Critique
Le premier roman de Marie-Claire Gross, Relier les rives
s’ouvre sur une scène de fête. Une fête de Noël pas très suisse, où les
ventres ondulent et où la vodka coule à flots. Des mots d’arabes
résonnent par-ci, par-là, les cymbales rient, les corps se dévoilent.
Soraya boit jusqu’à s’en faire saigner les poignets, devant sa fille de
quatre ans, oubliée dans un coin.
Âgée de trente-huit ans, Soraya mène une vie légère, aime chanter,
danser, faire la fête, vivant dans un divorce volontaire avec la
religion et les conventions de sa culture moyen-orientale. Elle
travaille dans des bars, des cafés, se fait aider par les services
sociaux, est mère de trois filles qu’elle peine à élever. Derrière son
apparente insouciance, on devine une douleur sourde, insidieuse,
qu’elle s'emploie à noyer dans les vapeurs de l’alcool.
Des souvenirs de son enfance et de son adolescence, passées en
Palestine puis en Jordanie, surgissent par bribes. De brèves images
intermittentes, «oliviers», «terre sèche» ou «maisons de migrants pas
finies», clignotent entre deux flashs éthyliques. Soraya se remémore
les «oranges» de sa ville natale, Jaffa, «les voiles qui volent»,
«la poussière de la route». Véritable madeleine de Proust, chaque
souvenir renferme une multiplicité de nuances, de sensations. C’est à
cela qu’elle se raccroche, maintenant que là où elle vit, plus rien ne
lui reste, de ce monde qui l’a vu grandir. Pourtant, on sent le manque
qui se creuse. C’est dans ce manque que l’alcool s’engouffre, tel le
froid sifflant à travers des fenêtres peu épaisses.
Son histoire est contée par deux narratrices, d’un chapitre à l’autre,
à tour de rôle. Soraya parle à la première personne, avec une langue
imagée, directe et rythmée. Sa voix alterne avec celle de Lou-Anne,
assistante sociale qui écrit un livre sur Soraya, compilant entretiens
et témoignages pour construire son récit. La personnalité de Soraya se
dévoile ainsi à travers sa propre voix mais aussi à travers les fiches,
notes et interrogations de Lou-Anne, qui installent le profil
psychologique de son personnage.
Ce chœur à deux voix permet de mettre à distance la dimension lisse et
englobante du récit. Grâce à ce procédé, l’auteure rompt avec
l’illusion narrative et souligne que son récit, inspiré de faits réels,
reste une fiction. Un éloignement avec l’immédiateté du récit
s’installe ainsi, laissant place au questionnement et notamment aux
doutes de la seconde narratrice quant à sa démarche.
Cependant, c’est surtout la proximité de l’intimité de Soraya, créée
par le récit à la première personne, qui retient l’attention du
lecteur. Sa langue orale, immédiate, parfois presque brutale, est
extrêmement saisissante. D’une grande vivacité, elle est tissée
d’images enfantines, derrière lesquelles palpite une grande tendresse.
La présence sensible de la narratrice se lit à travers ces passages, où
les métaphores concrètes et limpides jaillissent du corps de Soraya:
«La lune bleue regarde le coin du miroir et l’arabe, ma langue, surgit
du ventre. Ma gorge lance des mots. J’arrête l’eau, je parle encore,
fort, je me sèche et demande aux yeux dans la glace comment ça va. Pas
de réponse. Sauf que sous les yeux je vois des marques rondes, jaune
orange, comme les fenêtres des avions. Je ne me reconnais pas.»
Entre deux rives, à la fois en rupture avec les codes de sa culture
d’origine et étrangère à la culture suisse, Soraya se laisse glisser,
s’accroche à ses verres. «La solitude de ma mère, seules les femmes
migrantes peuvent la comprendre», dit l’une de ses filles. Une solitude
hantée par un bouillonnement de bruits, de sons et d’odeurs perdues,
qu’elle ne peut partager avec presque personne
Tandis que Lou-Anne tente de se projeter dans ce que fut l’arrivée en
Suisse de son personnage, Soraya se fait mettre à la porte de son
logement. On sent alors un décalage très vivace entre la tentative de
compréhension de l’observatrice extérieure, d’une part; la réalité
froide et clinique, de l’autre. La langue des deux narratrices se
distingue alors également, presque lyrique chez la première, elle est
saccadée, marquée par l’urgence, chez la seconde.
