«Le lacustre en lui savait qu’il vivrait de la pêche: les
vagues lui murmuraient l’humeur de l’eau, amicale ou colérique…»
Réveillé au plus profond de la nuit par son père, Ami dit «Paulus»
l’aidait à relever les filets. Le gamin gagnait sa classe l’estomac
vide. Sa mère l’avait habitué ainsi. «Les enfants doivent apprendre à
plier devant les adultes pour comprendre la dure leçon de la vie.»
Son père était tombé follement amoureux de la très jolie bonne engagée
par la famille Colgate à Paris. Il l’avait emmenée en Suisse au bord de
ce lac qui l’attirait comme une gemme précieuse. Berthe était fière
d’être l’épouse d’un patron pêcheur et non celle d’un ouvrier. Devenue
mère, elle s’était désintéressée de son fils. Éperdument éprise
d’elle-même, elle n’avait que des mots comme raffinement, noblesse,
distinction, richesse qui affleuraient aux lèvres. Paulus n’avait
d’autre choix que de s’adapter à cette femme despotique.
Et puis la guerre de 39 éclate. Tout naturellement, le père et le fils
amènent des médicaments pour les résistants. Calés au fond de leur
barque, des Juifs sont déposés sur la rive suisse. C’est au milieu du
lac, au mitan de la nuit et dans un silence de plomb que les pêcheurs
français et suisses agissent à l’insu des douaniers des deux bords.
Et puis Ami Gay fils, qui s’était marié avec une jeune institutrice,
est appelé sous les drapeaux. Berthe se déchaîne contre sa bru. «Elle
assassinait avec des mots brefs qui étaient autant de coups de poignard
dans le dos. Sans bavasser, elle zigouillait avec efficacité.» Florence
encaisse. Aux deux tiers du récit, l’auteur, Janine Massard, révèle que
Florence est sa tante. Elle prend fait et cause pour les femmes avec
des mots percutants: «Quelles places pour elles, femmes-ventres,
femmes-lessives, femmes-aspirateurs, premières levées, dernière
couchées? Florence, fondue dans le moule, avait fini par se croire
destinée à la cuisine, au ménage, au repassage. Étrange ronde, de la
soumission au clan!»
L’écriture est souple, aisée. Le roman se lit quasi d’une traite.
Personnage principal, le lac rythme la vie de ces pêcheurs qui le
côtoient au quotidien. Les descriptions que l’auteur en fait sont
vibrantes de poésie et disent vrai. C’est comme si elle l’avait
fréquenté de toute éternité.
Janine Massard est née à Rolle. Avant de se dédier à l’écriture, elle a
exercé plusieurs métiers. Lauréate de nombreux prix, c’est chez Bernard
Campiche qu’elle a publié Gens du Lac.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 25 avril 2014
{…}
«La lumière me porte»
Critique sociale et lumières du lac se croisent dans l’œuvre de Janine Massard. La Petite Monnaie des jours
(Éd. d’en bas, 1985) obtient le Prix Schiller en 1986. Elle a reçu le
Prix des écrivains vaudois pour l’ensemble de son œuvre en 1993.
Dernier ouvrage paru: Gens du lac (Bernard Campiche, 2013).
«Je n’arrête pas d’écrire. L’écriture est une activité obsessionnelle,
elle vous tenaille. La lumière de l’été me porte par toutes les
variations qu’elle amène sur les paysages. Ah! la lumière induite par
les champs de colza ou encore par les tournesols…
»Il y a un livre que j’ai écrit en été entre cinq heures et dix heures
du matin pour capter les lumières du Léman. Nul besoin de réveil, je me
levais comme un automate à cette heure matinale. J’étais dans une
maison avec une vue somptueuse sur le lac. Comme j’avais grandi dans
une construction qui tenait plutôt de la bicoque, inconfortable et
délabrée, mais avec un somptueux jardin impressionniste cultivé par mon
père, j’ai retrouvé des personnages d’enfance, surtout la haute figure
de mon grand-père. Cela a donné: Le Jardin face à la France (Bernard Campiche, 2005).
»Comme si je n’avais pas traversé l’été
est mon livre le plus habité par l’été, mais un été plutôt meurtrier.
En plein mois de juillet, par un temps caniculaire, j’apprends que mon
mari, hospitalisé depuis deux semaines, n’a plus que quelques jours de
vie devant lui, un cancer foudroyant va l’emporter. Dans le même temps,
notre fille, qui a déjà subi opération, radiothérapie et
chimiothérapie, a une forme de cancer qui présente peu de chances à
terme. Elle survivra trois ans à la mort de son père. Je suis dans
l’invraisemblable et pourtant, c’est vrai. Je vais nager longtemps,
comme pour conjurer le sort. Entre deux morts annoncées, je vis entre
deux lumières: celle du lac et celle de la mort.»
{…}
Extrait d’un article de LYSBETH KOUTCHOUMOFF, Le Temps
Janine Massard : une grande auteure suisse de langue française
ou
«Le Romandisme au feu et Ramuz au milieu.»
Prix Schiller 1986 pour La Petite Monnaie des jours, Prix des Écrivains Vaudois 1993 pour Trois mariages, Prix de la Bibliothèque pour Tous 1998 pour Ce qui reste de Katharina, Prix Édouard-Rod 2002 pour Comme si je n’avais pas traversé l’été, Prix de Littérature de la Fondation vaudoise pour la culture 2005 pour Le Jardin face à la France…
Quand on rencontre un parcours sans faute et une œuvre cohérente et
magnifique comme celle de Janine Massard, douze œuvres et des
poussières parues de 1978 jusqu’à nos jours – à quand la réédition des
premières, introuvables en librairie? –, douze œuvres nées dans la
précarité financière inhérente à l’écriture dans ce pays plus
terre-à-terre que littéraire, douze œuvres qui ont trouvé leur public,
en Suisse et à l’étranger, grâce leur valeur littéraire et à la
confiance de leur éditeur, le tout en dépit de l’indifférence (du
mépris?) des spécialistes ès Romandisme, on ne peut que se poser LA
question: à quoi sert exactement le «Centre de recherches sur la
littérature romande (CRLR)» de l’Université de Lausanne?
Il faut préciser qu’au «Centre de recherches sur la littérature romande
(CRLR)» de l’Université de Lausanne, on est extrêmement vigilant quant
à la certification «romande» – c'est-à-dire ramuzienne, c’est une AOC
–, de la littérature produite dans la région, comme d’ailleurs au
département culture du Canton de Vaud qui, en général, étudie
minutieusement, au cas par cas, l’octroi de subventions généreuses de
l’ordre de CHF 2000.- à titre ‘d’aide à l’édition’ d’un ouvrage, et
trie sévèrement sur le volet les candidats à la bourse annuelle
faramineuse de CHF 10 000.- à titre «d’aide à la création» pour un seul
auteur et un seul projet choisis sur dossier.
En Suisse francophone, y a-t-il une vie (littéraire) après la mort (de Ramuz)?
En revanche, quand il s’agit de vraie culture romande, on ne lésine
pas, ni au «Centre de recherches sur la littérature romande (CRLR)» de
l’Université de Lausanne, qui, il y a quelques années, avait budgété
une édition complète de Ramuz à hauteur de 4,2 millions de francs, ni
au Grand Conseil Vaudois. Mme Waridel, ancienne cheffe du Service des
Affaires Culturelles, avec plein de majuscules, avait d’ailleurs
déclaré au magazine L’Hebdo:
«Il s'agit d'un projet hors du commun, un véritable enjeu culturel. Il
était normal que le canton fasse un geste significatif» et le Grand
Conseil, n’écoutant que sa soif de culture romande, n’avait pas hésité
la moindre à accorder un crédit d’un million cent cinquante cinq mille
francs (CHF 1 155 000.-!) payés par les contribuables pour que Ramuz,
Romand romancier de romans romands pour Romands, soit enfin publié dans
une collection de luxe française et hors de prix comme la Pléiade
Gallimard, sur papier bible, s’il vous plaît – un critère déterminant
pour un pays de forte culture protestante –, dans l’espoir
(l’illusion?) que la publication chèrement payée en Pléiade d’un auteur
«romand»mort il y a plus de soixante ans, équivaudrait, en
Francophonie, voire dans le monde entier, à un titre de gloire éternel
et à une consécration suprême de la culture et de la littérature
«romande», en particulier s’il y côtoyait Jean Calvin, ainsi que des
auteurs aussi universels et in-con-tour-nables, disons-le mot, que
Gabriele d’Annunzio, Pernette Du Guillet, Anatole France, Alexandre
Jean Joseph Le Riche de la Popelinière ou Charles de Gaulle (Hervé
Bazin a été écarté au final pour cause de pistonnage).
Même si on se dit que pour le même travail, on aurait tout aussi bien
pu refiler directement tout cet argent à la Fondation Ramuz, qui existe
depuis 1950 et qui, de toute façon est partie prenante dans l’affaire
(les présidents successifs de la Fondation Ramuz dirigent aussi le
«Centre de recherches sur la littérature romande»…), il faut bien
avouer que le résultat est là: quand on se rend sur la page web de la
Pléiade, on peut chercher les ouvrages par «nationalité d’auteur», et
si on ne peut pas choisir «Romandie», ni «Vaud (Pays de)», on peut
opter, à défaut, pour «Suisse» et tomber, fier et ravi, sur LA page
suisse, avec ses trois uniques beaux gros livres: le volume Philippe
Jaccottet, paru en février 2014, et les deux volumes Ramuz parus en
2005 et réunissant ses romans (le reste de l’œuvre a dû paraître
ailleurs, faute d’accord entre les héritiers et les différentes
parties).
Certes, dans la section suisse de la Pléiade, Gottfried Keller, Max
Frisch ou Friedrich Dürrenmatt sont inconnus au bataillon, aucun canton
suisse allemand n’ayant jugé bon d’investir des millions dans la
Pléiade pour leur gloire, mais il faut dire que Dürrenmatt a son Centre
rien qu’à lui à Neuchâtel, un satellite des Archives littéraires
suisses, et que Frisch, «auteur Gallimard» pourtant, est de toute façon
bien soigné à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich où sont déposées
ses archives, en partie à ses frais d’ailleurs, puisque, cohérent
jusqu’au bout, il a fondé sa propre fondation à laquelle il a alloué de
sa poche une grosse somme dont sont administrateurs, entre autre, Peter
Bichsel, Adolph Muschg et Peter von Matt, ce qui prouve qu’il est
possible, apparemment, de devenir un classique pour bien moins que 4,2
millions de francs et sans passer par la case Pléiade. À noter que
d’autres suisses pléiadés (Rousseau, Benjamin Constant, Mme de Staël et
consorts) sont entrés gratos dans cet Olympe littéraire en se faisant
habilement passer pour des Français.
Tout cela explique sans doute pourquoi, au ‘Centre de recherches sur la
littérature romande (CRLR)’ de l’Université de Lausanne, dont c’est le
fond de commerce, en somme, on n’a ni le temps ni l’argent pour
s’occuper à autre chose qu’à éplucher, commenter doctement, longuement,
méthodiquement et à grands frais la moindre note de blanchisserie de
grands et célèbres ‘Romands’ morts il y a plus d’un demi-siècle – de
Pourtalès, Ramuz, Cingria, Auberjonois –, en faisant quelques (rares)
incursions chez les légèrement plus jeunes, morts ou vivants –
Mercanton, Jaccottet… –, qui ont eu l’obligeance de brader leurs
archives au profit du Centre.
AAA (Accro aux Acronymes Accrocheurs)
Car au «Centre de recherche sur la littérature romande (CRLR)» de
l’Université de Lausanne, on s’occupe très peu de la promotion et
de la reconnaissance des brillantes générations successives
d’auteur(e)s suisses post-Ramuz encore en vie, d’autant plus vivants,
d’ailleurs, qu’ils ont fait leur deuil du «Grantécrivain National
Romand (GNR)» pour trouver leur propre voix, tout aussi passionnante et
surtout plus dynamique et plus représentative de l’évolution du pays et
du monde (de l’univers?).
Il y aurait pourtant une tâche nécessaire, urgente même, à accomplir
pour faire connaître les auteur(e)s suisses d’expression française non
seulement dans toute l’aire francophone, mais d’abord dans les
universités suisses et dans les autres régions linguistiques du pays:
fédéralisme, cantonalisme et communalisme oblige, et faute de réelle
volonté politique nationale, il n’existe à ce jour – tant du côté de
l’Office fédéral de la culture que du côté de la fondation Pro
Helvetia, les deux organismes soi-disant indépendants mandatés par le
Conseil fédéral pour soutenir la culture suisse –, aucune politique
cohérente de promotion nationale de la littérature suisse à l’étranger
et dans l’ensemble du pays, quelle que soit la région linguistique, et
aucune politique nationale de traduction des auteur(e)s suisses vers
les autres langues nationales, ni vers d’autres langues, d’ailleurs,
malgré les velléités cosmétiques de Pro Helvetia via son programme
d’aide financière à la traduction «Moving Words»
(en anglais dans le texte!) dont profite en partie le dynamique «Centre
de traduction littéraire de Lausanne (CTL)», dirigé par Mme Irene Weber
Henking, une germanophone, et qui dépend aussi de l’Université de
Lausanne.
On se dit que pour le bien de la littérature «romande», et surtout pour
celui de la littérature suisse d’expression française, il y aurait
peut-être une coordination à inventer, des priorités à revoir et des
synergies utiles à créer entre Pro Helvetia, «l’Office fédéral de la
culture (OFC)», le «Centre de traduction littéraire (CTL)», le «Centre
de recherche sur la littérature [dite] romande (CRLR)» et les
facultés de français des universités suisses concernées (UNIL, UNIGE,
UNINE, UNIFR, UNIBE, UNIBAS, UZH), quelle que soit leur langue et quel
que soit leur acronyme.
On pourrait commencer par rajeunir et dynamiser les concepts sur le
modèle anglo-saxon en créant de nouveaux acronymes plus en phase avec
les activités désignées, je pense à un «Centre Romand Autorisé Consacré
à Ramuz Absolument (CRACRA)» ou à un «Jaccottet Et Ramuz Bien Étudiés
en Suisse (JERBES)», qui côtoieraient harmonieusement d’autres
organismes dont le but serait de promouvoir et de diffuser la
littérature non ramuzesque mais suisse, par exemple un «Office Fédéral
de la Culture Ouvertement Universitaire et Réellement Suisse et
Européen (OF COURSE)» qui chapeauterait le «Centre de Littérature
Autochtone Nationale à Diffuser à l’Étranger et en Suisse (CLANDÉS)»,
dont l’acronyme aurait le mérite d’être aisément mémorisable et de
représenter assez bien la situation générale.
La touche Contrôle
Car, il faut bien l’avouer, le «Centre de recherche sur la littérature
romande (CRLR)» de l’Université de Lausanne – que de petits malins ont
rebaptisé «Centre de recherche DE la littérature romande»,
sous-entendant qu’on ne l’a jamais vraiment trouvée, tant le concept
est sujet à interprétation, tandis que certains pessimistes facétieux,
découragés par l’ignorance et le manque général d’intérêt du Suisse
«romand» pour tout ce qui a trait à la littérature en général, et/ou
par le niveau de certaines publications, le taxaient de «Centre de
recherche sur l’alittérature romande» –, est assez bien résumé dans son
acronyme CRLR, plus technique que littéraire, qui rappelle la touche
«CTRL» de nos ordinateurs: cet organisme a longtemps été dirigé par la
toute puissante et toute glaçante Mme Jakubec, dont un récent hommage
paru dans Uniscope, une
publication de l’Université de Lausanne, son ancien patron, évoque la
brillante carrière, qui, de 1981 à 2003, lui a permis pendant
vingt-deux ans d’explorer «la complexité du familier» et de partir
«sans se lasser à la découverte de l’insolite et de la diversité dans
un périmètre proche qui n’empêche pas la distance critique» et dont les
mauvaises langues disaient que son critère premier pour juger de la
qualité «littéraire» et de la dimension «romande» d’un texte était
surtout la manière dont l’auteur(e) maitrisait la description du
géranium en pot.
À noter que, depuis 2003, le «Centre de recherche sur la littérature
romande (CRLR)» de l’Université de Lausanne – on n’est pas à un
paradoxe près –, est dirigé avec un peu plus de chaleur(s) latine(s)
par un professeur tessinois, Daniele Maggetti, auteur d’un brillant L’Invention de la littérature romande, 1830-1910
où il retrace l’historique du concept de «littérature romande» et les
raisons de cette création idéologique et culturelle liée à une époque
dépassée depuis plus de 100 ans. Jacques Chessex ne s’y est pas trompé,
qui, avant sa mort, a préféré marchander ses archives aux «Archives
littéraires suisses» à Berne – contre une somme qui, selon diverses
sources concordantes, doit avoisiner les CHF 500 000.- minimum
(impossible d’obtenir des chiffres précis, secret d’État, mais les
Archives littéraires suisses avaient fait l’objet, pour l’Affaire
Chessex, d’une interpellation scandalisée au Parlement…) – et y
retrouver des écrivains suisses d’expression française comme Cendrars,
Barilier, Chappaz, Bille, Borgeaud, Grobéty, Jaccard, Rivaz, Z’Graggen
ou Starobinski, afin que la littérature suisse d’expression française
soit dignement défendue au niveau national et dans un contexte moins
obsolète et moins artificiellement ghettoïsant, d’autant qu’à Berne le
budget disponible est plus intéressant pour les ventes d’archives,
qu’on y est moins sectaire et qu’on y est classé au frais à côté des
archives de compatriotes aussi prestigieux que Walser, Loetscher,
Bichsel, Muschg ou Orelli, et même d’étrangers de haut vol comme Hesse,
Rilke ou Highsmith.
