Basé sur une histoire vraie, se déroulant en 1946-1947 dans un village vigneron du Pays de Vaud, Question d’honneur
montre un père instituteur orchestrer la disparition de la preuve du
déshonneur de sa famille. Cette preuve est située dans le ventre de son
aînée, violée par un ou plusieurs hommes lors d’un bal de campagne. La
tentative de tout effacer, de défaire ce qui a été fait, a lieu au
cours d’une nuit sombre, à la lumière du feu, tandis que la petite
sœur, cachée, assiste à la scène sans comprendre, et en souffrira toute
sa vie. Morale protestante, patriarcat et loi du silence constituent le
cadre étriqué de cette affaire, que l’auteure pose et souligne, au
risque de parfois caricaturer l’intériorité de ses personnages (à
l’exception notable de Floriane, la petite sœur). Janine Massard a le
grand courage d’aborder une thématique délicate et souvent occultée,
celle du contrôle exercé sur le ventre des femmes.
MARION ROSSELET, Viceversalittérature
Pour Gisèle, fille de l’instituteur dans une bourgade vaudoise de 1947, un enfant naturel ne se peut pas.
C’est tout. Pour la jeune fille et pour sa petite sœur, témoin ô
combien muet, l’hypocrisie travestie en bonne conscience fera
donc basculer l’existence dans un drame sans nom… Doucement, fermement,
opiniâtrement, Janine Massard nous oblige à en regarder chaque étape,
faisant de la médiocrité ambiante tantôt une excuse, tantôt une faute
dans ce procès en barbarie d’autant plus fort qu’acteurs et victimes se
confondent. Un roman poignant et beau en hommage à toutes les Gisèle du
monde.
PAYOT-LIBRAIRE, Marie-Claire Suisse, février 2017
Écrivain et femme d’honneur: Janine Massard
De Question d’honneur, le roman qui vient de paraître aux Editions Bernard Campiche, à De seconde classe,
le premier livre, j’ai lu tous les ouvrages de Janine Massard. En plus
de ses qualités littéraires – précision, clarté de l’écriture–, j’ai le
plus grand respect pour la dimension sociale de son œuvre.
Celle qui fut notamment proche
de Gaston Cherpillod, un écrivain romand connu pour son authenticité,
est viscéralement allergique à l’injustice. Cette dimension apparaît en
effet dans tous ses livres qu’ils soient des fictions ou des
documentaires.
Dans La Petite Monnaie des jours et Terre noire d’usine,
Janine Massard nous révélait le quotidien des classes les plus modestes
de son canton natal. Il ne s’agissait pas d’un retour à Zola mais de la
condition des paysannes de La Côte et des ouvrières d’usine du Nord
vaudois dont nous ignorions presque tout. Or, dans sa quête de vérité,
Janine Massard avait recueilli des témoignages irréfutables, autant de
pierres noires au chapitre de la condition féminine et enfantine en
Suisse au XXe siècle.
Question d’honneur
L’écrivain étant peu portée sur le narcissisme et l’introspection, rien
d’étonnant si le récit qu’elle entendit, voici quelques années, demeura
au creux de son oreille. Ces confidences sont précisément à l’origine
de son dernier roman: Question d’honneur,
un titre qui colle parfaitement à sa personnalité. Janine Massard les
doit à l’«héroïne-victime» de cette histoire vraie qui s’est déroulée
vers 1950 dans un milieu de notables protestants. Confronté à la
grossesse inattendue de sa fille aînée, qu’il apprend tardivement, un
instituteur en est réduit à une action extrême. La petite sœur de la
jeune mère aura tout vu de ce crime caché. Des années, elle garda le
silence car les secrets de famille sont faits pour demeurer secrets…
Jusqu’au jour où elle se libéra. Question d’honneur traite d’un sujet dur mais Janine Massard a su le traiter avec délicatesse.
De l’universel à l’intime
Liée à son expérience personnelle, l’œuvre de la Vaudoise comporte aussi des livres à la dimension plus intime: Ce qui reste de Katharina et Comme si je n’avais pas traversé l’été habités par le deuil, Janine ayant perdu la même année son mari et l’une de ses filles.
Les épreuves de la vie ne l’ont pas incitée à se replier sur son nid de
douleurs puisqu’elle est demeurée ouverte aux autres. Il suffit de lire
Le Jardin face à la France et L’Héritage allemand pour constater sa généreuse réceptivité. Il en va de même pour Gens du Lac
basé sur une histoire touchant à sa famille. Alors un de ses
oncles pêcheur faisait passer les Juifs d’une rive à l’autre du Léman
pour échapper aux nazis et aux collabos. Et si Janine Massard avait
vécu sur ces rivages à l’époque, elle aurait assurément été du voyage…
comme elle distribua de ses mains la soupe populaire aux sans-abris de
Lausanne.
Solidaire et authentique, en dépit de ses blessures personnelles, ainsi est-elle
Après m’être immergée dans Question d’honneut, j’ai aimé relire son premier livre: un récit de voyage à travers l’Europe, en train, de seconde classe, nimbé d’humour et de tendresse.