Pourtant, même au moment où sa vie dérape, Soraya continue à poser un
regard amusé et joueur sur les petits moments du quotidien, court après
les petites roues éparpillées sur le trottoir de son caddie, qui
renferme tout ce qu’elle possède. Ce sont ces petits moments,
conjuguant légèreté et gravité, qui la rendent extrêmement touchante.
Ils permettent de raconter la déchéance telle qu’elle est vécue de
l’intérieur, non pas comme le drame vu par les yeux des autres, mais
plutôt comme une succession d’accidents de parcours, de choses qui
arrivent, où les petites joies de tous les jours côtoient les grandes
hachures des chemins de vie.
Éjectée de chez elle, Soraya est hébergée dans la cave d’un copain de
beuverie, se lave avec un grand bac d’eau, ou chez des amis. Même à ce
moment du récit, elle continue à se raccrocher aux petits plaisirs, un
«savon à l’olive», l’odeur des «pois chiche» ou de «l’houmous», le
«parfum karité» de son amie Nicole: un ensemble de saveurs et
sensations, où le désir survit et s’enrobe, préservant comme un dernier
goût de vivre.
Avec des mots simples et des images fortes, Soraya narre son quotidien
marqué par l’alcoolisme et la précarité: «Lumière aveugle, couloirs, je
titube, les murs sont papiers de verre, je me griffe, j’ai oublié la
loupiote, les poubelles puent, minuterie, noir, je rentre chez moi,
j’allume. Les coudes et les bras saignent. Je prends de l’eau du
jerricane que je mets dessus. Ça pique. Après, je tire le matelas du
congèle, je le pose par terre, je sors un drap et je me serre sous les
couvertures.»
Quand la cave prend l’eau, elle part dormir dehors, dans des parcs,
sous un kiosque, dont les employés de la ville la chassent à la levée
du jour. Soraya se renferme dans une solitude murée, devient
indifférente à ce qui l’entoure. Sa détresse est de plus en plus
grande. Elle devient banale. Les personnes qui l’entourent font ce
qu’elles peuvent, peuvent peu. Cette résignation désolée est
particulièrement saisissante. Chacun ne répond que de soi-même, est
pris par ses propres contraintes, ne peut empêcher l’inexorable. La rue
devient dangereuse. Le goût d’orange ne fait plus revenir l’enfance, il
ne sert plus qu’à parfumer la gnôle.
La grande qualité de ce livre réside dans l’humanité de l’écriture. A
chaque page, la tendresse pour le personnage est prégnante et permet de
faire sentir la richesse des moments passés et présents qui constituent
cette femme laissée sur le carreau. On entre dans son monde par le
sensible, on partage ses peurs, ses plaisirs, ses aspirations, une
présence charnelle campée grâce à un regard plein d’empathie, capacité
véritable à se mettre à la place de l’autre pour vivre ce qu’il vit.
Cependant, le parti-pris narratif de l’auteure peine à convaincre. Si
la langue de Soraya est juste et puissante, celle de Lou-Anne est plus
convenue. Sa distance projective peut sembler déplacée. Son ton est
plus artificiel que ce que dévoile la sincérité du personnage
principal. On comprend les réticences de l’auteure à assumer pleinement
un récit à la première personne, inspiré de l’existence d’une personne
réelle. L’intervention de la seconde narratrice marque une prise de
distance éthique par rapport à ce qui est raconté – mais elle manque de
singularité, notamment sur le plan de la langue. Juxtaposées ainsi, les
deux voix se dérangent, plus qu’elles ne se complètent. Peut-être
aurait-il été plus judicieux d’écrire tout le récit à la deuxième
personne? Cela aurait permis de garder la proximité avec Soraya, sans
prétendre parler à sa place pour autant.
MARINA SKALOVA, viceversalitterature.ch, automne 2016
ous pouvez écouter l’émission radiophonique de «Entre les lignes» (Espace 2), du 8 juin 2016. Entretien de Marie-Claire Gross avec Jean-Marie Félix et Marlène Métrailler.