La Suisse «romande»: atelier protégé ou réserve d’Indiens?
Entre parenthèse, le fait de toujours mettre en avant cette étiquette
de «romand», créée il y a plus d’un siècle à la fois pour se
singulariser, se démarquer de l’influence culturelle française, et pour
afficher une identité latine face à la Suisse allemande, n’est-il pas
une des raisons pour lesquelles, aujourd’hui, la littérature suisse
d’expression française passe pour une littérature provinciale et
n’intéresse pas grand monde, à part pour des raisons extra-littéraires,
«ethnologiques» même – en tant que culture «singulière»ou «minoritaire»
–, alors que la littérature belge, la littérature québécoise, la
littérature créole ou africaine d’expression française trouvent leur
public, en France et ailleurs, sans compter les littératures traduites
autres que l’anglo-saxonne (qui, elle, est servie par son marketing
rouleau-compresseur), comme l’allemande, la scandinave, l’italienne,
l’espagnole ou la japonaise?
Dans le nouveau monde en train de naître où, quel que soit l’opinion
qu’on en ait, les frontières s’estompent, n’est-il pas contradictoire
et illusoire de se réclamer à la fois d’un adjectif exotique, d’une
singularité régionale, d’une vague spécificité impossible à démontrer,
d’une identité floue, mais castratrice qui, souvent, ne se définit
aujourd’hui que par un espace géographique, et de se plaindre en
parallèle d’une discrimination culturelle et exiger à grands cris une
reconnaissance internationale en revendiquant une appartenance à une
aire culturelle et linguistique plus large?
Un coup de «d» jamais n’abolira le hasard
Le qualificatif de «romand» – le mot même est artificiel puisque,
par parallélisme germanisant, on avait rajouté un «d» final au terme
«roman» utilisé dans une certaine terminologie historico-géographique
jusqu’à la moitié du XIXe –, n’est-il pas devenu vide de
sens, obsolète, discriminatoire et stigmatisant en ces temps de
mondialisation ? N’est-il pas mal compris, mal interprété et même
confondu, hors de Suisse, avec un qualificatif régionaliste de type
«littérature provençale» ou «littérature ardéchoise», ce qui range a
priori les auteurs «romands» dans une catégorie «terroir» dont ils
n’arrivent pas à se défaire? Est-ce que les Suisses allemands vendent
leur littérature dans l’aire germanophone sous l’appellation
«littérature suisse-allemande»? Est-ce que les Tessinois font de même
en Italie sous l’appellation «littérature tessinoise»? Se sent-on
«écrivain romand» ou écrivain tout court?
Partout, on parle de Kafka comme d’un «auteur pragois de langue
allemande», Julien Green est qualifié d’«écrivain américain de langue
française» et Samuel Beckett d’«auteur irlandais d’expression française
et anglaise»: ne serait-il pas plus intéressant, plus juste
littérairement, plus valorisant culturellement, et plus sensé, d’un
point de vue commercial, d’échanger «auteur(e) romand(e)» pour
«auteur(e) suisse d’expression française», qui aurait le double mérite
de rattacher les auteur(e)s à l’aire culturelle francophone, à laquelle
ils appartiennent de plein droit, et de les mettre au premier rang de
la culture nationale, en évoquant leur singularité, leur valeur, et
leur appartenance à la Suisse et à sa grande tradition littéraire?
Et si les auteur(e)s suisses parlaient enfin d’une même voix pour
soutenir et défendre leur littérature en Suisse comme à l’étranger? Et
si on réunissait enfin Keller et Ramuz, Frisch et Bouvier, Dürrenmatt
et Chessex? Et si on réussissait ce que les autres disciplines
artistiques ont réussi? Parle-t-on de «peinture romande» pour
Auberjonois? de «cinéma romand» pour Goretta? de «musique romande» pour
Binet?
Janine Massard, la Colette helvète
Pour en revenir à Janine Massard, on se dit que le monde est bien mal
fait et que si ce ghetto n’existait pas, elle aurait été reconnue
depuis bien longtemps comme une grande dame de la littérature en langue
française, et pas à cause de sa taille – 1,73 mètres, ce qui en fait
une géante dans sa génération –, mais grâce à une œuvre fortement
autobiographique et magnifiquement écrite qui la range dans une
catégorie à part où elle peut tutoyer sans rougir la grande Colette.
«Colette, vraiment?» Oui, Colette, qu’une grande partie des écrivains
et des critiques de son temps prenaient de haut et à qui il a souvent
été reproché de n’écrire que de petits romans autobiographiques et
cancaniers sur le monde qu’elle connaissait, sans voir que ce petit
monde, qu’elle avait si bien vécu, si bien perçu, si bien compris, si
bien exprimé, était justement celui qu’elle savait défendre le mieux et
celui qui représentait une réalité humaine que personne avant elle
n’avait décrite avec autant de sensibilité, de précision,
d’humour, de vérité et de talent.
Paul Léautaud, qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance vu
sa misogynie, écrit à Colette, dans une lettre du 3 novembre 1922: «Je
passe pour ne pas aimer beaucoup, beaucoup, les femmes de lettres. Mais
vous! vous! Rien que votre nom sur la couverture d’un livre ou en bas
d’un conte me fait rêver de tant de choses délicieuses, pénétrantes,
pleines de grâce et de naturel que vous avez écrites. Chaque fois qu’on
parle de vous devant moi (toujours avec éloges, d’ailleurs) je le dis
aussitôt: “C’est une reine ! Ne touchez pas à la reine!”».
Et André Gide, le 19 février 1936, écrit dans son Journal: «Lu le dernier livre de Colette [Mes apprentissages]
avec un intérêt très vif. Il y a là bien plus que du don: une sorte de
génie très particulièrement féminin et une grande intelligence. Quel
choix, quelle ordonnance, quelles heureuses proportions, dans un récit
en apparence si débridé! Quel tact parfait, quelle courtoise discrétion
dans la confidence […]; pas un trait qui ne porte et qui ne se
retienne, tracé comme au hasard, comme en se jouant, mais avec un art
subtil, accompli. J’ai côtoyé, frôlé sans cesse cette société que peint
Colette et que je reconnais ici, factice, frelatée, hideuse, et contre
laquelle, fort heureusement, un reste inconscient de puritanisme me
mettait en garde. »
Rendons à Janine ce qui est à Colette
C’est que Janine Massard, par ses origines, par son point de vue
féministe et social, par le matériau autobiographique qu’elle utilise,
par les sujets qu’elle traite, et par la manière littéraire dont elle
les traite, avec précision et sans chiqué, depuis son premier récit ...de seconde classe (Eygalières: Temps parallèle, 1978), jusqu’à Gens du lac
(Orbe: Campiche, 2013), son dernier livre en date, montre bien que dans
une œuvre de qualité la distinction artificielle entre ce qui serait
fiction et ce qui serait non-fiction, entre ce qui serait réel et
inventé, est une nuance inutile. Seul compte le vrai – réel ou fictif
–, qu’on peut trouver dans tout genre littéraire (poésie, chronique,
essai, nouvelle, roman…) et qui n’existe que par le talent de l’auteur.
En cela et en bien d’autres choses Janine Massard rejoint cette Colette
qu’on croit toujours un peu frivole à cause de ses photos de nus, de sa
bisexualité, de son passage au music-hall et de ses livres les plus
connus (les Claudine, L’Ingénue libertine, Chéri ou Gigi),
Colette, la provinciale montée à Paris et qui, revendication ou
affectation, conserva jusqu’au bout les «r» sensuellement roulées de sa
Bourgogne natale, son pays âpre et beau, au cœur de certains de ses
écrits, en filigrane dans d’autres, Colette, dont la vie de femme libre
est le matériau d’une œuvre étonnante et superbe, où se côtoient
articles de magazine, romans, nouvelles et journaux intimes, et où la
condition féminine et les réalités sociales de son temps sont décrites
de manière détaillée et précise, la chronique d’une époque où la femme
n’avait pas d’existence légale, ne travaillait pas, ne pouvait pas
avoir de compte bancaire personnel, ne pouvait pas voter, n’avait pas
droit au plaisir et ne pouvait pas avorter, du moins légalement. Il
faut lire et relire La Maison de Claudine, Armande, Gribiche, Julie de Carneilhan, La Cire verte, La Seconde, La Vagabonde, Le Képi, Mes Apprentissages, La Naissance du jour, L’Étoile Vesper …
Janine Massard à l’oeuvre
Qu’est-ce qui constitue une œuvre? Un dénominateur commun, une
cohérence qui tient à la personnalité, à la voix d’un(e) auteur(e), une
manière d’observer, de sentir les choses, de les transcrire et une
écriture qui relie le tout. Quel que soit le genre dans lequel elle
s’illustre, on reconnaît tout de suite la patte et le monde de Janine
Massard, son style et sa voix bien à elle, qui allie précision de la
documentation et du vocabulaire, jeux de narration – en particulier
l’utilisation virtuose, facétieuse et mordante du discours indirect
libre, et, pour des raisons de fluidité narrative et de transcription
de la langue parlée, la fusion habile et fréquente de plusieurs
narrateurs au sein d’un même paragraphe –, sans compter les jeux sur la
ponctuation, la transcription des différents jargons, les alternances
de registres entre parler local et français standard, langage familier
et neutre, le tout pimenté par la gouaille et l’impertinence d’une
femme issue d’un milieu modeste, qui a pu faire des études à une époque
où elles étaient inaccessibles pour un enfant pauvre, et plus
inaccessibles encore pour une fille, dans un pays arriéré où les
pauvres n’ont longtemps pas eu leur mot à dire et les femmes encore
moins.
C’est cette drôle de voix, fière et revendicatrice qu’on entend dans
ses livres, ce ton, cette vivacité, cette sensibilité, cette
générosité, cette humanité, cette indignation aussi, et cet humour noir
qui fait un pied-de-nez aux conventions et qui transmet une vision de
la réalité qu’on n’a pas coutume de lire dans un pays où l’on reste
discret et poli, policé, même, en toute circonstances. Jean-Louis
Kuffer note dans son journal littéraire que Dimitrijevic, le fondateur
des éditions L’Âge d’Homme, trouvait que la Suisse était totalement
absente des livres des auteurs suisses – il n’avait pas lu Janine
Massard qui, peut-être, avait le tort d’être une femme, écrivain de
surcroît, et qui, tout au long de ses quelques douze livres, depuis sa
position de femme ‘prolote’ née dans un pays de petits bourgeois,
évoque, d’une manière sensible, originale et personnelle, les aspects
intimes et sociaux de son pays et de son temps et rejoint ainsi les
auteur(e)s qui, par le particulier, touchent à l’universel.
Janine Massard en 12 titres et quelques extraits
1. …de seconde classe (Eygalières: Temps parallèle, 1978)
Le titre l’annonce: on n’est pas dans l’Orient Express mais dans un
wagon deuxième classe d’un train quelconque. Ce brillant premier livre
de Janine Massard, à la fois fugue à la Bach dans sa narration et sa
conception, et fugue tout court, est un récit qui s’écrit en parallèle
du trajet de retour en Suisse après un voyage dans quelque
ex-Yougoslavie. Défile alors toute une humanité «de seconde classe» –
des Irakiens de Bagdad, des fonctionnaires serbo-croates à la
frontière, un violoniste russe qui fuit son pays, un Américain qui fait
son premier voyage en Europe, un saisonnier italien qui travaille en
Suisse –, le tout dans la fraternité, le pique-nique partagé dans les
wagons, la demi-somnolence, l’envie de café à l’aube. Tout est si bien
amené, si bien fondu (narrations et narrateurs, dialogues, réflexions,
silences) qu'on ressent le texte comme une seule phrase rythmée par les
roues du train, un long monologue intérieur qui va du début à la fin du
trajet. Le tutoiement de la narration rappelle La Modification de Butor, en plus soixante-huitard et en bien plus chaleureux:
«Dans le couloir tu retrouves, adossé à une paroi, le petit homme du
Sud qui te demande, spontanément, en Italien, si tu fumes, bien sûr, et
tu acceptes la cigarette qu’il t’offre. Lui, il a de la peine à dormir
dans un train et il aime bavarder ça passe le temps, les trains ne sont
pas faits pour dormir quand on est voyageur de seconde classe n’est-ce
pas Monsieur? Mais où va-t-il donc? Lui, il vient de San Gregorio près
de Reggio Calabria, vous connaissez la Calabre? C’est un pays
merveilleux seulement on y est pauvre de père en fils et pour s’en
sortir il faut partir, s’expatrier, aller travailler ailleurs, lui, il
va à Lausanne, vous connaissez? Tu ris, bien sûr puisque tu es
lausannois. Il dit ah, et il y a un grand silence qui te gêne parce que
toi, vis-à-vis de lui, tu appartiens, comme le poisson à l’eau, à un
pays où ceux qui ont affaire à eux n’aiment pas les migrants. Les
autres, ceux qui pensent pour le commun des mortels, ont, par légèreté,
désinvolture ou hypocrisie, qualifié cette attitude de xénophobe mais
toi qui es né dans une famille d’ouvriers où pourtant on n’aime pas les
riches sans désirer toutefois les déposséder réellement de leurs biens,
tu sais, sans étude statistique ni sondage d’opinion, qu’on décharge
sur les travailleurs immigrés toutes les insatisfactions et toutes les
rancœurs accumulées au cours des années ». Comme on le voit, ce
livre paru en 1978 n’a pas pris une ride…
2. Christine au dévaloir (Genève: Éliane Vernay, 1981)
Dans ce magnifique premier recueil de nouvelles («L’Hiver de l’Épine
Noire»; «Nuit d’enfance»; «Les Deux courbes»; «L’Œillet à la
boutonnière»; «Suite sans fin»; «Christine au dévaloir») on trouve déjà
la patte de Janine Massard dans la façon gouailleuse dont s’expriment
tous ses personnages, un superbe travail sur les registres. On y
découvre certains thèmes récurrents que Janine Massard développera dans
les œuvres suivantes, le fantastique (la mort qui arrive sans que la
protagoniste s’en aperçoive, souvent incarnée par un personnage qu’elle
est seule à percevoir, un thème qu’on retrouvera dans Trois mariages,
par exemple), les petites villes ou les villages, les familles
modestes, la pauvreté et la ségrégation sociale qu’on tente de fuir
pour accéder à une vie meilleure, les femmes modestes et laissées pour
compte qui s’affranchissent de leur condition et lancent leur rage et
leur insolence au monde, comme l’adolescente à la dérive de «L’Hiver de
l’Épine Noire»:
«Quand j’ai eu quatorze ans et que papa a voulu commencer à m’emmener
dans des meetings prolos le soir, je lui ai refait le coup du boulot
mais cette fois c’était le raccommodage. Et il y a cru parce que les
hommes ne mettent jamais en doute les travaux du ménage. Ma mère, même
complètement poivre, aurait compris que je trichais. Mais les
bonshommes, du moment qu’ils ont décidé que les travaux du ménage c’est
pas du travail, on peut les avoir comme on veut. Et maintenant vous
comprenez enfin pourquoi la cause prolote et moi on s’ignore un
peu. » Elle ajoute, un peu plus tard, quand on la place dans une
institution spécialisée parce que son père est mort : « Et un
jour, quand à force d’avoir étudié, je saurais parler et écrire comme
eux, ce jour-là, je leur cracherai ma vérité et ils seront bien obligés
de m’écouter parce que je parlerai avec les mêmes mots qu’eux.»
Christine, la femme qui donne son prénom au recueil et qui écrit sa
propre histoire, s’est aussi extraite de son milieu social. Elle a
aussi laissé derrière elle sa famille et n’en a pas créée de nouvelle
pour ne pas revivre ce qu’elle détestait vivre:
«Longtemps, j’ai été réticente à l’amour, parce que, pour moi, cela
débouchait fatalement sur la reproduction et ce grouillement de
marmaille dans un espace restreint me rendait nerveuse. D’avoir
toujours dû partager, de n’avoir jamais eu de coin à moi, même pas mon
lit, m’avait rendu la solitude attirante comme un saphir et j’estimais
que les hommes étaient tout juste bons à faire des enfants aux femmes.