Alors, la maladie et la mort n’avaient pas encore passé par là. Avec
elle, nous en étions à nos vingt ans, au temps de l’innocence et de
toutes les espérances.
Le monde était plus gai, il est vrai…
GILBERTE FAVRE, Blog de «24 Heures», janvier 2017
Janine Massard sort les non-dits de l’oubli
Avec Question d’honneur,
la romancière vaudoise revient sur un drame survenu en 1947 dans
l’intimité d’un foyer aisé de La Côte, et sur les ravages du silence
Janine Massard raconte dans Question d’honneur un fait divers tragique qui s'est passé à l'aube des années 50 sur La Côte
Attablée au Restaurant La Grange, attenant au Théâtre Benno Besson à
Yverdon, Janine Massard est plongée dans un polar islandais: «J’aime
bien lire dans les établissements publics, ça m’aide à me concentrer,
et j’apprécie ce type de roman. Même si, souvent, on se régale de ce
qui se passe ailleurs sans regarder ici.» L’auteure, qui vit
aujourd’hui à Yverdon et est née à Rolle en 1939, sait à merveille
débusquer, dans son coin de pays, la petite histoire dissimulée dans la
grande. Dans Gens du lac, en
2014, elle avait mis en lumière le courage de ces pêcheurs qui ont
prêté main-forte à leurs collègues français pour faire passer en Suisse
des hommes en danger, et amener de l’autre côté du matériel pour les
maquisards. Leur donner une existence romanesque est une manière de
leur rendre hommage, tout comme l’est Question d’honneur, en lice pour le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne.
Puiser à la source du réel
Gens du lac est né d’un
document de remerciement de l’État français adressé au père de la
cousine de Janine Massard. Ce nouveau roman puise aussi à la source du
réel. «C’est une histoire que j’ai entendue. Je n’ai pas l’imagination
assez morbide pour l’inventer. Une histoire comme Jacques Chessex
aimait à en raconter, de celles dont on croyait qu’elles ne touchaient
pas les bourgades protestantes, à cause de l’esprit rationnel de cette
religion.»
Dans un village vigneron de La Côte dans les années 1947-1948, la fille
aînée de l’instituteur se retrouve enceinte après avoir été violée dans
un bal par des inconnus. À une époque qui s’appuie encore sur la sainte
trinité Église-État-École, il se révèle impossible pour le père, garant
de la morale, d’assumer publiquement ce qui arrive à sa fille. Le chef
de la maison prendra alors une décision qui va influencer le destin de
toute la famille.
Pour «tenter de dire la chose», comme elle l’annonce dans le prologue,
Janine Massard avance des mots qui posent le décor, invitent dans cette
étouffante culture du silence. Des mots qui décortiquent l’implacable
logique qui, au nom de l’honneur à préserver à tout prix, va mener au
drame. Elle dénonce aussi l’écrasante solitude d’une jeune fille de 17
ans dont les parents peinent à croire qu’elle n’y est pour rien dans ce
qui lui arrive: «Le sujet de ce livre peut paraître décalé pour toutes
les personnes nées après les années 70, mais il faut bien se rappeler
qu’à une époque pas si lointaine, les femmes étaient coupables quoi
qu’il se passe. Et personne n’était épargné. Quand j’étais petite, on
nous avait mises en garde contre «la traite des blanches». Des groupes
étaient connus pour enlever les filles, les droguer et les envoyer à
l’étranger.»
«Le sujet du livre peut paraître décalé aujourd’hui, mais il faut se
rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient toujours
coupables»
Des stratégies pour taire les événements honteux qui survenaient «même
chez les riches», remarque celle qui rappelle être née dans un milieu
modeste où elle a bien connu la «triangulation église-état-école.» Plus
que le silence protestant, c’est le silence tout court dont elle
dénonce les ravages: «Ce type d’événement s’est aussi passé dans les
cantons catholiques.»
La suite du roman explore les conséquences psychologiques pour la
petite sœur de 10 ans, qui a assisté à l’impensable, cachée près du
piano. L’enfant voit sans comprendre, et voudra ensuite absolument
croire au «cauchemar de bise» dont lui parle avec insistance sa mère le
lendemain. Accablée par ce fardeau, elle ne s’adaptera jamais vraiment
au monde qui l’entoure.
«La remettre dans le monde»
Tout comme la critique sociale et le poids de l’héritage, le statut de
la femme occupe une place privilégiée dans les romans de Janine
Massard. L’auteure de La Petite Monnaie des jours en 1985, qui a obtenu le Prix Schiller, de Terre noire d’usine ou encore de Ce qui reste de Katharina, sans oublier le poignant et autobiographique Comme si je n’avais pas traversé l’été,
sur le deuil, a voulu rappeler ici la rapide et spectaculaire évolution
des mœurs. Elle embrasse ainsi un demi-siècle d’histoire aux
bouleversements spectaculaires: «On a vécu une révolution, avec le
droit de vote des femmes, l’arrivée de la pilule et la légalisation de
l’avortement. Ensuite, tout va continuer à s’accélérer avec l’arrivée
de l’informatique. C’est étonnant comme tout a pareillement changé en
si peu de temps.» Ce livre, elle l’a ainsi fait pour lutter contre
l’oubli, et «rendre justice à cette petite fille traumatisée, la
remettre dans le monde».