La littérature au féminin avec Marie-Claire Gross
Bonjour Marie-Claire comment allez-vous?
Bien merci. Et vous?
Est-ce l’écriture qui est venue vers vous ou est-ce l’inverse?
L’écriture est d’abord venue à moi avec la lecture, celle de Bille, Baudelaire et Trackl. J’aime les mots qui murmurent comme schüchtern (= timide), claquent comme cogne, volent comme libellule ou sont insolites et inventés comme Alleluiazwiebel
pour désigner un chignon décoiffé .. En 2012, je suis allée à la
rencontre de l’écriture à l’Institut littéraire de Bienne. Depuis, je
participe à des ateliers et j’en anime aussi.
Le premier livre que vous ayez lu…
Le Conte de la marguerite...
Une petite fleur quitte sa maison pour retrouver le mouton qui lui a
brouté deux feuilles. Elle traverse Gloudouglou le ruisseau, voyage par
delà les prés, fait toutes sortes de rencontres, se brûle les pieds et
doit gravir une montagne...
L’endroit idéal pour se mettre à écrire…
Un lieu que je garde secret où je me rends le soir. Quand j’y vais en voiture, Bleu pétrole de Bashung ou Everything has changed
d’Hemlock Smith résonne à fond dans l’habitacle, avant le silence dans
l’immeuble déserté. Là, je m’installe à l’établi, je tricote et
bidouille avec les phrases et les mots.
Si je vous dis voyage vous me dites?
Le Proche-Orient et le Léman de Soraya, l’antihéroïne de Relier les rives...
Les nomades obligés d’aujourd’hui qui viennent de Syrie, d’Éthiopie et
d’ailleurs: leurs périples périlleux sans chez soi stable au bout...
L’ailleurs ici, où rencontrer l’autre lors de repas partagés dans une
maison de quartier ou une fête multiculturelle.
L’auteur le plus en vogue, le plus talentueux selon vous c’est qui?
J’ai de la peine avec les superlatifs! En vogue: il n’y qu’à voir le hit-parade des ventes. Et talentueux? Je pense à Matthias Eynard. Son ouvrage Boussole recèle tant sur les liens entre Orient et Occcident, sur Alep, Vienne et Istanbul...
Seule sur une île déserte, vous emportez un de vos livres ou un autre?
Sans hésiter, Le Poisson-scorpion
de Nicolas Bouvier: un texte ciselé, un pétard d’humour au-delà la
noirceur. Ses portraits cocasses et humains, l’autodérision de ce pauvre petit lettreux baisé par les Tropiques et la renaissance finale... J’y reviens sans cesse.
Les premiers lecteurs de Marie-Claire sont …
Pendant le temps d’écriture, Blaise Hofmann, mon mentor, et Christine, ma cousine. Puis, Relier les rives fini, les proches de la personne qui m’a inspiré cette histoire, l’homme qui partage ma vie et mes très proches.
Votre premier souvenir en tant qu’auteur…
Palper, humer, feuilleter l’objet livre chez Bernard Campiche à Orbe et
prendre la mesure de cette matérialité heureuse. Par la suite, au Salon
du livre de Genève, un échange intense et intime avec Éliane Bouvier,
veuve de Nicolas. Une opportunité pour lui dire ma dette à l’égard de
son mari.
Ce qui vous inspire pour l’écriture d’un livre?
Le réel. Le quotidien. La voix, l’attitude, la vie des gens. Un détail
de ce que je vois d’eux. J’aime me poser sur une terrasse et regarder.
Le livre qui fait (selon vous) le plus polémique ces derniers temps…
Joker...
Le meilleur livre de tous les temps est signé?
Joker encore...
En ce moment vous lisez quoi?
Freedom de Jonathan Franzen avant un premier voyage aux États-Unis.
Quel est selon vous votre meilleur ouvrage?
Le prochain…
Question piège ou pas: y-a-t-il une sorte de compétition-concurrence entre vos confrères et vous ou pas?