Bien sûr, j’avais entendu parler du plaisir ; je l’avais même
découvert. Avec quelqu’un qui ne risquait pas de me faire un
enfant : la secrétaire du patron. Elle était plutôt lourde, avec
sa démarche de canard et ses hanches grasses, mais elle avait de beaux
cheveux et des seins pommes très fermes que j’aimais bien
caresser. »
3. L’Avenir n’est pas pour demain (Lausanne: Clin d’Oeil, 1982)
Ce conte fantastique proche de l’univers de Max Frisch, est une
réflexion sur ce qu’est l’humain et ce qu’est une société, dont Janine
Massard, en jouant sur les registres de langue des personnages, montre
l’inanité et le dérisoire : un groupe est emmené sans explication dans
un no man’s land et laissé à lui-même. Une femme s’écarte du groupe,
cherche à comprendre et à se sauver, mais est confrontée aux théories
des différents protagonistes, jamais totalement convaincants:
«Peu à peu, les humains en vinrent à se trouver moins malheureux là où
ils étaient, parmi ces entrelacs de rails et ces baraquements en béton,
sur ce sol désolé, entouré de champs labourés où rien ne poussait
malgré les jours qui passaient. Ils étaient contents aussi que les
gardiens, dont les ordres leur parvenaient toujours par quelqu’un qui
les avait vus ou entendus, n’intervinssent que très indirectement dans
leur vie, parce qu’ils devaient être cruels, n’est-ce pas, pour laisser
croupir dans l’ignorance de leur destinée des êtres sans défense, sans
moyens objectifs de lutte! Cet état de victimes absolues ne leur
rendait-il point, du même coup, leur innocence originelle?»
4. La Petite Monnaie des jours (Lausanne: éd. d’En Bas, 1985, réédité en 2013)
Régulièrement réédité, ce petit chef-d’œuvre sous-titré «récit
autobiographique», une chronique virtuose de l’enfance âpre et pauvre
de Janine Massard à Rolle, lui a valu le prestigieux Prix Schiller.
Écrit dans une technique proche du Jouhandeau de Chaminadour,
le récit est raconté sous formes de ragots de village, à travers les
yeux de la petite fille qu’elle a été et des interventions gouailleuses
de trois Rolloises surnommées «les trois Parques» (‘Dans la mythologie,
les Parques étaient des Déesses qui avaient pour mission de filer la
trame de la vie des mortels. Elles étaient au nombre de trois: Clotho,
Lachésis et Atropos; l’une tenait le fil, l’autre le filait et la
troisième le coupait’) qui n’ont pas leur langue dans leur poche:
«Rien ne leur échappait: ni la longueur, ni l’arrondi, ni le plissé, ni
les volants d’une jupe, ni la couleur, ni la forme d’un sac, ni l’âge
de la dame portant dentelle, ni sa piété, ni son inconduite, ni la
sobriété, ni l’alcoolisme, ni le vice, ni la vertu, ni la naissance, ni
la mort: prises entre les deux extrémités de la vie, elles trônaient à
leurs fenêtres de chaque côté de la rue, omniscientes, omniprésentes,
veillant sur chacun, le chignon serré, dévidant des rubans de paroles
qui reliaient le passé au futur. Et les paroles des Parques passaient
par les étalages de légumes, séjournaient sur les salades:
— La salade? Mais qu’est-ce que la salade pour qu’on doive payer la
pièce cinquante centimes quand un mari gagne deux francs à l’heure?
Cuisez de la salade et vous verrez ce qu’il vous reste: juste de quoi
boucher vos caries!»
5. Terre noire d’usine (Yverdon: Éditions de la Thièle, 1990, réédition Orbe: CamPoche Campiche, 2013)
Dans ce livre sous-titré «Essai d’ethnologie régionale», Janine
Massard, à travers le destin de Jacques, raconte les terribles
conditions de vie et de travail des ouvriers suisses en parallèle avec
la croissance économique, et rend hommage à tous ces travailleurs de
l’ombre, presque des esclaves, qui ont contribué à l’essor industriel
du pays. Malgré son apparente simplicité, ce livre superbe est un vrai
tour de force: quatre ans d’écriture, une documentation précise sur les
conditions de vie des ouvriers, sur le contexte historique et social de
l’époque, et un brillant travail de stylisation de la forme qui, en
usant par exemple des questions rhétoriques – «Si les femmes allaient
au café? Elles n’auraient jamais osé y mettre les pieds, pas même le
dimanche après-midi. À quoi est-ce qu’elles s’occupaient pendant ce
temps? Elles ne se tournaient pas les pouces: l’ouvrage ne manquait pas
à la maison et, en plus, il y avait la récupération qui prenait du
temps. À nous aussi, les gamins. Dès qu’on avait un moment de libre, on
allait à la cueillette dans le bois: champignons, petits fruits, pives,
bois mort, on ramassait tout ce qu’on pouvait.») –, en alternant les
paragraphes où Jacques s’exprime dans son vocabulaire et ceux où la
documentation est exposée, ou en glissant un passage en discours
indirect libre après un passage documentaire et en gommant toutes les
transitions narratives, fait qu’on lise tout le récit comme si ce
n’était qu’un long monologue de Jacques :
«Vers 1944, des rumeurs inquiétantes commencent à circuler: par les
journaux, la radio, on entend parler de camps d’extermination, de Juifs
massacrés par centaines de milliers. À Sainte-Croix, on n’a pas
connaissance de filières de passeurs pour les Juifs, comme à Genève, à
la Vallée de Joux ou ailleurs. On lit dans le Journal,
que Hitler a pris des mesures pour résoudre la question juive, on dit
qu’il existerait des camps de travaux forcés, mais rien de plus.
L’information passait mal pendant la mob’ et puis, dit Jacques en
croisant les bras sur son ventre rondelet, est-ce que ça aurait été bon
pour notre moral de savoir ce qui se passait vraiment? Est-ce que ça
aurait été bon, aussi, qu’on sache que la Suisse n’était pas le petit
îlot de neutralité qu’on imaginait et qu’il se faisait tout un trafic
que beaucoup auraient réprouvé? Ne valait-il pas mieux être
sous-informé? Mais, malgré la drôle d’ambiance qui régnait, c’est
pendant la mob’ que j’ai pris conscience de mes droits.»
6. Trois mariages (Vevey: L’Aire, 1992)
Sous-titré «Récits», ce livre magnifique, récompensé par le Prix des
Écrivains vaudois, est composé de trois grandes nouvelles qui sont
autant de variations sur le thème du mariage. Janine Massard y fait le
portrait précis, en discours indirect libre et par la fusion des
narrations, de personnages de différentes catégories sociales:
Dans la première, «Le Berceau des ombres», réapparaissent les trois Parques de La Petite Monnaie des jours
qui interviennent pour commenter une noce familiale du passé et se
plaindre à la narratrice de la manière dont elle raconte les
événements. En passant, on assiste à un mariage modeste où la question
des frais est cruciale:
«La noce se rend dans une brasserie populaire où une table a été
réservée. Alice et Pierre sont très excités : c’est la première
fois qu’ils mangent au restaurant. Pendant l’apéritif, Robert se tourne
vers Eugène, et lui rappelle que, dans les familles bien, les parents
de la mariée paient la noce et ceux du marié la chambre à coucher.
Eugène est pris de court. Très lentement, il répond que euh, ouais, il
paraît que ça se pratique chez les bourgeois, là où il y a de l’argent,
mais chez eux, on vit plutôt au jour le jour et on tourne tout juste.
Une chose pareille, ça se discute avant, et puis, Edmée a cousu le
vêtement de la mariée, même si ce n’était pas une robe blanche avec des
volants, c’était du travail tout de même.»
Dans les bras du soleil,
la deuxième nouvelle, évoque une veuve aisée qui, pour survivre à la
douleur et à la solitude, se consacre au jardin de sa belle villa près
du lac et qui n’a pour compagnie que sa femme de ménage, la solide Mme
Fichquet:
«Mme Fichquet l’a cherchée partout: Dieu sait encore où elle a passé,
ma fi, reviendra bien, elle et ses sautes d’humeur. Elle a deux peines,
se fâcher et se réconcilier: c’est maman qui disait ça. Elle en
connaissait un bout sur le cœur humain, de son temps les gens
montraient leurs sentiments alors c’était plus facile de les observer.
Quoique la patronne, je ne dirais pas qu’elle est antipathique, elle
est têtue, la preuve c’est son jardin. Que le mari ait laissé faire une
chose pareille, je ne comprends pas: moi, je te lui aurais dit halte-là
quand même, un peu de pelouse, quelques rosiers, et je l’aurais forcée
à garder le nom de Louis de Funès pour cette belle rose mandarine et
jaune clair. Elle l’a rebaptisée Aube du désert, quel toupet! Et puis,
j’aurais interdit la glycine, pour quelques belles grappes fleuries, il
faut supporter des feuilles à n’en plus finir, elles commencent à
sécher à mi-août, et qui c’est qui doit balayer tout ce fourbi qui
s’enfile sur la terrasse puis dans le salon au moindre coup de vent?
C’est bibi. »
Dans la dernière nouvelle, Les Frontières de ton corps,
une femme, la cinquantaine négligée, abandonnée par son mari et qui se
survit à elle-même, tombe sur une petite annonce, «Homme début
quarantaine ferait la connaissance d’une dame très forte âge
indifférent». L’espoir alors renaît…:
«Elle se déshabille devant son armoire à glace, constate :
bourrelets de graisses partout, chair éclatée par les cellules
adipeuses, seins lourds, tombants, ravinés de vergetures. Exhiber cette
catastrophe devant un homme de quarante ans, tu es folle ou quoi? Et,
s’adressant au miroir: que peut chercher un homme auprès d’une femme
aussi enveloppée que toi? L’image de sa mère, parce que la sienne était
délicieusement dodue et douce. À moins qu’il ait eu une mère échalas
cassante et pointue, ou encore, pas de mère du tout. Mais quoi, alors?
Une masse à pétrir! Bon, assez discutaillé ma fille, tu prends ton
courage à deux mains et tu écris cher Monsieur je pèse cent dix kilos
peut-être cent vingt j’aimerais bien faire votre connaissance malgré
mes cinquante et un ans et mes situations de désespérance passée je me
dis pourquoi pas de nouveau un homme une amitié au moins… Amitié? Le
désir prend corps. Tant pis pour les poux des capucines.»
7. Ce qui reste de Katharina (Vevey: L’Aire, 1997)
Le très beau titre de ce roman dit bien l’état de déliquescence auquel
chacun peut atteindre lorsqu’il est manipulé d’un côté par les siens
‘pour son bien’ sans avoir rien à dire et qu’il est confronté de
l’autre à des traumatismes physiques et psychiques qu’il n’arrive pas à
supporter. On y raconte le destin de Katharina, une Allemande, que sa
mère, Ulrike, une femme de tête, «place» en Suisse juste avant la
Deuxième guerre mondiale. Katharina s’occupe des enfants d’un médecin
de campagne qui se retrouve veuf. La mère de Katharina y voit
l’occasion rêvée, pour sa fille et pour elle-même, d’échapper à
l’Allemagne nazie et la pousse au mariage. Katharina aura deux enfants
de son mari, mais son fils mourra jeune d’un cancer…
Récompensé par le Prix Bibliothèque pour Tous, écrit à la troisième
personne, mais résonnant comme un long monologue intérieur grâce à
l’utilisation virtuose du discours indirect libre, ce très beau roman
est la première d’une série de sagas familiales dont Janine Massard a
le secret. Âpre, fort, cruel, noir même, le livre se ressent de la
terrible période que l’auteur(e) vivait en parallèle, avec la maladie
et les deuils successifs de son père, de son mari et de sa fille aînée,
une expérience humaine dont elle tirera plus tard l’émouvant Comme si je n’avais pas traversé l’été
et qui l’ont poussée à explorer plusieurs générations d’une même
famille pour chercher à comprendre ce qui, dans le passé, pouvait avoir
influencé le présent, une thématique qu’on retrouve dans certaines de
ses nouvelles et dans des romans comme Le Jardin face à la France, L’Héritage allemand et Gens du Lac:
«Il lui a fallu des années pour surmonter la mort attendue de son mari
et on exigerait d’elle qu’elle “se fasse une raison” de la disparition
de son fils? Elle y a joué toute sa vie à ce petit jeu du contentement,
la seule philosophie inculquée par sa mère! Aujourd’hui, elle largue
les amarres. (…) Travail de deuil: cette expression, elle la lit
dans les journaux, l’entend lors des débats télévisés. Elle sait que
chez elle le deuil toujours déviera vers le regret. Elle pleurera ce
fils qui a enluminé sa jeunesse. Elle pleurera l’adulte qu’il était
devenu, un adulte pour elle à jamais prisonnier de l’obscur. Les morts
voient-ils les vivants? Ne sont-ils pas plus vivants que ceux qui se
croient en vie? Désormais, elle vivra avec eux, avec les morts de sa
vie. En attendant… Combien d’aubes encore avant sa propre mort?»
8. Comme si je n’avais pas traversé l’été (Vevey: L’Aire, 2001)
Dans ce roman autobiographique, qui a reçu le Prix Édouard-Rod, et dont
le superbe titre dit bien l’hébétude face à la souffrance de ceux qu’on
aime, Janine Massard met en mots, à la troisième personne et avec la
distance nécessaire pour en parler, le drame de la mort de son père, de
celle de son mari, puis de sa fille aînée à quelques années
d’intervalles, après «une longue maladie» dûment combattue et qui a
tout de même gagné au final. Magnifiquement écrit, avec un humour noir
qui sert de bouclier aux émotions, la narration en discours indirect
libre se perçoit à nouveau comme un long monologue d’une femme
désemparée, qui cherche à survivre et qui trouve son salut dans
l’expression de sa douleur:
«Le livre s’écrit lentement. Alia saisit tous les prétextes pour éviter
la feuille blanche: elle relit les lignes déjà écrites, les rature,
déplace les virgules, les suçote, puis boit un café qu’elle déguste. Et
si elle se faisait une confiture de toutes les lettres qui traînent…
Elle phrasote quelques mots qui tombent sur le papier, elle les
calligraphie comme si aucun temps ne lui était compté. Elle devrait
mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table,
en face d’elle. (…) [elle] s’enfermait alors dans la cuisine,
pétrissait des pâtes et des farces de manière à optimiser le rapport
pâte-farce, ainsi parlait le billet de la rubrique culinaire d’un
hebdomadaire distribué par une grande surface, du pétrissage il
ressortait toujours quelque chose de jubilatoire, un bavarois ou un
gâteau au chocolat ou encore un strudel aux pommes… Ensuite on
dynamisait le rapport fête-champagne…»
9. Le Jardin face à la France (Orbe: Campiche, 2005)
À nouveau une magnifique saga familiale, qui a reçu le Prix de
Littérature de la Fondation vaudoise pour la culture, l’enfance d’une
petite fille de Rolle pendant la Deuxième guerre mondiale, à qui son
grand-père explique que la guerre c’est une loterie, qu’elle touche
ceux d’en face, en France, et pas les Suisses, mais ça aurait pu être
l’inverse. La famille est pauvre, digne et pieuse, et ce fort
protestantisme, hérité des réfugiés Huguenots en Suisse, les font aider
un réfugié juif «d’en face» (un sujet que l’auteure développera dans Gens du Lac).
La petite fille est confrontée à la mort de sa sœur (la famille habite
une maison insalubre), à l’indifférence de sa mère, incapable de
transmettre son affection, à l’injustice sociale (la bourgeoisie locale
a tous les droits), mais aussi à des personnages chaleureux qui lui
transmettent des valeurs qu’elle gardera toute sa vie et qui
sont magnifiquement décrits par la narration ingénue – et
l’excellente oreille! –, de la fillette:
«Le père de Jehanne, oncle Paul, notre Rouge familial, tenait pour le
POP, le parti des “pôvres ouvriers perdus”, ricanait grand-père, dont
le succès populaire effrayait dans un pays méfiant à l’égard des
partageux. Et l’oncle s’est mis à gesticuler en tétant le cigare de la
popposition, un quelconque bout à dix centimes qui puait, un vrai
Stumpen pour le Lumpen, avait même plaisanté Granny-aux-bagues, une
fois que tout le monde riait, détendu. Il se raclait la gorge,
articulait des: “Bon bin bon, vous verrez que les Américains vont
prétendre qu’ils ont utilisé cette arme pour raccourcir la durée de la
guerre, et nous, autour de cette table branlante, nous sommes
impressionnés par la science nécessaire à l’invention de cette machine
à tuer, et soulagés aussi, parce qu’elle a été imaginée par nos
sauveurs, et pas par les Allemands, eh bien, moi, je dis et je le
redirai encore, ils ont fait ça pour épater et effrayer les Russes, et
puis, n’oublions pas notre peur du péril jaune qui existait bien avant
la peste brune et l’armée rouge…”»
10. L’Héritage allemand (Orbe: Campiche, 2008)
Dans ce superbe roman, une nouvelle saga familiale qui reprend le
scénario de base et la technique du discours indirect libre de Ce qui reste de Katharina
(une femme allemande, Heide, s’installe en Suisse et y crée sa
famille), Janine Massard étudie cette fois les conséquences
historiques, sociales, génétiques de cet ‘héritage allemand’ sur le
présent et le destin d’une famille rattrapée par le passé, qu’elle paie
– qu’elle expie? – par une succession de morts incompréhensibles…
«Une rage incontrôlable l’asservissait : avec son fils, elle ne
laisserait pas le non-dit médical gagner du terrain, elle se battrait
pour lui. Elle était encore sa mère après tout. Qui d’autres qu’elle
l’avait fait? Léa, influencée par des séances de thérapie, prétendument
suivies pour “gérer la situation”, lui servait un langage
pseudo-psycho: elle comprenait l’intensité de son ressenti mais des
examens étaient en cours, toutes deux devaient laisser faire les
spécialistes, la situation évoluait chaque jour, mais qu’elle vienne
plutôt trouver Marc, il avait besoin de sa présence, de son amour,
c’était rude de constater qu’il perdait ses forces chaque jour
davantage tandis que les médecins avaient beaucoup de peine à mettre un
nom sur tout cela. Heide, distraite d’un coup par le murmure de l’eau
qui s’écoulait dans le bassin au-dehors, avait répliqué, pour éviter le
reproche de n’avoir pas été attentive dans les moments grave: “Oh là
là, mais on me joue Les Femmes savantes!’”