CAROLINE RIEDER, Tribune de Genève, 3 janvier 2017 et 24 Heures, 4 janvier 2017
L’épaisseur du silence
«C’est une histoire comme Jacques Chessex aimait à en raconter»,
lâche-t-elle en prologue. Janine Massard s’empare d’un fait divers qui
s’est déroulé «dans un village vigneron des années d’après-guerre, en
1946 ou 1947. Un village de La Côte englué dans un «protestantisme
confit», où règne la peur du qu’en-dira-t-on. Un soir de bal, Gisèle,
17 ans, est violée et se retrouve enceinte. Son père, instituteur, se
chargera de l’affaire, veillant à ce que tout «soit recouvert de
silence, le plus épais possible».
Janine Massard empoigne cette histoire tragique avec une colère sourde,
qui n’empêche pas la subtilité: nul besoin de crier quand l’exposé
rigoureux des faits suffit à révolter le lecteur. Question d’honneur
a aussi l’intelligence de s’attarder sur la fille cadette de la
famille, «spectatrice à son insu» d’une histoire qui la fera souffrir
toute sa vie. Ce roman implacable et puissant vient en outre rappeler
ce temps pas si lointain où la voix des femmes restait étouffée. «Elle
aimerait crier, mais impossible: on vit dans un pays sans conflit, la
barrière des Alpes amortit l’écho de nos révoltes, alors nous nous
taisons, nous la bouclons depuis des siècles même.»
ÉRiC BULLIARD, La Gruyère, 10 décembre 2016
Un roman féminin et féministe
Le dernier roman de Janine massard dénonce l’hypocrisie de la société bien pensante vaudoise dans l’immédiat après-guerre
Le dernier roman de Janine Massard est basé sur une histoire réelle.
Nous sommes dans une bourgade de La Côte, peut-être Rolle où l’auteure
est née, ou dans une localité des environs. À cette époque de
l’immédiat après-guerre, le canton de Vaud est régi, et le sera encore
pendant deux décennies, par le Parti radical tout-puissant, sous ses
trois espèces: la trilogie État-Église-École. À travers l’histoire
sinistre qu’elle raconte, Janine Massard peint une petite fresque, au
vitriol, des rapports sociaux. Il règne, notamment en ce qui concerne
la sexualité et les enfants dits «naturels», une hypocrisie fondée sur
le «patois de Canaan» et sur le souci d’honorabilité. Les notables
surtout ne craignent rien davantage que le scandale.
Louis, l’instituteur, appartient précisément à ce milieu de notables
locaux. Or Gisèle, sa fille aînée, un peu naïve comme l’étaient
beaucoup de jeunes filles de l’époque, est violée suite à un bal où on
lui a fait boire de l’alcool. Horreur, elle se retrouve enceinte!
Pendant toute sa grossesse, dissimulée aux habitants du lieu, elle ne
cesse de subir les reproches véhéments du père. Il faut trouver une
solution à «la chose», à «l’innommable». Une nuit de l’hiver 1947, la
jeune fille accouche dans la cuisine d’un enfant mort-né. Ou vivant? On
ne le saura jamais. Le père va s’en défaire d’une façon atroce.
Or la cadette Floriane, encore une enfant, assiste à son insu à ce
drame. La résilience de Gisèle et le trauma de Floriane. La deuxième
partie du livre est centrée sur cette dernière. Gisèle a épousé un
agriculteur dont elle a eu des enfants. En elle s’est faite une sorte
de résilience. En revanche Floriane, qui cette fameuse nuit a cru
entendre le faible cri d’un nouveau-né, en portera les séquelles toute
sa vie. Elle n’arrivera à surmonter ce vécu ni sur le plan physique (à
travers de nombreuses maladies), ni sur le plan psychique, ni sur le
plan sexuel, ni dans ses relations sociales. L’auteure a bien connu
cette femme, victime de l’hypocrisie d’une société bien-pensante. Elle
a tiré de son histoire un roman bien enlevé et implicitement féministe.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo, No 48, 25 novembre 2016
Janine Massard, une grande auteure suisse de langue française en treize titres: Question d’honneur
Avec son magnifique Question d’honneur
(Campiche, 2016), Janine Massard nous offre une nouvelle saga familiale
suisse qui englobe trois générations où le passé enfoui par convention
et par contrainte sociale a de terribles conséquences sur le présent
d’un des quatre personnages, sur le modèle du biblique: «Les pères ont
mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées.»
(Jérémie, 31)
Structuré en quatre douloureuses introspections, le roman se développe
comme un opéra, avec des récitatifs qui racontent le déroulement des
faits, et de touchants et douloureux arias pleins de remords, de ces
monologues intérieurs en discours indirect libre dont l’auteure est la
grande spécialiste et qui nous permettent d’entrer dans la logique des
protagonistes, Marianne, la mère, de bonne famille bourgeoise, mais
d’une génération de femmes qui savaient qu’elles ne pouvaient décider
de rien, Louis, le père, qui, par ses études et son mariage, a gravi
l’échelle sociale et qui, par peur de déchoir, se trouve alors coincé
dans les conventions de son nouveau milieu, Gisèle la fille aînée, qui
étudie mais est le jouet de circonstances malheureuses et Floriane, la
fille cadette, dont la vie sera détruite à jamais par cette fameuse Question d’honneur.