De mon point de vue, il n’y a pas de concurrrence mais une jolie
stimulation. Vrai qu’on espère être publié et que ça se fait ou pas.
J’ai eu la chance de partager cette joie avec mes amis de plume, parmi
lesquels Olivier Pitteloud dont le premier roman, Dans l’ombre de l’absente est sorti à l’Âge d’Homme ce printemps. Très beau.
Si je vous dis évasion vous me répondez…
Une sieste sur le canapé, une balade en raquettes au col du Madzé sur
les hauteurs de Morgins, un vin rouge en bonne compagnie...
Si vous n’étiez pas écrivain vous seriez …
Tout ce que je suis aussi: femme, amoureuse, mère, fille, sœur, amie,
marraine, enseignante, proche, vivante, vibrante, curieuse, lectrice,
voyageuse, voisine, ...! Pourquoi choisir?
Que peut-on vous souhaiter aujourd’hui?
De continuer à jongler joyeusement avec mes vies, avec les mots; de
continuer à éprouver les liens et l’instant présent intensément, en
toute joie.
Merci beaucoup Marie-Claire pour cette interview, je vous souhaite une belle continuation littéraire.
Assumag
Chute libre entre deux rivages
La Romande Marie-Claire Gross signe un premier roman des plus actuels sur la migration et la perte d’identité
Le premier roman de Marie-Claire Gross, enseignante dans un
établissement de la Riviera lémanique, ne s’offre pas facilement au
lecteur. Sans cesse, l’histoire qu’il conte se dérobe. Évitant à tout
prix les éclairages trop vifs, celle-ci serpente entre les fragments de
ce réti qui ne se donne, au final, jamais tout à fait.
Relier les rives est un
roman morcelé, plein de zones d’ombre et de silences têtus – à l’image
de son héroïne mutique. Soraya 38 ans, est une jeune femme en
pleine perdition. Mère de trois grands enfants, cette immigrée
jordanienne peine à s’ancrer dans sa nouvelle réalité sur le sol
suisse. Ce nouveau destin, elle ne l’a visiblement jamais choisi.
C’est Lou-Anne, la deuxième narratrice de ce troublant récit, qui le
pressent l’écrit noir sur blanc sur son ordinateur: «Dans ton avion
pour la Suisse {…}, tu pleures ta langue, les bras de ta jumelle, tu
pleures la pierre qui sent le soleil, les femmes qui te serrent contre
leurs corps, leurs tapes dans le dos. Tu pleures ton père, sa
présence vive. Tu as froid. Istanbul-Genève: le monde s’ouvre, il
paraît. Un cousin habite là-bas, il a peut-être du travail pour Ali,
ton mari. Mais qui vous attend?»
Bien dans sa vie, Lou-Anne cherche à comprendre le mystère de Soraya,
pourquoi ce qui devait être sa nouvelle vie a basculé si misérablement
dans l’alcool et bientôt la clochardise. Pourquoi celle qui était si
fière de ses valeurs pieuses en est venue à préférer les soirée de tous
les excès à l’amour de ses filles, impuissantes devant tant de rage
désespérée.
«Qu’est-ce qui nous lie, Soraya?» se demande Lou-Anne. «En quoi on se
ressemble? Ce désir ardent de lever les contraintes et tenter de vivre
sa vie? Toi en questionnant les codes culturels, en croyant te libérer
par l’alcool qui te désinibes et te perd. Moi par l’écriture, bulle à
soi, liberté immense, aussi nécessaire que périlleuse dans mon
quotidien de femme active. Qu’est-ce qu’on cherche, dis?»
Avec force et subtilité, Marie-Claire Gross dessine les liens intimes
qui unissent ces deux existences que rien ne semble rapprocher. Tantôt
brutale ou tout en finesse, la plume de la Romande, en formation à
l’Institut littéraire de Bienne, colle parfaitement à son sujet.
Si bien que ce texte, au premier abord brumeux et décousu, regorge de
vie, entre le noir et l’or de l’existence. Entre le soleil dont sont
gorgées les oranges de Jaffa et la laideur d’une cave immonde, ou d’une
caravane où mourir sans bruit.