Elle téléphonerait à ces médecins découvreurs de rien, exigerait des
réponses claires, nettes, refuserait des alibis du genre “diagnostic
difficile à poser, diabolique même”. »
11. Childéric et Cathy sont dans un bateau (Orbe: Campiche, 2010)
Les nouvelles de ce magnifique recueil sont organisées en trois
parties, chacune avec une citation en exergue qui colore les nouvelles
respectives: «Le réel, c’est quand on se cogne’» (Jacques Lacan); «On a
perdu en rêve ce qu’on a gagné en réalité» (Robert Musil) et «Sur ce
dont on ne peut parler il faut garder le silence » (Ludwig
Wittgenstein). On y retrouve une faune humaine dont Janine Massard fait
un portrait précis, incisif, profondément humain, par l’utilisation
virtuose du discours indirect libre, du mélange de narrateurs, ou par
le travail sur les expressions toutes faites, les dialogues et les
registres. Le titre de la nouvelle qui donne son nom au livre fait
référence aux célèbres Pince-mi et Pince-moi,
et illustre avec humour le cas d’un personnage double et des
conséquences sur son entourage, mais aussi l’humanité de tous les
protagonistes de ces nouvelles, dont on ne sait jamais lequel va tomber
et lequel va rester, comme par exemple celui de «Fleurs de macadam»…
«Tandis que le rythme de la distribution de nourriture dans la rue
s’était quelque peu ralenti, un type en état second est monté de la rue
Madeleine en apostrophant des interlocuteurs qui avaient quitté les
lieux depuis longtemps. Il prévenait à la cantonade qu’il ne se
droguait plus, faisait juste des mélanges, haschich-alcool-médicaments,
qu’il résumait par hasch-cool-dics, rien que du légal, comme ça t’as
plus d’ennui avec personne. Il clamait d’un ton énervé, tu suces pour
un sugus…et cette plaisanterie devait revenir souvent dans son
monologue, à la manière d’un refrain, martelant les propos tenus par la
suite. Il était possédé par un besoin tenace de dire sans se soucier de
choquer: il faut appeler un chat un chat, s’égosillait-il, Jacques Brel
est mon maître… Il parlait d’une voix imprégnée de rage et de
résignation. Il se prostituait rue de Genève, il vendait son corps,
c’était devenu un produit qu’il offrait à des hommes, ah! putain, je
viens de me faire sucer par trois clients consécutifs, il faut que je
me refasse, de la soupe et vite.»
…ou l’épicier de «L’Aile des Grands Ducs», un souvenir d’enfance de Janine Massard à Rolle :
«L’usage était d’acheter les marchandises, de les faire inscrire sur un
carnet et de les payer à la fin du mois. Chacun réglait selon ses
moyens; les bourgeois envoyaient la bonne, les plus pauvres déposaient
un acompte, l’air gêné. Ce geste leur valait un froncement de sourcils,
un grognement, un: “Pouvez pas ajouter encore cinq francs?”, ou encore,
un haussement un peu méprisant de la lèvre supérieure avec un reproche,
masqué par: “J’aime bien ça!” Tout le monde se connaissait: on se
retrouvait à l’église, aux ventes de charité organisées par la
paroisse, on se saluait et on pensait que les choses finiraient par
s’arranger. Quand les soldes montaient haut et que les acomptes versés
ne les abaissaient pas suffisamment, les adultes envoyaient leurs
enfants acheter au carnet. Ils pensaient que les commerçants n’auraient
pas le cœur à refuser du lait à un gamin, lui murmuraient des petits
conseils, “si tu le vois qui tire une drôle de tête va plutôt à l’heure
où il est occupé avec les paysans, elle est moins dure, elle…”»
12. Gens du lac (Orbe: Campiche, 2013)
Ce très beau récit sur une branche de la famille de Janine Massard, une
famille de marins et de pêcheurs de Rolle qui se sont illustrés pendant
la Deuxième guerre mondiale en faisant passer par le Léman,
discrètement – et illégalement –, des réfugiés depuis la Savoie, est
vite devenu un best-seller et rappelle, par ses circonstances, par ses
alternances de narrateurs et ses jeux sur les registres de langue, le
magnifique Jardin face à la France.
C’est à la fois l’histoire du courage de ces pêcheurs du Léman et une
de ces sagas familiales dont Janine Massard a le secret, une
description de milieu sur fond de réalité sociale suisse, âpre et dure,
où les abus de pouvoir sont légions, tant au sein des familles qu’au
dehors. On y découvre notamment Berthe et ses «berthouillades», un
tyran domestique à la Folcoche, que tout le monde supporte, notamment
Florence, sa belle-fille, son souffre-douleur, parce que Berthe a su
apporter une certaine aisance à la famille :
«À l’intérieur de la maison, ce coin dont le fonctionnement échappait
aux hommes, les jours se déroulaient entre les coups de balai de Berthe
et le travail, et si Florence, avant son mariage, avait eu quelques
idées sur le rôle des femmes dans la société, elle les sentait
absorbées, diluées même dans son quotidien bosseur – mais mercenaire ne
serait-il pas plus approprié? Et tandis que Berthe jabotait, de façon
répétitive, que ce restaurant c’était leurs économies et autant de
travail acharné, de poissons pêchés et vendus au porte-à-porte,
Florence soupirait: c’était elle, invisible pour la clientèle, confinée
aux fourneaux, reconvertie en Cendrillon moderne, qui faisait
présentement les frais de l’opération. La patience n’était-elle qu’une
vertu de femme? Et toujours attendre que le salut vienne des autres, de
celles et ceux dont elle croyait dépendre, n’était-ce pas là de la
résignation? (…) Un jour, lançant vers elle son regard redoutable,
Berthe l’avait poignardée en lui sifflant aux oreilles que son fils
s’était “mésallié”. (…) Quand le soir Berthe au petit pied voyait sa
belle-fille en train de broder pour se détendre, elle lui rappelait
qu’il y avait du repassage en suspens. (…) L’une serrait son fric
quelque part dans la maison, l’autre serrait les dents. Ainsi vont les
choses quand il faut s’incliner devant les cheveux blancs!»
On en redemande !
SERGIO BELLUZ
Entretien avec Janine Massard - Gens du lac
«[…] entrés dans la Résistance
en 1942 comme agents secrets, ont contribué à ravitailler des
maquisards français, qu’ils ont assistés, nourris, soignés par leurs
propres moyens. Ces derniers ont passé, par bateau, des armes,
médicaments et ravitaillement aux maquisards français cantonnés à la
Roche-sur-Foron. Ils ont aidé les réfractaires, recherchés par la
Gestapo, à passer le lac, les cachant chez eux (Agents secrets de la
France). Ami Gay père et Ami Gay fils, par leur ardent patriotisme, ont
contribué puissamment à aider la France à sa libération. Après avoir
été à la peine, méritent d’être à l’honneur» (République française,
F.F.I., Isère, Grenoble, le 14 novembre 1947)
Valérie Debieux: Janine Massard, qu’est-ce qui vous a incitée à écrire un ouvrage sur vos ancêtres?
Janine Massard: Au
printemps 2010, la fille d’Ami Gay dit Paulus, ma cousine Josiane, me
remet un témoignage de reconnaissance en me demandant si cela
m’intéresserait d’écrire un livre sur son père et sur son grand-père,
pour des faits remontant à la période de la guerre. Le texte reproduit
en préambule est suffisamment explicite. Comme cet oncle a beaucoup
compté pour moi, parce que, sans lui, je n’aurais jamais pu accéder aux
études secondaires – il en avait obtenu la gratuité dans les années
quarante-huit – et aussi, parce que j’avais en commun avec lui de râler
contre les injustices de la société, j’ai donné mon accord, à condition
bien sûr, qu’elle me parle de la pêche, de la vie dans le lieu magique
au ras du lac, où elle avait grandi, de la dynamique familiale, etc.
Nous nous sommes vues à quelques reprises, ensuite je suis allée aux
archives de la BCU à Lausanne, consulter la presse locale de l’époque
et puis des personnages sont venus dans ma tête, j’ai commencé à les
voir, à leur trouver une langue.
Valérie Debieux:
Si vous avez dû faire part d’une grande créativité pour écrire ce
roman, est-ce que vous avez disposé de suffisamment de pièces pour
assembler le puzzle de l’histoire?
Janine Massard: Le puzzle
était facile à assembler même s’il m’a manqué des pièces. Tout d’abord,
la situation de la famille n’était pas très compliquée: j’étais face à
un clan de quatre personnes. Le fils, en sa qualité d’enfant unique,
n’a pas eu le choix de sa vie. En l’absence de sécurité sociale, il
était le pilier de la vieillesse de ses parents, leur assurance maladie
même. Et puis la consultation des archives m’a permis de trouver des
éléments intéressants, comme la fête lacustre franco-suisse de 1942,
qui se déroule à Rolle, avec des Français qui, pour traverser le lac,
ont dû obtenir des autorisations de Vichy. Or, 1942 est précisément
l’année où la Savoie devient «zone occupée», où Laval durcit la
politique vis-à-vis des Juifs. Cette fête se déroule un peu plus de
deux semaines après la rafle du Vél’d’Hiv – dont personne ne parle,
bien sûr, censure oblige.
Pour en revenir à la créativité, je crois que mon expérience de
l’écriture m’a permis de faire le lien, de boucher les trous. Et puis,
avec le temps, on s’aperçoit que la vie nous fournit de bien meilleurs
scénarios que tout ce qu’on pourrait imaginer.
Valérie Debieux:
Peut-t-on affirmer que cet ouvrage constitue une forme de double
hommage à votre oncle, à la fois pour son rôle de résistant, et pour
son activité politique qui a conduit, en particulier, à permettre
l’accès aux études secondaires à toutes celles et ceux qui en avaient
les capacités et ce, indépendamment de leurs classes sociales?
Janine Massard: Oui, c’est certain. La ville ne connaissait pas
vraiment la diversité politique. On y était très conservateur,
conservateur avec enthousiasme même. Une majorité libérale-radicale
faisait la pluie et le beau temps depuis des lustres. Le socialisme n’y
était pas bien vu, alors imaginez l’impact du communisme – surtout que
Staline vivait encore. Et voilà qu’aux élections communales de 1945, un
vent de fronde souffle sur la ville: des socialistes et des communistes
sont élus dès le premier tour et la majorité fait un score modeste. Les
notables sont secoués, les cavaliers de l’Apocalypse ne sont pas loin.
Si l’oncle était favorable aux études secondaires, cela est dû non
seulement à son histoire personnelle, il aurait souhaité étudier
lui-même, il en aurait eu les capacités, mais en plus, il était
conscient que le pays avait besoin de gens formés: les Trente
Glorieuses arrivaient, il fallait que le pays saisisse sa chance.
Valérie Debieux: Berthe, le personnage central de votre roman,
haut en couleurs, avide comme une glycine de grimper les échelons de la
société, odieuse avec sa belle-fille Florence, quasi-indifférente à son
fils, elle ne pense qu’à travailler, à encaisser, à compter et à
entasser ses écus durement gagnés. «L’une serrait son fric quelque part
dans la maison, l’autre serrait les dents». Que pensez-vous qu’il
serait advenu du commerce familial si elle n’avait pas été là?
Janine Massard: Ah! Berthe, c’est un sacré personnage, un
personnage balzacien même. La situation du clan se présentait ainsi:
depuis le début du mariage, le père s’occupait de la pêche, sa femme
préparait les poissons, les commercialisait. Le mari lui avait
abandonné «le ministère de l’intérieur». Le fils, soumis à son père et
à sa mère, avait grandi dans ce système. C’est aussi grâce au travail
et à l’esprit d’économie de Berthe que le restaurant a pu être
construit. Dans ce système, Florence n’avait qu’à se soumettre à son
tour, ça ne se discutait pas. N’oublions pas que les femmes en Suisse
n’ont eu des droits qu’à partir de 1989. Les femmes de la génération de
Florence étaient durement entraînées à la soumission. Pour avoir le
droit d’émettre son opinion, il fallait être née en milieu bourgeois et
avoir fait quelques études. D’ailleurs même pour son mari, le valeureux
Paulus, les femmes existaient «entre la cuisinière et la caisse à
bois», ainsi que me l’a confié sa fille. Je crois qu’on a oublié à quel
point les femmes étaient inexistantes. Pour mon père, né la même année
que Paulus en 1909, une femme n’avait pas à faire des études, elle
était là pour les maternités. Vous voyez si je me suis bien fait voir
avec mes idées d’écriture!
Pour revenir à votre question, on peut dire que le père, très amoureux
de sa femme, n’aurait jamais rien construit sans le travail de Berthe.
Elle a aussi eu la chance de bénéficier d’une santé de fer et d’être
dotée d’une obstination qui allait avec. Quand une femme s’emparait du
pouvoir, cela produisait pas mal de dégâts collatéraux, mais ce genre
de cas de figure se produisait de temps en temps.
Valérie Debieux: Est-ce
qu’il reste encore des vestiges (barque, falot, filets, rames) ou
autres objets ayant appartenu à vos ancêtres, dans un musée ou ailleurs?
Janine Massard: La maison existe encore mais tout semble
inhabité. À la fin des années soixante, après la mort du père, le
couple est allé s’installer à Genève et tout a été liquidé. Ceux qui
ont repris la maison ont vécu autre chose, et n’avaient aucune d’idée
du passé du lieu. En plus, si mon oncle et son père n’ont jamais parlé
de ce qu’ils ont fait, c’est parce que, pour eux, c’était normal, cela
faisait partie de cette solidarité qui existait entre les gens du lac.
Et puis, si en France ils étaient considérés comme des héros, en Suisse
ils auraient eu droit à la prison si la chose s’était sue, d’où ce
silence absolu. En plus, je pense qu’ils ont dû bénéficier de
complicités plus haut. Si vous lisez le texte du témoignage, vous voyez
qu’ils ont fourni des médicaments, parmi lesquels il y avait de la
pénicilline, comme l’a dit un jour le pêcheur Paulus à sa fille. Or,
qui d’autre qu’un médecin ou un pharmacien pouvait leur en fournir?
C’est comme les armes: il devait s’agir d’armes de poings ou de
dynamite pour faire sauter les ponts de chemins de fer afin de bloquer
la progression de l’armée allemande. Les résistants étaient assez forts
dans cet exercice. Vous pensez bien que de simples pêcheurs n’avaient
pas accès à cela et qu’il fallait qu’un réseau en Suisse leur fournisse
le matériel.
Valérie Debieux: Au cours de vos recherches, avez-vous rencontré
des pêcheurs qui ont connu votre oncle et grand-oncle et qui ont, comme
lui, œuvré comme résistants?
Janine Massard: Non, bien sûr. Comme la chose appartenait au
domaine du non-dit, il ne m’a pas été possible de faire ce genre de
rencontre, d’autant plus que, en 2010, quand j’ai commencé le travail,
ceux qui avaient œuvré dans ce domaine étaient tous morts. Mais lorsque
je disais çà et là que je travaillais à ce projet, j’entendais des
personnes qui me disaient: «Ah, mon père a aussi fait ça», ou «l’oncle
de mon mari a aussi fait ça», mais tous les témoins directs étaient
morts. D’ailleurs, c’est à fin décembre 2011, en étant invitée par «La
RTS-La Première» à commenter le journal du matin, que j’apprends que
les Suisses qui ont aidé la Résistance française sont enfin et
officiellement amnistiés. Il y a quelque chose de ridicule à amnistier
les cendres des morts, mais le ridicule ne tue pas!
Cependant, lorsque je fais des interventions en public – et il y en a
pas mal – des gens parlent: par exemple, lors d’une présentation du
livre à Rolle, une personne se lève et dit que son grand-père a fait la
même chose mais qu’il n’avait pas la noblesse d’âme de mon oncle et de
mon grand-oncle parce qu’il faisait payer les passages. Une autre
personne se souvient qu’on lui avait parlé d’une forêt où se cachaient
des Français, demandant de l’aide… Comme il y aura certainement une
réédition de ce livre dans une collection de poche, je récolte ce qu’on
me dit et j’espère pouvoir faire un supplément intéressant qui donnera
une meilleure visibilité sur ces faits qui étaient inconnus du public
jusqu’à ce livre.
Valérie Debieux: On sent le bonheur que vous avez eu à étudier au Château de Rolle. Quel souvenir en conservez-vous?
