1969; depuis, des journaux et des revues ont parlé des
recherches entreprises sans succès – les dernières, postérieures à la
parution de roman, par le Vatican – pour récupérer ce chef-d’œuvre.
L’incorporation dans un roman d’un évènement appartenant à l’Histoire en cours donne à réfléchir.
Il en va de manière analogue du long épisode qui se déroule dans une région du Proche-Orient ravagée par une guerre en cours loin d’être finie aujourd’hui.
La recherche du tableau volé et le départ d’une jeune Suissesse pour
rejoindre l’État islamique sont-ils deux «histoires» indépendantes
l’une de l’autre? Deux
facettes d’une même Histoire-avec-grand-H? S’il y a deux histoires,
sont-elles parallèles, ou convergentes, – ou la question est-elle
absurde? Quelle est la nature du Mal? Celui qui explose dans la guerre
a-t-il des rapports autres que de simultanéité avec celui qu’a commis
et subi Tess dans son enfance martyrisée? Une phrase du roman – qui
n’est jamais explicatif ni didactique – semble répondre à une
question que nous, lecteurs, sommes amenés à nous poser; elle dit:
Personne ne maîtrise l’infinie série des causes et des effets qui font que chacun est relié à tout.
Les phrases qui suivent sont implicitement critiques à l’égard des romans et des films d’aventure se terminant par la résolution d’un «mystère».
Ce n’est nullement par hasard que La Tour d’abandon
– comme les nouvelles des précédents ouvrages de ma même écrivaine –
est dénuée d’intrigue au sens ordinaire du mot; les personnages ne sont
pas fabriqués et distribués en fonction de ce que les narratologues
nomment logique des actions et logique du récit.
En France, cette «logique» a connu, structuralisme aidant, une
fulgurante ascension à partir de la publication en traduction française
de la Morphologie du conte de Vladimir Propp, en 1965. Or le corpus
étudié par Propp, écrit-il, est celui des «contes merveilleux» russes.
L’envers donc des récits se voulant fidèles au réel. C’est cette logique du récit,
cette répartition des «actants» en opposants, adjuvants, etc., repassée
au crible de la sémantique structurale, qui est enseignée dans des
ateliers d’écriture, et même détaillée et recommandée tout récemment
sur la Première Chaîne de la Radio romande à une heure de grande écoute…
Ces recettes «pour capter l’attention» et composer des livres «faciles
à lire» continuent à pourrir la production romanesque et l’idée même de
roman alors que dans les années 1980 déjà un Jean-Michel Adam concluait
son remarquable Le Récit en
écrivant qu’il était temps «de sortir de l’illusoire clôture
structurale» dont l’un des effets est de considérer le monde et le
roman comme deux entités sans communication, le second étant machiné
pour nous faire oublier l’autre.
Par bonheur il se trouve que les grandes romancières et les grands
romanciers des XXe et XXIe siècles n’ont pas réglé leurs récits sur
l’agencement d’une intrigue captant adroitement l’attention de lecteurs
distraits de leur lecture, pauvres innocentes victimes, par les appels
de leur smartphone. Témoin, parmi d’autres, Virginia Woolf, Catherine
Colomb, Claude Simon, Roberto Bolano, John Coetzee, José Saramago…
Épilogue
Le dernier chapitre porte le titre d’Épilogue.
Tout en pique-niquant gaiement un jour de printemps, que font les
principaux protagonistes? Ils se racontent des histoires, comme à la
fin de quelques nouvelles des deux recueils précédents. Anna invente un
conte de fée, un conte merveilleux. Le merveilleux a en commun avec le
fantastique de présenter comme réels des événements impossibles, mais
contrairement au merveilleux, le fantastique est effrayant. L’un est
réputé incompatible avec l’autre au sein d’un même récit. Ici encore la
romancière innove, en les faisant coexister: le conte de l’Épilogue est, à la fin, le symétrique inverse de l’événement fantastique du tout début: l’apparition de la statue, double d’Anna.
L’une des grandes originalités de Marina Salzmann est de réunir dans un
récit où, comme chez Leibnitz, «tout est – énigmatiquement – relié à
tout», une surprenante diversité de lieux, d’actions, de types
d’écriture, de tons aussi, la satire et le comique côtoyant la gravité.