«Elle pleure, elle hait ce qui pousse en elle, cette chose que personne
dans son entourage n’accueillera avec joie. Elle prend les gouttes que
Papa lui fait boire, s’exerce à se jeter au bas de l’escalier, mais il
est si peu monumental qu’elle retombe sur ses pieds, on ne peut pas
rehausser la maison d’un étage pour qu’elle chute efficacement! Malgré
son poids, elle a bon équilibre, elle se sent devenir plus souple,
c’est le seul avantage de cet exercice ridicule alors elle persévère,
est-ce que c’est par-là que ça commence. Ça quoi? En elle grandit un
sentiment de révolte. Pourquoi est-ce inavouable d’avoir été forcée?
Elle préfère ce mot à violée parce que c’est de cela qu’il s’agit; et
pourquoi, au lieu de la voir en victime, la traite-t-on comme une
coupable? Qui lui rendra justice? Elle embarrasse père et mère, elle
est responsable de la dégradation du climat familial, et c’est vrai
qu’il règne dans cette bicoque un silence pesant, tout cela à cause
d’elle, elle, elle... »
Blog de SERGIO BELLUZ
Question d’honneur, affaire de femmes
Le dernier livre de Janine
Massard propose un tableau des mœurs vaudoises d’après-guerre. Une
histoire ancrée dans un réel qu’elle a bien connu et qu’elle sublime
par l’écriture
Elle écrit «C’est une histoire comme Jacques Chessex aimait à en
raconter». Mais c’est sous sa plume que Janine Massard l’explique, la
décrypte, la décortique, cette «Question d’honneur».
Bien sûr on se plaît parfois à imaginer la joie mauvaise de «l’Ogre» à
croquer sauvagement, mû pas sa haine féroce du petit-bourgeois, dans
cette ténébreuse affaire de mœurs d’après-guerre. Une histoire qui va
bouleverser le destin d’une famille entre lac et vignes, sur la Côte
vaudoise.
Aux coups de gueules et aux coups de sang du grand Jacques, Janine
Massard substitue une empathie bienveillante, une sensibilité gracile
et une délicatesse de salon de thé.
Elle compose et recompose la lente décomposition d’une famille qui
place la bienséance au dessus de tout pour l’ériger en paravent d’un
drame intime, qui dégénère en tragédie personnelle pour chacun de ses
protagonistes.
Le ton est juste, les époques, les sociétés, les mentalités sont
reliées par la broderie des mots et la vivacité des coups d’aiguille.
Condition féminine
Et si Janine Massard s’est emparée avec tant de subtilité de ce récit, c’est pour en faire une histoire vraie de femmes.
La mère reste soumise dans le mariage. La fille aînée, forcée dans la
fleur de l’innocence, s’efface du paysage. Et la fille cadette,
anéantie dans ses vies intime et professionnelle, se fige dans la
fermeture et la dépression.
Chacune à leur manière, ces trois femmes restent sidérées dans leur
condition, et la famille aux ordres d’un père miné par le drame,
s’enkyste, se claquemure dans un non-dit terrible que verrouille ces
années d’après-guerre toute corsetées de protestantisme, de pudeur
stérile et d’incompréhension totale.
Janine Massard, qui a côtoyé l’un des personnages qu’elle met en scène,
déploie cette histoire avec finesse, mais lui imprime aussi un rythme
étonnant.
Une palpitation qui pousse à tourner les pages d’un récit qui, tout en restant intimiste, prend une ampleur fascinante.
Par bien des aspects, Question d’honneur devient un récit à lire d’une traite avec l’envie de relire pour mieux savourer la grandes maîtrise.
PHILIPPE VILLARD, La Région, vendredi 21 octobre 2016
Émmanuel Kherad. Dans la catégorie des romans, on part en Suisse, avec Anne-Françoise Koch…
Cette semaine, Émmanuel, moi je vais vous présenter un coup de cœur, le
dernier roman de l’auteure suisse romande Janine Massard, qui
s’intitule Question d’honneur
et qui a été publié par les Éditions Bernard Campiche. C’est le récit
d’un infanticide commis par une famille bourgeoise dans un village de
la Côte vaudoise, à la fin des années quarante. J’ai trouvé ce livre
remarquable, car il met des mots justes sur un terrible secret de
famille… Ce texte en forme de conte initiatique dénonce la condition de
la femme en Pays de Vaud dans les années cinquante, son manque total de
liberté et sa soumission absolue aux règles dictées par l’Église,
l’État et la famille patriarcale…
ANNE-FRANÇOISE KOCH, La Librairie francophone, RTS, 5 novembre 2016
Récit d’un fait divers révélateur
La romancière Janine Massard vient de signer Question d’honneur. Un roman qui revient sur un infanticide commis dans le canton
Le temps n’a pas d’emprise sur Janine Massard. À 76 ans, la romancière
d’origine rolloise est toujours aussi alerte, sans jamais perdre son
sens critique et son regard perspicace sur le monde qui nous entoure.