Janine Massard: Oui, ce lieu me
paraissait fabuleux. Un château, vous pensez! Et là, j’apprenais ce qui
venait avant: les légendes grecques, les fabliaux du Moyen-Âge, les Fables de
la Fontaine, l’histoire de la Révolution française. Et en face, cette
France, à laquelle je me sentais appartenir! Et apprendre tout ça dans
ce château c’était magique.
Valérie Debieux: Vous
est-il arrivé de rencontrer votre oncle ou grand-oncle dans vos rêves
en période d’écriture et d’avoir une conversation onirique avec eux?
Janine Massard: En rêve, non, et conversation onirique, non
plus. Mais j’ai senti que je les remettais dans le monde par le biais
de l’écriture. J’ai cohabité avec Berthe aussi, j’ai compris encore que
j’offrais une sorte de revanche à Florence, la tyrannisée, et à sa
petite-fille qui avait aussi souffert de la dictature de cette
grand-mère. Il doit s’agir de l’osmose nécessaire entre le sujet et
l’écrivain pour porter en écriture des personnages. Il est difficile de
décrire ce genre de démarche où se côtoient le rationnel et
l’irrationnel.
Valérie Debieux: On
peut dire que vous êtes une écrivaine très engagée, et que vous avez un
souci permanent de la transmission, de la mémoire personnelle ou
collective. Ne peut-on pas dire qu’à l’instar de vos ancêtres qui
étaient des passeurs de personnes en dangers, vous aussi, à votre
façon, vous exercez une fonction de passeur au travers de vos ouvrages?
Janine Massard: Aujourd’hui, quand une femme veut écrire, elle
n’est plus entourée de suspicions, comme c’était le cas pour maintes
femmes de ma génération et pire encore pour celles d’avant. Il ne m’a
pas été facile d’accéder au droit d’écrire, surtout que, comme l’oncle,
j’avais et j’ai encore un côté anar et râleur.
Valérie Debieux: Je vous laisse le mot de la fin…
Janine Massard: Je regrette que ma cousine ait attendu si
longtemps avant de me mettre ce témoignage de reconnaissance sous les
yeux. Elle est décédée en 2013. Ses filles sont parvenues à lui lire ce
livre, sur épreuves pdf, à son chevet. Dommage qu’elle ne soit plus là
pour constater l’intérêt qu’il suscite, mais peut-être avait-elle au
fond d’elle des raisons de vouloir garder encore ce secret? En tout
cas, son but est atteint: elle souhaitait que la mémoire de ces deux
hommes soit honorée. Je me dis qu’ils devraient être reconnus comme
justes. Peut-être que ce livre y contribuera.
Entretien mené par VALÉRIE DEBIEUX
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Avec ce simple titre, et dès les premières pages, Janine
Massard «fait mouche» en relatant une équipée nocturne de pêcheurs sur
le Léman dans une ambiance mystérieuse. Avec gravité, le père initie le
fils à «l’humeur de l’eau, amicale ou colérique.» Un jour de 2010, sa
cousine lui remet un certificat jauni datant de 1947 qui dévoile un
secret de famille. Alors le décor, si familier, devient fantastique.
Comment aurait-elle pu se douter que ses oncles et grands-oncles
s’étaient comportés en héros? L’hommage rendu à ce dur métier «d’homme
libre» va s’amplifier d’actes méconnus et glorieux. Beau sujet de roman
en perspective pour évoquer toute une époque.
Un document précieux
Il s’agit d’un témoignage de reconnaissance signé de la République
française. Le préfet de l’Isère remercie de leur bravoure Ami Gay, père
et Ami Gay, fils. En 1942, ils s’étaient engagés auprès de la
Résistance pour faire passer en Suisse des réfugiés, des Juifs, soigner
des blessés, et convoyer des vivres et même des armes vers la France.
La barque de Dante
Quand les rives françaises étaient occupées par les Allemands, les
pêcheurs suisses et savoyards, devenus frères par l’habitude de se
côtoyer, convergeaient en silence vers cette frontière du milieu du lac
pour échanger leurs singulières cargaisons. «Dans la nuit de la
guerre», comme des acteurs du théâtre Nô, avec des gestes lents et
cadencés, ils relevaient leurs filets, puis l’air de rien, et avec les
mêmes gestes, embarquaient les fugitifs.
Ni Ami le père, ni le fils, surnommé Paulus, n’en ont parlé de leur
vivant. D’une part, ils étaient «taiseux». Mais ayant enfreint la
neutralité de leur pays, ils risquaient la délation. Le lac fut
complice de tous ces exploits. Ne parle-t-on pas de la mémoire de
l’eau? D’autres passeurs ont eu le même courage. Ce n’est qu’en 2011
que la Suisse accorde une amnistie à ces «Justes». D’autres se sont
peut-être enrichis de manière inexpliquée: on a retrouvé des gourdes
qui flottaient…
Paulus restera généreux: admirateur de Jaurès, ouvert à la vie
politique, il se battra plus tard pour la gratuité des études en tant
qu’élu socialiste.
Du côté des femmes
Une autre guerre, cette fois domestique. En marge de ces événements
coexiste la famille de l’auteur: dans tous ses livres cette femme de
cœur s’intéresse au destin des humiliés et excelle à reconstituer leur
quotidien. Florence, sa tante dans la vie réelle, alors jeune épouse de
Paulus, doit se soumettre au clan. Pendant que son mari, beau comme un
acteur américain va célébrer ses noces avec le lac, elle est harcelée
par Berthe, odieuse belle-mère qui la réduit au silence. Cette même
Florence découvrira le papier en 1993, l’enverra au Président Mitterand
pour en savoir plus et attendra… Dix-sept ans pour en parler à sa
proche parente.
La pêche sera bonne
La jaquette du livre, peinture du port de Rolle, fait une livrée jolie
à cette odyssée. A nous de voguer entre fresque historique, contexte
social et méditation. En lançant ses lignes, Janine Massard sait jouer
avec les mots pour les rendre vivants et colorés. Le rythme lent
accordé au paysage, la beauté des descriptions, nous met «devant ce lac
comme l’enfant devant un livre d’images», c’est alors que le rêve
commence.
MICHÈLE FESCHOTTE DURRELL, Le Chailléran
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Un certificat signé par le préfet de l’Isère en 1947 attestant des
services rendus à la Résistance par deux pêcheurs suisses, Ami Gay père
et fils, a surgi de l’oubli un demi-siècle plus tard: ces héros
discrets ne s’en sont pas vantés, leurs actes étant illégaux, ils
étaient nombreux, la nuit, sur le Léman, à prendre le risque de
transporter des gens en fuite, des armes, des médicaments. Janine
Massard fait revivre leur courage tranquille dans «Gens du lac». Cette
chronique, basée sur des faits réels, relate aussi le prix payé par les
deux pêcheurs pour leur indépendance, et leur ascension sociale, le
père et son épouse ayant commencé comme serviteurs chez des industriels
francisme les Colgate, en Suisse.
ISABELLE RUF, Le Phare, Centre culturel suisse. Paris; No 17
Tulalu!? présente Janine Massard
Tulalu!?, association pour la promotion de la littérature suisse
romande, propose une soirée avec Janine Massard, autour de son dernier
livre, Gens du Lac
(Campiche). Au programme du 12 mai {2014} à Pôle Sud à Lausanne: apéro
offert par l’AVE à 18 heures 30, lecture théâtralisée par Xannda
Théâtre à 20 heures. Du livre à vivre.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
Les secrets des passeurs du Léman
Janine Massard dédicacera demain {samedi 12 avril 2014}, à Yverdon-les-Bains, son dernier livre, Gens du lac. Un roman sur la réalité de son oncle, passeur sur le lac Léman durant la guerre
Janine Massard a rendez-vous, ce week-end, avec ses lecteurs nord vaudois. Elle dédicacera son dernier ouvrage Gens du Lac,
samedi, à Yverdon-les-Bains, où elle réside. Dans son treizième
ouvrage, l’auteure emmène le lecteur sur les côtes rolloises, qui l’ont
vue grandir. Elle remonte le temps jusqu’à cette «période trouble» de
la Deuxième guerre pour relater les gestes courageux accomplis par des
pêcheurs du lac Léman, et plus particulièrement ceux de son oncle et du
père de ce dernier.
«J’ai vraiment hésité à qualifier ce livre de roman ou de récit»,
explique Janine Massard, qui a finalement publié, en automne dernier,
une œuvre romanesque autour de personnages réels, aux éditions Bernard
Campiche. «En 2010, ma cousine m’a parlé du témoignage de
reconnaissance, resté longtemps secret, reçu par son père et son
grand-père, en 1947», indique l'auteure pour expliquer l’origine de
l’ouvrage. S’ensuivent alors de nombreuses recherches pour dévoiler les
actes d’une petite famille de pêcheurs liée à la grande histoire. Ami
père et Ami fils se sont, en effet, engagés en faveur de la Résistance.
C’est à la rame que les pêcheurs suisses et français se rendaient,
durant la nuit, au milieu du lac pour relever les filets des
profondeurs, et, en parallèle, faire passer des résistants, des Juifs
ou encore des blessés dans un pays resté officiellement neutre.
MURIEL AUBERT, La Région
Les Gens du Lac sont des «taiseux» habitant une «petite ville
protestante où le paraître se devait d’être austère». Et il faut bien
des années à la narratrice pour avoir accès aux mystères d’un temps
bien révolu.
L’histoire de cette famille semble bien plus lointaine que l’époque ne
le justifie. La mère domine, égoïste et sans amour pour son fils,
mauvaise avec sa belle-fille qu’elle réduit à l’état de
souffre-douleur, profitant de l’absence du mari que la pêche retient
loin de la maison. Mais au travers de tout le récit règne le personnage
principal, le Lac, décrit de superbe façon dans toute sa beauté, ses
colères et sa luminosité.
Personne n’en a rien su ou personne n’a fait semblant de savoir ce qui
se passait la nuit pendant la guerre entre les pêcheurs suisses à qui
la neutralité interdisait toute action et les pêcheurs français qui
défendaient leur liberté et avaient besoin d’aide. Les Gens du Lac les
ont remerciés dès la fin de la guerre, il aura fallu attendre
très longtemps pour qu’ils soient, eux et beaucoup d’autres qui avaient
agi comme eux, «amnistiés» par la Confédération pour avoir, par
humanité, enfreint la loi.
JULIETTE DAVID, Suisse magazine
Janine Massard: des Gens du Lac héroïques
Auteure d'une œuvre déjà importante, couronnée par plusieurs prix,
traduite en allemand et en russe, Janine Massard a publié son premier
livre en 1978. C'était De seconde classe.
Dès lors, selon son humeur et les événements, elle pratique avec la
même exigence littéraire l'art de la fiction (romans, nouvelles) ou du
documentaire.
Issue des «petits», comme elle les appelle, l'écrivaine vaudoise a pris
très tôt le parti de ne pas oublier d'où elle vient, de défendre des
principes intangibles et d'écrire dans une langue précise et sobre
accessible à tous.
De l'intime à l'universel
Avec Gens du Lac Janine
Massard nous offre un de ses meilleurs livres. C'est toujours
lorsqu'elle plonge dans son intimité familiale, qui fut marquée à
plusieurs reprises par la tragédie (le cancer et le décès en quelques
mois de son mari et d'une de ses filles) qu'elle atteint le lecteur en
profondeur. Son histoire personnelle devient universelle.
Ainsi, La Petite Monnaie des jours qui a paru en Russie, a fait l'objet en 2013 d'une troisième édition complétée. Janine Massard y ressuscitait son enfance. L'Héritage allemand – évocation d'un oncle nazi de la famille de son mari – fut aussi l'objet d'une traduction en russe.
Gens du lac pourrait
connaître le même destin. Dans ce roman, Janine Massard a su nous
immerger dans le quotidien mouvementé d'une famille de pêcheurs qui se
retrouve liée à la grande Histoire.
Si sa cousine n'était pas venue un jour lui révéler l'histoire vraie de
son père – l'oncle et le cousin de Janine, prénommés Ami –,
l'écrivain n'aurait pas eu la curiosité de mener une véritable enquête
sur ces pêcheurs de la nuit, sur les étranges croisières nocturnes qui
les conduisaient de «l'autre côté» ou à mi-chemin...
Ce livre-là, qui nous raconte l'héroïsme discret d'un père et de son
fils, au temps de la Résistance, ne serait peut-être pas né,
alors qu'il était nécessaire. En effet, la Suisse n'a pas toujours eu
le beau rôle à l'égard des Juifs et autres persécutés lors de la
Seconde Guerre mondiale. Si le rôle de certains Justes – de la vallée
de Joux et d'ailleurs – a été reconnu, on avait jusqu'à ce jour passé
sous silence celui des pêcheurs du Léman.
Gens du lac, qui est aussi un roman très vivant et plein d'humour, leur rend hommage et ce n'est que justice.
GILBERTE FAVRE, 24 Heures, Les Blogs, Itinéraire
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Les deux Ami ou l’histoire de héros ordinaire
Dans tous ses livres, Janine
Massard s'intéresse aux destins ordinaires, aux humiliés, aux
silencieux, aux petites gens, comme on dit. C'est le cas dans son
dernier roman, qui est davantage une chronique des Gens du lac
qu’un véritable roman, d'ailleurs. Janine Massard excelle à
reconstituer le quotidien des oubliés, de ceux (et celles, surtout) qui
ne laissent pas de trace. Vies ordinaires, dédaignées, mais quelquefois
héroïques…
Il s’appelaient les deux Amis:
Ami Gay père et Ami Gay fils, prénommé Paulus. Ils étaient pêcheurs à
Rolle, petite ville au bord du lac Léman. Deux caractères bien trempés,
obéissant aux ordres d’une virago autoritaire, épouse du père et mère
de Paulus. Tous les matins, ils vont poser leurs filets au large. Un
travail dur et ingrat, car la pêche n'est pas toujours miraculeuse.
Au milieu du lac, dans les zones poissonneuses, ils côtoient leurs
voisins de l’autre rive, les Français de Thonon, Anthy ou Évian. Les
pêcheurs se connaissent. Ils sont souvent amis et solidaires, malgré la
concurrence. Il y a une connivence des gens du lac, par-delà la
frontière, que Janine Massard décrit très bien.
Survient la guerre, et bientôt la débâcle française: la frontière entre
les deux pays, qui passe dans les eaux du lac, demeure invisible, mais
elle est maintenant surveillée par des patrouilles côtières. La
situation se complique dès 1942: l’occupation devient visible avec
l'arrivée des troupes allemandes. Et la frontière est de plus en plus
surveillée…
Cela n’empêche pas les pêcheurs d’accomplir leur métier, d’autant plus
nécessaire que la nourriture est rare, des deux côtés d'ailleurs, et le
poisson est très prisé. C’est au milieu du lac que tout se joue: on se
partage parfois la pêche, on fait passer en douce des marchandises de
première nécessité, et bientôt des passagers clandestins. Hommes,
femmes, enfants qui doivent fuir la France parce qu’ils sont recherchés
ou persécutés. Ce n’est pas un acte d’héroïsme unique, mais une
véritable filière de passage qui se met en place. Et les Ami Gay ne
sont pas les seuls à narguer la police de la France occupée: les
réfugiés arrivent sur toute la côte lémanique. Le plus célèbre étant
Pierre Mendès-France qui débarque au port d’Allaman.
Ces héros ordinaires, Janine Massard reconstitue leur vie, leurs
habitudes, leur visage. On en parle peu, car l’efficacité de leur
engagement tient avant tout à leur silence. C’est le mérite de la
romancière de les avoir tirés de ce silence. Après la guerre, les deux
Ami ont été félicités pas le gouvernement français pour leur acte
d’héroïsme. Ils ont sauvé des dizaines de vies, mais peu de gens s’en
souviennent encore.
Sauf les gens du lac…
Un beau livre, donc, qui se perd parfois dans l'anecdote psychologique
(on perd alors de vue le centre névralgique du roman: l'histoire des
deux Ami). À recommander à tous ceux qui ont la mémoire courte…
Page Facebook de JEAN-MICHEL OLIVIER
Résistance gegen die Nazis am Genfersse
Der Roman Gens du Lac
des Westschweizerin Janine Massard themtisiert die Schweizer Teilnahm
am französischen Widerstand. Im Vordergrund stehen zwei
Genfesse-Fischer: Ami Gay und sein Sohn Paulus, die sich ab 1942
heimllich und illegal am Widestand gegen die deutsche Besetzung
beteiligen
Auf ihrem Ruderboot schmuggeln die beiden Fischer Lebensmittel,
Medikamente und Waffen nach Frankreich. Auf dem Rückweg transportieren
Ami Gay und sein Sohn Paulus Flüchtlinge aus dem besetzten Frankreich
in die Schweiz. Die
Geschichte des Buches ist autobiographisch geprägt – die Westschweizer
Autorin Janine Massard lässt sich von der Vergangenheit ihrer eigenen
Familie inspirieren.