Tout au long de la lecture, on a l’impression que la voix qui raconte
est proche de nous. Elle est simple, directe, affable.
Depuis longtemps, ma préférence de cœur, de compagnonnage, va aux écrivaines et aux écrivains que j’appelle affables.
Racine, Huysmans, Breton, Ramuz, par exemple, ne le sont pas, ce qui ne
m’empêche ni de les admirer beaucoup, ni le les relire, vire de les
commenter. Mais quand je lis Montaigne, Molière, Diderot, George Sand,
Proust, Gustave Roud, j’éprouve une sorte de joie qui est créée, il me
semble, par le sentiment d’être à mon aise, de bien respirer, d’être interpelé par une voix aux inflexions cordiale, directe. On se trouve soudain sous le charme, un charme qui n’émeut pas seulement l’intellect, mais la personne entière de la lectrice ou du lecteur.
Depuis que le structuralisme a remis en lumière la Poétique
d’Aristote, une vague de Poétiques savantes sur à peu près tous les
sujets littéraires, lecture – sous le nom trompeur de «réception» –
comprise, a atteint l’ampleur et la hauteur de la fameuse Vague
d’Hokusai. Mais qui nous offrira une Poétique de l’affabilité» dans les Lettres? Où est le nouveau Gaston Bachelard?
Blog de PHILIPPE RENAUD
À
son retour de voyage, Anna découvre sur le mur de sa chambre, une femme
dont le buste jaillit de la paroi comme une figure de proue. Parfois
cette créature semble s’en détacher, gémit un peu, puis retourne à son
silence. Un jour, celle-ci disparaît. Une inquiétante étrangeté nimbait
déjà les deux recueils de nouvelles de Marina Salzmann. Dans ce premier
roman, elle imprègne tout le livre. Où a disparu Pablo, le jumeau
d’Anna, dont elle recherche les traces en Italie? Il enquêtait sur une Nativité du Caravage, dérobée, cachée, détruite peut-être. La mafia
l’aurait-elle trouvé trop curieux? Cette toile volée renvoie à
d’autres œuvres du peintre qui obsédaient Pablo, en particulier à un
sanglant Judith et Holopherne.
D’où sortent les personnages de pantomime qui guident Anna dans la
ville du Sud? Des secrets longuement dissimulés refont surface, des
souvenirs de jeunesse partagés et enfouis. D’autres figures d’égarées
traversent le livre: l’ombre de la folie plane, mais elle ne saurait
empêcher le réconfort de l’amitié. Un peintre apprivoise sur la toile
les rêves des autres. Un chien perdu, qu’elles nomment Trouvé,
s’attache à Anna et à sa voisine, Tess, la Portugaise au destin
tragique. Dans «La Tour d’abandon» où elles habitent, les chambres se
répartissent autour d’un escalier en colimaçon qui semble descendre
sans fin. Une atmosphère de conte de fées, poétique et légère, masque
l’abîme sur lequel dansent les personnages.
ISABELLE RÜF, Le Phare, Centre Culturel Suisse de Paris, No 30, septembre-décembre 2018
Un maelström d’histoires
Marina Salzmann sème des récits à tous vents dans La Tour d’abandon. Un roman hors des sentiers battus qui séduit par son inventivité et sa grâce poétique
Un jour, à son retour du Sud, Anna découvre une femme nue sur son mur:
une saillie de pierre au «corps arqué à la manière d’une gargouille ou
d’une figure de proue», qui semble tordue de douleur. La jeune femme
fait semblant de ne pas la voir, tout comme ses visiteurs. Se délassant
dans la baignoire commune de son immeuble, elle se remémore son voyage
dans une ville italienne sur les traces de son jumeau Pablo, disparu
alors qu’il enquêtait sur La Nativité,
le tableau volé du Caravage. Elle est amie avec sa voisine Tess,
journaliste d’origine portugaise née sous X, qui n’a plus qu’un bras;
Joseph Frost, écrivain et ancien compagnon de Tess, regrettera toute sa
vie un moment de lâcheté et détient peut-être des informations sur la
disparition de Pablo… Voilà, pour commencer. Mais résumer La Tour d’abandon
ne fait pas vraiment sens. Car Marina Salzmann fait fi de la
dramaturgie romanesque conventionnelle pour imaginer avec une grande
liberté un livre gigogne où la fantaisie est reine, un dispositif à
générer les histoires et les rêves.