C’est une nouvelle fois le cas dans son dernier ouvrage, Question d’honneur,
récit d’un infanticide commis par une famille bourgeoise d’un village
vaudois, quelques années après la Seconde Guerre mondiale. Un drame
qu’elle narre par l’entremise de la petite soeur de la victime.
Janine Massard, pourquoi ce livre?
C’est un fait divers tiré d’une histoire vraie dont j’ai eu
connaissance à l’époque où il s’est produit. L’action de mon roman se
déroule en 1947 dans le canton de Vaud. Durant cette période, une fille
qui tombait enceinte hors mariage était une véritable honte pour sa
famille, qui plus est lorsque vous étiez la fille d’un notable, en
l’occurrence le maître d’école du village. Durant les années 1940-50,
voire même plus tard, tout fonctionnait autour de ce que j’appelle «le
triumvirat»: le pasteur, le syndic et le maître d’école. Ce sont trois
personnages qui faisaient la loi dans les villages.
Avez-vous eu des réactions?
Quelques-unes, oui. Il faut bien avoir à l’esprit que nous ne sommes
pas très loin des faits. J’ai quelques lecteurs qui se reconnaissent
dans ce que j’évoque, c’est assez touchant d’ailleurs, parce que
certaines de ces vies ont été broyées par des absurdités. C’était une
époque terrible où régnait une orthodoxie protestante effrayante
accompagnée d’une peur totalement irrationnelle du communisme. Ce sont
des éléments dont on ne mesure plus vraiment les effets.
Iriez-vous jusqu’à dire que c’est un livre militant?
Non, ce n’est pas le cas puisque dans mon ouvrage les femmes sont
muettes! Par contre, je pense que c’est un travail qui remue des thèmes
contemporains. Je pense à certains milieux qui sont encore très fermés,
qui refusent toutes idées de progrès en relation avec l’émancipation de
la femme. Malgré cela, j’ai l’impression que l’on ne peut plus comparer
les époques, les choses ont évolué dans le bon sens, heureusement
d’ailleurs.
Vous êtes pourtant très critique sur certains sujets, comme la Suisse et l’intégration des étrangers ou encore les psychologues…
En partie oui, mais pas que! Concernant la Suisse, j’ai l’impression
que ce sont toujours les mêmes réflexes qui refont surface. À l’époque,
c’était la peur des Italiens, maintenant ce sont les réfugiés, mais les
mécanismes sont restés les mêmes. Quant aux psychologues, ce n’est pas
compliqué, je les déteste! Mon personnage, Floriane Combe, suit
d’ailleurs une thérapie qui s’avère être une authentique catastrophe.
Justement, on va ne pas dévoiler la fin du roman, mais vous n’êtes pas tendre non plus avec vos personnages.
C’est vrai, c’est un dénouement qui n’a pas de grâce, mais la vie peut
s’avérer quelquefois cruelle, surtout dans ce genre de situation qui
était coutumière il n’y a pas si longtemps que cela. Je crois que c’est
important de s’en souvenir, ne serait-ce que pour rester vigilant.
COMMENTAIRE
Janine Massard est un authentique personnage. Issue d’un milieu social
modeste, ancienne étudiante du gymnase du soir et de la faculté des
Lettres, elle est arrivée à s’imposer dans le domaine littéraire à la
seule force de son talent. D’aucuns prétendent que ce livre est un
règlement de compte par récit interposé, une posture que la romancière
se défend d’avoir commise. Dont acte. N’empêche que l’on a tout de même
un peu l’impression que cette femme de gauche, comme elle plaît à se
décrire elle-même, fait planer l’ombre du mot «revanche» au-dessus de
son ouvrage. Il n’en demeure pas moins que Question d’honneur est un livre de caractère.
DANIEL BUJARD, La Côte, 26 octobre 2016
Les mœurs ont beaucoup changé au cours des dernières
décennies. Dans l'immédiate deuxième après-guerre mondiale, dans les
villages, en Pays de Vaud, règne encore ce que l'on appelle l'ordre de
Dieu, qui peut, malheureusement, conduire au plus grand désordre.
Dans ces bourgades trois personnages incarnent cet ordre «transmis de
génération en génération»: le pasteur, maître de l'âme, l'instituteur,
«modèle et relais entre le peuple et le ministre du culte», et le
Syndic, qu'à Genève on appellerait maire et qui assure le côté matériel
de l'association:
«Tous se retrouvent à l'église le dimanche, avec femmes et enfants, se raccordant ainsi à l’univers.»
Louis Combe, né en 1905, fils d'Abram, paysan, n'a pas succédé à son
père: il est devenu l'instituteur du village. En 1929, il a épousé
Marianne, née en 1910, fille d'un riche vigneron. Elle lui a donné deux
filles, Gisèle, née en 1930, et Floriane, née en 1939.