Sozialkritiken aux der Romandie
Wie oft in ihren Romanen und Kurzgeschichten übernimmt Janine Massard
die Rolle einer Sozialkritikerin. Interessiert ist sie besonders an der
Schweizer Geschichte, welche sie durch starke Figuren zum Leben
erweckt. Wie ihre Figuren stammt Janine Massard aus einem
proletarischen, protestantischen Milieu: 1939 in Rolle am
Genfersee geboren, begann sie bereits sehr Ihr Werk erregte früh
Aufmerksamkeit. In der Romandie ist sie sehr beliebt und hat unter
anderem 1986 den Schillerpreis für den Roman La Petite Monnaie des jours
erhalten. Obwohl ihre Themen von nationaler Bedeutung sind, ist derzeit
kein einziges ihrer Bücher in deutscher Übersetzung auf dem Markt.
Zwei Augsteiger
Trotz der historischen Wichtigkeit der Geschichte, geschieht in «Gens
du lac» keine Idealisierung. Die Beteiligung des Vaters und Sohns am
antifaschistischen Widerstand wird in einen gesellschaftlichen und
historischen Kontext gestellt. Das Buch beginnt mit dem sozialen
Aufstieg des Vaters, Ami Gay, der als junger Mann als Diener bei einer
reichen Familie arbeitet. Dort lernt er Berthe kennen, ebenfalls eine
Dienerin, in die er sich verliebt. Mit ihr etabliert er sich bald als
Fischer in Rolle am Genfersee und erreicht dadurch eine gewisse
Freiheit. Paulus, der Sohn, steht im Kontrast zu seinem schweigsamen
Vater. Er wirft einen kritischen Blick auf die Gesellschaft und wird
nach dem Krieg politisch aktiv.
Konfliktherd Familie
Im Laufe des Buches treten neue Figuren auf, die jeweils bestimmte
Ideen ihrer Zeit verkörpern. Dabei wird ein umfangreiches Bild der
protestantischen Gesellschaft im Waadtland aufgezeigt. Mit Berthe sowie
Florence, der Ehefrau
von Paulus, wird ein Akzent auf das Familienleben und die Stellung der Frauen gelegt – ein Lieblingsthema der Autorin.
Die konfliktgeladenen Beziehungen innerhalb der Familie werden hier
erforscht, vor allem die Problematik der erfolglosen Kommunikation.
Paulus und sein Vater werden ihren Ehefrauen nie verraten, dass sie der
Widerstandsbewegung geholfen haben. Umgekehrt haben die Männer keine
Ahnung, was im Haus passiert. Sie scheinen gar nicht zu bemerken, wie
tyrannisch Berthe über ihre Schwiegertochter Florence herrscht. Als
würden die Frauen und die Männer in zwei völlig getrennten Welten leben.
Schweizer Seeleute
Die Gens du Lac sind wirklich
«Seeleute», nämlich «Leute des Genfersees». Es gelingt Janine Massard,
mit einer einfachen und poetischen Sprache eine starke Atmosphäre zu
kreieren. In diesem Kontext spielt die Beschreibung des
Genfersees eine wichtige Rolle: Er ist der Ort, wo die Geschichte
stattfindet, und er prägt die Figuren. Als würde das Wasser die
Emotionen und Gefühle der Figuren aufnehmen und ihre seelische
Verfassung zum Ausdruck bringen.
ÉLISABETH JOBIN, SRF
Frontière brouillée par les eaux
Nous sommes à Rolle, dans le Canton de Vaud, pendant la Seconde Guerre
mondiale. Sur le Lac Léman, la frontière franco-helvétique s’estompe:
les pêcheurs des deux bords s’y côtoient depuis des générations.
L’étendue aqueuse génère autour d’elle une communauté naturelle entre Gens du Lac qui outrepasse la délimitation nationale. Les Vaudois se repèrent avec leur polets, les Savoyards avec leurs seignes,
tous naviguent sur les mêmes eaux. C’est ainsi que les pêcheurs suisses
Amy Gay père et Amy Gay fils ont été, dès 1942 et jusqu’à la fin de la
guerre, les maillons d’une vaste chaîne humaine d’aide à la Résistance.
Silencieusement, pendant la nuit, ils ont acheminé de la nourriture et
des médicaments vers l’autre rive et ont amené avec eux en Suisse des
Juifs et des résistants poursuivis par la Gestapo, transgressant à
leurs risques et périls la politique de la Confédération suisse.
L’amnistie ne leur sera accordée qu’en 2011, événement qui a incité
l’auteure à écrire sur ces deux pêcheurs suisses, membres de sa famille.
À partir d’un document réel, un «témoignage de satisfaction et de
reconnaissance» pour leur aide à la Résistance pendant la Seconde
Guerre mondiale, émis en 1947 par la République française et attribué à
Amy Gay père et fils, Janine Massard construit une œuvre littéraire à
la croisée entre le roman, le conte et la chronique historique.
Comprendre des faits réels de l’intérieur, grâce à la littérature, tout
en se basant sur un important travail de recherche documentaire, n’est
pas une démarche nouvelle pour l’auteure, que l’on songe seulement à Terre noire d’usine
(1990) sur un paysan-ouvrier dans le Nord Vaudois, mais aussi à des
récits autobiographiques fortement ancrés historiquement et socialement
comme La Petite Monnaie des jours (1985). Ce dernier livre raconte l’émancipation d’une jeune fille par les études. Et, dans Gens du Lac,
l’on apprend qu’Amy Gay fils, dit Paulus, n’a pas seulement œuvré pour
la Résistance, mais qu’il s’est aussi battu pour la gratuité des études
en tant qu’élu socialiste au Conseil législatif de Rolle dès 1945, puis
au Grand Conseil vaudois, ceci en pleine hégémonie libérale-radicale.
Dans le roman, son sens de la solidarité ne lui vient pas des discours,
même s’il admire Jaurès, mais de sa fréquentation muette avec la nature
et des liens humains qui se tissent tacitement autour d’elle. À tel
point qu’on peine parfois à imaginer Paulus en politique, règne de la
parole et de l’argumentation.
En marge de ces événements, les femmes de Paulus et de son père,
respectivement Florence et Berthe, s’occupent du restaurant sur la
rive, réputé pour ses filets de perche. Ignorant tout des activités
illégales de Paulus, Florence, «reconvertie en Cendrillon moderne»,
subit les foudres de sa belle-mère Berthe, elle aussi tout droit sortie
d’un conte. Face à ce tyranneau maison,
la seule ressource de cette jeune femme dont l’éducation empêche la
rébellion est une résistance par la langue: dans sa tête, elle invente
une ribambelle de néologismes pour neutraliser les bertho-vacheries ou autres berthouillades.
La narratrice s’en donne à cœur joie avec elle, profitant de cet espace
de liberté littéraire pour user d’ironie à l’encontre de certains
personnages à l’esprit trop étroit. Janine Massard travaille la langue,
parfois avec volontarisme, joue avec elle, la renverse. L’ouverture sur
cette autre forme de résistance – qui est partie intégrante des choix
esthétiques de l’auteure – et sur le quotidien des femmes est
intéressante, mais nous restons finalement beaucoup sur la rive avec
ces femmes: outre de beaux moments poétiques autour des canots
affrontant les humeurs lacustres, le mystère et le détail des actions
d’Amy Gay père et fils demeurent en partie hors de portée.
Cette vaste fresque laisse entrevoir par ailleurs d’autres
trajectoires, dont la plus marquante est celle de la jeune Zaza, enfant
de l’Assistance publique française recueillie par la tante de Paulus et
morte dans un camp de travail pendant le conflit. Le dernier volet du
livre file à travers les années d’après-guerre pour rejoindre le
présent de la narratrice. On y voit les générations suivantes – en
particulier les femmes – sortir du mutisme, les premiers bateaux à
moteur s’élancer sur le lac, certains pêcheurs changer de métier,
Florence et Paulus prendre enfin leur retraite.
Dans son entourage, on était plutôt taiseux, et pourtant Ami dit
«Paulus» avait toujours su que parler n’était pas en rajouter mais
défendre son opinion qui valait autant que celle d’un autre, comme il
le prouvera plus tard. Il était enfant unique à une époque où le pays
était pauvre, les familles nombreuses, mais lui, sans frère ni sœur,
s’était senti à part, au début en tout cas, puis avait accepté la
situation, entrevoyant aussi qu’il n’y aurait pour lui aucune nécessité
de quitter sa bourgade au bord du lac. Observateur-né, il avait acquis
l’assurance qu’un rejeton seul n’aurait pas à s’exiler pour trimer dans
une de ces usines avec grandes cheminées, où l’on parlait une langue
éloignée de la sienne, idiome rocailleux qui jaillissait de la gorge;
il n’aurait pas non plus à traverser l’Océan pour l’Amérique. Il était
du lac et, grâce à lui sans doute, n’avait jamais eu l’impression
d’avoir la tête vide. Quand il partait pêcher avec son père patron, il
en guettait les cadences, observait l’eau pour mieux apprendre
sa mobilité. Se signalant à elle, il s’en faisait une alliée. Loin
de la rive, le paternel et lui n’étaient plus que deux personnages
insignifiants, soutenus par leur bateau. Le lacustre en lui savait
qu’il vivrait de la pêche: les vagues lui murmuraient l’humeur de
l’eau, amicale ou colérique; il interprétait brises et vents qui
pouvaient les entraver jusqu’à la tragédie. Heureusement, papa avait un
bon bateau avec une coque profonde, rassurante, pas un de ces
noie-chrétien qui vous envoie par-dessus bord à la première vague
sérieuse. Sur l’eau, il fallait tenir par tous les temps, lui avait dit
le chef, soucieux de lui transmettre ses connaissances, en lui
rappelant à quelques reprises que le lac était un élément exigeant, à
respecter; cette affirmation lui était restée, il s’en souviendra quand
il verra des bancs de poissons morts flotter à la surface.
MARION ROSSELET, Viceversa Littérature
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Le Léman frontière liquide
Résistants suisses
Comme Janine Masard le rappelle dans Gens du lac,
la participation des Suisses à la Résistance française est connue et
documentée pour les passages de la frontière franco-suisse par le Jura.
Par contre, les passages par la frontière liquide, celle qui circule,
invisible, au milieu du Léman, demeurent peu connus. À part quelques
tentatives infructueuses de passages pendant la journée, les traversées
clandestines avaient lieu au cœur de la nuit, au moment où les
pêcheurs-passeurs allaient lever leurs filets, au moment où seuls les
poissons donnaient le rythme et où régulièrement, depuis des lustres,
les pêcheurs français se retrouvaient sur les berges suisses et vice
versa.. Habitués aux chuchotements nocturnes, ces pêcheurs ont emporté
leurs secrets jusque dans la tombe.
LISBETH KOUTCHOUMOFF, Le Temps
Janine Massard sonde la mémoire du Léman
Avec Gens du lac, Janine Massard rend hommage à deux «justes» vaudois qui prêtèrent la main à la Résistance, à l’insu de tous…
C’est un livre très attachant que Gens du lac de
Janine Massard, qui nous vaut une chronique d’intérêt historique et une
œuvre littéraire originale par sa façon de transcrire le langage et la
mentalité des riverains romands du Léman. Or le grand lac, que se
partagent Romands et Français, est ici bien plus qu’un décor débonnaire
de carte postale: le lieu de furtifs trafics nocturnes qui s’y
poursuivirent quelques années durant pendant la Seconde Guerre
mondiale, et par conséquent le miroir d’une époque.
En juillet 1941, par exemple, un certain Pierre Mendès-France le
traversa de nuit pour se réfugier sur la côte vaudoise. Puis, dès
1942-43, les passages clandestins s’y multiplièrent au bénéfice de
civils, souvent juifs, à l’insu des douaniers et de la garde
territoriale suisse, et dans une atmosphère de secret liée au risque
latent de délation. De fait, même si les partisans déclarés du nazisme
restaient minoritaires en nos régions, les actes de résistance étaient
souvent mal vus du commun, encouragé à la méfiance par les autorités.
Sur cette période délicate que nos écrivains ont peu traitée, le livre
de Janine Massard apporte un témoignage intéressant en cela qu’il
révèle le courage discret de deux pêcheurs vaudois prêtant
fraternellement la main à leurs collègues savoyards. Tels furent le
père et le fils Gay, tous deux prénommés Ami, le plus jeune gratifié du
surnom de Paulus en mémoire d’un fameux chansonnier parisien, dont les
services d’«agents secrets» furent cités à l’honneur en 1947 par le
préfet de l’Isère, chef départemental des Forces Françaises de
l’intérieur. À préciser cependant que ces faits de résistance ne sont
qu’un fil de la trame narrative de Gens du lac, qui vaut surtout par l’évocation de toute une époque, notamment du côté des femmes.
Un bel épisode nocturne marque l’ouverture. On voit Ami père, le
«patron» pêcheur, emmener son Paulus sur le lac dont la présence
imposante, voire dangereuse pour qui lui manquerait de respect, dicte
ses règles dans un climat souvent mystérieux. Janine Massard rend bien
cette magie et, d’emblée aussi, le compagnonnage un peu fantomatique
des pêcheurs des deux rives se saluant dans l’obscurité ou s’emmêlant
les filets quand «ça tourne par-dessous»…
Avant de revenir aux années de guerre, Janine Massard brosse les
portraits de Paulus, le fils unique, beau comme un acteur américain
mais que sa mère traite à la dure, et de son père qui, en sa propre
jeunesse, a fait «le tour des pénuries», notamment domestique en France
dans la famille Colgate où il rencontre sa future épouse, Berthe.
Séduisante mais orgueilleuse et despotique, celle-ci a quelque chose
d’un «monstre» balzacien.
Né en 1909, Ami fils, dit Paulus, sera marqué, dès sa jeunesse, par la
figure de Jean Jaurès, et comptera parmi les premiers socialistes
engagés de sa bourgade. Dans la foulée, Janine Massard se plaît à
railler l’effarouchement des notables du cru devant ces avancées des
«rouges». Quant à Ami père, pragmatique, taiseux et plus ou moins
soumis à son dragon conjugal, il se tiendra à l’écart de la politique
active. La période centrale de Gens du lac
reste la guerre aux années plombées par les restrictions et l’absence
des hommes mobilisés. Celle-ci permet à dame Berthe de tyranniser sa
belle-fille Florence, jeune femme de Paulus, de manière harcelante et
des plus mesquines, dans le genre «femme du peuple» se la jouant
marquise…
Aux deux tiers du récit, la chronique historico-familiale se fait plus
personnelle. L’auteure «sort du bois» pour endosser le récit des
tribulations de Florence (sa tante dans la vie réelle) et plaide la
cause des femmes réduites au silence. Comme une Alice Rivaz, Janine
Massard parvient à intégrer des thèmes historiques ou sociaux sans
tomber dans le prêche ni la démonstration, tant ses personnages sont
incarnés et vibrants de sensibilité. En outre, son subtil usage de la
langue populaire, sans donner dans la couleur locale, excelle
particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le
personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le Ramuz de Passage du poète.
Ainsi de la dernière apparition de cet «homme étrange» évoquant quelque
clochard céleste: «D’habitude on se disait salut, bonne route, à la
prochaine, mais cette fois Salade avait eu un geste évasif en direction
des nuages plutôt bas, puis avait dit: «On verra… la mort s’amuse
jamais là où on l’attend»…
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
Janine Massard met en lumière des résistants oubliés: les discrets pêcheurs du Léman
Depuis son premier succès, La Petite Monnaie des jours,
en 1985, il y a presque toujours un fil social et politique dans les
livres de Janine Massard, un héritage populaire revendiqué. Le bruit de
la guerre, bien qu’assourdi en Suisse, y résonne aussi souvent. Gens du lac navigue sur ces ondes.
C’est une de ses cousines qui a apporté le déclencheur à la romancière,
sous la forme d’un certificat de 1947, signé par le préfet de l’Isère,
attestant des services rendus par deux pêcheurs du Léman pendant
l’Occupation.
Comme d’autres familiers du lac, Ami Gay père et fils ont discrètement
fait passer en Suisse des personnes en danger – résistants, juifs – et
dans l’autre sens, armes, médicaments et vivres. C’est ainsi qu’entre
autres, Pierre Mendès France a trouvé refuge. Ce trafic était illégal,
les Gay ne s’en sont donc pas vantés. Il a fallu que leur fille et
petite-fille découvre le papier qui en faisait des Justes et le montre
à sa cousine pour que celle-ci enquête sur sa famille. À part quelques
belles pages sur la vie nocturne du lac, sur la solidarité entre
pêcheurs des deux rives, il n’y a donc pas grand-chose à dire du
courage des Gay et de leurs motivations. Mais il est important de
rapporter ces faits occultés.
Gens du lac est avant
tout l’histoire d’une famille prise dans les mouvements du
XXe siècle. Ami Gay le père travaille comme domestique pour de
riches industriels, les Colgate (oui, le dentifrice), qui l’emmènent à
Paris. C’est là qu’il fait la connaissance de Berthe, une très jolie
employée qui rêve d’ascension sociale. De retour au pays, ils
s’installent comme indépendants, lui pêcheur, elle s’occupant de la
vente. Le récit se focalise sur Berthe, narcissique, autoritaire mais
aussi vaillante. À force de travail et d’épargne, le couple ouvre un
restaurant, puis un hôtel. Leur fils unique, Ami, dit Paulus, est un
beau garçon, élevé à la dure, entre une mère sans tendresse et un père
taiseux, soumis à sa femme. C’est un socialiste, un «rouge»,
politiquement courageux, mais devant sa mère, il baste. Sa femme,
Florence, la tante de la narratrice en saura quelque chose: Berthe la
maltraite et l’exploite sournoisement, sans que les deux Ami osent
s’opposer à sa tyrannie. La réflexion sur la place des femmes, leur
éducation, thème cher à Janine Massard, traverse donc ce livre
attachant qui hésite entre document et fiction au risque de la
démonstration.