Univers parallèles
À partir d’un pivot central, La Tour d’abandon
disperse les histoires aux quatre vents, multiplie les récits qui
pollinisent le réel d’une étrangeté onirique. Sa structure narrative
fait écho à l’escalier en spirale de l’immeuble où vivent Anna et Tess,
qui distribue autour de son axe des paliers accueillant divers objets,
toute une vie se déroulant sur la volée des marches. Enfin, la femme
sur le mur d’Anna renvoie la même image: sous ses pieds, Tess découvre
une rose des vents, points cardinaux du récit qui, avec l’ajout d’un G,
formeront le mot SONGE…
Le ton est donné. Disséminant de curieux indices, Marina Salzmann égare
son lecteur dans un labyrinthe où les récits s’emboîtent avec une
merveilleuse poésie. Après deux recueils de nouvelles, Entre deux et Safran
(Bernard Campiche Éditeur 2012 et 2015), qui jouaient déjà avec le rêve
et l’étrange, l’auteure genevoise confirme ainsi dans ce premier roman
sa veine singulière.
La Tour d’abandon se
déroule donc sur quatre saisons à partir de ces quatre premiers
personnages, axe du récit autour duquel évoluent d’autres figures plus
ou moins fugaces. Il y a l’oncle Jean, qui voudrait partir mais que sa
femme Vita ne laisse pas mourir; Leibniz, peintre indien qui dessine
les rêves, interné dans un asile psychiatrique – on pense à Vol au-dessus d’un nid de coucou.
Il y a aussi un comte et un prince tout droit sortis d’une fable, qui
guident une Anna narcoleptique dans les ruelles de cette ville du Sud
où des meubles chutent des fenêtres; une lignée de femmes nommées
Antonella, un libraire, un jeune skinhead, Marta la caissière en deuil
de son frère, ou encore Roza, traumatisée dans sa chair, qui mènera
Tess dans les décombres d’une ville où des «armées en loques
s’écrasent les unes contre les autres».
Clés des rêves
Enfin, s’il y a un meurtre et une disparition, si l’on y croise la mafia, La Tour d’abandon
n’a rien d’un polar et les pistes esquissées par l’auteure demeurent
des signes flottants. Anna reçoit par exemple d’étranges missives, d’où
émergent des lettres en majuscules qui formeront un mot, en écho à une
photo reçue de Jean post-mortem. Et quelles sont ces clés qu’on
découvre en songe, qui ouvrent des portes secrètes? La réalité semble
toujours perméable à d’autres dimensions, à des univers parallèles –
ceux, immenses, de nos possibilités non réalisées, ou ceux de la femme
sur le mur et de Pablo disparu, «coincés entre deux mondes». Indices,
rêves et histoires dessinent alors les contours d’un mystère dont on ne
saura jamais le fin mot.
Une place sur la Terre
Dans ce roman inclassable, Marina Salzmann retranscrit une interview de
Jean-Luc Godard en 1987, à propos de Soigne ta droite: «Mais j’ai pas
bien trouvé l’histoire, donc j’ai perdu le sujet aussi», le sujet étant
«une place sur la Terre», confie-t-il. Tel pourrait aussi être celui de
La Tour d’abandon, texte
mosaïque ancré dans un réel vacillant, qui se cherche dans une infinité
d’histoires et embrasse l’intime et le cosmique. «La nuit est passée,
elle a glissé comme un grand cargo qu’on a vu par-dessous, flottant
jusqu’à l’autre bord du ciel», lit-on. Plus loin, les heures glissent
sur la Terre «comme des vapeurs au-dessus des territoires partout
hérissés de clôtures, de murs et de tours, au-dessus du centre de tri
et des miradors des pays paisibles». Car la violence du monde n’est pas
niée ici, au contraire. Elle fait irruption sous différentes formes –
viols, guerre, meurtres, folie – sans que l’écriture de Marina Salzmann
n’en perde pour autant sa grâce.