ANNE-SYLVIE SPRENGER, L'Hebdo & Payot, «Les meilleurs livres de l’été», été 2016
Marie-Claire Gross fait éclore la beauté d’une femme marginale
L’auteure veveysanne signe avec «Relier les rives» un premier roman
maîtrisé et touchant sur le parcours cabossé d’une femme à la dérive
Virée de son appartement par le propriétaire – un «vieux phallo» comme
le qualifie le type de chez Emmaüs – Soraya loge dans une cave. Elle
peut sonner chez une amie pour la douche. La lumière est minutée et
éclaire les crottes de rat dans le box d’à côté. Mais c’est temporaire.
Une inondation chassera bientôt Soraya de cet abri pour la rendre à la
rue, elle et le sac plastique qui contient toute sa vie.
Dans Relier les rives,
Marie-Claire Gross esquisse le portrait d’une femme marginale, «légère
dans la gravité de la vie», la décrit l’auteure veveysanne. Soraya,
c’est une Palestinienne dont la vie en Suisse s’effiloche au fil du
temps: ses trois filles adolescentes, lassées de voir leur mère
débouler ivre et trébuchante aux rendez-vous, sont parties vivre chez
leur père. Soraya incarne donc ces personnes qui glissent entre les
mailles du filet de l’aide sociale, malgré les mains tendues sur leur
passage. Mais c’est aussi cet être solaire et généreux capable de faire
la manche pour payer un ballon à une fillette, qui aime faire la fête
et se lier d’amitié avec d’autres cabossés de la vie dans les bistrots
du quartier.
«Je me suis inspirée de l’histoire d’une femme qui m’a été racontée un
jour par une connaissance, à la place du Marché à Vevey. Ces quelques
bribes m’ont poursuivie, et lorsque j’ai eu le temps, j’ai cherché à en
savoir plus sur elle», nous indique Marie-Claire Gross. L’auteure s’est
aussi rendue régulièrement aux buffets canadiens de femmes migrantes,
où elle a retrouvé des personnes ayant côtoyé celle qui lui a servi de
muse. Elle a aussi puisé dans ses souvenirs, notamment un mariage
kabyle auquel elle a assisté en Algérie, à 20 ans. «Ce qui me frappait,
c’était la relation très forte qui existait entre les femmes, ainsi
qu’une liberté de parole qu’on a du mal à se représenter ici. Les
plaisanteries se situaient souvent sous la ceinture, par exemple…»
Également enseignante de français, Marie-Claire Gross signe avec Relier les rives
son premier roman, qui a bénéficié des conseils avisés de l’auteur
vaudois Blaise Hofmann. L’écriture y est particulièrement maîtrisée, le
style indirect libre laissant entendre la colère, la tristesse ou
l’amour débordant de l’antihéroïne. Le récit, structuré entre la
narration de Soraya et celle de l’auteure (fictive) qui la traque, se
déploie sans lourdeur. «L’écriture, le voyage et le fait de devenir
parents nous permettent de nous décentrer, de placer quelque chose
d’autre que soi au centre», résume Marie-Claire Gross quand on lui
demande pourquoi elle s’est mise à écrire. «Et puis à 50 ans, on
commence à avoir pas mal de vécu dans le chaudron», sourit-elle, ses
grands yeux bleus s’allumant tout à coup.
Une plume à suivre et un livre qui remue.
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève
Il est des rencontres impromptues dans des lieux
improbables qui donnent envie de découvrir les mots d’une auteure.
D’entrer dans son intimité, de lever le voile sur une histoire que l’on
soupçonne être bien plus personnelle que ne le laisse présager la
précision «roman» de la couverture. Une fiction, soit, sur deux femmes
qui, sans se croiser, jamais, partageront une amitié, car l’une
s’intéressera à l’autre, essaiera de comprendre, de suivre, de
rejoindre, de sauver peut-être. Mais Soraya n’est pas de celles que
l’on débusque facilement, percluse dans ses soucis, perdue dans son
alcool, s’éloignant des siens, de ses petites, comme pour mieux les
protéger d’elle-même, elle qui ne survit pas à son passé de réfugiée,
de séparée, elle qui le paye chaque jour, malgré les déjà longues
années passées en Suisse. Histoire de migration, certes, de celles qui
me tiennent au cœur, histoire féminine aussi, d’empathie et de survie.