ISABELLE RÜF, Le Temps
Mémoire des eaux
Avec Gens du lac, Janine Massard rend hommage à deux «justes» vaudois qui prêtèrent la main à la Résistance, à l'insu de tous...
C'est un livre humainement très attachant que Gens du lac
de Janine Massard, qui nous vaut également une chronique d'un grand
intérêt historique et une œuvre littéraire originale par sa façon de
transcrire le langage et la mentalité des riverains romands du Léman.
Ce grand lac, que se partagent Romands et Français, est ici bien plus
qu'un décor débonnaire de carte postale: le lieu de furtifs trafics
nocturnes qui s'y poursuivirent quelques années durant pendant la
Deuxième guerre mondiale, et par conséquent le miroir d'une
époque. En juillet 1941, par exemple, un certain Pierre Mendès-France
le traversa nuitamment pour se réfugier sur la côte vaudoise. Puis, dès
1942-43, les passages clandestins s'y multiplièrent au bénéfice de
civils, souvent juifs, à l'insu des douaniers et de la garde
territoriale suisse, et dans une atmosphère de secret liée au risque
latent de délation. De fait, même si les partisans déclarés du nazisme
restaient minoritaires en Suisse, les faits de résistance étaient
souvent mal vus du commun, encouragé à la méfiance par les autorités.
Sur cette période délicate que nos écrivains ont peu traitée, mais
qu'une importante série de films (21 documentaires par 13 cinéastes sur
les témoins de ces temps de guerre) a déjà éclairée, le livre de Janine
Massard apporte un témoignage intéressant en cela qu'il ne révèle pas
tant les actes méconnus de deux «héros», mais le courage discret de
deux pêcheurs vaudois prêtant fraternellement la main à leurs collègues
savoyards. Tels furent le père et le fils Gay, tous deux
prénommés Ami, le plus jeune gratifié du surnom de Paulus en mémoire
d'un fameux chansonnier parisien, dont les services d'«agents secrets»
furent cités à l'honneur en 1947 par le préfet de l'Isère, chef
départemental FFI. À préciser cependant que ces faits de
résistance ne sont qu'un fil de la trame narrative de Gens du lac, qui vaut surtout par l'évocation de toute une époque et notamment du côté des femmes.
Une belle évocation nocturne marque l'ouverture de Gens du lac,
où l'on voit Ami père, le «patron» pêcheur, emmener son Paulus sur le
lac dont la présence imposante, voire dangereuse pour qui lui
manquerait de respect, dicte ses règles dans un climat souvent
mystérieux. Janine Massard rend bien cette magie et, d'emblée aussi, le
compagnonnage un peu fantomatique des pêcheurs des deux rives se
saluant amicalemnt ou s'emmêlant les filets quand «ça tourne par
dessous»...
Avant de revenir aux années de guerre, Janine Massard brosse les
portraits de Paulus, le fils unique beau comme un acteur
américain mais que sa mère traitera à la dure, et de son père qui, en
sa propre jeunesse a fait «le tour des pénuries», notamment domestique
en France dans la famille Colgate où il rencontre sa future épouse
Berthe, bonne de son état mais d'une redoutable ambition. Au fil des
chapitres, on verra d'ailleurs s'accuser les traits d'un véritable
personnage balzacien de despote familial.
Né en 1909, Ami fils, dit Paulus, sera marqué, dès sa jeunesse, par la
figure de Jean Jaurès, et comptera parmi les premiers socialistes
engagés de sa bourgade. Dans la foulée, Janine Massard se plait à
railler l'effarouchement des bourgeois du cru devant ces avancées des
«rouges». Quant à Ami père, pragmatique, taiseux et plus ou moins
soumis à son dragon conjugal, il se tiendra à l'écart de la politique
active.
La période centrale de Gens du lac
reste la guerre aux années plombées par les restrictions et l'absence
des hommes mobilisés, qui permet en l'occurrence à dame Berthe de
tyranniser sa belle-fille Florence, jeune femme de Paulus, de manière
harcelante et des plus mesquines, dans le genre «femme du peuple» se la
jouant marquise...
Aux deux tiers du récit, la chronique historico-familiale se fait plus
personnelle, Janine Massard «sortant du bois» pour endosser le récit
des tribulations de Florence, sa tante dans la vie réelle, et
plaidant la cause des femmes réduites au silence. Le livre ne devient
pas pamphlet pour autant, mais la soif de justice, et combien
d'indignations légitimes, entre autres douleurs et deuils, auront
marqué tous ses ouvrages, dès l'autobiographique La Petite Monnaie des jours, remontant à 1985.
Comme une Alice Rivaz (ou l'autre grande Alice, Munro, dont elle est
fervente lectrice), Janine Massard parvient à intégrer des thèmes
historiques ou sociaux sans donner dans le prêche ni la démonstration,
tant ses personnages sont incarnés et vibrants de sensibilité. Or il en
va aussi de son subtil usage de la langue populaire, ressaisie dans ses
intonations sans faire de la couleur locale, et qui excelle
particulièrement en trois pages de délectable anthologie où surgit le
personnage de Salade, vagabond philosophe rappelant le poète passant de
Ramuz.
Ainsi de la dernière apparition de cet «homme étrange» évoquant quelque clochard céleste: «D'habitude on se disait salut, bonne route, à la prochaine,
mais cette fois Salade avait eu un geste évasif en direction des nuages
plutôt bas, puis avait dit: "On verra... la mort s'amuse jamais là où
on l'attend"»...
JEAN-LOUIS KUFFER, page faceboook
Héros si discrets
Ils étaient pêcheurs au large de Rolle, taiseux et travailleurs. Le
père et le fils, tous deux nommés Ami Gay. Il y a trois ans, une de ses
cousines (fille du second Ami) montre à Janine Massard un vieux
certificat de la République française, prouvant qu’ils ont aidé la
Résistance. La nuit, sur leur bateau, ils transportaient des vivres,
des armes, puis des réfugiés.
Gens du lac raconte leur
histoire et cet épisode peu connu de la Seconde Guerre mondiale. Avec
sa finesse coutumière, Janine Massard retrace «ces gestes accomplis
dans la nuit par des gens sans grade».
Au-delà de son histoire personnelle et de celle de sa famille, le roman
se présente aussi comme une riche évocation de ceux et celles qui se
sont dressés face à une époque où «les enfants et les gens humbles
n’avaient qu’une seule obligation: travailler, obéir, ne pas
discutailler,invoquer Dieu, détenteur de la Vérité».
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Mercredi 25 décembre 2013, entretien de Janine Massard avec Christine Gonzalez, «Vertigo», RTS, «La Première».
La réalité dépasse souvent la fiction. Elle peut également l'inspirer.
Janine Massard a recueilli auprès de leur seule descendante l'histoire de Gens du Lac,
qui semble à notre regard d'aujourd'hui remonter à vraiment à très très
longtemps, alors qu'elle se passe il y a quelques décennies,
c'est-à-dire hier. Car le monde a tellement changé depuis que ce qu'il
était naguère est devenu méconnaissable.
Cette histoire commence vraiment pendant la Deuxième Guerre mondiale,
en 1941, se termine à la fin des années 1970 et se déroule au bord du
lac Léman, le Lac, qui est tout autant un personnage de ce roman que
les gens qui lui appartiennent.
Ami père, «né de parents besogneux, orphelin très jeune, [...] avait
fait le tour des pénuries avant de tracer son sillon tout seul». À
quinze ans il est engagé comme homme à tout faire de la famille
Colgate, qui passe ses étés sur les rives du Léman et qui l'emmène avec
elle à Paris.
Alors qu'il a un peu plus de vingt ans, il rencontre chez eux, lors
d'un séjour d'été, «une très jolie jeune fille prénommée Berthe, aux
cheveux naturellement frisés, des yeux noirs qui clignaient avec des
froncements du nez quand elle souriait, comme si, à ce moment-là, elle
captait toute la lumière du monde». Ses patrons viennent de l'engager
comme bonne.
Bientôt Ami père et Berthe sortent ensemble et forment un couple contrasté:
«Elle fine, légère, aérienne presque, comme si elle se maintenait
au-dessus du sol, et lui, plus large, musclé, au regard fait pour
scruter l'horizon, la démarche balancée déjà.»
Ils ont tous deux des aspirations similaires. Ils veulent «s'élever
au-dessus du dénuement dont ils [sont] issus, lui comme elle». Cinq ans
plus tard ils se marient et retournent au pays. Il fera pêcheur et elle
vendra les produits de sa pêche.
De leur union naît, en 1909, un unique fils, Ami fils, que sa mère
élève à la dure, sans le choyer, ni l'aduler, sans faire montre à son
égard de la moindre tendresse maternelle. Car Berthe, les apparences
sont trompeuses, est une maîtresse femme, «tyrannique, égoïste,
autolâtre»...
Il faut reconnaître que son opiniâtreté et son habileté à plaire aux
nantis ont du bon: elle économise sou après sou, les fait fructifier,
et la famille se retrouve un jour avec un restaurant, puis avec un
hôtel.
Berthe a une sœur contraire, Hélène, dont Ami fils, petit enfant,
reçoit toute l'affection que lui refuse sa mère. Mais celle-ci quitte
le pays quand il a dix ans, pour sa plus grande peine.
Ami fils est surnommé Paulus. Il est jovial et ressemble physiquement,
en effet, à Jean-Paul Habans, chanteur de caf' conc' de l'époque, dont
Paulus est le pseudonyme et que son père admire.
Ami père et Ami fils pêchent ensemble sur le Lac. À la fin du livre une
photo de famille les montre en train de tirer leurs filets.
Quand Paulus se marie, Florence, sa femme, qui a une formation de
maîtresse enfantine, mais qui a dû travailler comme dactylo, devient le
souffre-douleur de Berthe qu'elle remplace pour la vente des poissons,
puis qui la confine aux fourneaux.
Ami père adule sa femme. Ami fils est l'ouvrier de son père et Florence
est une Cendrillon moderne au service de Berthe. Ce sont les gens du
Lac.
Dès 1942, Ami père et Ami fils, qui connaissent les pêcheurs de l'autre
rive, les rencontrent nuitamment au milieu du Lac où ils relèvent leurs
filets reconnaissables «grâce aux polets pour les Vaudois, seignes pour
les Savoyards». À la faveur de ces rencontres ils embarquent «des
résistants poursuivis par la Gestapo, des Juifs ou encore des blessés»
et fournissent vivres et médicaments aux maquisards français.
Les deux traditions helvétiques, de neutralité et d'humanitaire, se
contrarient alors, mais l'humanitaire finit par l'emporter et il y a de
fortes chances que les autorités suisses ne soient pas réellement dupes
de ces trafics, sur lesquels elles ferment les yeux... Un certificat de
reconnaissance des FFI de l'Isère est reproduit à la fin du livre et
authentifie les choses.
À partir de là, l'auteur raconte l'histoire des gens du Lac, jalonnée
de naissances – Florence et Ami fils ont une fille, Jo – et de décès,
marquée par les maladies, par la carrière politique d'Ami fils, par
l'évolution des moeurs et des comportements, qui, peu à peu, mais
vraiment peu à peu, changent la situation personnelle des protagonistes.
Le Lac apparaît toujours en filigrane de cette histoire. Ce qui nous
vaut des pages éblouissantes sur ses eaux accueillantes, comme en
apporte la preuve cet extrait, où la narratrice, cousine de Jo, raconte
ce qu'elle voit de lui depuis sa classe d'école:
«Pas toujours attentive aux propos de certains professeurs qui
restaient à l'extérieur de mon monde où ils résonnaient à la manière
d'une scie à main sur une planche de bois, je m'échappais par la
fenêtre, guettais des images d'eau en fusion compatibles avec mon
imagination, tentais de m'imprégner de toutes les teintes mobiles,
variant des tons obscurs à l'éclat méditerranéen, l'oeil ne se lassant
jamais de gober la lumière des jours sombres de l'hiver quand la brume,
proche des vagues, émanant d'elles, induisait la confusion des genres:
le ciel était venu à la rencontre des flots ou l'inverse peut-être,
seule la présence des oiseaux marquait la limite entre un élément et un
autre et, sans autre bruit que leurs piaillements, on se serait cru aux
premiers matins du monde.»
On comprendra que je n'aie pas eu le coeur d'opérer une coupe dans une
telle phrase... qui donne un idée du bonheur qu'il y a à lire ce roman
chargé de sens, qui ressuscite un monde ancien, heureusement disparu...
Blog de FRANCIS RICHARD
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Secrets de famille. Celui qui a été confié à Janine Massard
il y a quelques années n'a pas dû lui déplaire. Un certificat jauni,
daté de 1947 et timbré du sceau de la République française, lui a
révélé que «Ami Gay père et Ami Gay fils» (c'est-à-dire son oncle et
son grand-oncle) ont aidé les résistants français pendant la guerre.
Tous deux, pêcheurs, ont «passé, par bateau, des armes, des médicaments
et ravitaillements aux maquisards français» et «aidé des réfractaires,
recherchés par la Gestapo, à passer le lac».
Et personne n'en savait rien. Ces taiseux, gens de fort caractère, ont
trouvé tout naturel de risquer leur vie pour une cause juste, puis de
s'effacer sans flon-flon ni trompette. Il faut dire également que ces
faits d'armes sont restés longtemps passibles de poursuites, avant que
ceux qui les ont commis ne soient finalement «amnistiés ». Mais
oui.
C'est la fille d'Ami Gay fils, Josiane, cousine de Janine Massard, qui
lui a apporté ce «témoignage de reconnaissance». On connaît
l'engagement de Janine Massard, qui a vu dans ce sujet une manière de
reprendre les thèmes qui l'intéressent. Aussitôt, elle s'est
documentée, a recueilli les confidences et écrit un livre,
mi-témoignage mi-roman.
Ami Gay père et fils sont des hommes libres, qui n'ont pas d'autres
maîtres que leur travail et leurs convictions. C'est une époque où la
pêche se fait encore à force d'avirons. Dans leurs migrations
lacustres, ils croisent des Français de l'autre rive.
Le contact se fait lors de rencontres au milieu de l'eau. Petit à
petit, tout naturellement, les Ami Gay acceptent de passer des
médicaments, des armes, puis des juifs. Pas de frontière sur les eaux.
Et pas de frontière dans les têtes quand on est comme eux généreux,
progressistes et courageux: un courage qui se verra aussi après la
guerre, lorsque le fils fondera le parti socialiste et affrontera les
notables locaux issus du parti radical dominant.
Janine Massard, critique sociale, ne pouvait pas non plus passer à côté
de la condition de la femme, sujet qui lui tient à cœur. Celle-ci est
illustrée par la peinture familiale des rapports entre la femme du fils
et sa belle-mère, une terreur. Dans leur relation se dessinent les
nœuds de l'exploitation et une prise de conscience tardive.
Comme on le voit, il n'y a pas d'idéalisme naïf dans ce livre. Janine
Massard n'est pas du genre à trouver tous les gens merveilleux. Elle
évoque par exemple d'autres passeurs qui se sont enrichis
mystérieusement pendant la guerre, et les objets personnels qu'on
retrouvait à cette époque flottant au milieu de l'eau.
Au total, Gens du Lac est donc
plus qu'un témoignage. Le livre propose une fresque sociale embrassant
plusieurs décennies, une histoire familiale qui évoque la condition
passée des femmes, et un bel hymne d'amour au lac Léman.
ALAIN BAGNOUD, Blogres
Une autre lecture, à travers les hauts plateaux boisés de
Galice, nous a ramenés à la fois à notre vieille amie Janine Massard –
femme de coeur dont tous les livres sont lestés par les dures épreuves
personnelles qu'elle a subies autant que par les tribulations
collectives du siècle –, et aux eaux supposées pures et limpides du
Léman, dont elle évoque deux pêcheurs père et fils liés à la Résistance
française. L'évocation du métier de nos pêcheurs – hommes libres levés
avant tous et rencontrant sur le lac ceux d'en face, leurs collègues de
Savoie – est aussi sensible qu'intéressante par les détails observés,
et l'épisode lié à l'engagement spontané des deux Ami (le père et le
fils Gay) dans l'aide aux résistants et autres Juifs menacés par la
Gestapo donne également du poids à ce nouveau roman de la chère
lutteuse. Dans la foulée, on relève le passage en douce de Pierre
Mendès-France sur une barque, entre la France occupée et le rivage
d'Aubonne...