Jardin enchanté
L’autre sujet central du livre, c’est justement l’écriture, qui a lieu
dans l’éternel présent de la lecture: «Le mot retrouvé est une magie,
celle de l’instant vainqueur contre le temps.» Si l’auteure égrène ses
récits de vie et de mort, reflets des ombres et lumières des tableaux
du Caravage, c’est justement «pour rendre visible le temps». La poésie
est antidote au malheur, engagée dans une lutte joyeuse contre la mort
et la finitude. La force des images et des rêves, leur liberté, ont ici
valeur de programme.
Le roman s’achève ainsi par une fête dans un jardin enchanté, où l’on
se raconte des histoires. Ce sont les arbres «qui nous ont appris à
parler», font semblant de croire les protagonistes – les consonnes sont
nées de leurs craquements, les voyelles empruntent aux fleurs. L’axe
autour duquel tourne le monde ne serait-il pas cette capacité à
fabriquer des histoires, à se nourrir de contes pour fuir, peut-être,
une réalité trop brutale? Apparemment gratuites, les digressions
narratives de La Tour d’abandon nous immergent, ravis et consentants, dans un état d’attente et d’émerveillement. Un état de poésie.
ANNE PITTELOUD, Le Courrier, 21 juin 2018
Après deux recueils de nouvelles, Entre deux paru en 2013 et Safran en 2015, Marina Salzmann publie La Tour d’abandon,
un roman dont la narration s’organise autour de deux personnages
centraux, Anna et Tess, et dont la structure fait écho à l’architecture
singulière de l’immeuble où les deux femmes habitent; les appartements
sont répartis autour d’un axe central, la cage d’un escalier en
spirale; des gens montent et descendent ses marches, disparaissent
derrière des portes, des rumeurs résonnent, et parfois des messages,
rédigés par des inconnus, planent jusqu’à des destinataires qui
semblent désignés par le hasard des courants d’air. Apparitions
fantastiques, enquête policière inaboutie, rencontres émouvantes,
fragments d’investigations journalistiques, contes, rêves, lettres,
réflexions philosophiques, le roman associe des éléments relevant de
plusieurs genres littéraires, dans un tournoiement au sein duquel le
lecteur doit se laisser emporter, acceptant de suivre un mouvement
similaire à celui adopté le plus souvent par Anna:
«Elle préfère errer au gré des indications floues du comte, dans l’idée
que rien ne se produit par hasard et que ce qui se présente comme un
détour de plus dissimule un dessein secret. Le charme de la ville
l’encourage d’ailleurs à poursuivre cette expérience de désorientation.
À n’être plus qu’un simple curseur sur la ligne du temps, on voit se
modifier la notion d’espace. Pour elle, les quartiers de la ville
flottent, ils se juxtaposent en une géographie réinventée et mouvante.»
Le mode de narration élaboré par Marina Salzmann incite à réfléchir à
la structure et au sens de l’univers, à se demander s’il existe
plusieurs mondes possibles, dont la plupart nous échappent, mais dont
certains signes nous parviennent malgré tout, grâce à la porosité des
frontières qui les séparent.
Dans la logique de l’idée d’une démultiplication de mondes parallèles,
plusieurs récits sont enchâssés, tandis que, telles les deux faces
d’une médaille, ou tels l’objet tangible et son reflet ou son ombre, de
nombreux personnages du roman possèdent un double, auquel ils sont
reliés par un destin ou une quête comparable. «Enfants perdus, enfants
trouvés, ces mots désignent la même chose», affirme la voix narrative.
Ces mots pointent un fait similaire mais au prix d’un renversement du
point de vue; tout dépend sur quel versant on se trouve, de quel côté
on regarde. Le tour d’abandon (au masculin), dont l’usage était courant
du Moyen Âge au XIXe siècle, et n’a pas disparu de nos jours, était un
tourniquet où les mères pouvaient déposer leur enfant: d’un côté, elles
l’abandonnent, de l’autre côté elles le remettent à une institution
religieuse ou médicale. En choisissant pour titre La Tour d’abandon,
un terme ambigu qui crée un double fictionnel de ce dispositif ayant
effectivement existé, Marina Salzmann suggère que des concepts
apparemment opposés – le bien et le mal, la réalité et la fiction –
sont en fait indissolublement liés.