Cette rencontre, c’est celle de Marie-Claire Gross, dont le premier
ouvrage — Relier les rives — vient de paraître aux éditions Campiche. Pour le lieu, en revanche, pardonnez que je garde mes secrets.
«Là, le bistrot est sobre. Banquettes velours, bar capitonné rouge,
petites tables contreplaquées marbre. Dans un coin, les vieilles
chaises empilées annoncent le concert du soir. Elles sont usées, le
vernis est parti ça et là. La barmaid, qui travaille ici depuis un an,
dit que c’est la seule chose qu’on ait gardée après les rénovations. Tu
t’es peut-être assise sur cette chaise.
Sur les murs crème, je regarde des photos noir blanc : le Che au
cigare, Gainsbourg aux yeux de chat. Côte à côte, la parenté
frappe : ils ont tous les deux un regard facétieux et intense, si
différent pourtant. Qu’est-ce qui nous lie, Soraya ? En quoi on se
ressemble ? Ce désir ardent de lever les contraintes et tenter de
vivre sa vie ? Toi, en questionnant des codes culturels, en
croyant te libérer par l’alcool qui te désinhibe et te perd. Moi, par
l’écriture, bulle à soi, liberté immense, aussi nécessaire que
périlleuse dans mon quotidien de femme active.
Qu’est-ce qu’on cherche, dis ?»
Fruit d’un atelier d’écriture sous la houlette de Blaise Hofmann, Relier les rives fait
l’objet d’un travail très précis sur l’utilisation des pronoms. Les
deux je s’entremêlent, celui de Soraya, en pleine perdition, et celui
de Lou-Anne, remplaçante aux Services sociaux, qui s’échine à retrouver
la trace de sa protégée, afin peut-être de la sortir de l’ornière
alcoolisée dans laquelle elle s’est embourbée et de la sombre cave dans
laquelle elle a trouvé refuge. Le je qui devient tu au fil des courts
chapitres, parfois nous, aussi. Décalage temporel, car l’une cherche
l’autre avec toujours un temps de retard. Une construction pour le
moins osée, en particulier pour un premier écrit, mais qui ne heurte ni
ne freine la lecture. Le phrasé de chacune fait écho à sa situation
particulière, le rire de celle qui maîtrise moins bien la langue
résonnant dans la gravité de celle qui pourtant veut garder espoir,
bien qu’elle sache, déjà, sans doute, ce qu’il adviendra, comme un
décalage — encore un — avec le temps du lecteur qui, lui, découvre et
arpente le récit, au rythme des pas et errements des deux femmes.
«— C’est chez toi.
Ciro a dit ça au fond du dernier couloir, quand il a ouvert la porte en bois de la dernière cave.
Après les quais, on avait quitté le monde, il avait tourné à droite
avec son Caddie, je l’avais suivi, on avait traversé un passage
piétons, laissé les Caddie sur le trottoir, pris un maximum de sacs. On
était entrés dans l’immeuble.
La porte est lourde. Le marbre résonne, le plafond touche le ciel.
Après les boîtes, il y a un miroir géant où tu es tout petit. On a
crié, l’écho a répondu : on a ri en cascade. Les murs se sont
marrés, longtemps. Ciro a descendu les grosses marches jusqu’au
sous-sol. Je l’ai suivi. Il a ouvert une porte avec une clé, a pris un
couloir, un autre, encore un, vite. C’est loin, tu ne vois rien, c’est
comme si tu entres dans le ventre de la terre. Il a appuyé sur un
bouton. La lumière a cassé le noir.»
Premier roman qui certes souffre sans doute d’un style inégal et d’une
fin attendue, mais comment ne pas fondre d’émotion sous la plume de
Marie-Claire Gross dont on sent l’envie de bien faire, de nous raconter
des vies pour le moins douloureuses, de dénoncer peut-être. Un roman
comme un exutoire à une histoire certainement vécue, de quel point de
vue, comment savoir, de laisser une trace d’êtres qui traversent la
vie, notre vie, avec un fardeau que nous ne portons pas mais que nous
pouvons faire nôtre le temps de quelques pages. Un roman, puisqu’il
faut l’appeler ainsi, humaniste, dont on ne peut que saluer le courage
et la lucidité.