Un jour d'hiver de 1947, Marianne se rend compte en triant les linges
que, dans ceux de sa fille Gisèle, «les anglais» n'ont plus débarqué
depuis longtemps. Elle profite d'un moment où elles sont seules toutes
les deux pour lui demander ce qui lui est arrivé.
À la suite d'un bal, l'été précédent, Gisèle, ayant bu, a dansé la
valse avec un garçon, elle a tournoyé, tournoyé, a senti qu'on
soulevait sa jupe légère, qu'on la touchait par en-dessous... C'est
alors qu'elle est tombée dans les pommes. Quand elle a recouvré ses
esprits:
«Il n'y avait plus personne, j'ai pensé à un cauchemar mais j'étais en
vrai allongée par terre, il y avait du sang sur ma culotte et sur ma
jupe aussi, alors je suis rentrée à la maison comme un automate, sans
rencontrer personne, pas même un chat sur le chemin du retour…»
Depuis, elle s'est tue. Comme sa mère se tait toujours: «Les femmes
sont là pour obéir, en plus elles sont toujours fautives, ça doit venir
du péché originel»…, dit-elle à sa mère. Elles sont fautives, même
lorsque, comme c'est à l'évidence le cas, elles ont été forcées,
victimes de la brutalité des hommes:
«Les filles doivent se garder
pour leur mari à qui elles doivent soumission et obéissance. C'est
qu'on n'est pas un pays de mots, ici, mais de vignes et ... d'ivresses
aussi.»
Quand Louis apprend le déshonneur de sa fille, il prend les choses en
mains. Il n'est pas question que cela se sache, c'est justement une Question d’honneur:
il lui faut «chercher une solution qui n'entache pas sa réputation de
père; son statut de personnage dans la vie de cette commune engendre un
devoir d’exemplarité.»
Il faut se taire sur cette vérité qui dérange l'ordre établi. Il faut
sauvegarder les apparences. C'est ce qui l'emporte sur tout le reste.
Et, effectivement, le secret de la grossesse, qui ira jusqu'à son
terme, sera bien gardé, comme le secret de ce dernier:
«L’accouchement s'est passé dans la cuisine, lieu imposé par le père.
L'enfant est sorti du ventre un mois après Noël, par une nuit glaciale.
Gisèle n'a pas eu à crier: tout s'est passé avec une facilité
déconcertante, comme une lettre à la poste…»
Le secret sera d'autant mieux gardé que l'enfant est mort-né... et
qu'on fera disparaître à jamais son petit corps. On ne se rendra pas
compte que Floriane, la cadette, «en guetteuse apeurée, blottie contre
un des pieds du piano,» dans la pièce d'à-côté, sans rien voir, a tout
entendu, deviné...
Cette nuit sinistre aura des conséquences terribles, que raconte Janine
Massard, sur tous les membres de la famille pendant leur existence. Ce
sera, en se taisant, le lourd tribut que verseront aux apparences
sauvegardées Marianne, Gisèle et Floriane. Louis lui-même paiera le
prix fort de ce silence...
«C’est une histoire comme Jacques Chessex aimait à en raconter,» est-il dit dans le prologue:
«S’il avait été encore vivant en ce jour de juin 2012, alors que je
l'entendais pour la première fois, je la lui aurais rapportée pour
qu'il l'écrivît à sa manière, tant il excellait à décrire ces
événements qui se sont déroulés dans des bourgades protestantes que
l'on croyait, du fait de l'esprit rationnel de cette religion, exemptes
de dispositions provenant du fin fond des âges barbares.»
Janine Massard a écrit cette histoire à sa manière et, sa modestie
dût-elle en souffrir, elle excelle à décrire ces temps féroces, pas si
éloignés que ça, où les femmes n'avaient pas leurs mots à dire, quitte
à voir leurs vies empoisonnées et consumées par ces non-dits. Peut-être
fallait-il d'ailleurs que ce soit une femme qui leur donne la parole,
une parole confisquée alors par les hommes.
Blog de FRANCIS RICHARD
Quel sort attend une jeune fille enceinte malgré elle dans un village de La Côte à la fin des années 40? Dans Question dʹhonneur, Janine Massard dénonce la peur des ragots, la cruauté involontaire et le protestantisme rigide qui oppriment les femmes.
Geneviève Bridel, le livre Question d’honneur,
signé Janine Massard, raconte une histoire de grossesse et de punition,
le cadre c’est celui d’un village de la côte vaudoise. Janine Massard
dit que c’est un sujet qu’aurait aimé Jacques Chessex… À cause de quoi?
Parce qu’il révèle quelque chose du protestantisme, c’est ça?