Le roman est divisé en cinq parties, intitulées «Première saison»,
«Deuxième saison», «Troisième saison», «Quatrième saison» et
«Épilogue», ce qui fait penser d’une part aux séries télévisées, dont
l’une des caractéristiques est la mise en place d’intrigues parallèles,
d’autre part au mouvement cyclique des saisons. Ce roman met en
question notre perception d’un temps linéaire, et, contrairement à la
plupart des séries télévisées, il brise les schémas narratifs
classiques d’une intrigue principale, et éventuellement de plusieurs
intrigues secondaires, où la situation initiale se complexifie avant de
se résoudre, généralement en obéissant à des lois de causalité.
Avec le personnage de l’écrivain Joseph Frost, qui écrit un roman sur
la mafia en utilisant les documents rédigés par le frère d’Anna, le
thème de l’intertextualité est abordé: «Nous ne faisons jamais que
réutiliser les matériaux de nos prédécesseurs, dit Frost, nous
pratiquons tous l’imitation, le plus souvent sans le savoir.» Imiter ne
signifie pas fabriquer une copie, mais reproduire les traits
caractéristiques d’un objet. «La Tour d’abandon» imite les codes de
plusieurs genres littéraires connus, qu’il juxtapose de façon inédite.
Ainsi il ne cesse de perturber nos horizons d’attente, de rompre des
pactes des lecture implicites. Au tout début du roman, une mystérieuse
figure de femme, statue ou présence vivante, on ne sait, apparaît sur
le mur du salon d’Anna, et on pourrait être déçu quand on assiste à sa
subite et inexplicable disparition, mais on ne l’est pas, car une autre
piste interprétative nous est suggérée:
«La torsion de son corps n’avait rien de naturel, bien sûr, cela
s’est déjà vu, dans les représentations des suppliciés. La torsion ?
Peut-être plutôt un nœud? Pour nouer un temps à un autre temps, ou une
matière à une autre matière.» «Il n’y avait presque rien, sans doute.
Pas même une présence. Juste le réel indifférent et la possibilité de
la douleur. Et entre eux, un espace vibrant, l’interstice où
s’improvisent les contes.»
La figure tourmentée de cette femme ainsi que la manière incertaine
dont elle est rattachée à la paroi évoquent une sculpture baroque.
Cette statue questionne les limites de toute représentation, interroge
les frontières de l’imaginaire. Le mur dont elle semble émerger est
décrit comme «le lieu de passage où s’enchevêtrent les trames hybrides
des virtualités». Par sa souffrance, dont Anna perçoit les signes, la
statue donne à voir la difficulté d’exister dans un «entre deux». Mais
cet interstice est ce qui rend les récits possibles, voire nécessaires.
D’où vient ce qu’on invente? Faut-il qu’il y ait forcément un lien
logique entre les péripéties d’une histoire? La femme sur le mur
disparaît le jour où Anna reçoit une lettre contenant une photographie
de renard, et «rien a priori ne relie ces deux épisodes». Le dénouement
du roman n’obéit donc pas à une causalité mais à une coïncidence.
Au fond, quel en est le sujet, se demande-t-on par moments, et cela
d’autant plus qu’un chapitre est consacré à la transcription d’un
entretien où Jean-Luc Godard, interrogé sur l’un de ses films, répond:
Mais j’ai pas bien trouvé l’histoire, donc j’ai perdu le sujet aussi. Y
a des moments, les films qu’on fait sont difficiles justement parce
qu’on a… on a perdu cette liaison entre l’histoire et le sujet qui est
une histoire en soi on peut dire.
Parmi les nombreuses possibilités d’interprétation qu’offre La Tour d’abandon,
je dirais que ce roman propose avant tout une réflexion sur la
structure du temps et de l’espace. Anna, en tous les cas, peut-être
grâce à la narcolepsie dont elle est atteinte, peut exister
simultanément en plusieurs lieux:
«L’Anna transparente du rêve dans le rêve se lève comme une somnambule,
quittant l’Anna endormie du bar, qui a laissé la véritable Anna dans la
baignoire d’une autre ville.»
C’est l’un des pouvoirs de la littérature que de nous faire vivre dans
plusieurs corps et en plusieurs endroits simultanément. Le roman de
Marina Salzmann nous procure l’occasion et le plaisir de l’expérimenter.