AMANDINE GLéVAREC, litterature-romande.net
«Quand la nuit tombe, je m'assieds face à l'ordi.
J'enfile mes lunettes et allume la lampe. Silence. Je tape le mot de
passe, enregistre un document Word: Relier les rives, titre sur
l’écran.»
Celle qui s'exprime ainsi s'appelle Lou-Anne Friol. Elle appartient aux
services sociaux de la ville du bord du lac. Elle est l'une des deux
voix de Relier les rives. Elle remplace, pendant ses vacances, Mme
Lehner qui s'occupe des subventionnés, c'est-à-dire des habitations à
loyer modéré helvétiques.
L'autre voix, c'est celle de Soraya, comme Lou-Anne l'appelle, une
migrante, originaire de Jaffa, qui, partie de Zarka en Jordanie, où sa
famille est passée, est arrivée en Suisse en 2002, via Istanbul,
itinéraire connu désormais, avec son mari, Ali, et ses trois filles,
Leïla, Nour et Yasmine.
Soraya, maintenant divorcée, habite seule un deux-pièces à l'étage, rue
du Soleil, et travaille au rez, au tea-room. Mais elle va devoir partir
parce que la maison va être vendue et démolie. C'est une lettre du
proprio, d'octobre 2013, Monsieur Bonhôte, qui, sans ménagement, le lui
a annoncé.
Début 2014, le tea-room est fermé. Soraya travaille dorénavant au Café
du Commerce, à l'autre bout de la ville. Elle aide à la cuisine, à la
plonge. Sinon, elle croit se libérer des affres de son existence par
l'alcool, qu'elle écluse avec des potes et qui, certes, la désinhibe,
mais aussi la perd.
Lou-Anne recourt à l'écriture, «bulle à soi, liberté immense, aussi
nécessaire que périlleuse dans [son] quotidien de femme active». Elle
écrit sur Soraya et nourrit son récit de rencontres avec des personnes
qui ont pu la côtoyer ici ou là, et de lieux qu'elle a fréquentés et
sur lesquels elle se rend.
Devoir quitter son logement rend précaire la vie de Soraya. Elle peut
toutefois compter sur l'amour de ses filles en dépit de leurs heurts,
et sur l'aide d'amis: Ciro lui trouve une cave où s'abriter pendant un
temps; Jock l'héberge dans son studio quelques nuits; Nicole lui permet
quelques fois de se doucher chez elle.
Lou-Anne raconte donc Soraya et Soraya se raconte dans ce roman de
Marie-Claire Gross. Et leurs deux récits se complètent: l'un parce
qu'il est fruit d'une reconstitution pleine d'empathie pour celle
qu'elle n'a pas rencontrée, l'autre celui d'un vécu plein de ces petits
faits vrais, heureux ou malheureux, qui jalonnent l'existence d'une
femme en galère.
Le lecteur ne doute donc pas un instant que cette histoire ne soit
inspirée d'une histoire vraie. Et le titre du livre donne bien l'idée
de son contenu, tentative réussie de réunir tout ce qui sépare, comme
un pont peut relier deux rives, c'est-à-dire, métaphoriquement, leur
permettre de se connaître.
Blog de FRANCIS RICHARD
Relier les rives
s’inspire de l’histoire réelle d’une femme précarisée. Dans une langue
brute et rythmée, en proie à des sentiments variables, Soraya raconte
l’instant. Sa noirceur et ses pépites. Sa voix alterne avec celle d’une
femme qui se documente sur elle et cherche à la comprendre. Dans cette
errance à deux voix, Soraya traverse un labyrinthe urbain, souvent
alcoolisée et sans répit tandis que Lou-Anne élargit son monde en
écrivant le soir. Comme des rives, les proches de Soraya tentent de lui
offrir lien et soutien. Et l’eau, au fil des pages, relie les Alpes et
le Proche-Orient, l’amertume et la douceur, la maternité et l’enfance,
transformant la peur en joie.
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