Geneviève Bridel: Oui,
c’est le genre de sujet, effectivement, qu’aurait abordé Chessex avec
brio, mais rassurez-vous elle s’en sort très très bien. Parce que
l’histoire pointe au fond cette contradiction entre les paroles et les
actes, entre l’esprit rationnel des protestants, en principe, et cette
barbarie du fond des âges (c’est les mots de Massard), qui ressurgit à
cette occasion. C’est un peu comme si dans la panique d’apprendre que
sa fille aînée était enceinte, le «pater familias», instituteur,
rejetait complètement la Bible, qu’il cite pourtant tout le temps, et
tombait dans le mensonge le plus absolu, l’absence de charité, de
compassion… Sa première réaction, c’est vraiment «Mon Dieu, qu’est-ce
que les gens vont dire?»; la peur du «qu’en dira-t-on»; et il nie
pratiquement cette histoire jusqu’à la fin. Donc, il y a une absence
d’empathie totale par rapport à la pauvre jeune fille et, surtout, il
révèle un manque d’optimisme sur la nature humaine, qui est terrifiant
puisqu’il n’a qu’une peur: c’est l’acharnement de la collectivité
contre lui; l’idée qu’on s’acharne toujours sur les plus faibles et que
s’il montre une faiblesse, cela va se retourner contre lui et cela le
poussera au pire. Il faut bien le dire…
D’accord… Qu’est-ce qui s’est passé, exactement?
Geneviève Bridel. Alors,
dans cette famille, dont le père est instituteur, qui a épousé une
femme qui avait «du bien»; il y a deux filles. Une aînée qui aime bien
sortir, aller dans les bals; je rappelle qu’on est à la fin des années
quarante-début des années cinquante, et il semble qu’elle ait été
«forcée», comme ils disent, et non pas «violée» ça ne se dit même pas,
dans des conditions qu’elle ne révélera pas… Mais pour son père, c’est
clair, c’est les Italiens qui ont fait «le coup», ceux qui viennent
travailler en saison. Et puis cette grossesse est complètement niée,
c’est à dire qu’on n’en parle pas, on en parle surtout pas à la petite
sœur… La mère ne dit rien, le père va voir une rebouteuse: il fait
prendre à sa fille des potions abortives; il l’a fait sauter dans
l’escalier; rien à faire… Et arrive le jour de l’accouchement, qui se
passe de nuit dans la cuisine, et c’est là qu’on n’a que des bribes de
récits, qui sont ceux qu’a pu reconstituer la petite sœur, qui a été
réveillée par des bruits confus, qui entend des pleurs, qui entend
toujours ces mots: «Un feu d’enfer, il faut chauffer la cuisinière»,
etc. Elle a très peur et elle retient: «Mort-né, quel soulagement,
mort-né»… On n’en saura pas plus. Évidemment, comme lecteurs on a des
soupçons, mais on n’a pas de preuve…
On est suspendus à la lecture, alors? C’est un page-turner… La situation est horrible, mais…
Geneviève Bridel. Disons
qu’on ne sait pas vraiment, puis on voudrait que ça sorte une bonne
fois pour toutes… C’est vrai que la petite sœur n’en parle pas, elle
refoule tout ça. Elle était petite au moment des faits. Elle a senti,
plus que compris, on va dire…
Une chape de plomb…
Geneviève Bridel. C’est
ça… Exactement… Donc, elle n’a jamais osé parler à sa famille de
qu’elle a vécu, dans l’angoisse. Et le récit suit les différents
membres de la famille après cet accouchement: le père, complètement
déboussolé, qui fait une attaque et qui, comme par hasard, reste muet,
il ne pourra plus dire un mot, la mère, toujours aussi inexistante, la
fille aînée qu’on place chez des Pentecôtistes et puis qui se mariera
très vite et partira très très loin de la famille, dont elle ne veut
plus rien savoir… C’est comme si tous ces gens étaient prisonniers de
ce réseau de silence, et ne pouvaient pas choisir eux-mêmes leurs vies,
ils étaient «stéréotypés»,
{…} Geneviève Bridel, ce livre
s’appelle donc «Question d’honneur», signé Janine Massard. Si il y a
une moralité, à vous entendre, c’est le camouflage qui fait imploer le
tout…
Geneviève Bridel. Oui,
d’une part, et puis, surtout, il y a celle qui a payé ce silence dans
son corps… Et ça n’est pas la fille aînée, c’est la petite qui a connu
l’auteure, justement, qui va développer toutes sortes de maladies,
notamment un problème de voix: elle n’a qu’une toute petite voix,
blanche, et, quand on lui dit «Parle plus fort», elle pousse des
petits cris de souris; et elle a des espèces de tics qui font que, de
temps en temps, elle ricane dans son coin ou elle tremble… Donc, elle
aura une vie un peu à part depuis l’école jusqu’à la vie
professionnelle. Mais elle s’accroche, et, curieusement, elle
s’accroche dans cette idée qu’il ne faut pas en parler, qu’il ne faut
rien dire… Ce qui ne l’empêchera pas, vers la fin de sa vie,
entre-temps elle a fait des tentatives des suicide, de voir un psy, de
lui parler, mais d’attendre le moment où cet homme prendra sa retraite
pour lui raconter toute l’histoire… C’est quelqu’un qu’on voit vieillir
avec ce poids, et qui trouve des stratégies pour survivre…
D’accord… Donc on part de la
fin de la guerre, et puis on voit vieillir les personnages, donc on
arrive à la fin du vingtième siècle…