CLAUDINE GAETZI, Vice Versa Littérature
Marina Salzmann
Marina Salzmann est née à Vevey. Elle a grandi dans le canton de Vaud,
à Nyon, puis au Tessin. Après avoir voyagé sur terre et en mer et
travaillé dans divers métiers, elle s'est installé à Genève, où elle a
fait des études de lettres. Elle pratique l’écriture (fiction,
autofiction, poésie contemporaine) et collabore avec des musicien-ne-s,
artistes, poètes sonores. En 2008, elle cofonde la revue coaltar. Son
recueil de nouvelles Entre deux et le premier livre qu'elle publie. En 2013, il lui vaut le prix Terra Nova.
CLAUDINE GAETZI, Vice Versa Littérature
Les quatre saisons de Marina Salzmann
Le frère d’Anna est sur les traces du Caravage. Plus précisément sur la
piste d’une «Nativité», un tableau volé en 1969. Un coup de la mafia?
Un jour, Pablo disparaît. Un prétendu accident.« Il n’est rien resté,
ni de la voiture brûlée, ni de l’ordinateur ni de son corps.» Anne
arpente cette ville du sud écrasée de soleil où son frère a vécu. Une
chape de silence recouvre le mystère de cette disparition.
En Suisse, Anna partage son appartement avec Tess, la journaliste à
l’enfance volée et Trouvé, le chien qui la suit comme son ombre. Des
hommes et des femmes traversent son existence: des histoires dans
l’histoire. Il y a notamment celle de Roza de Lybie ou de Syrie qui
raconte l’horreur absolue de son enfermement dans une pièce de la
caserne et des sévices qu’elle a subis. La nausée s’empare du lecteur
avant que les larmes ne montent à ses yeux.
Tess la supplie de partir avec elle, en emmenant son fils. Elle refuse.
«Je fais partie de ce qui reste en vie pour ne pas oublier à quel point
la mort gigantesque nous entoure.»
L’auteur, qui enseigne et vit à Genève, déplace les pions sur
l’échiquier de son histoire avec la technique éprouvée d’une romancière
au long cours. Et pourtant, «La Tour d’abandon» est sa première œuvre
romanesque. Et puis, il y a cette stupéfiante beauté de la langue.
C’est comme si elle tenait ouvert un sac de toile et qu’elle jetait
dans son récit de grandes brassées d’images poétiques. «Porté par le
vent, le murmure de la forêt dépliait sa main protectrice aux longs
doigts de nuées.» Plus loin: «Le regard de l’oncle Jean m’enveloppait
comme une poudre d’or.» ou encore «La convulsive beauté de l’automne.»
Couplé à une écriture belle et lumineuse, le texte est d’une
bouleversante intensité. Quelques mots suffisent à cadrer un lieu, à
soutirer le suc de son atmosphère. Les descriptions sont superbes,
légères. Qui contrastent avec la dureté de la narration des faits
dramatiques. C’est une écriture féminine, sensible et finement ciselée.
«La Tour d’abandon» est une pièce d’orfèvre. Un roman-fleur qu’il
convient d’effeuiller avec délicatesse.
Marina Salzmann a publié deux recueils de nouvelles chez Bernard Campiche Éditeur, respectivement en 2012 et 2015. Le premier, Entre deux, remporte la bourse Anton Jaeger et le Prix Terra Nova de la Fondation Schiller.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, No 624, vendredi 20 juillet 2018
Au bord de l’abîme
Le premier roman de Marina Salzmann confirme et développe le charme troublant de ses nouvelles
À la première page, au retour de son voyage dans le Sud, Anna trouve
une femme sur le mur de la chambre où elle se tient d’habitude pour
corriger ses copies: «On aurait dit qu’elle jaillissait de la paroi, le
corps arqué à la manière d’une gargouille ou d’une figure de proue.»
Les visiteurs, comme Anna elle-même, s’efforcent d’ignorer cette
créature muette, qui pue un peu, semble souffrir, tente parfois de
s’évader de sa prison et, un jour, disparaît.