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
Un épisode peu connu de la résistance antinazie
Dans son dernier roman, Janine Massard évoque les pêcheurs suisses et français qui firent traverser le lac Léman aux persécutés
L’œuvre littéraire de Janine Massard se décline sur plusieurs axes. Il y a le registre social, qui est au centre de Terre noire d’usine. Celui-ci se retrouve aussi dans le livre qui a fait la notoriété de l’écrivaine, La Petite Monnaie des jours,
qui évoque son enfance et son adolescence à Rolle, sur les rives d’un
lac Léman auquel elle est particulièrement attachée. D’autres écrits
font appel à un vécu plus intime et plus douloureux, tel l’émouvant Comme si je n’avais pas traversé l’été.
Enfin son œuvre est habitée, comme celle de la regrettée Yvette
Z’Graggen – par une interrogation sur la Seconde Guerre mondiale et sur
la position de la Suisse et des Suisses pendant ce conflit: ainsi Le Jardin face à la France et L’Héritage allemand. Une époque que l'auteure a vécue enfant.
On retrouve dans son dernier opus, Gens du Lac,
ces différents thèmes. C’est d’abord un tableau social, à travers
l’histoire d’une famille sur plusieurs générations. L’un des
personnages qui la composent a travaillé dans sa jeunesse à la fabrique
Colgate, «comme ces hommes et ces femmes qui enfilaient de la pâte
dentifrice dans des tubes avec des gestes précis, répétitifs jusqu’à
l’usure et, au bout de tout cela, un salaire qui rimait avec misère, ce
gain qui, fait nouveau, symbolisait la dépendance à la chaîne humaine.»
Le féminisme de l'auteure est aussi perceptible dans le portrait de
Florence, qui prend conscience tardivement de l’exploitation dont elle
a été la victime. On peut cependant regretter certaines longueurs dans
l’évocation des démêlés de celle-ci avec sa belle-mère Berthe, une
véritable marâtre, une harpie haineuse: elles émoussent un peu
l’intérêt du lecteur. Sur le plan stylistique, observons chez Janine
Massard un plaisir à jouer avec les mots, qui fait son originalité,
comme celle de Gaston Cherpillod à qui on l’a parfois comparée. Le lac,
ses couleurs, ses ondulations, les dangers qu’il recèle pour les petits
pêcheurs sont très présents dans le livre. L’auteure évoque par exemple
«la lumière de la bise, plus dure, traînant avec elle des ombres
froides, des embruns dansant à la surface, générant une brillance
guerrière presque.» Car les pêcheurs sont au centre de ce récit, à
travers les personnages d’Ami Gay père et fils. Mais ce sont des
«taiseux». Et l’auteure – qui se dévoile vers le milieu du livre –,
révèle que ces deux hommes, dont l’un fut son oncle, se sont engagés
dans le soutien aux persécutés et à la Résistance. Janine Massard met
donc en lumière un pan d’histoire peu connu. Alors qu’on sait beaucoup
de choses sur les passeurs qui firent traverser les forêts du Jura à
des Juifs ou des personnes recherchées par la Gestapo, le rôle des
«gens du lac», qui avaient établi des liens fraternels entre les rives
française et suisse du Léman, est encore dans les limbes de l’Histoire.
Il y eut sans doute aussi, hélas, des crapules et des collabos qui,
après avoir exigé l’argent des réfugiés, les abandonnèrent au milieu du
lac. L’auteur évoque aussi les bouleversements politiques de
l’immédiat après-guerre dans le canton de Vaud, avec les succès
électoraux des popistes et des socialistes. Le «roman», qui n’en est
pas tout à fait un, se situe donc à confluence de l’histoire
familiale et de la grande Histoire.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
Mardi 19 novembre 2013, entretien de Janine Massard, avec Jean-Marie Félix, «Entre les lignes», RTS, «Espace 2».
Dimanche 17 novembre 2013, entretien de Janine Massard, avec Manuela Salvi, «Haute définitilon», RTS, «La Première».
Sacha Horovitz. Gros plan, maintenant, sur le roman de Janine Massard, donc on reste chez les auteurs suisses, le dernier roman intitulé Gens du Lac,
Geneviève, l’auteur était d’ailleurs à la Librairie À l’étage, à
Yverdon, avant-hier soir, avec d’autres auteurs de chez Bernard
Campiche, dans le cadre de la «Quizaine de l’édition romande».
Geneviève Bridel. Oui, et
c’est l’occasion pour le public de se familiariser avec les éditeurs
romands et leurs auteurs… Jeudi 14 novembre, vous l’avez dit, c’était
Campiche, mais tout à l’heure, ce samedi, de 10 heures 30 à 12 heures,
ce sera Zoé qui va se présenter, avec ses auteurs, avis aux Yverdonnois
qui sont dans les parages, et ça dure jusqu’à samedi prochain 23
novembre, il y aura L’Aire, L’Âge d’Homme et les Éditions d’Autre Part.
Bref, de belles rencontres…
Sacha Horovitz. …Alors revenons, si vous le voulez bien, aux Gens du Lac, c’est une histoire de «Justes», avec un grand «J», comme on dit…
Geneviève Bridel. …Exact.
Le point de départ est réel, d’ailleurs… Puisqu’il évoque le rôle de
«passeurs», de fugitifs ou de résistants français, qu’ont joué pendant
la guerre l’oncle et le grand-oncle de l'auteure, deux pêcheurs de
Rolle, Ami Gay, père et fils… C’est un secret révélé très tard, que
Madame Massard a appris par sa cousine, donc la fille du fils, si je
puis dire, décédée avant la parution du livre… Mais qui a heureusement
pu lire le manuscrit de Janine Massard… Mais le livre n’est pas «juste»
un hommage à ces deux hommes courageux, c’est une peinture sociale, une
rétrospective des soixante dernières années, une immersion dans le
quotidien des femmes d’avant la pilule et le droit de vote, et aussi un
portrait d’enfant qui n’avait pas voix au chapitre à l’époque, bref
c’est tout ça…
Sacha Horovitz. …Et la Résistance, dans tout ça?
Geneviève Bridel. Elle
est en creux, si vous voulez… Comme ces deux hommes ne racontaient pas
ce qu’ils faisaient, et pour cause… Ni pendant ni après la guerre, on
n’en sait pas grand-chose, sauf que, elle s’inscrit véritablement dans
leur vie sur le Lac, le quotidien, les liens qui se nouent avec les
pêcheurs français, parce qu’il n’y a pas de frontière sur le Lac, il y
a une solidarité, un langage différent mais des gestes identiques… Tout
ça est bien restitué, mais comme l’angélisme n’est pas le style de
Janine Massard, elle évoque aussi ces rares pêcheurs qui se sont
mystérieusement enrichis après la guerre… Surtout, elle écrit la
chronique familiale des Ami Gay, ces gens humbles, domestiques chez les
riches, pour le grand-père et la grand-mère, qui, à force de se tuer au
labeur, sont devenus restaurateurs et même hôteliers…
Sacha Horovitz. …Donc une histoire d’ascension sociale, en somme?
Geneviève Bridel. Plus
une histoire d’ambition, de dureté vraiment, celle de la mère, Berthe,
une de ces matriarches sans cœur, qu’on trouve souvent chez Janine
Massard… Cette Berthe a tenu mari et fils sous sa coupe, et empoisonné
la vie de sa belle-fille, la tante donc de l'auteure… Les thèmes du
roman, l’instruction, le progrès, mais aussi le poids des conventions,
la révolte, l’engagement en politique… On les trouve dans d’autres
livres de Janine Massard… Ce qui frappe ici, c’est une forme
d’apaisement ressenti par la belle-fille, qui finira par pardonner,
parce que, je cite: «…elle éprouve de l’allègement, se dit que la
vieillesse est un temps de recueillement pour relire et corriger le
livre de sa vie.» Mais, malgré cette sagesse, c’est un roman plein
d’énergie…
GENEVIÈVE BRIDEL, Quartier Livres, Le Journal du Samedi, RTS, «La Première»
Une ode à la liberté, signée par la Rolloise Janine Massard
Un drôle de sentiment flotte dans le regard de Janine Massard, un peu
comme si elle s’était acquittée d’une dette, d’un poids que lui a légué
l’Histoire. Il y a peu, sa cousine Josiane lui dévoilait un secret
enfui dans les tréfonds de l’histoire familiale. Le non-dit concernait
le grand-père et le père de cette cousine, Ami Gay père et Ami Gay
fils, patron-pêcheur à Rolle. Durant la Seconde Guerre mondiale,
principalement à partir de 1942, ces deux-là sont devenus de véritables
passeurs sur leur barque à rames, en faveur de la Résistance française.
D’abord des vivres, ensuite des armes et puis, finalement, des Juifs,
alors chassés et exterminés sur les territoires occupés par les nazis.
Mutée dans le sillage de ses ancêtres, cette révélation s’avère plus
qu’une surprise pour Janine Massard. Elle y voit immédiatement un clin
d’œil du destin pour la création de son ouvrage Gens du Lac.
«Je pense que l’expérience de l’écriture m’a guidée dans cette
découverte. C’est certainement cela qui m’a permis de me diriger sur la
voie du roman, un peu comme si la truculence des personnages avait déjà
travaillée et qu’elle me rendait naturellement l’épaisseur de leur
rôle.» C’est que Janine Massard est une maligne derrière ses yeux
pétillants. Elle ne met pas longtemps pour saisir et surtout pour
rendre compte de l’époque de la guerre et de ses tourments. «Durant
cette période, les petites gens ne disposaient pas de beaucoup
d’instruction, ils agissaient surtout par instinct», explique
l'auteure. Avec passion, l'écrivaine rolloise, désormais établie à
Yverdon-les-Bains, évoque dans son ouvrage cette «humanité du lac».
Comme une sorte de rendu fidèle autour d’une solidarité non déclarée.
Mais cet opus de Janine Massard, c’est aussi et surtout une ode à la
liberté, celle tissée à l’attention de ces hommes travailleurs, près de
la nature et de ses origines. «Je crois que c’est ce qui habite mes
personnages. Cette période était très empreinte de protestantisme. Elle
était guidée par une caste de bourgeois bien décidée à ne rien lâcher
de ses petits privilèges.» C’est sans doute la raison pour laquelle
Janine Massard a pris un authentique plaisir à saupoudrer son roman
d’exploits délictueux et délicieux d’immoralité. Irait-elle jusqu’à
assumer un roman social? Car c’est bien sûr le seul petit bémol que
l’on pourrait adresser à ce très bon Gens du Lac:
le mélange des genres. Finalement, pourquoi Janine Massard ne
s’est-elle pas focalisée sur le récit? En d’autres termes, pourquoi
a-t-elle choisi de dénoncer une réalité sociale en utilisant comme
toile de fond un patron-pêcheur aux penchants humanistes? Après tout,
quel excellent sujet de roman d’aventures à la française
ces poseurs de filets auraient fait! «Ce n’était pas le sens de
mon propos, répond Janine Massard, je n’ai pas voulu donner ce rôle à
mes personnages parce que ces gens n’étaient pas des aventuriers, mais
simplement des hommes. C’est l’histoire de leur engagement que je
souhaitais raconter, couplée à une traversée du XXe siècle totalement
stupéfiante. Il ne faut pas oublier qu’à la fin de leur vie, ces hommes
voyaient passer au-dessus de leur tête des avions à réaction. Eux qui
étaient nés avec la bougie, cela a dû être quelque chose.» Pratiquement
septante ans plus tard, ces maquisards du lac ont enfin été réhabilités
grâce à un projet de loi qui n’a finalement été adopté que très
récemment. Elle vise à amnistier les citoyens suisses «coupables»
d’avoir enfreint, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, la
neutralité fédérale. «Si on les a amnistiés, c’est bien la preuve
qu’ils étaient coupables», lance avec défi Janine Massard. Gens du lac un livre qui pourrait bien faire ressortir la mémoire enfouie au fond du Léman.
DANIEL BUJARD, La Côte
Paulus le pêcheur
Janine Massard publie Gens du Lac en mémoire de ces pêcheurs qui se sont faits passeurs lorsque l’Histoire le voulait
Il y a trois ans, sa cousine Josiane vient voir Janine Massard. À la
main, un papier jauni, daté de 1947 et timbré du sceau de la République
française: un «témoignage de reconnaissance» délivré «à Ami Gay père et à Ami Gay fils»
pour avoir «passé, par bateau, des armes, des médicaments et
ravitaillements aux maquisards français» et «aidé des réfractaires,
recherchés par la Gestapo, à passer le lac». Janine se souvient très
bien de son oncle pêcheur à Rolle, où elle a elle-même grandi. Elle
accepte la requête de Jo: raconter l’histoire gardée secrète par ses
principaux protagonistes, des pêcheurs-passeurs du Léman.
C’est un sujet en or pour Janine Massard, qui est de la race de
mémorialistes. Elle a un talent rare: repérer la petite histoire
intéressante sous la grande et la transmettre, raconter le temps qui
passe et expliquer le monde qui change. En 1986, le prix Schiller
récompensait ainsi La Petite Monnaie des jours qui disait le parcours, dans les années cinquante, d’une fille pauvre qui échappe à son destin par les études. L’étonnant Terre noire d’usine reconstituait la réalité des paysans et domestiques de campagne des régions industrielles du Jura. Trois mariages
analysaient l’institution du mariage à travers les générations et les
couches sociales. En 2005, «Le Jardin face à la France» racontait la
vie quotidienne à Rolle durant la dernière guerre mondiale.
Traversée du siècle
Gens du Lac suit le
destin d’Ami Gay, né en 1909, dit Paulus à cause de sa ressemblance
avec Jean-Paul Habans, un célèbre chanteur de caf’conc’. Il est enfant
unique à l’époque où les familles étaient pauvres et nombreuses, fils
de deux anciens domestiques à Paris qui ont choisi l’indépendance de la
vie de pêcheur. Il est «du lac», n’imagine pas un autre destin, dès
l’enfance se lève au milieu de la nuit avec le père pour relever les
filets. Dès 1942, sans chichi, sans bruit, le père et le fils
s’engagent en faveur de la Résistance, comme tant d’autres de part et
d’autre du Léman. Après la guerre, Paulus se lance en politique, fonde
le Parti socialiste local, ose «affronter les potentats municipaux
cramponnés à leur gouvernail radical». Il épouse Florence, qui vient
seconder sa belle-mère Berthe dans l’affaire de pêche, puis
l’hôtel-restaurant. Florence trime, Berthe tyrannise, la petite Jo voit
tout, se réfugie parfois chez sa cousine Janine.
L’histoire des pêcheurs-passeurs de Rolle permet à Janine Massard de
raconter le XXe siècle romand. Plus qu’une histoire de famille, c’est
la traversée d’une époque. «On part du pas de l’âne, ce début du siècle
qui voit les Suisses s’exporter comme domestiques, on finit dans
le confort de la deuxième révolution industrielle.»
Pour écrire, Janine Massard a écouté le récit de sa cousine Jo,
farfouillé dans les archives des gazettes locales, puis s’est approprié
les personnages pour en faire un «roman», trouvant dans le décor
du lac des caractères en mouvement, bien trempés, attachants. Cette
chronique d’un temps passé, affleurant à la surface du présent comme la
tête des poissons lorsqu’ils viennent gober des mouches à la surface
des flots, arpente avec subtilité les trous creusés par des
protagonistes peu bavards.
Ami Gay est mort en 1966, Ami fils dit Paulus en 1978, sa femme
Florence en 1993. Josiane est décédée en juillet dernier non loin de
son Léman natal. «Gens du Lac» était tout juste terminés. Ses filles
ont eu le temps de lui lire le récit de Janine, la cousine-écrivaine
qui avait fidèlement rempli sa mission. À l’enterrement, elle lui ont
dit: «Merci.»
ISABELLE FALCONNIER, L'Hebdo
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Un extrait du roman:
{…} Le rédacteur en chef lit une dépêche qui concerne
les Suisses, actifs dans la Résistance française durant la dernière
guerre : ils sont désormais au bénéfice d’une amnistie. S’adressant
alors à moi, il me demande ce que j’en pense.
Je réponds que cette nouvelle me concerne personnellement, je parle de
ces deux pêcheurs, du témoignage reçu pour leur engagement vis-à-vis de
la Résistance, de leur silence, sachant qu’ils avaient bravé des
interdits. Ils n’ont pas été les seuls, je le sais, des descendants
d’autres pêcheurs m’en ont parlé à la suite d’une lecture des premières
pages du texte, dans une bibliothèque des bords du Léman. Mon rôle est
de tenter de percer ces secrets nocturnes. De fouiller un peu l’époque
aussi.
{…} On possède peu de renseignements sur ces passages par le lac tandis
que sont connus ceux par le Jura, qu’il s’agisse du
vaudois, du neuchâtelois ou de cette région qu’on se bornait encore à
désigner du terme de Jura bernois. Sur ce sujet, il y a eu des livres,
des témoignages, des reportages. Sur le Léman, on savait
deux ou trois choses :
l’arrivée
de Mendès-France, débarqué à la Pointe d’Allaman ; ou encore quelques
tentatives infructueuses parce que ça s’était passé durant la journée,
comme ces religieuses d’Évian qui, mues par le désir de mettre des
enfants en sécurité, les avaient embarqués, durant un après-midi d’été,
dans un bateau surchargé.
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