Geneviève Bridel. Absolument,
c’est vraiment toute une époque, dont on se dit «Mais, Mon Dieu, ce
n’était que il y a cinquante ans…». On aurait dit la Préhistoire…
Un manque total de liberté, une oppression de la femme vraiment très
présente… Et on voit l’évolution de la vie quotidienne, de la société,
avec un moment où on a l’impression que Janine Massard a voulu
restituer cette souffrance et puis donner le droit à cette femme de
s’exprimer, de dire les mots qu’elle.même n’a pas dits. Il y a une
phrase en début de livre, de Kafka qui dit «Un livre doit être la hache
pour la mer gelée qui est en nous, voilà ce que je crois.», et c’est
vraiment ce qu’elle a fait…
GENEVIÈVE BRIDEL, 6h-9h, les chroniqueurs, RTS «La Première», 4 septembre 2016
La fille de l’instituteur
Janine Massard retrace dans Question d’honneur un drame vaudois des années 1940 et questionne la condition de la femme
1947. Gisèle a 17 ans, elle est la fille de l’instituteur dans un monde
où l’instituteur, le pasteur et le syndic formaient la sainte trinité
de l’autorité de tous les villages vaudois comme celui où elle vit, et
elle tombe enceinte. Il n’y a même pas de père: naïve, confiante dans
ces bals pour la jeunesse où même l’instituteur la laissait aller les
yeux fermés, elle s’est retrouvée à boire le verre qu’on lui proposait,
puis poussée dans un coin noir, puis les jupes relevées sans comprendre
ce qui se passait. L’infamie s’abat sur la famille. Le père n’en dort
plus, la mère se tord les mains toute la journée. Le père dit qu’il va
faire ce qu’il faut, retourne dans son village natal à lui, dans la
montagne qu’il a fuie pour ne pas devenir paysan comme son propre père,
et revient avec une potion de vieille sorcière. Mais le bébé ne passe
pas. On cache Gisèle, qui finit par accoucher dans la cuisine, entre sa
mère et son père qui lui dit que l’enfant est mort-né, et brûle le bout
de chair dans la cuisinière. Petit bout de chair que, quelques heures
encore avant, Gisèle sentait bouger dans son ventre…
Janine Massard, en préface, regrette qu’un Jacques Chessex ne soit plus
là pour raconter cette histoire, «pièce sinistre» aux allures de «conte
fantastique», tant il «excellait à décrire ces événements qui se sont
déroulés dans des bourgades protestantes que l’on croyait, du fait de
l’esprit rationnel de cette religion, exemptes de dispositions
provenant du fin fond des âges barbares». Elle a tort: elle-même qui,
de livre en livre, plonge dans l’histoire apparente et secrète des
environs de Rolle, s’en empare avec talent, poigne et doigté, et sans
doute l’énergie du désespoir que lui inspire cette histoire terrible et
probablement plus ordinaire qu’on ne l’imagine. Sa plume – précise,
rageuse, cinglante, sobre mais gonflée d’une énergie noire unique – n’a
jamais été meilleure pour dire la rigidité morale de ces communautés
dont nous sommes les héritiers, leur hypocrisie larvée, leur lâcheté,
les non-dits, l’absence de dialogue, leur ignorance aussi malgré
l’instruction, leur cruauté involontaire.
Question d’honneur est
raconté du point de vue de la sœur de Gisèle, une enfant à l’époque des
faits, qui a assisté à la nuit d’horreur cachée sous le piano et qui ne
s’en est jamais remise. Perdant quasi l’usage de la voix, tombant de
dépression en dépression, fragile, inadaptée, Floriane n’avouera qu’à
la dernière séance chez son psy la scène qui la hante depuis toujours.
Trop tard, évidemment. «Dommage», dit le psy. L’honneur est sauf.
ISABELLE FALCONNIER, Sélection, Les Meilleurs Livres de la rentrée, L’Hebdo & Payot Libraire, automne 2016
C’est une histoire comme Jacques Chessex aimait à en
raconter. S’il avait été encore vivant en ce jour de juin 2012, alors
que je l’entendais pour la première fois, je la lui aurais rapportée
pour qu’il l’écrivît à sa manière, tant il excellait à décrire ces
événements qui se sont déroulés dans des bourgades protestantes que
l’on croyait, du fait de l’esprit rationnel de cette religion, exemptes
de dispositions provenant du fin fond des âges barbares. Comment
aurait-il pu ne pas se laisser porter par le récit de ces violences aux
allures de conte fantastique, qui se sont passées dans un village
vigneron des années d’après-guerre, en 1946 ou 1947, et dont les
protagonistes sont un instituteur, sa femme, leur fille de dix-sept ans,
enceinte, et une sœur, enfant encore ?
Ce préambule pour annoncer que je vais tenter de dire la chose, je suis
du pays où s’est jouée cette pièce sinistre. J’ai bien connu la fille
cadette, spectatrice à son insu parce qu’on avait oublié sa présence
dans la proximité. Ainsi, vers ses dix ans, cette gamine a dû enfouir
une succession de tableaux d’horreur qu’elle était contrainte de
deviner, entendre des sons étouffés qui transmettaient de la fureur, et
des scènes, réelles ou fantasmées, ressurgiront, tout au long de sa
vie, à la manière des bulles qui remontent à la surface des étangs,
pour l’entraver.
JANINE MASSARD
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