Sous des dehors anodins, légers, l’étrangeté fait volontiers irruption
dans le monde de Marina Salzmann. Avant ce premier roman, l’auteure
s’est fait connaître par deux recueils de nouvelles, Entre deux et Safran (Bernard Campiche, 2012 et 2015), qui présentaient déjà cet alliage subtil. Ce qui se passe dans La Tour d’abandon
tient en peu de mots. Anna est en quête des traces de son frère jumeau,
Pablo, qui a disparu sans un mot. Elle vit dans une ville – Genève,
très reconnaissable – où elle enseigne, tout comme la romancière. Elle
vit dans un immeuble décati dont les appartements s’échelonnent autour
de l’axe d’un escalier en vis. Elle a pour voisine et amie Tess, une
journaliste d’origine portugaise. Toutes deux traversent les saisons
d’une année avec une poignée d’amis: Frost, l’écrivain, Leibniz, le
peintre, et l’oncle Jean que sa femme, Vita, ne peut se résoudre à
laisser mourir, Ulysse, un libraire désespéré, et quelques autres.
Le mystère de la Nativité
Une trame toute simple, aussi trompeuse que les volutes de l’escalier, que celle de cette Tour d’abandon.
L’édifice lui-même est à l’abandon, et on ne sait pas trop qui s’y
abandonne et à quoi. Anna, au sommeil, en tout cas, puisqu’elle souffre
de narcolepsie et s’endort devant ses élèves ébahis ou dans la
baignoire de la salle de bains commune, au sous-sol.
Elle vit seule, en compagnie d’un chien «à l’éthique de fer», abandonné
lui aussi, qui l’a élue pour maîtresse et qu’elle a nommé Trouvé. Un tableau du Caravage hante le récit. Cette Nativité,
dérobée dans une église italienne, a passé de receleur en receleur.
A-t-elle été détruite ou gît-elle encore dans quelque cachette oubliée
de tous? Pablo enquêtait sur le sort de cette œuvre quand il a disparu.
La maffia a-t-elle éliminé ce jeune homme trop curieux? On n’en saura
rien, car La Tour d’abandon
est tout sauf un roman policier, même s’il y a un meurtre. Mais
celui-ci sert surtout à faire entrer la violence du monde dans
l’univers apparemment idyllique de la tour. Il permet aussi,
habilement, d’éclairer le passé de Tess, la journaliste au bras unique,
née sous X, et par lui, un pan occulté de l’histoire du Portugal.
Avec l’apparition de la femme dans le mur, une dimension fantastique
imprègne le récit d’emblée. Mais il ne s’attarde pas sur cette figure,
on ne saura pas d’où elle vient ni où elle va, de quoi est faite sa
souffrance. Sous ses pieds, qu’on ne voit qu’en s’allongeant sur le
sol, une rose des vents tatouée forme le mot SONGE.
Une atmosphère onirique règne sur tout le récit. Il est parsemé de
rêves, de contes, de détails incongrus, de digressions qui font son
charme. Les contes ne sont pas roses, les rêves, souvent des
cauchemars, et les lettres atteignent rarement leurs destinataires ou
trop tard.
Viols en temps de guerre
Passe l’ombre du Joueur de flûte
qui emporte les enfants vers des idéaux trompeurs. Un souvenir de
vacances entre copains s’achève sur un viol qui en renvoie à d’autres,
perpétrés dans des pays en guerre, aujourd’hui. Un moment de lâcheté
pèse sur toute une vie, et même sur deux. Leibniz, le peintre,
l’Indien, qui fixe sur la toile les rêves de ses amis, connaît aussi
l’asile et les abîmes de la folie. «Le meurtre d’Holopherne», peint par
Le Caravage, encore lui, a accompagné Pablo dans sa propre déraison.
Bouffons de conte de fées
Même si tous les personnages dansent au bord de l’abîme, leur danse
n’est pas macabre ni pesante. Il y a une grâce dans l’écriture de
Marina Salzmann, dans la façon dont les strates de son récit
s’enlacent, dont la voix narrative glisse de personnage en personnage.
Les policiers qui enquêtent sur la mort d’un jeune skinhead se
racontent des blagues débiles. Frost est humilié par l’animateur d’une
émission littéraire ridicule. Deux bouffons de conte de fées, un prince
et un comte, surgissent de nulle part pour guider Anna dans sa ville
italienne, pendant que les meubles pleuvent des balcons. Jean-Luc
Godard – en 1987 – sur YouTube, cité page 109, donne peut-être la clé
de ce livre énigmatique. Le cinéaste parle, en hésitant, de la liaison
perdue entre l’histoire et le sujet: «Faut trouver une histoire, mais
faut comprendre qu’est-ce que c’est qu’une… qu’avoir une place sur la
Terre.»
ISABELLE RÜF, Le Temps, 8 juin 2018
«Elle
dort souvent, partout. Elle s'assoupit à tout moment et n'ose même plus
conduire une voiture. Mais après tout, quand elle sera morte, il en
sera fini de ce bienheureux sommeil.»
Elle, Anna, est atteinte de narcolepsie. Il n'est pas étonnant, comme
le montre à maintes reprises le récit, qu'elle confonde rêve et
réalité... Elle habite une tour, La Tour d'abandon, dont on ne sait si
elle doit son nom au fait qu'Anna s'y abandonne au sommeil, notamment
dans la baignoire collective, ou au fait que cet immeuble est en piteux
état, à en juger par la spirale de son escalier:
«À la descente, frôlant du coude la courbe du mur, on parcourt des
volées de marches interrompues par les paliers sur lesquels les
habitants entreposent les objets les plus variés, vieux meubles ou
jouets cassés, ce dont on ne sait que faire sans s'être encore tout à
fait décidé pour la déchetterie.»
Anna, la prof, n'habite pas seule. Le chien Trouvé, comme son nom
l'indique, vit à ses côtés, comme son ombre. Quand elle est revenue du
Sud, elle a découvert une femme torturée et nue, sur le mur de son
salon:
«La femme sur le mur est un peu plus petite qu'elle mais lui ressemble.
Chevilles épaisses, qui contrastent avec ses poignets fins. Ventre
musclé et jambes un peu courtes. Seins minuscules. Sa tête est
renversée sur le côté.»
Dans la même tour, habite son amie de longue date, la journaliste Tess
(Teresa Esposito), la contrefaite de naissance: elle «a une
malformation du bras droit», elle est «gauchère, en quelque sorte.»
Avec laquelle elle converse quand elles se retrouvent toutes deux dans
le corridor pour fumer:
«Les appartements de l'immeuble dans lequel vivent Anna et Tess sont
distribués tels les pétales d'une fleur compliquée autour d'un axe
constitué d'air: le centre de la vrille de l'escalier. Il est probable
qu'ensuite, à l'intérieur des appartements, chaque habitant tourne
autour d'un axe en quelque sorte secondaire, organisant ses gestes et
parcours comme le fait Anna autour de la femme sur le mur, ou Tess à
son bureau entre une pile de journaux et une tasse vide.»
Anna est allée dans le Sud pour tenter de savoir si la mort, il y a un
an, de son frère Pablo était accidentelle ou non: il enquêtait sur un
tableau volé en 1969, la «Nativité» avec Saint François et Saint
Laurent du Caravage»... La compagne de Pablo, Antonella, sait seulement
qu’«il envoyait régulièrement ses travaux à un ami qu'il avait en
Suisse. Un nom allemand ou anglais…»
Au fil du récit, les passés de Tess et d'Anna resurgissent. Ils
expliquent bien des choses sur ce qu'elles sont devenues l'une et
l'autre et sur les liens qui les unissent. Mais le lecteur doit
attendre la fin du livre pour que les dernières zones d'ombre se
dissipent et que les mots de l'auteur terminent de se mêler au temps
pour «y tisser un peu de mémoire»:
«C’est ainsi qu'hier vient dans aujourd'hui, que la fin s'éloigne dans le passé.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Ce
roman raconte une année de la vie de deux amies, Anna et Tess. Toutes
deux habitent dans la même tour d’appartements, vétuste et traversée de
courants d’air. Anna qui souffre de narcolepsie et vit un peu entre
rêve et réalité, voit émerger un jour une étrange créature sur le mur
de son salon, une figure mouvante de femme qui paraît souffrir
intensément sans que l’on en connaisse la raison. Sous ces yeux
désespérés qui semblent ne pas la voir, Anna revient sur des éléments
douloureux de son passé. La mort de son frère est-elle vraiment
accidentelle? Était-il sur le point de retrouver une célèbre toile du
Caravage, volée des années auparavant? Où sont passés les documents
qu’il avait réunis lors de son enquête?
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